L’Héritier de Redclyffe/15

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Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 213-228).


CHAPITRE XV.


Vous n’ignorez pas, Antonio,
Que j’ai ruiné mon domaine,
Pour une chose qui me promettait un port plus beau
Que mes faibles moyens ne m’auraient accordé.


Une source d’eau minérale et la réputation du docteur Henley avaient fait de Saint-Mildred un endroit à la mode, et avaient contribué à l’accroissement de sa prospérité. Cette petite ville était située au pied d’une chaîne de collines élevées, dont les sommets escarpés et pittoresques donnaient du charme aux villas et aux maisons neuves de la ville.

À environ dix milles, et de l’autre côté des collines, se trouvait Stylehurst, paroisse de l’ancien archidiacre Morville et lieu natal de Philippe et de sa sœur. Cette vaste paroisse comprenait de grandes étendues inhabitées et montagneuses, et c’était dans une ferme isolée au milieu de ses bruyères que M. Wellwood s’était établi avec ses trois élèves.

La première visite de Walter fut naturellement pour madame Henley, qui était disposée à le protéger comme Philippe l’aurait fait à sa place. Cette protection n’était pas sans valeur, car madame Henley voyait une bonne société, et le nom de son père était toujours fort respecté dans le pays. Sa maison était bien tenue, et ses talents, qu’elle avait eu le temps de cultiver, puisqu’elle n’avait pas d’enfants, faisaient d’elle une personne fort remarquable à Saint-Mildred. Elle était à la tête de la société de lecture et de tous les comités de bienfaisance, et elle donnait des soirées littéraires, où l’on n’était pas admis sans peine, ce qui en augmentait le prix.

Elle était plus belle à trente-deux ans qu’elle ne l’avait été dans sa première jeunesse ; elle était grande, et avait des manières imposantes et distinguées. La première fois que Walter la vit, elle lui rappela Philippe et madame Edmonstone. Mais elle ressemblait à sa tante sans être aussi agréable, sans avoir ses manières affectueuses et presque naïves. Elle avait, comme Philippe, cet air d’assurance qui va bien à un homme, mais qui ne plaît pas dans une femme.

Walter trouva bientôt encore une autre ressemblance ; car il n’avait pas été un quart d’heure avec madame Henley, qu’il sentit en lui cette impatience inexplicable que lui causait toujours la conversation de Philippe. Elle lui demanda des nouvelles de la famille Edmonstone ; cependant, comme elle n’avait pas vu ses jeunes cousines depuis son mariage, elle en parla peu. Mais Walter aimait trop Charles pour ne pas souffrir à entendre madame Henley parler de son caractère, d’un ton qui tenait de la compassion et du sarcasme, Elle semblait faire entendre que madame Edmonstone l’avait beaucoup gâté, et, en général, elle avait l’air de considérer fort peu son oncle et sa tante. Deux ans auparavant, Walter n’aurait pas pu cacher son irritation ; mais il était devenu assez maître de lui-même pour faire une réponse calme et courtoise, dans laquelle il exprima si bien son respect et son affection pour M. et madame Edmonstone, que madame Henley en fut déconcertée.

Stylehurst était un lieu qui intéressait beaucoup Walter. Il lui rappelait la mémoire du bon archidiacre Morville, et c’était la seule chose qui parût éveiller une corde sensible dans le cœur de Philippe. Walter visita donc la belle et antique église et les tombes du cimetière, et il écouta tout ce que la femme du vieux marguillier avait à lui conter de mademoiselle Fanny et du petit M. Philippe. Elle secouait la tête en ajoutant que « l’autre miss Morville ne venait jamais voir Stylehurst ! »

Le seigneur de l’endroit, le colonel Harewood, étant un ancien ami de son grand-père, Walter alla le voir aussi. Il n’avait jamais été sage, et avait dissipé une grande partie de sa fortune. Maintenant qu’il était vieux, il vivait fort tranquillement, et, quoique Walter ne trouvât pas sa société très agréable, il acceptait ses civilités en souvenir de son grand-père. Pour ses fils, il vit tout de suite, quand ils arrivèrent de Cambridge, que c’étaient des jeunes gens pareils à ceux qu’il avait toujours fuis à Oxford, tant par raison que par goût. Ainsi il les vit fort peu, ayant d’ailleurs avec lui, à South Moor, deux de ses meilleurs amis, et, entre les heures de travail, tous les plaisirs qu’il pouvait désirer.

La première fois que M. Wellwood alla voir ses cousines à Saint-Mildred, il dit chez elles, pour la vingtième fois, quel excellent garçon c’était que Walter. Puis il leur dit que, sans vouloir les fatiguer de ses élèves, il désirait leur présenter Morville, qui en serait très reconnaissant, comme d’une preuve de pardon envers son grand-père. Ainsi Walter se vit reçu dans une maison bien différente de celles qu’il avait vues jusque-là. Les deux demoiselles Wellwood vivaient fort retirées, et ne s’occupaient que de bienfaisance. L’aînée surtout était d’une piété remarquable ; mais, comme elles faisaient leur œuvre en dehors du comité des dames charitables, que présidait madame Henley, elles étaient l’objet de ses sarcasmes continuels. Cela fâchait beaucoup Walter, qui ne pouvait souffrir d’entendre médire de personnes estimables ; ce qui l’irritait surtout, c’était d’entendre des gens qui vivaient fort à leur aise, et sans se déranger, se moquer d’une personne dont la conduite était trop belle pour qu’ils pussent la comprendre, à plus forte raison l’imiter. Il fronçait alors le sourcil, se mordait les lèvres, et, quand il se permettait de répondre quelques mots, c’était avec une force qui surprenait dans un si jeune homme. Madame Henley le redoutait, elle évitait d’entamer ce sujet ; mais, comme c’était la seule personne qu’elle craignît, excepté son frère, elle ne l’aimait pas.

Un soir, Walter, après avoir dîné chez le docteur Henley, s’en retournait, heureux d’échapper à madame Henley et à ses amis, et se réjouissant d’avoir à faire une marche de cinq milles au clair de lune. Il avait à peine traversé deux ou trois rues, qu’une figure noire se dressa devant lui à peu de distance, et qu’une voix, qu’il fut bien surpris d’entendre en ce lieu, l’apostropha en ces termes :

— Monsieur Walter ! c’est bien vous ! Personne ne pourrait imiter votre manière de siffler.

— Mon oncle ! s’écria Walter : je ne savais pas que vous fussiez ici.

M. Dixon sourit, dit quelques mots sur cette rencontre fortunée, et se mit à lui faire une longue histoire d’un concert, si bien mêlée avec sa femme et son enfant, que Walter, supposant qu’il avait bu, ne chercha qu’à se débarrasser de lui, et lui demanda où il logeait, disant qu’il irait le voir le lendemain matin. Mais il reconnut bientôt que Dixon était moins agité par un excès détestable que par l’embarras qu’il éprouvait à faire une demande à son neveu. Dixon continuait à le suivre, en parlant des gens riches qui savent être généreux, puis de la fortune de Walter, qu’il paraissait considérer comme un fonds inépuisable.

— Si vous avez quelque chose à me demander, dit enfin Walter, faites-le clairement et simplement.

M. Dixon l’accabla de remercîments ; Walter l’interrompit encore en disant :

— Je ne vous ai rien promis ; dites-moi de quoi vous avez besoin ; je verrai si je peux vous aider.

Sébastien se récria en répétant ses paroles :

— « Si je peux ! » Comme s’il y avait rien d’impossible à l’héritier de Redclyffe !

— Ne vous ai-je pas dit, répéta Walter, que, pour le moment, j’ai fort peu d’argent à mon service ?

Et comme son oncle se mettait à faire des imprécations contre ceux qui le tenaient si serré :

— Chut ! lui dit-il, pas un mot de cela !

— Et vous vous contentez ainsi ? Ne connaissez-vous pas la manière d’échapper ? Si vous parliez seulement d’emprunter, on viendrait à genoux vous offrir de l’argent !

— Je suis content comme cela.

Vous êtes un imbécile, pensa Dixon ; mais il ne dit rien de pareil, voulant gagner les faveurs de son jeune neveu. Après quelques circonlocutions, il finit par lui avouer qu’il avait joué et perdu une somme considérable, et que, s’il ne pouvait la payer, il était en danger de perdre sa réputation et sa place. Walter réfléchit un moment, et, ne voulant pas se fier à son premier mouvement, il résolut de se donner du temps.

— Je ne dis pas que je sois hors d’état de vous aider, dit-il enfin. Mais il faut d’abord que je voie comment.

— Du temps ! Vous voulez me voir ruiné !

— Il faut donc payer tout de suite ? Où demeurez-vous ?

M. Dixon lui dit la rue et le numéro.

— Vous aurez de mes nouvelles demain matin. Bonne nuit !

M. Dixon aurait bien voulu connaître les pensées de son neveu ; mais il n’aurait pas été prudent de le trop presser, et, se fiant à son bon cœur, Sébastien le laissa s’éloigner, sans en dire davantage.

Walter se connaissait trop bien pour se fier à ses premières impressions, c’est pourquoi il voulut réfléchir à ce qu’il pouvait et à ce qu’il devait faire ; le cas ne lui semblait pas si clair que lors de sa première rencontre avec son oncle.

Leurs relations avaient toujours été pénibles, et il aurait peut-être mieux fait de suivre les avis de Philippe. Walter aurait bien voulu que M. Edmonstone se fût expliqué positivement sur la règle qu’il devait suivre avec son oncle, mais son tuteur n’avait jamais pu se résoudre à lui défendre de le voir. Se voyant donc presque approuvé de ce côté, Walter n’avait pas cru devoir écouter les remontrances de Philippe. Quelques-unes étaient bien fondées ; mais Walter trouvait les autres offensantes pour le pauvre Dixon, à qui l’on ne pouvait, sans injustice, faire un crime d’être un homme peu distingué. Cependant le silence que Walter gardait sur son séjour à Londres, dans le but d’éviter les discussions avec son cousin, et les insinuations répétées de celui-ci à ce sujet, avaient laissé dans l’esprit de M. Edmonstone une crainte vague, que les explications de Walter ne parvenaient pas à effacer entièrement, Et pourtant il était là-dessus d’une entière franchise avec son tuteur. En effet, qu’avait-il à cacher ? Il ne passait jamais plus de deux ou trois jours à Londres en allant à Oxford et en revenant, et ne voyait pas son oncle chez lui, mais à l’endroit où il était engagé. Seulement il le suivait le soir à quelque concert, et l’invitait à déjeuner le matin.

Voyant que, malgré toutes ces explications, ses visites à Londres ne plaisaient pas à M. Edmonstone, Walter les aurait discontinuées s’il n’avait craint d’affliger son pauvre oncle. Celui-ci lui témoignait beaucoup d’affection, et semblait jouir extrêmement de ces courtes réunions qui lui rappelaient le souvenir d’heureux jours passés.

Walter avait bientôt découvert que Sébastien Dixon, malgré son salaire assez considérable, avait des dettes importunes. Plus tard, il apprit que son oncle les avait contractées autrefois, du moins en partie, pour soutenir sa sœur et son beau-frère sur le pied d’élégance qui convenait à leur qualité. Il n’avait pu revenir en Angleterre qu’à la condition de payer tant par année à ses créanciers, et cette circonstance lui laissait fort peu de chose pour se soutenir lui-même avec sa famille ; mais sa fierté lui faisait cacher sa gêne, et ce ne fut pas sans répugnance qu’il consentit à recevoir l’assistance de son neveu.

Walter résolut de payer ces dettes, qu’il considérait comme celles de son père, dès qu’il serait maître de sa fortune, et, en attendant, il se croyait obligé d’aider son oncle de tout son pouvoir. Sa pension n’était pas forte, et il la diminuait considérablement en donnant de temps en temps quelques guinées dans les occasions pressantes. Il se trouvait ainsi bien plus pauvre que les autres jeunes gens de son rang ; mais cependant il trouvait moyen de ne pas faire de dettes, en se privant d’une foule de petits objets de luxe que d’autres considèrent comme nécessaires. Il est vrai que, n’ayant jamais été gâté, il était mieux préparé à ces sacrifices ; puis, il se consolait en pensant que l’argent dépensé à secourir son oncle ne le serait pas à payer des plaisirs qui l’auraient détourné de ses études.

La seule chose, qui lui donnât de l’inquiétude, c’est qu’il craignait d’encourager son oncle à l’imprévoyance, au lieu de lui faire du bien. Cependant Dixon semblait être toujours dans des difficultés réelles ; ses enfants étaient maladifs, plusieurs d’entre eux moururent ; il fallait payer le médecin ou d’autres dépenses pressantes. Malgré cela il semblait quelquefois à Walter que son oncle n’était pas sage. Lui-même vint une fois s’accuser, dans un moment de remords, d’avoir perdu au jeu l’argent qui devait être employé à l’entretien de sa famille. Il demanda seulement à Walter d’en garder le secret, pour ne pas irriter ses créanciers, puis il le pria de payer une partie de ses dettes, afin de pouvoir se rendre dans un lieu où il avait un bon engagement et gagnerait de quoi payer le reste.

Walter avait eu l’idée un moment de faire venir son cheval à Saint-Mildred, mais il avait résolu de se priver de ce plaisir, afin de pouvoir consacrer une trentaine de livres à aider les demoiselles Wellwood dans une œuvre de charité. Il regrettait vivement que l’argent qu’il avait épargné dans ce but fût employé à payer des dettes de jeu ! Et, pendant le reste de sa course nocturne, le jeune homme se demandait ce qu’il faudrait qu’il fît à l’avenir pour ne pas encourager le vice. Le lendemain matin, Walter se leva de bonne heure ; il avança la tête dans la chambre de son maître, lui dit qu’il allait à Saint-Mildred pour affaires et qu’il serait de retour à onze heures. Il descendit ensuite, appela Trim, se fit donner par la fermière une tasse de lait et un morceau de pain pour son déjeuner, et partit. Il marcha à travers les bruyères, le cœur léger, mais pas assez pour siffler comme d’habitude. Il s’amusait cependant à voir son ombre projetée jusque sur les blanches vapeurs du matin, qui se déroulaient autour des collines. Ce ne fut pas sans difficulté qu’il trouva la ruelle qu’on lui avait indiquée, et la petite boutique, encore fermée, dont une servante fort sale balayait les marches. Il demanda si c’était là que logeait M. Dixon.

— Oui. répondit la femme, surprise de voir un jeune homme comme il faut demander M. Dixon à cette heure.

— Est-il à la maison ?

— Oui, Monsieur : mais il n’est pas encore levé, il est rentré tard hier. Voulez-vous lui parler ? J’irai avertir madame Dixon.

— Si madame Dixon est à la maison, dites-lui que M. Walter Morville voudrait lui parler.

La servante lui fit une révérence, monta, et revint dire que madame Dixon le priait d’entrer. Elle le conduisit, par un sombre passage et un escalier plus sombre encore, dans un petit parloir fort sale, meublé d’un tapis rayé rouge et vert, d’un canapé de crinoline noire et d’une grille recouverte de papier découpé ; on y sentait fortement le cigare et l’eau-de-vie. On voyait sur la table quelques préparatifs de déjeuner, mais personne dans la chambre, excepté une petite fille de six à sept ans, vêtue d’habits de deuil usés. Elle était pâle et avait une apparence maladive : mais ses beaux yeux bleus avaient une expression extrêmement douce, et ses longs cheveux blonds tombaient en boucles épaisses sur son cou et sur ses épaules. Elle dit à Walter, d’une voix douce, et timide :

— Maman va venir. Voulez-vous avoir la bonté de l’attendre un moment ?

Puis elle voulut s’échapper avant que la servante eût refermé la porte. Mais Walter se baissant pour se mettre à son niveau :

— Demeurez, ma petite, lui dit-il. Ne voulez-vous rien dire à votre cousin Walter ?

Les enfants étaient toujours attirés par son sourire et la douce voix qu’il prenait pour parler aux petits et aux faibles ; aussi la petite fille lui donna-t-elle la main de bon cœur. Il caressa ses boucles soyeuses et lui demanda comment elle s’appelait.

— Marianne, répondit-elle.

C’était le nom de sa mère, et cette petite créature lui rappelait mieux l’image qu’il s’en était faite que les descriptions de Dixon. Il l’attira près de lui, prit son autre petite main froide, et lui demanda si elle aimait Saint-Mildred.

— Oh ! bien mieux que Londres ! Il y a des fleurs ici !

Et elle lui montrait fièrement une tasse où elle avait placé quelques fleurs des champs bien ordinaires et à demi-fanées. Il eut la complaisance de les admirer et gagna ainsi sa confiance, en sorte qu’ils causaient amicalement ensemble des hautes collines qui touchaient le ciel, quand madame Dixon entra, suivie de Trim, que son maître avait laissé dehors. Marianne eut grand peur du chien ; Walter s’empressa de la rassurer et sa mère de la gronder en déclarant qu’il ne serait pas mis à la porte, en sorte que ce fut une scène de confusion, jusqu’à ce que Walter fût parvenu à faire comprendre à la petite fille que Trim n’était pas une bête sauvage et dangereuse. Il réussit même à lui faire accepter la patte du chien et caresser sa belle tête noire et brillante. Enfin, un moment après, l’enfant et le chien étaient couchés l’un à côté de l’autre sur le tapis, la petite Marianne jouant avec les oreilles de son compagnon et l’admirant dans une extase muette.

Madame Dixon était une grande femme vulgaire, et Walter comprit pourquoi son oncle avait refusé de la lui présenter, et quel contraste il devait trouver entre elle et sa charmante sœur. Elle ne manquait pas de sens, et n’avait aucune prétention, mais sa manière de parler était fort désagréable ; elle accusait durement son mari d’être la cause de toutes leurs disgrâces, sans hésiter, en présence de son enfant, à faire le détail de toutes ses fautes.

Elle ajouta qu’elle s’inquiétait uniquement de sa fille, mais qu’elle ne pouvait pas supporter sans se plaindre que son père lui fît tant de tort. Pauvre petite, c’était la dernière, et elle n’espérait pas la conserver longtemps !

M. Dixon avait été engagé pour une série de concerts dans la principale ville du comté, et sa femme dit qu’elle avait insisté pour venir avec lui à Saint-Mildred, qui n’en était pas éloigné, espérant que l’air de la campagne ferait du bien à Marianne qui dépérissait à Londres, comme cela était arrivé à ses frères et à ses sœurs. Sébastien, qui fuyait volontiers la surveillance de sa femme, et qui espérait s’amuser à sa manière aux courses, n’avait consenti qu’en murmurant à l’amener ; il regrettait, disait-elle, de faire cette faible dépense pour le bien de son enfant. À Saint-Mildred, elle l’avait surveillé autant que possible, mais il avait enfin réussi à s’échapper, et la conséquence en était l’embarras que Walter connaissait déjà.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que, la nuit précédente, après s’être séparé de son neveu, il avait voulu essayer encore une fois de réparer ses pertes, et n’avait fait que s’abîmer toujours plus et boire davantage, en sorte qu’il était revenu à la maison dans un état d’ivresse tel qu’il n’était pas encore présentable ce matin.

Walter conféra avec madame Dixon sur ce qu’il y aurait à faire. Elle avait espéré qu’il pourrait lui donner plus de trente livres ; mais, comme c’était une femme énergique, elle dit qu’avec cette somme elle tirerait du moins son mari des difficultés les plus pressantes. Le point important était de cacher aux créanciers qu’il avait joué, et, Dixon devant partir le lendemain pour la ville où la réunion musicale aurait lieu, il faudrait bien qu’il s’abstînt de son fatal penchant en présence des personnes auprès desquelles il tenait à conserver une bonne réputation.

Walter laissa donc à madame Dixon l’ordre de M. Edmonstone, et l’endossa du nom de la personne qui devait le recevoir, afin d’en assurer la destination. Puis il adressa encore quelques paroles amicales à la petite Marianne, qui avait continué à jouer avec Trim, et dont la figure ne pouvait faire soupçonner qu’elle eût écouté la conversation. Quand Walter se leva pour partir, la petite fille s’approcha de lui et lui présenta un caillou brillant, le plus précieux des trésors qu’elle eût ramassés au bord de la route de Saint-Mildred.

— Que faites-vous, mon enfant ? dit sa mère. Vous voulez donner cette pierre à monsieur ? Que voulez-vous qu’il en fasse ?

— Vous vouliez me la donner ! s’écria Walter. Et la petite fille baissa la tête en rougissant, en sorte que l’on eut de la peine à l’entendre prononcer un oui bien timide.

Walter la remercia en l’embrassant, lui fit mettre à elle-même la pierre dans la poche de son gilet, et promit de la garder toujours, quoique madame Dixon pensât qu’il la jetterait par-dessus la première haie.

Il arriva à South Moor à onze heures, assez tôt pour ses travaux du matin. L’après-midi il se reposa de ses fatigues en causant longtemps avec M. Wellwood, pendant que les deux autres jeunes gens étaient allés voir les courses de chevaux. La conversation roula sur l’état des pauvres aux environs, et sur un établissement que les demoiselles Wellwood auraient bien voulu fonder. Il s’agissait d’une école et d’un hôpital réunis, dans lesquels ces deux demoiselles et quelques autres dames auraient fait l’office de diaconesses. Mais, pour le moment, il ne fallait pas songer à une pareille fondation, faute d’argent. Walter écouta tout cela avec attention, et demanda quelle somme serait nécessaire pour commencer.

— Il faudrait que l’on pût réunir un millier de livres, répondit M. Wellwood. Mais je vous parle de ceci sans songer que c’est encore un secret, et que mes cousines seraient fâchées que madame Henley entendît parler de ce projet.

Walter promit de n’en point parler à cette dame, puis, songeant que son frère était bien souvent à Hollywell, il pensa que le mieux serait de ne rien dire non plus chez les Edmonstone. Mais, dans le sentiment de son innocence, comptant sur la confiance de son tuteur, il lui vint une idée qu’il crut excellente, ce fut de lui adresser cette fatale demande de mille livres, qui lui causa tant de surprise. Pour Walter, il ne craignait qu’une chose, savoir de ne s’être pas montré assez généreux en ne donnant que ces mille livres, qui ne lui imposeraient aucune privation ; mais il se réjouissait pourtant d’avance à la pensée de les envoyer aux demoiselles Wellwood, et il composait déjà dans sa tête la lettre qui les accompagnerait.