L’Héritier de Redclyffe/30

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CHAPITRE XXX.


 
C’est une charmante petite créature,
C’est une belle petite créature,
C’est une jolie petite créature
Que ma douce petite femme.

(Burks.)


— Voyez, Amy, dit Walter, en lui montrant un nom dans le livre des voyageurs à Altdorf.

— Capitaine Morville ! s’écria-t-elle. Le 14 juillet ! C’était avant-hier !

— Pourrions-nous le rejoindre ! Savez-vous quelle route a suivi ce Monsieur ? demanda Walter à l’aubergiste dans un français qui devenait de jour en jour plus intelligible.

Ce monsieur, voyageant à pied avec un simple sac, n’avait pas produit une grande impression. On croyait qu’il était allé au Saint-Gothard, mais le guide qui l’avait accompagné n’était pas là, et Walter dut se contenter de dire :

— Je pense que nous entendrons parler de lui ailleurs.

Pour dire la vérité, Amable n’y tenait pas beaucoup, et pouvait voir, quoiqu’il ne le dît pas, que Walter n’éprouvait pas de très vifs regrets.

Ils avaient été si heureux pendant ces deux mois ! Libres, sans le moindre souci, rien qui fût venu faire obstacle à leur bonheur. Ils avaient vu des lieux célèbres par des scènes historiques, des points de vue fameux, des cathédrales, des tableaux. Ils avaient entendu de bonne musique ; mais surtout Amable avait apprécié de plus en plus le beau caractère de son mari, et tout ce qu’il y avait en lui de solide et de sérieux. À Munich, ils avaient vu un peu de monde, qui lui avait fait encore mieux comprendre combien elle tenait peu, pour le moment, à une autre société que la sienne. Philippe aurait été plus gênant que tout autre. Mais elle n’en dit rien, pour ne pas affliger son mari.

Ils continuèrent leur voyage jusqu’à Interlaken, où ils passèrent un ou deux jours pendant qu’Arnaud allait voir ses parents ; et ils visitèrent les deux charmants lacs de Thun et de Brientz. Quand Amable se trouva dans les montagnes, les précipices lui firent d’abord grand’peur ; elle s’effrayait de voir Walter grimper aux rochers avec une audace dont les guides lui faisaient compliment. C’est qu’il s’y était accoutumé à Redclyffe. Mais, à force de le voir revenir toujours sans accident, elle s’y était accoutumée. Puis, il l’avait engagée à s’élever elle-même à des hauteurs qui lui semblaient d’abord très dangereuses, en sorte qu’elle avait fini elle-même par se risquer un peu.

Par une belle soirée, ils allèrent se promener sur les flancs du Beatenberg, le long du petit sentier tracé par les chèvres et leur chevrier. Amable s’assit pour faire un croquis de la Jungfrau, regrettant de ne pas dessiner aussi bien que Laura. Son esquisse était destinée à ceux qu’elle aurait voulu avoir auprès d’elle. Pendant qu’elle dessinait, Walter grimpa un peu plus haut ; elle le perdit bientôt de vue quoiqu’elle l’entendît toujours siffler. Le modèle à copier était difficile, ou plutôt, il n’était guère possible de rendre avec un crayon cette ligne blanche se dessinant sur un fond bleu. Amy, mécontente de son dessin, posa son album, et se mit à cueillir quelques fleurs de montagne. Une pente douce était auprès d’elle, sur laquelle croissait à quelque distance une magnifique touffe de saxifrage des Alpes. Elle voulut la cueillir, mais le gazon étant glissant, et, une fois en train de descendre, elle ne put s’arrêter. Quelle fut son horreur en se sentant ainsi, moitié glissant, moitié courant, approcher d’un précipice ! Elle cria, et saisit avec les deux mains des buissons qui croissaient sous un roc à côté de ce gazon dangereux. Elle avait saisi une branche et se soutenait par ce moyen sur la pente devenue si rapide, que, sans cet appui, elle aurait glissé jusqu’au précipice. Tout son poids semblait reposer sur ce frêle rameau et sur les deux petites mains qui le serraient… ses pieds cherchaient vainement un appui.

— Walter ! Walter ! cria-t-elle encore. Où était-il ? Elle ne l’entendait plus siffler. Il l’entendit pourtant et répondit :

— Ici !

— Secourez-moi ! s’écria-t-elle ; mais à sa joie momentanée vint se joindre l’horrible pensée qu’il ne pourrait pas la secourir, qu’il glisserait lui-même.

— Prenez garde au gazon ! cria-t-elle encore. Elle sentait qu’elle ne pourrait tenir la branche longtemps, qu’elle tomberait dans l’abîme ; alors que deviendrait-il ? Ce moment lui parut une heure.

— Je viens ! tenez-vous ferme.

Elle entendit sa voix au-dessus d’elle. Elle priait avec ferveur ! Être perdue avec son époux si près d’elle ! Cependant pourrait-il se tenir assez bien sur le gazon pour la soulever ?

— À présent, dit-il, parlant du rocher sous lequel croissait le buisson, je ne puis pas vous atteindre, à moins que vous n’éleviez votre main, votre main gauche. Lâchez ! à présent !

Ce fut un affreux moment. Amable ne pouvait le voir, et il lui semblait que lâcher la branche c’était mourir. Elle tenait justement avec la main gauche la branche la plus forte, et une espèce d’instinct l’empêchait de la quitter. Mais elle avait l’habitude d’obéir et de se confier, et tendit sans hésiter sa main gauche.

Que joie indicible de sentir la main de Walter, forte comme l’acier, saisir son poignet, au moment même où le buisson se déracinait ! Si elle avait tardé une seconde, elle était perdue. Sa confiance l’avait sauvée.

Un moment après elle était dans ses bras, sur le sentier battu, loin du précipice.

— Dieu soit loué ! dit-il tout bas. Amy, vous êtes sauvée !

Elle le regarda, et vit qu’il était pâle quoique sa voix n’eût pas cessé un moment d’être ferme. Elle s’appuya contre lui, et garda le silence, car elle n’avait pas la force de parler ni de se soutenir.

Quelques minutes s’écoulèrent. Alors, commençant à se remettre, elle le regarda encore et dit :

— C’était affreux, j’ai cru que vous ne pourriez pas me sauver.

— Je l’ai craint un moment, répondit Walter d’une voix étouffée. Êtes-vous mieux, n’êtes-vous pas blessée ?

— Non, merci ; je ne suis pas tombée, j’ai seulement glissé. Elle lui expliqua ce qui était arrivé, et ferma encore les yeux en frémissant.

— Dieu merci, c’est fini, dit-il. Êtes-vous encore étourdie ?

— Non, ce n’est plus rien.

Elle essaya de se tenir debout seule et n’en eut pas la force. Il la fit asseoir, la pressant encore de lui dire si elle n’avait pas de mal.

— J’ai seulement le poignet un peu foulé ; mais ce n’est rien. C’est la Providence qui avait fait croître là ces buissons.

Après un moment de silence, Walter, voyant qu’elle était mieux, lui demanda pour quelle fleur elle s’était ainsi exposée.

— C’était une saxifrage. Mais où courez-vous, Walter ?

— Je vais chercher votre album et mon bâton. Je reviens à l’instant, demeurez assise.

Au bout de peu d’instants, il reparut avec l’album et le petit panier d’Amy, dans lequel étaient quelques fleurs de saxifrage.

— J’aurais dû vous dire que je n’y tenais pas, dit-elle en allant au-devant de lui. Pourquoi vous exposer pour cela ?

— Je ne courais aucun danger, j’avais mon bâton.

— Je suis bien aise de n’avoir pas deviné où vous alliez ; mais je garderai ces fleurs, pour me rappeler la fragilité de toutes nos joies.

— De toutes ?… demanda Walter, se parlant à lui-même ; et, regardant le ciel, il se répondit : Il en est une que rien ne peut nous enlever !

Amable l’admirait dans son cœur. Elle aurait pu pleurer pour lui, en songeant au malheur qui venait de le menacer ; à son retour en Angleterre, à sa première entrevue avec sa mère, à sa vie solitaire. Et lui, les joues pâles encore de l’émotion qu’il venait d’éprouver, il pouvait lui parler avec calme de leur bel avenir… Cependant son émotion avait été si grande, que son sommeil en fut troublé quelque temps, et qu’il la surveillait sans cesse pendant le jour ; ainsi ce qui le détachait des biens de ce monde, de sa jeune femme en particulier, ce n’était pas un défaut de tendresse.

Peu de jours après ils arrivèrent à Lugano, et, comme toujours, ils allèrent d’abord à la poste ; mais ils n’y trouvèrent pas les lettres qu’ils attendaient. Il y avait eu des lettres adressées à M. Morville ; mais le signor inglese avait laissé l’ordre de les envoyer à Como. Amable, dans son meilleur italien, tâcha de faire comprendre que le capitaine Morville n’était pas le même personnage que M. Walter Morville. Ce dernier riait de la peine que sa femme avait à s’expliquer, tandis que le maître de poste soutenait toujours que l’adresse était : Morville, poste restante.

— Je vois à ceci un avantage, dit Walter en s’éloignant. Nous savons où trouver le capitaine. Je lui écrirai pour lui donner rendez-vous à Varenna ou à Bellagio. Lequel vaut le mieux ?

— C’est comme il voudra. Pour nous, c’est fort égal.

— Votre voix a quelque chose de triste, dit Walter en souriant.

— Ce n’est pas ma faute. Vous avez raison, et je désire aussi que nous le voyions.

Le surlendemain de ce jour, Philippe Morville marchait le long d’une route brûlante et poudreuse, enfermée de murs qui cachaient la vue du lac, et se rendant à Bellagio. Il pensait au billet qu’il avait reçu de Walter, formant le projet de se montrer magnanime et d’oublier les offenses passées, pour l’amour d’Amy. Puisqu’ils étaient mariés, il fallait tout oublier, et, tant qu’elle serait heureuse, pauvre enfant ! il fallait supporter son mari, sans le gâter cependant, comme faisait la famille Edmonstone.

En faisant ces réflexions, il entra dans la ville ; et, en cherchant l’hôtel où logeaient ses cousins, il arriva sur une terrasse qui dominait le lac bleu, divisé en deux branches par le promontoire de Bellagio. De l’autre côté se présentaient de magnifiques montagnes. Un petit bateau traversait le lac ; lorsqu’il fut plus près du bord, Philippe vit qu’il portait un monsieur et une dame, probablement ses cousins eux-mêmes. Ils levèrent les yeux, et lui firent des gestes qu’il reconnut bientôt. C’était comme un souvenir de Hollywell, transplanté dans un paysage italien. Il descendit à leur rencontre. Walter le salua cordialement, ayant l’air d’attendre ses félicitations.

— Comment vous portez-vous, Philippe ? Je suis bien aise de vous rencontrer enfin.

Si Walter avait voulu chagriner Philippe, il n’aurait pu s’y prendre mieux qu’en paraissant avoir tout oublié, et en déjouant ses plans de réconciliation. Mais le capitaine ne laissa rien voir de ses sentiments. Il secoua la main d’Amable, innocence petite victime, dont les sourires inspiraient la mélancolie. Amy était charmée de voir Philippe, puisque Walter était content. D’ailleurs une figure de connaissance faisait plaisir à rencontrer loin de chez soi.

— J’ai vos lettres dans mon sac, et je vous les donnerai dès que nous serons à l’hôtel, dit Philippe ; j’ai cru plus sûr de les apporter moi-même que de les mettre encore à la poste.

— Certainement. Y en a-t-il plusieurs ?

— Une pour chacun de vous ; toutes deux de Hollywell. Je suis fâché qu’on me les ait envoyées ; mais, ne vous sachant pas si près, j’avais seulement dit mon nom de famille.

— C’est fort heureux ; sans cela nous ne vous aurions pas retrouvé, dit Walter, quoique nous n’ayons cessé de vous chercher depuis que nous avons vu votre nom à Altdorf.

— Je suis bien aise aussi de vous voir. Quelles nouvelles avez-vous de la maison ?

— D’excellentes nouvelles, dit Amy. Charles est très bien ; il est sorti souvent, et a même été dîner en ville.

— J’en suis charmé.

— Depuis sa dernière maladie, il est mieux qu’auparavant.

— Peut-il poser le pied à terre ?

— Non, dit Amy ; on n’espère pas qu’il le puisse jamais. Mais il se porte mieux, il a meilleur appétit et dort paisiblement.

— J’ai toujours pensé qu’il irait mieux, s’il prenait plus d’exercice.

Amy se dit à elle-même que, pour prendre de l’exercice, il fallait que son frère commençât par être mieux ; mais elle ne répondit rien, et Walter demanda à Philippe ce qu’il avait fait ce jour-là.

— Je suis venu à pied de Côme. Mais voyagez-vous toujours de cette façon, impedimentis relictis ?

— Pas tout à fait, répondit Walter ; les ' impedimenta sont, les uns à Varenna, les autres avec Arnaud, à l’hôtel.

— Ainsi Arnaud est avec vous ?

— Oui, et Anne aussi, dit Amy.

Sa femme de chambre était une jeune personne de Stylehurst, qui avait servi longtemps chez madame Edmonstone.

— Elle trouvait d’abord qu’Arnaud était un si beau monsieur, qu’elle osait à peine lui parler ; sa politesse même le gênait. Mais à présent elle est sa protégée, et il l’a menée dîner chez sa sœur. Elle me dit qu’il veut lui faire admirer le pays ; mais elle trouve qu’il y a trop de neige.

— Stylehurst devrait l’avoir mieux préparée aux montagnes, dit Philippe.

Ils furent bientôt à l’aise ensemble. Amy paraissait si heureuse que Philippe ne pût soupçonner Walter de ne pas se conduire très bien avec elle ! Mais on était encore dans la lune de miel ; il faudrait voir plus tard. Walter se montrait d’une humeur charmante, il est vrai ; mais il n’y a pas un grand mérite à cela, quand on est parfaitement heureux. Une petite circonstance froissait le capitaine plus qu’il ne le croyait lui-même. On l’avait jusqu’alors considéré comme l’égal de Walter, peut-être même comme son supérieur, par son âge et son caractère. Maintenant M. Walter Morville, marié et chef de famille, était quelque chose de plus que son cousin, qui n’était qu’un jeune homme et son hôte. Philippe se croyait bien au-dessus de la jalousie ; et quand il en éprouvait, malgré lui, quelque atteinte, cela lui donnait de l’humeur. Cependant la bonne réception de ses cousins le rendait par moments tout à fait gracieux.

À l’hôtel, il leur donna les lettres qu’il avait reçues par méprise. Il lui semblait qu’il avait plus de droits qu’eux-mêmes à celle de Laura ; et, pendant que Walter et Amable lisaient, Philippe demeura seul à se promener en long et en large dans leur salon. Ils revinrent bientôt. Walter se mit à écrire sa réponse ; Amable arrangeait quelques livres et travaillait à sa broderie, comme elle aurait fait chez elle.

Philippe regarda les livres.

— Avez-vous ici Childe-Harold ? demanda-t-il. Je voudrais y revoir un passage.

— Non, nous ne l’avons pas.

— Walter, vous n’oubliez jamais la poésie ; vous souvenez-vous de ces lignes sur un brouillard dans la vallée ?

— Je ne les ai jamais lues. Rappelez-vous que vous m’avez conseillé de ne pas lire Byron.

— Comptez-vous suivre ce conseil toute votre vie ? s’écria Philippe, qui vit de la malice dans cette réplique. Ce que je vous disais concernait plutôt ceux des ouvrages de Byron qui pervertissent le cœur, que ceux où il décrit la nature.

— Je crois, dit Walter, qu’après l’Écriture sainte, la nature est la chose que j’aimerais le moins à entendre interpréter par Byron. Depuis que je sais ce qu’il était, je me suis cru obligé de suivre votre avis au pied de la lettre. Je crois qu’il est dangereux d’écouter un homme qui s’arrête à la beauté matérielle, ou, qui pis est, mêle les passions de l’homme aux gloires de la nature.

— Vous n’avez jamais lu ce poëme, dit Philippe ; comment pourriez-vous le juger ? D’ailleurs votre règle exclut toute la poésie descriptive. Vous la voudriez écrite par des anges, je suppose ?

— Non, mais par des hommes pieux.

— Vous nous en laisseriez bien peu.

— Un bon nombre de nos grands poètes, dit Amy, ont été cependant des hommes de ce caractère.

— Shakespeare, par exemple ?

— Personne ne peut douter de sa tendance en lisant ses écrits, dit Walter. Puis Spenser, Milton, Wordsworth, Scott.

— Scott ? dit Philippe.

— Lisez ses descriptions dans ses romans.

— Il y a de la vérité dans ce que vous dites, répondit Philippe pour ne pas sembler obstiné. Cependant ce n’est pas une raison pour ne pas porter Childe-Harold avec vous en Italie.

Amable trouva que c’était trop revenir là-dessus, mais Walter ne fit qu’en rire, avouant qu’il n’y avait pas même pensé.

Une des choses qui déplaisaient le plus à Philippe, était de se trouver avec des gens de bonne humeur, quand il ne l’était pas lui-même ; il était aussi un peu contrarié de ne pouvoir plus faire perdre patience à Walter, comme autrefois. Mais ce qui l’importunait plus que toute autre chose, c’est que Walter tenait désormais de plus près que lui à la famille Edmonstone. Il le vit demander la lettre de Laura, puis recevoir gaiement les commissions qu’Amy lui donnait en riant et en parcourant sa réponse inachevée. Des gens qui ne regardaient qu’à la surface, pensa Philippe, diraient qu’ils sont bien assortis. Et certainement ils seraient heureux ces pauvres jeunes gens, si cela pouvait durer. Ensuite Walter et Amy, parlant de la lettre de Charles, dirent quelque chose d’un admirateur de Laura. Le monde entier aurait pu l’admirer, qu’il n’aurait pas douté de son cœur ; les plaisanteries de Charles n’ébranlaient pas sa confiance ; mais quel supplice d’entendre parler ainsi, sans oser faire une question ! Walter et Amy le croyaient occupé à lire et ne parlaient pas pour lui. Mais ce qu’ils dirent ensuite le força de montrer qu’il écoutait.

— Qui ? Laura ?… Vous dites qu’elle a été malade ?

— Pas précisément, répondit Amy. Le docteur Mayerne dit que ce n’est rien ; mais elle est triste et abattue, et maman croit qu’il faudrait qu’elle eût plus de distraction.

Philippe ne laissa pas échapper un soupir, malgré le poids qu’il sentait sur sa poitrine, en songeant qu’il était la cause des peines de Laura. Hélas ! il ne pouvait rien faire pour elle, et il fallait qu’elle souffrît encore longtemps en silence, tandis que ces deux jeunes gens, parce qu’ils étaient riches, pouvaient être heureux, légers, insouciants. Il les croyait légers, parce qu’ils étaient gais, et il se figurait qu’ils cherchaient l’occasion de rire, parce qu’ils la trouvaient dans toutes leurs petites mésaventures de voyage.

Arnaud, étant un vieux domestique, ne pouvait s’accoutumer aux chemins de fer et à tous les changements survenus depuis sa jeunesse. Walter et Amable, tous deux jeunes et bien portants, se souciaient peu de mal dîner, et ne voulaient pas ennuyer le fidèle Arnaud de leurs plaintes. Ils prenaient les choses comme elles se trouvaient, mangeaient du pain sec si la cuisine était mauvaise, marchaient si les routes étaient gâtées, partaient plus tôt si une auberge ne valait rien ; puis ils faisaient de tout cela des récits amusants à Charles. Ils ne se faisaient pas même un souci d’avoir manqué quelque point de vue célèbre.

Philippe trouvait tout cela absurde, et pensait que Walter ne savait pas soigner sa femme. En un mot, il se persuada de plus en plus qu’il s’était marié beaucoup trop jeune.

Ainsi se passa la première soirée.

Le lendemain matin, le capitaine, restauré par une bonne nuit, se trouva beaucoup mieux disposé que la veille. Il ne se sentit point fâché de ce que ses cousins rirent un peu à ses dépens, lorsque, en parlant à Anne de sa maîtresse, il l’appela mademoiselle Amable.

— C’est égal, dit Amy, après que la femme de chambre fut sortie, et qu’elle vit l’air confus de Philippe ; elle y est accoutumée ; Walter s’y trompe comme vous.

— Et l’autre jour, dit Walter, quand le frère de Thorndale, que nous avons vu à Munich, m’a demandé des nouvelles de lady Morville, il m’a fallu réfléchir un moment pour savoir de qui il voulait parler.

— Ah ! vous avez vu le frère de Thorndale !

— Oui, il a été fort aimable. Walter est allé le voir pour nos passe-ports, et, quand il a su qui nous étions, il nous a amené sa femme, et ils nous ont invités à une soirée.

— Y êtes-vous allés ?

— Walter l’a jugé convenable, et nous n’avons pas eu lieu de nous en repentir. Nous y avons eu une aventure amusante. Nous avions été voir le matin de beaux vitraux dans l’église principale. En me retournant, je vis un monsieur, un Anglais, qui regardait Walter attentivement. Nous le rencontrâmes aussi à cette soirée, et M. Thorndale nous le présenta sous le nom de M. Shene.

— Shene, le peintre ?

— Justement. Il avait été frappé de la figure de Walter : c’était justement, nous dit-il, ce qu’il lui fallait pour un tableau auquel il travaillait ; aussi lui demanda-t-il de vouloir bien poser devant lui.

— Et vous avez consenti ?

— Oui, dit Walter, et nous en avons été récompensé. M. Shene est un homme très agréable, et donne l’idée d’un vrai génie. Le jour suivant il nous conduisit à la galerie de tableaux, et nous fit remarquer tous les meilleurs ouvrages.

— Quel personnage vous fait-il représenter ?

— C’est ce qu’il y a de plus étrange, dit Amy. Ne vous rappelez-vous pas combien Walter nous a surpris une fois en choisissant sir Galahad pour son héros favori ? Eh bien ! c’est ce même Galahad, adorant le Saint-Greal. M. Shene dit qu’il y avait longtemps rêvé, et qu’il a trouvé ce qu’il cherchait en voyant la figure de Walter tournée avec admiration vers ces vitraux. Il aurait donné tout au monde, dit-il, pour en bien saisir l’expression.

— Je voudrais bien savoir quel air j’avais, dit Walter.

— Vous a-t-il dessiné tel que vous êtes ou bien en Galahad ?

— Il n’a fait que mon portrait, heureusement.

— Est-il ressemblant ?

— Amy le trouve ; pour moi je ne m’y serais jamais reconnu.

Sa femme lui dit :

Si quelque fée pouvait nous accorder le don
De nous voir comme les autres nous voient…

— Mon miroir me procure cet avantage tous les matins.

— Oui ; mais vous ne vous regardez pas vous-même comme vous regardez des vitraux.

— Comment avez-vous eu le temps de poser ? demanda Philippe.

— Ce portrait n’est qu’une esquisse ; M. Shene l’a faite en deux soirées.

— Il me l’a promis quand il aura fait son Galahad, dit Amy.

— Deux, trois soirées… Vous avez donc été longtemps à Munich ?

— Quinze jours, dit Walter. C’est une ville où il y a beaucoup de choses à voir.

Philippe ne comprenait pas et n’approuvait pas qu’on restât si longtemps dans une ville bruyante. Sans vouloir rien dire ce jour-là, il reprit son ancienne manière de gouverner et de diriger ses cousins. Ils y étaient si fort accoutumés que cela leur était fort égal ; ils regardèrent même cette conduite comme une preuve de son amitié.

Ils employèrent cette journée à faire une promenade sur le lac, abordant aux plus beaux endroits du rivage, tout en parlant du livre avec lequel ils avaient fait connaissance les uns des autres, I promessi Sposi. Jamais touristes ne passèrent une journée plus agréable.

En comparant leurs plans, le capitaine et ses jeunes cousins virent qu’ils avaient encore une semaine ou dix jours de libres ; le premier, avant de s’embarquer pour Corfou, les autres, avant de retourner chez eux. Walter proposa d’aller ensemble visiter quelques lieux, afin qu’il n’y eût plus d’erreurs à la poste, et pour que le signor capitano leur servît d’interprète. Philippe pensa qu’il serait fort heureux pour ses jeunes cousins d’apprendre de lui comment on voyage. Il tira donc de sa poche sa petite carte, sur laquelle il avait marqué sa route avant de quitter l’Irlande. Walter et sa femme, sans avoir un plan arrêté, avaient eu dessein d’aller à Venise ; mais ils renoncèrent volontiers à ce projet, pour se conformer à celui de Philippe, qui était de longer la côte orientale du lac de Côme, puis de traverser le Stelvio pour entrer dans le Tyrol, et de se rendre tous ensemble à Botzen, d’où Philippe gagnerait le Midi, à travers des chemins de montagne, pendant que ses cousins s’en retourneraient chez eux en passant par Inspruck.

Amable était enchantée de demeurer un peu plus longtemps sur les rives du lac où avait vécu Lucia ; et, quoique au fond de son cœur la présence d’un tiers ne lui fût pas très agréable, elle était heureuse de voir combien les manières de Walter avaient adouci l’injustice de Philippe et dit, le soir, à son mari qu’elle était charmée que l’expérience eût si bien réussi.

Elle était occupée à préparer le déjeuner du lendemain matin, quand le capitaine entra dans la chambre ; elle lui dit que Walter était allé préparer leurs plans avec Arnaud. Philippe, après avoir regardé un moment par la fenêtre, se tourna et lui dit soudainement :

— Croyez-vous qu’on ait quelque sujet d’être inquiet de Laura ?

— Non, certainement, répondit Amy avec quelque surprise. Elle ne paraissait pas très bien dernièrement, mais le docteur Mayerne nous rassure et ne voit rien là qui doive nous inquiéter.

— N’a-t-elle pas perdu ses forces ? Peut-elle s’occuper comme de coutume ?

— Elle travaille plus que jamais ; maman craint seulement qu’elle n’en fasse trop, mais elle ne veut jamais convenir qu’elle soit fatiguée. Elle va à l’école trois fois par semaine, et à East-Hill le jeudi pour les répétitions de chant, puis elle devient savante ! Walter lui a donné tous ses vieux livres de mathématiques, et Charles ne l’appelle que mademoiselle Parabole.

Philippe garda le silence ; il voyait bien qu’elle cherchait à étouffer ses soucis par le travail. Il se sentait aigri contre le monde entier, contre son père, contre son propre sort et le bonheur des autres ; peut-être même contre la Providence.

À ce moment Walter survint et dit :

— Je crois qu’il nous faudra renoncer à notre plan.

— Comment ? s’écrièrent à la fois Philippe et Amy.

— Je viens d’apprendre qu’il règne une fièvre à Sondrio et dans tout le voisinage, et chacun dit que ce serait une imprudence de nous y exposer.

— Que ferons-nous donc ? demanda Amy.

— J’ai dit à Arnaud que nous le lui ferions savoir dans une heure. J’ai pensé à Venise.

— Venise ! oh ! ce serait charmant.

— Qu’en dites-vous, Philippe ? demanda Walter.

— Je dis que je ne vois pas pourquoi nous changerions nos plans. Si une fièvre règne parmi de pauvres paysans, ce n’est pas une raison pour qu’elle nous atteigne, nous qui sommes bien portants et bien nourris, et qui ne ferons que traverser le pays.

— Nous ne pourrions pas faire autrement que de coucher soit à Colico, soit à Madonna. Or Colico est, à ce qu’on dit, un endroit fort malsain dans cette saison, et Madonna est le centre de la fièvre… Sondrio n’est guère mieux. Je ne vois pas quelles précautions nous pourrions prendre, et, quoiqu’il soit probable que nous ne prendrions pas la fièvre, il me semble plus sage de ne pas s’y exposer.

— Vous vous rendez esclave de vos craintes.

— Je ne vois pas pourquoi nous irions courir un danger inutile.

— Si vous appelez cela un danger ! dit Philippe.

— Appelons-le comme vous voudrez, répondit Walter en souriant ; mais, dans le cas même où il y aurait peu de chose à craindre, j’oserai mieux me présenter devant madame Edmonstone, si je n’ai pas exposé Amy.

— Amy vous sait-elle gré de vos précautions, elle qui désirait tant voir la rive orientale du lac ?

— Amy est une femme soumise, répondit Walter.

— À Venise donc ! je vais sonner Arnaud. Vous viendrez bien avec nous, Philippe ?

— Non, merci. J’ai toujours désiré voir la Valteline, et une épidémie parmi les paysans ne me semble pas une raison suffisante pour me détourner de ce projet.

— Oh Philippe ! vous n’y pensez pas, dit Amy.

— Mon parti est pris, Amy. Je vous remercie.

— Je voudrais pouvoir vous persuader, dit Walter. Vous nous auriez servi d’interprète à Venise ; d’ailleurs je n’aime pas à vous voir vous exposer ainsi.

La discussion dura longtemps. Philippe n’approuvait pas du tout ce séjour à Venise, surtout après celui de Munich ; ces deux endroits étaient dangereux pour Walter. Il fit donc tout son possible pour les détourner de leur projet, persuadé que les craintes d’Arnaud étaient exagérées. Qui sait même si, dans toute la force de la santé, il ne regardait pas la maladie, et à plus forte raison la crainte de la maladie, comme une faiblesse ? Plus il voyait l’impossibilité de faire céder Walter, plus il prenait d’aigreur. Il en vint à croire que tout ceci était imaginé par son cousin pour lui résister ; tous ses anciens préjugés reparurent, et il n’avait jamais été plus irritant. Mais Walter, quoique ferme, ne cessa pas d’être parfaitement calme, pendant que les joues d’Amable brûlaient d’indignation. L’heure se passa ainsi ; Amable fut bien aise quand l’entrée d’Arnaud vint terminer le débat. Il venait prendre ses ordres, et, Walter étant sorti avec lui, Amy commença à rassembler ses effets. Philippe, après un moment de réflexion, prit la parole d’un ton compatissant, comme il le faisait souvent avec sa petite cousine Amy.

— Vous avez bien fait de céder ainsi, lui dit-il. C’est la bonne manière avec lui ; et vous trouverez toujours qu’il vaut mieux vous soumettre.

Il allait continuer, et la prévenir des dangers de Venise, mais elle l’arrêta d’un regard. La jeune femme prit un air de dignité, et dit gravement, quoique avec douceur :

— Vous oubliez à qui vous parlez.

— Je vous demande pardon, répondit-il avec confusion. En effet il avait oublié qu’il parlait à lady Morville, et non pas à sa cousine Amy, avec qui il avait pu discuter le caractère de Walter. Il avait été bien souvent aussi loin que cela avec sa tante ; mais elle s’était contentée de détourner la conversation.

Amable n’avait pas fini, et d’une voix ferme elle parla ainsi :

— Je veux vous dire aujourd’hui une chose que je n’ai jamais osé vous dire, et sur laquelle je ne reviendrai plus. Vous n’avez jamais compris Walter ; vous n’avez jamais voulu le comprendre. Vous avez tout fait pour éprouver sa patience, et vous n’avez jamais apprécié ses efforts pour ne pas la perdre. Je ne parle pas ainsi parce que je suis sa femme, mais je veux que vous sachiez qu’il n’agit jamais dans le but de vous contrarier. Vous ignorez combien il a désiré votre amitié, combien il a essayé de la gagner. Vous ignorez comme il vous défendait à la maison, après tout ce que vous aviez fait et écrit, et quand toute la famille était contre vous. Il cherchait toujours à nous persuader que vous agissiez dans un bon but.

Philippe avait pris un air sombre, surtout à ces mots : « quand toute la famille était contre vous. »

— Ce n’est pas ma faute si nous ne sommes pas amis, dit-il. Cela tient à son défaut de franchise. Mon opinion n’a jamais changé.

— Non, je le sais, dit Amy, avec tristesse ; quand elle changera, vous serez peut-être fâché de l’avoir si mal jugé.

Elle quitta la chambre, et Philippe l’estima plus que par le passé. Il vit qu’il y avait du caractère sous cet extérieur enfantin, et il espéra qu’elle serait en état de supporter les chagrins que son mari lui ferait, car, pour celui-ci, il se montrait décidément plus changeant et plus obstiné que jamais. Le mécontentement de Philippe ne fut pas adouci par les manières cordiales de Walter, qui voulut qu’il les accompagnât aussi longtemps qu’ils suivraient la même route. Il ne fut gracieux qu’avec lady Morville, à qui il voulait montrer qu’il ne lui en voulait pas de ses reproches ; mais elle trouvait sa politesse insupportable, et, en arrivant à Varenna, elle se réjouit, à la pensée qu’il allait enfin les quitter.

— Allons, Philippe, dit encore Walter au dernier moment, repentez-vous, et prenez avec nous la route de Milan.

— Impossible.

— N’allez pas prendre la fièvre, et ne m’obligez pas à courir vous soigner.

— Merci ; j’espère n’avoir pas besoin de vos secours, répondit fièrement Philippe.

— Adieu donc, dit Walter. Puis, se rappelant ce qu’il avait promis à Laura, il ajouta : J’aurais voulu que nous fussions plus longtemps ensemble. On sera charmé d’avoir de vos nouvelles à Hollywell. Vous avez là une amie qui prend chaudement votre parti.

Philippe fut un peu touché, et, prenant un air plus familier :

— Rappelez-moi à leur souvenir quand vous écrirez, et priez Laura de ne pas trop se fatiguer à ses études. Adieu, Amy ; je vous souhaite un heureux voyage.

La voiture s’éloigna, comme ils se saluaient encore les uns les autres.

— Pauvre petite Amy ! se dit Philippe : combien elle a gagné ! Quelle charmante petite femme ! Walter est né sous une heureuse étoile : il n’est pas surprenant que tant de biens l’étourdissent. Pauvre Amy ! J’espère moins que jamais, puisque son désir évident de ne pas aller à Venise n’a pas changé la résolution de Walter ; mais c’est une douce petite créature, heureuse dans son aveuglement : puisse-t-il continuer longtemps ! C’est mon oncle et ma tante qui sont coupables.

Il se mit à gravir le sentier de la montagne, avec toute l’ardeur que donnent la jeunesse et la santé. Puis il s’arrêta pour faire encore des signaux à la voiture qui s’éloignait.

— Il est toujours le même ! dit Amy en poussant un soupir si profond, que cela fit sourire Walter. Êtes-vous fâché contre lui ? continua-t-elle.

— Il me semble que je n’ai pas bien profité de cette occasion.

— Pour lui, il ne l’a pas perdue. Croiriez-vous qu’il commençait à me faire une leçon sur la manière dont je devais me conduire avec vous ?

— Trouvait-il donc que vous en eussiez besoin ?

— Je ne sais. Vous pensez bien que je ne l’ai pas laissé continuer.

Walter trouva si plaisante l’idée qu’on jugeât une pareille leçon nécessaire à sa femme, qu’il ne remarqua pas l’impertinence de son cousin, et il fit rire Amy elle-même, en disant que c’était, chez Philippe, la force de l’habitude.

— Maintenant, Walter, dit-elle d’un air caressant, faites-moi un plaisir… Avouez que vous êtes bien aise qu’il nous ait quittés.

— Au contraire, je suis très fâché qu’il soit allé s’exposer à cette fièvre, répondit Walter en affectant de la contrarier.

— Ce n’est pas de cela que je vous demande d’être content, mais de ce qu’il n’est plus là pour nous dominer.

Walter sourit, et se mit à siffler.