L’Héritier de Redclyffe/08

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 107-115).


CHAPITRE VIII.


Comme Alexandre, je veux régner,
Et je veux régner seul ;
Mon cœur dédaignera toujours plus
Un rival près de mon trône ;
Il faut que je gouverne sans cesse,
Et que je donne toujours des lois ;
Que chacun soit soumis à ma volonté,
Et que tous me craignent.


Peu de temps après le bal, le capitaine Morville se rendit à Hollywell pendant l’après-midi. Plongé dans ses réflexions, il marchait très vite, malgré la chaleur.

Il ne pouvait s’empêcher de croire que la plaisanterie de Charles n’eût un fond de vérité. Sans doute Walter était bien jeune ; mais il était fait pour plaire, et quel malheur ce serait pour Laura d’aimer un jeune homme d’un caractère si peu sûr ! Philippe se sentait le seul protecteur de sa cousine. M. Edmonstone n’entendait rien aux affaires de sentiment, madame Edmonstone était prévenue en faveur de Walter ; elle avait une confiance, aveugle en sa fille, et Charles ne voulait pas entendre parler raison. Puis Philippe venait d’apprendre que son régiment allait être passé en revue, en sorte qu’il aurait peu de loisir pour observer ce qu’on ferait à Hollywell ; enfin le colonel Deane se proposait de donner un bal, qui serait la répétition de celui de lord Kilcoran.

Abîmé dans ses pensées, Philippe suivait la route poudreuse. La chaleur était étouffante, et tout dans la nature semblait en ressentir l’influence. Les insectes n’avaient plus la force de voler, les fleurs baissaient la tête, pas un souffle de vent n’agitait le feuillage. Dans le parc il n’y avait que quelques vaches endormies à l’ombre des arbres, et un petit cheval qui semblait n’avoir pas le courage de bouger.

Trim était aussi couché sur les marches du péristyle, la langue pendante et le souffle haletant. Il se leva pourtant en branlant la queue à l’approche de Philippe.

Comme celui-ci entrait dans l’antichambre, il entendit chanter au salon.

C’étaient Walter et Laura, et Philippe les trouva auprès du piano, dans la vaste pièce dont les persiennes baissées avaient complètement exclu la chaleur. Les deux jeunes musiciens avaient un air heureux et paisible qui formait un contraste aussi frappant avec l’agitation de Philippe, que la fraîche atmosphère du salon différait de la route poudreuse et brûlante. Le capitaine, se sentant disposé à la jalousie, fut plus poli que jamais ; mais Laura lui trouvant l’air fatigué, proposa d’aller joindre le reste de la famille sur la pelouse. Pendant qu’elle allait chercher son chapeau et Walter un pliant, Philippe lut les paroles du duo laissé sur le piano.

C’étaient, suivant l’usage, des paroles d’amour ; mais il attacha au sens plus d’importance qu’il ne l’aurait fait en toute autre occasion. Laura, en rentrant, lui dit qu’elle les avait traduites elle-même en anglais, et que Walter les avait mises en vers.

Ils trouvèrent le reste de la famille dans le nouveau berceau, et la conversation tomba sur le bal. Philippe apprit à Amy qu’il y en aurait bientôt un autre chez le colonel Deane.

— Quel plaisir ! s’écria Walter. Maurice de Courcy doit être bien content !

— Il est allé à Allonby prier ses parents de différer leur départ pour Brighton.

— Ils ne le voudront pas, dit Laura ; le dernier bal a tant fatigué lady Kilcoran, qu’elle a grand besoin de l’air de la mer. Oh ! maman, il faut qu’Eva vienne passer quelques jours ici ; elle regretterait tant ce bal !

Madame Edmonstone consentit à cet arrangement, ce qui ne plut pas beaucoup à Philippe. Il aurait bien voulu trouver un moment pour parler à Laura ; mais il n’y eut pas moyen, et, après le dîner, il s’en retourna à Broadstone, remportant peu de consolation de sa visite. Jamais ses devoirs ne lui avaient paru plus difficiles à remplir que dans la quinzaine qui suivit. Pas un moment pour aller à Hollywell, et il vivait dans une inquiétude continuelle que le sort de Laura ne se décidât et qu’elle ne fût perdue pour lui. Combien il aurait voulu la mettre sur ses gardes contre l’affection qu’il lui supposait pour Walter, et cependant quel droit avait-il de parler ?

Enfin, trois jours avant la revue, il trouva un moment pour aller à Hollywell, et il partit, résolu à rompre le silence, mais sans avoir décidé quel rôle il jouerait.

Comme il venait de passer la barrière d’un champ, à un mille et demi environ de Hollywell, il vit une dame assise sur un tronc d’arbre, et occupée à dessiner. C’était Laura, qu’un sort favorable lui faisait rencontrer seule. Le reste de la société était allé un peu plus loin, pour récolter des champignons sur la colline, pendant qu’elle faisait un croquis des tours de Broadstone. Elle parut charmée de le voir, et lui montra son esquisse pour avoir son avis : mais il n’y fit pas grande attention. Maintenant qu’il la trouvait seule, il se sentait embarrassé et ne savait comment aborder le sujet qui l’amenait.

— Il y a bien longtemps que je ne vous ai vue, dit-il enfin.

— C’est vrai.

— Et plus longtemps encore que nous n’avons eu aucune conversation.

— C’est justement ce que je pensais. Le fait est que nous avons eu tant de distractions dernièrement, qu’il restait à peine un moment pour se recueillir. Walter dit que nous sommes extrêmement dissipés.

— Ah ! la danse et la musique s’accordent mal avec la réflexion !

— Pauvre musique ! dit Laura en souriant ; mais j’accepte vos reproches, car je sens que j’ai vécu comme un papillon depuis quelques semaines.

— Je sais que vous me trouvez injuste envers la musique, et j’avoue franchement que je ne suis pas en état de l’apprécier à sa juste valeur ; mais est-ce un plaisir sûr ? Il me semble qu’elle sert trop souvent à former des liaisons fâcheuses, entre des personnes qui ne sont pas faites les unes pour les autres.

— Vous avez raison, dit Laura, prenant cette phrase pour une maxime générale.

— Vous vous plaignez de vous sentir trop dissipée. N’est-ce pas une preuve que vous êtes faite pour de meilleures choses ?

— Que puis-je faire ? J’essaye de lire le matin et le soir, mais je ne puis me dispenser de prendre part aux amusements des autres. Je le pourrais même, que je ne le voudrais pas ; car cela paraît leur faire à tous du bien : Charles n’a jamais semblé aussi heureux qu’à présent, et je suis la seule qui se sente trop oisive.

— Ces distractions sont innocentes, sont bonnes même pour un temps. Mais le vide qu’elles vous laissent prouvent qu’elles ne sont pas des plaisirs dignes de vous. Laura, prenez garde que les vacances de cet été ne vous engagent à une vie de frivolité.

— Que voulez-vous dire ? demanda Laura avec une surprise ingénue.

Philippe n’avait jamais eu autant de peine à se montrer calme.

— Il faut que je parle, dit-il enfin, parce que personne que moi ne le fera. Mais avez-vous réfléchi où tout ceci peut vous conduire ? Ce jeune étranger que vous admettez dans votre intimité, avec qui vous faites de la musique, qui compose des vers pour vous ! Je ne dirais pas un mot s’il était digne de vous ; mais, Laura, ne soyez pas vous-même la cause de votre malheur !

L’émotion lui ôta la voix. Laura avait la tête baissée ; un frisson de plaisir lui traversa le cœur, quand elle entendit ce qu’elle avait deviné depuis longtemps, qu’elle avait pris la place de Marguerite, et qu’elle était l’objet de la sollicitude de Philippe. Elle voulut le rassurer.

— Non, dit-elle, ne craignez rien de pareil ; il n’y pense pas même, il est trop jeune et nous regarde toutes deux du même œil.

— Le mal n’est pas encore fait, reprit Philippe, et j’ai voulu vous prévenir à temps ; car vous auriez pu aller trop loin et même engager vos affections avant d’y avoir songé.

— Jamais ! s’écria Laura. Je puis aimer Walter, mais non pas de cette manière ; j’ai de lui une meilleure opinion que vous ; mais avoir une préférence pour lui ! Philippe, comment pouvez-vous le penser ?

— Laura, je ne puis m’empêcher de vous regarder avec une extrême sollicitude. Depuis que Fanny est morte, et que Marguerite aussi est perdue pour moi, vous les avez remplacées, vous avez été mon plus précieux intérêt dans ce monde ; vous m’avez toujours compris. Aurais-je pu souffrir de vous perdre et de vous voir malheureuse ?

Laura ne baissa pas la tête cette fois ; mais, tournant son beau visage vers Philippe, et répandant des larmes, elle dit :

— Ne craignez pas que jamais je change pour vous ; je ne le pourrais pas, car, s’il se trouve en moi quelque chose de bon, n’est-ce pas à vous que je le dois ?

Comment le jeune capitaine aurait-il pu conserver quelque doute ? comment n’aurait-il pas eu la certitude qu’il était aimé ? La joie lui ôtait la parole, et cependant, au milieu de son bonheur, il ne pouvait s’empêcher de se dire ? Qu’ai-je fait ? Il avait été plus loin qu’il n’en avait eu l’intention, et, à présent qu’ils s’étaient déclaré leur amour, il entrevoyait une longue suite de difficultés ; le mécontentement de M. Edmonstone, en apprenant que sa fille aimait un jeune officier sans fortune ; puis il ne pourrait plus venir familièrement à Hollywell, quand on saurait comment il avait abusé de la liberté dont on le laissait jouir vis-à-vis de ses cousines. Cependant son ravissement fit taire toutes les réflexions.

— Laura, ma bien-aimée, dit-il, nous nous sommes compris, nous nous aimerons toujours !

— Oui, rien ne pourra détruire un sentiment qui a grandi avec nous !

— C’est pour toujours ! répéta Philippe. Mais, Laura, qu’il nous suffise de nous connaître l’un l’autre ; ne confions à personne notre amour.

Laura eut l’air surpris. Elle considérait toujours les affections comme des choses trop sacrées pour qu’on en parlât.

— Comment pourrais-je parler de mon bonheur ? dit-elle. Mais les voici qui reviennent !

Pauvre madame Edmonstone ! Elle se doutait peu que, pendant qu’elle récoltait ses champignons, sa fille bien-aimée avait engagé ses affections sans le lui dire ; elle se doutait peu que le neveu pour qui elle avait tant d’estime avait abusé de sa confiance !

Comme elle approchait avec ses plus jeunes filles, Philippe s’avança au-devant d’elle pour donner à Laura le temps de se remettre. La conversation ne fut pas longue ; car, après avoir répondu à quelques questions sur la revue et sur le bal, il dit que, puisqu’il avait eu le plaisir de rencontrer sa tante et ses cousines, il n’irait pas à Hollywell, et, les ayant saluées, il partit.

Philippe s’en retournait avec des sentiments très différents de ceux qui l’avaient dernièrement agité. Laura et lui ne s’étaient fait aucune promesse formelle, et, pour le moment, il ne pouvait pas être question de mariage, vu la position du jeune homme. Mais ils s’étaient réciproquement avoué leur amour ; un amour plus profond que passionné, qui s’était développé peu à peu, et, à présent que Philippe ne craignait plus rien de Walter, il sentait que ce secret pouvait être gardé aussi longtemps qu’on le voudrait sans le moindre inconvénient. De cette manière il pourrait continuer à voir Laura, et conserver son influence sur la famille Edmonstone. Cette influence, il la croyait très importante au bonheur de ses jeunes cousines, de Charles et de Walter ; et aurait jugé très fâcheux de la perdre en allant avouer ses sentiments aux parents de Laura. Ainsi Philippe, malgré sa sagesse, se faisait illusion, et ne voyait pas qu’il avait quitté le droit chemin de la franchise et du devoir.