L’Héritier de Redclyffe/28

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CHAPITRE XXVIII.


Mais ils ne daignent répandre aucune douce influence, tant que l’orgueil n’est pas mort et que l’amour n’est pas libre.
(Scott.)


Kilcoran était à une vingtaine de milles de Cork, et le capitaine Morville était invité à y passer un jour ou deux. Maurice de Courcy vint le chercher en voiture, et il soupira tout le long du chemin après un autre compagnon, car on ne fumait jamais avec Morville. De plus, Maurice ne pouvait guère adresser la parole qu’à son cheval et à son chien : le capitaine, au lieu de chercher, selon son habitude, à rendre sa conversation agréable, semblait complétement absorbé dans ses méditations, et il tirait de temps en temps de sa poche une lettre qu’il examinait.

Cette lettre était celle de M. Edmonstone, et Philippe se demandait s’il devait accepter son invitation au mariage. Charles expliquait clairement comment la vérité avait été découverte, et Philippe ne pouvait plus accuser Dixon de mensonge. Mais, tant que Walter ne voulait pas s’expliquer au sujet des mille livres, il trouvait ce mariage extrêmement imprudent. Il craignait pour Amy que son mari, une fois lassé de vivre seul avec elle à Redclyffe, ne cherchât à se distraire par des plaisirs auxquels Dixon l’avait sans doute déjà initié. C’est pourquoi il était affligé qu’on n’eût pas écouté son avis et attendu quatre ans de plus, mais il ne daignait pas s’irriter des expressions moqueuses qu’on employait à son égard, et dans lesquelles il reconnaissait l’humeur satirique de Charles.

Ce mariage lui semblait donc un sacrifice dont Amy était la victime ; mais une invitation à Hollywell avait un charme auquel il pouvait difficilement résister. S’il l’acceptait il reverrait Laura, dont il allait être séparé pour tant d’années, et c’était aussi une manière de montrer son affection pour Amy, et son dédain des insultes de Charles et de son père.

Telles furent ses premières pensées. Les secondes furent très différentes. Il était contraire à ses principes de sanctionner par sa présence un mariage si déraisonnable ; et Walter, et surtout Charles, n’auraient pas manqué de triompher. Il serait plus digne de lui de ne pas se rendre au milieu de ses parents dans un moment où ils étaient si peu en état d’écouter ses avis. S’il s’abstenait d’aller à Hollywell, on verrait bien plus tard, quand Walter aurait justifié son opinion, qu’il avait eu raison de persister jusqu’au bout. Laura supporterait mieux ce temps d’épreuve si elle n’était pas occupée de lui ; elle comprendrait la cause de son absence, et il se fiait plus à son amour qu’il ne comptait sur sa fermeté pour entendre devant lui, sans se trahir, la liturgie du mariage. Il n’aurait pas aimé non plus à l’entendre le supplier encore de révéler leur promesse mutuelle à sa mère ; et, si par quelque malheur elle allait se découvrir, Charles saurait bien tourner cela contre lui, de manière à lui faire perdre pour jamais le reste de son influence à Hollywell. L’amour le pressait d’un côté, la prudence de l’autre. Jamais il n’avait été aussi indécis, et il en voulait à son oncle, à Charles, à Walter, de l’avoir placé dans cette désagréable alternative. Deux choses le consolaient pour le moment : la première, c’est qu’il avait envoyé son ami Thorndale chez son père, loin de lady Éveline ; la seconde, c’est que Maurice ne savait pas encore la grande nouvelle de Hollywell, et par conséquent ne lui en parlait pas.

Ce dernier sujet de satisfaction s’évanouit dès leur arrivée à Kilcoran ; car, lorsqu’ils entrèrent au salon, lady Éveline s’écria :

— Maurice ! il me tardait de vous voir ! Capitaine Morville, j’espère que vous ne lui avez rien dit et que je serai la première avec ma nouvelle ?

— Il ne m’a rien dit du tout, répondit Maurice. Jamais je n’ai eu un compagnon plus silencieux.

— Comment ! vous ne savez pas ? Je sais quelque chose que le capitaine Morville ignore ?

— Vous vous flattez un peu trop, dit Philippe, qui ne se souciait pas de faire connaître son opinion.

— Ah ! vous savez ? dit lady Kilcoran, d’un ton endormi. C’est sans doute un grand sujet de joie ?

— Mais qu’est-ce donc, Eva ? dit Maurice.

— Devinez.

— Vous ne seriez pas si contente si ce n’était pas un mariage.

— C’est vrai ; mais le mariage de qui ?

— D’une de vos cousines Edmonstone, je suppose. De Laura ?…

— Non pas de Laura !

— Voilà donc quelqu’un qui n’a pas de goût ! Laura devait se marier la première. C’est la plus jolie fille que je connaisse.

— Votre cœur ne sera pas brisé pour cette fois ; c’est cette petite Amy qui a fait une grande conquête. Devinez donc ?

M. Walter Morville, cela va sans dire. Mais quelle idée a-t-il eue de choisir Amy et de laisser Laura ?

— Peut-être n’a-t-il pas eu le choix. Les hommes se figurent toujours qu’ils n’ont qu’à dire ! N’est-ce pas, capitaine Morville ? J’aime beaucoup M. Walter, mais je ne connais personne qui soit digne de Laura. Si je pouvais trouver un héros parfait, je le lui donnerais ; au reste Charles prétend que les héros parfaits sont insupportables. Depuis combien de temps savez-vous cette nouvelle, capitaine Morville ?

— Depuis dix jours !

— Et vous n’en avez rien dit ?

— Je ne savais pas s’ils voulaient déjà la communiquer.

— Eh bien, capitaine Morville, j’espère que je vais faire un progrès dans votre estime. Vous croyez sans doute que je ne puis garder un secret ? Je connaissais celui-ci depuis l’été dernier, et je n’en ai pas soufflé un mot !

— L’effort a été grand sans doute ! dit Philippe en souriant. Mais il aurait été plus grand encore, si la chose avait été tout à fait sûre.

— Elle l’était bien en fait. Que pouvait-on craindre avec M. Walter ? Oui, j’ai tout vu et j’ai même un peu aidé, ainsi j’ai le droit d’être demoiselle d’honneur. Ce sera une noce magnifique. J’irai avec papa et ma tante Charlotte. Il y aura six demoiselles d’honneur, un déjeuner splendide et très nombreux, et madame Edmonstone m’a promis un bal pour le soir. Vous y viendrez, Maurice ?

— Je serai alors en pleine mer.

— C’est vrai, c’est affreux ! Mais vous, capitaine Morville, vous ne partez pas avec le régiment : vous viendrez sans doute ?

— Je n’en suis pas sûr, répondit Philippe, choqué d’entendre parler de tant de faste, et se disant qu’il aurait cru Walter plus sensé et Amy moins désireuse de briller dans tout l’éclat d’une grande toilette de mariée.

— Pas sûr ! s’écrièrent à la fois Maurice et Éveline.

— Je ne suis pas sûr d’en avoir le temps ; vous savez que j’ai l’intention de faire un voyage à pied en Suisse et en Italie, pour aller rejoindre mon régiment à Corfou.

— Et vous préférez ce voyage solitaire à un mariage ?

— Un mariage n’est pas, à mes yeux, une chose gaie, et vous savez, lady Éveline, que je ne danse guère. Puis il y aura tant d’hôtes à Hollywell, que ma chambre fera plus de plaisir que ma personne.

— Dans tous les cas, il faut que vous alliez parler d’eux à notre vieille tante Mabel, reprit Éveline. Vous serez le bienvenu chez elle, où le nom de Morville est un passeport suffisant. J’ai passé des heures à y discourir des perfections de M. Walter.

Philippe ne put refuser, et on le conduisit à la maison où vivait la vieille lady Mabel Edmonstone et sa fille. Ses sentiments pour Walter ne furent pas adoucis par l’obligation où il se trouva de faire son éloge. Heureusement on ne le questionna pas sur des points où sa conscience n’aurait pas été à l’aisé ; il lui suffit de parler des manières agréables de Walter, de son talent pour la musique, et de décrire la beauté de Redclyffe. Lady Mabel et miss Charlotte Edmonstone étaient enchantées ; et plus Philippe voyait la manière superficielle dont la famille considérait cette union, moins il se sentait disposé à se mêler à cette foule empressée le jour du mariage. Il se rendit pourtant agréable pendant le reste de sa visite, et montra à lady Éveline qu’il la croyait digne de parler raison avec lui.

Lord Kilcoran avait besoin d’un précepteur pour ses deux plus jeunes fils, et il pensait à les placer auprès de M. Wellwood, à Coombe-Prior. Il consulta le capitaine Morville sur ce plan. Philippe trouvait que M. Wellwood avait été fort inattentif à la conduite de Walter à Saint-Mildred, et, quoiqu’il ne le blâmât point, il proposa à lord Kilcoran un autre plan. Un officier de son régiment avait eu dernièrement un de ses frères avec lui, qui venait de quitter Oxford et cherchait une place de précepteur. C’était un jeune homme distingué, qui avait plu à Philippe, et il conseilla fortement à lord Kilcoran de lui confier ses fils, en les gardant à la maison. Son avis prévalut, comme il arrivait toujours quand il le donnait lui-même.

Cette visite, qui n’avait pas donné à Philippe une haute idée de la famille Edmonstone, le décida tout à fait à ne pas assister au mariage. Il écrivit à son oncle une lettre, calme et polie, le remerciant de son invitation et formant mille vœux pour le bonheur de Walter et d’Amy. Il lui témoignait son regret de ne pas revoir ses parents avant de quitter l’Angleterre ; mais désirait voyager un peu avant de rejoindre son régiment, qui partirait pour Corfou en mai ou en juin, et il finissait sa lettre en promettant d’en écrire une autre avant son départ de l’Irlande.

— Ainsi il faudra nous passer de ce grand personnage, dit Charles.

— Nous n’avons pas besoin de lui, ajouta Charlotte.

— Non pas pendant qu’il est dans cette humeur, répondit sa mère.

Amy ne dit rien, et, si elle ne s’avoua pas que cette absence lui était agréable, c’est seulement parce qu’elle faisait de la peine à Walter.

Il va sans dire que Laura fut très affligée, au point même qu’elle eut de la peine à le cacher. Elle avait cru que Philippe viendrait pour la voir ; elle avait fondé de si belles espérances sur cette réunion ! Elle ne pouvait pas avertir Philippe des chances qu’il aurait eues, car elle ne lui écrivait jamais ; ni l’un ni l’autre n’auraient consenti à le faire en secret. Il n’y avait donc d’autre remède pour la pauvre Laura que de se distraire autant qu’elle pourrait de toutes ces impressions pénibles.

Walter devait aller à Oxford pour prendre ses degrés, et de là à Redclyffe pour préparer la maison. Amy le pria de faire le moins de changements possible, car elle n’aimait pas que l’on bouleversât les vieilles habitations pour plaire aux nouveaux venus ; elle désirait voir Redclyffe dans son premier état.

Il sourit et promit de se borner à le rendre habitable. Il fallait bien cependant préparer une chambre pour Amy, et là-dessus il comptait consulter madame Ashford ; puis il voulait aussi choisir un piano lui-même. Le grand salon n’avait pas été ouvert depuis le temps de sa grand’mère, et devait avoir besoin de réparations. Pour ce qui était du jardin, ils le dessineraient ensemble. Ils ne parlaient pas de tout cela ouvertement, pour ne pas avouer à M. Edmonstone qu’ils désiraient aller à Redclyffe dès qu’ils seraient mariés.

Cependant, peu de temps après, Walter partit pour Oxford, et il annonça, dès sa seconde lettre, qu’il avait passé ses examens. Il revint d’un autre côté à la famille Edmonstone qu’il les avait fort bien passés.

Il va sans dire que la nouvelle du mariage avait produit un grand effet à Redclyffe. Markham l’annonça d’un air important, et ne trouva rien à objecter que l’extrême jeunesse de son maître, ajoutant que c’était fort heureux qu’il n’eût pas fait pis.

Madame Ashford demanda à son cousin James Thorndale des détails sur la famille de Hollywell. Il lui dit beaucoup de bien de tous en général et des jeunes demoiselles en particulier. Elles s’occupaient des pauvres et de l’école ; l’aînée était fort belle et remplie de talents. Pour mademoiselle Amable, c’était une jeune fille comme toutes les jeunes filles ; elle n’avait rien de remarquable que ses attentions pour son frère malade. Markham, qui, grâce à l’intervention de Walter, avait cessé de regarder M. Ashford comme un ennemi, lui annonça un jour que son maître arriverait le lendemain. Il devait passer la nuit à Coombe-Prior, pour venir de là à cheval ; et, à la grande joie des petits garçons, il descendit à la porte du presbytère.

Madame Ashford, jetant les yeux sur sa figure animée, n’y vit plus trace du nuage qui l’obscurcissait l’hiver précédent. Elle lui serra la main, puis les petits garçons s’emparèrent de lui pour jouer, et lui rappeler sa promesse de les conduire au Shag.

Walter alla ensuite trouver Markham. Celui-ci était trop content pour ne pas gronder un peu.

— Eh bien ! monsieur Walter, vous voici ? Vous n’avez pas perdu de temps, et nous allons avoir une fameuse paire de jeunes maîtres de maison. C’est un bel exemple pour tout le village que de se marier à l’âge où vous êtes !

Walter se mit à rire.

— Il vous faudra venir voir ce couple modèle, Markham. Madame Edmonstone vous invite à la noce.

Grognement sourd.

— Vous vous moquez, monsieur Walter. Qu’est-ce qu’un vieux campagnard comme moi irait faire au milieu de beaux messieurs et de belles dames, et de toutes ces cérémonies ? Je n’irai certainement pas.

— Pas même pour m’obliger ?

— Vous obliger ! Quel besoin aurez-vous de moi ?

— Non, Markham, vous ne me refuserez pas. Vous êtes mon plus ancien et mon meilleur ami. Je vous dois tout mon bonheur, et je serais très fâché que vous ne vinssiez pas. Elle le désire aussi !

— Eh bien ! monsieur Walter (et le grognement fut plus doux), si vous voulez me rendre ridicule, ce n’est pas ma faute. Il faut toujours en passer par où vous voulez : mais vous auriez facilement pu trouver un ami qui vous eût fait plus d’honneur !

— Ainsi nous pouvons compter sur vous ?

— Remerciez beaucoup M. et madame Edmonstone de l’honneur qu’ils me font.

— Et vous nous préparerez un logement d’ici là, car nous voulons venir ici d’abord après le mariage.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, Monsieur ! s’écria Markham avec effroi.

— Pardon, je ne veux pas remplir la maison de nouveaux meubles.

— Vous direz ce que vous voudrez, mais la maison n’est pas en état de recevoir une dame. Vous vous entendrez joliment à soigner votre femme ! J’espère qu’elle s’y attend !

— Elle sera facilement contente, et désire que rien ne soit changé ici. Il ne lui faut que deux chambres meublées et préparées pour elle.

— Mais le château tout entier a besoin d’être repeint, et le toit est dans un état…

— Le toit ? Ceci est plus sérieux.

— Sérieux ? je crois bien ; il vous tombera bientôt dessus, si vous n’y faites attention.

— Je vais l’examiner tout de suite, dit Walter. Voulez-vous venir avec moi ?

Il monta donc jusqu’à la vieille charpente et s’aperçut que Markham avait raison, et que ce toit devait être complètement réparé avant qu’il amenât sa femme sous son abri. Probablement on n’y avait pas touché depuis le temps du vieux seigneur Hugh, car les Morville n’avaient pas l’usage de dépenser leur argent à des choses qui ne fissent pas d’effet. Walter, au désespoir, envoya chercher un entrepreneur à Moorworth ; on calcula les frais et le temps ; mais, comme que l’on s’y prît, et même quand les ouvriers auraient commencé tout de suite, ils ne pouvaient avoir fini avant l’automne.

Walter eut de quoi s’occuper pendant la quinzaine de jours qu’il passa à Redclyffe : outre les ouvriers, les plans, les comptes avec Markham, il y avait encore des ordres à donner pour les meubles. Il en parla à madame Ashford, la priant de l’aider de ses conseils. Il lui montra la pièce qui devait être le petit salon d’Amable. Elle était encore vide, mais sa large croisée s’ouvrait au midi sur la verte pelouse du parc, et l’on apercevait aussi de là l’église et les collines. Il avouait qu’il n’entendait rien aux affaires d’ameublement, et savait seulement qu’il fallait des gravures aux murs, un piano, une bibliothèque et une chaise longue pour Charles.

— Vous avez entendu parler de Charles ? dit-il.

— Pas beaucoup ; il est incapable de marcher, n’est-ce pas ?

— Non, pas sans béquilles ; mais on ne peut se le représenter si on ne l’a pas vu. Il est très patient, et toujours de bonne humeur. C’est surprenant de voir l’intérêt qu’il prend à tout ce qui se passe autour de lui. Je ne sais ce que Hollywell serait sans Charles. Il me tarde qu’il puisse venir ici ; mais ce ne peut être avant que nous soyons très bien établis. Amy m’aidera à finir nos arrangements. Que nous manque-t-il encore ? Des rideaux, vous dites ? Je pense qu’il les faut d’étoffe bleue, comme ceux du salon de Hollywell. Comment appelez-vous cela ?

Le fait est qu’il s’entendait mieux aux arrangements de Coombe-Prior qu’à ceux de sa propre maison. Il voulait que tout fût prêt le plus tôt possible pour y établir son ami, M. Wellwood. On lui conseillait de laisser tout cela jusqu’à son retour, mais il répondait :

— Il ne faut rien renvoyer au lendemain ; la pensée de ce malheureux village empoisonnerait tout mon plaisir.

Il s’occupa aussi des préparatifs d’une fête de village pour le jour de ses noces. M. et madame Ashford lui conseillèrent de la renvoyer jusqu’à son arrivée.

— Ils ne seront pas fâchés d’avoir d’abord celle-là. Laissons-les s’amuser pendant qu’ils le peuvent.

Robert et Edward applaudirent à ses discours et le suivaient partout. Ils l’aimaient tant qu’ils se fâchaient, quand on leur parlait du mauvais accueil qu’ils avaient d’abord fait à Walter. Cependant ils se montraient disposés à ne pas mieux recevoir sa femme, parce que madame Ashford leur avait dit qu’ils ne pourraient pas être sans cesse avec lui quand il serait marié. Les petits garçons déclarèrent donc que l’on pouvait parfaitement se passer d’une lady Morville, et qu’ils ne voyaient pas pourquoi Walter avait besoin d’une femme.

Le père leur avait prédit que Walter ne pourrait tenir sa promesse de les conduire au Shag. Il le fit cependant une belle après-midi de mai, et les y mena avec leur père. Il leur montra tout ce qu’ils désiraient voir, et s’amusa de les voir faire une collection de petits morceaux de bois, qu’ils emportèrent pour leur mère, du vaisseau naufragé. Walter eut tant de choses à faire, tant de gens à voir pendant son séjour à Redclyffe, qu’il n’avait pas un moment à lui. Cependant il sentait le besoin d’un peu de solitude, et, la veille de son départ, qui était le jour de l’Ascension, il alla à Cove après le service, lança son petit bateau, et se trouva bientôt au milieu des vagues murmurantes. C’était un retour vers les jours de son enfance, une vacance des graves affaires de la vie. Il saisit les avirons, rama joyeusement, et sifflait en cadence. Quel plaisir d’être encore une fois seul, balancé par les vagues et respirant la brise salée ! Il alla jusqu’au Shag, qui était autrefois la borne qu’on ne lui permettait pas de dépasser. Il en fit le tour, admirant ses flancs escarpés de pierres veinées, et mouchetées çà et là par quelques touffes de genêts d’un beau vert. La blanche écume des vagues dansait au pied du roc, et les oiseaux de mer se balançaient doucement dans les airs, pendant que les faucons planaient plus haut et se perchaient sur les rocs.

D’un autre côté le village de Cove étalait au soleil ses rudes cheminées et ses toits d’ardoise couverts de mousse, le long de la vallée escarpée que traversait un petit ruisseau, dont les eaux paisibles contrastaient avec celles du torrent, son frère, qui, à quelque distance, se précipitait tumultueusement dans la mer du haut d’un rocher. Au-dessus du village, entre deux collines, s’élevait la tour de l’église. Sa hauteur extraordinaire venait de ce que, jadis, on y allumait un feu qui servait de fanal aux bateaux de pêcheurs. Encore plus haut, et, semblait-il, sur le bord du rocher à pic qui couronnait la scène, on voyait le vieux château gothique, véritable nid d’aigle, et digne habitation des Morville. Le soleil, qui l’éclairait en plein, faisait remarquer combien de fenêtres étaient sans rideaux, et combien le vent de la mer avait rongé les vieux murs. L’aspect majestueux et mélancolique de ce château rappelait tous les sombres événements dont il avait été le témoin ; depuis le jour, où, selon la tradition, les chiens mêmes avaient fui le meurtrier de l’archevêque, jusqu’au soir où l’héritier de la famille avait été ramassé sans vie devant la porte de son père.

Walter, appuyé sur ses avirons, regardait cette scène, le cœur rempli d’un bonheur si grand, qu’il semblait ne devoir pas durer, et n’être pas fait pour un homme tel que lui. C’était comme un rayon d’en haut, trop pur pour être réel, et le jeune homme s’arrêtait comme un enfant en se disant : « Est-ce bien à moi ? » Il craignait de se fier trop, de s’attacher, trop aux biens de ce monde ; il était heureux d’avoir un moment à lui pour réfléchir et pour modérer ses transports, afin d’être toujours prêt à supporter les coups de l’adversité.

Eh bien ! c’était une bonne chose pour lui, de regarder ce vieux château, de se rappeler qui il était, et de penser à la fragilité des biens de la terre, surtout pour la famille Morville. Une créature aussi douce et aussi pure qu’Amable Edmonstone pourrait-elle donc vivre dans ces sombres murailles ? Peut-être viendrait-elle les embellir, pour un temps, de sa présence, puis elle lui serait enlevée. Et, quand il se disait que tout cela n’était qu’une fantaisie mélancolique, une voix intérieure lui répondait qu’il ne fallait jamais oublier la fragilité des choses humaines, et que la seule consolation véritable était de penser que la mort même ne pourrait le séparer de celle qu’il aimait.

Il regarda longtemps au-dessus de sa tête le ciel bleu, qui lui semblait être sa patrie future, puis les eaux verdâtres sur lesquelles son bateau se balançait mollement ; et, saisissant vigoureusement ses avirons, il rama jusqu’au bord, laissant une trace brillante sur son passage.