L’Héritier de Redclyffe/38

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C. Meyrueis (Volume 2p. 217-232).


CHAPITRE XXXVIII.


La froideur de mon cœur s’est dissipée,
Mais le poids est toujours là ;
Des pensées, que je déteste, reviennent,
Pour me livrer au désespoir.

(Southry.)


Philippe était pour Amable le plus grand sujet d’inquiétude. Pendant longtemps on n’entendit point parler de lui à Hollywell ; elle commençait à craindre qu’il n’eût pas été aussi vite rétabli qu’il se le figurait. Les premières nouvelles qu’on eut de lui arrivèrent par Maurice de Courcy. « Le pauvre Morville, écrivait-il, a été débarqué à Corfou sans connaissance et avec une seconde attaque de fièvre. Il a été de nouveau en grand danger, et, quoiqu’il soit mieux, il est encore loin de pouvoir écrire. »

En effet, c’était une rechute de sa première maladie, qui avait surtout atteint le cerveau. Son impatience de quitter Recoara et de se délivrer d’Arnaud en avait été le symptôme ; mais, heureusement, il ne tomba pas tout à fait malade avant de s’être embarqué et d’être entouré d’amis. Longtemps encore après que la fièvre eut disparu, et que ses forces furent revenues, son esprit continua d’être égaré, et, quand enfin le délire cessa, il ne put retrouver la faculté de penser ; la mémoire lui échappait, et cette confusion d’idées, plus pénible que la souffrance ou la faiblesse du corps, aucun remède ne la pouvait soulager.

La première chose qu’il put se rappeler plus tard, ce fut d’avoir été assis dans un fauteuil auprès de la fenêtre ouverte, et obligé de détourner la vue de la baie de Corfou, dont les vagues brillantes l’éblouissaient, avec les vaisseaux d’Ulysse, transformés en rochers, éclairés par le soleil, et les collines bleues de l’Albanie dans le lointain.

James Thorndale était alors auprès de lui, comme toujours, lui expliquant que le colonel et le médecin avaient eu une consultation ensemble, et avaient reconnu qu’il ne pourrait se remettre complétement dans ce climat et au printemps.

— Au printemps ! s’écria Philippe. Sommes-nous au printemps ?

— À peine, mais il n’y a pas d’hiver ici. C’est le 8 janvier.

Le malade laissa retomber sa tête, et apprit avec indifférence qu’on allait le renvoyer en Angleterre, sous la garde de son domestique Bolton et de M. Thorndale lui-même, qui ne voulait pas le quitter avant de l’avoir remis entre les mains de sa sœur. Il ne fit pas d’objections, car il avait pris l’habitude d’être soumis et passif ; mais il demanda, un moment après, s’il y avait des lettres pour lui. Quoiqu’il eût déjà fait souvent cette question, on avait, jusque-là, évité de lui répondre ; mais cette fois il parlait d’une manière qui décida ses amis à les lui remettre toutes, excepté une, timbrée de Broadstone et entourée d’une large bordure noire, dont on craignit que le contenu ne pût l’agiter.

Cependant il examina les autres lettres avec indifférence et s’écria :

— Il n’y en a point d’Hollywell ! N’a-t-on pas entendu parler d’eux ? Thorndale, je veux savoir si de Courcy n’a pas de nouvelles de lady Morville.

— Il a entendu dire qu’elle est arrivée en Angleterre.

— Ma sœur me le dit… Il y a plus de deux mois de cela… Je ne puis croire qu’elle ne m’eût pas écrit, si elle s’était trouvée en état de le faire. Elle me l’avait promis… Puis, s’arrêtant, il reprit impérieusement : Thorndale ! n’y a-t-il pas d’autre lettre pour moi ? Je vois qu’il y en a une, je veux l’avoir !

Son ami ne put lui résister plus longtemps, et il n’eut pas à regretter de lui avoir cédé ; car, après avoir lu deux fois la lettre d’Amable, il soupira profondément et les larmes lui vinrent aux yeux ; mais il eut l’air plus calme et moins oppressé. Il ne pouvait pas encore écrire, et le colonel Deane se chargea d’annoncer son arrivée à madame Henley, et, pour lui, il résolut d’expliquer à Amable la cause de son silence, dès qu’il serait en Angleterre.

Madame Henley arriva en voiture à la station du chemin de fer, par un jour froid du mois de février. Il lui tardait de revoir son frère et de le soigner dans sa convalescence, car il lui semblait (elle avait un cœur, après tout) que c’était un retour de ces jours de jeunesse, qu’elle regardait avec un sentiment de tendresse, mêlé d’un peu de mépris, comme des jours de folies romanesques. Elle espérait que son pauvre Philippe qui, pour elle, avait imprudemment ruiné son avenir, serait dédommagé, et posséderait enfin la terre de Redclyffe.

Comme le train arrivait, elle reconnut tout de suite M. Thorndale, l’ancien protégé de son frère… Mais était-ce là Philippe ? Elle cherchait vainement dans cet homme grand, il est vrai, mais courbé et à la démarche traînante, le fier et vigoureux Philippe d’autrefois. Elle ne put en croire ses yeux que lorsqu’il s’avança vers sa voiture ; alors elle vit encore plus clairement sur sa figure les traces de la maladie. Un échange confus de paroles eut lieu. James Thorndale s’en allait plus loin par le même train, et n’eût que le temps d’assurer madame Henley que Philippe était beaucoup mieux qu’en quittant Corfou, quoiqu’il fût un peu fatigué du voyage. Il pria aussi Philippe de lui écrire, puis la cloche sonna : il fallut se dire adieu, et la voiture s’éloigna.

— Vous êtes donc mieux ? dit madame Henley en regardant son frère. Comme vous êtes changé ! Il faudra que nous ayons grand soin de vous.

— Merci. J’étais sûr que vous me recevriez bien, quoique je sois une triste société.

— Ne parlez pas ainsi, mon cher frère ! Vous savez bien que le docteur Henley et moi nous sommes toujours charmés de vous avoir. Êtes-vous bien fatigué ?

— Un peu ; mais quelles nouvelles avez-vous de Hollywell ?

— Il n’y a pas encore de nouvelles.

— Savez-vous comment elle est ? Quand avez-vous entendu parler d’elle ?

— Il y a une semaine à peu près qu’elle m’a écrit pour s’informer de vous.

— Vraiment ! Mais que dit-elle d’elle-même ?

— Rien de remarquable, pauvre jeune femme ! Je crois qu’elle ne quitte pas son canapé. Ma tante ne demande pas mieux que de faire des embarras.

— Pouvez-vous me montrer sa lettre ? dit Philippe, qui ne pouvait supporter d’entendre parler d’Amable de cette manière, et qui, pourtant, était fort désireux d’avoir de ses nouvelles.

— Je ne l’ai pas conservée, répondit madame Henley. Ma correspondance est si étendue, que je ne puis conserver les lettres insignifiantes.

La pâle figure de Philippe se couvrit soudain de rougeur. Sa sœur lui demanda s’il souffrait.

— Non, répondit-il brusquement, et Marguerite ne put comprendre ce qu’il avait, se doutant peu quelle profanation elle avait commise à ses yeux en parlant ainsi de la lettre d’Amable.

Elle était très affligée de le voir encore si malade. En arrivant à la maison il fut obligé de se mettre au lit, et le docteur Henley déclara qu’il serait longtemps avant de se remettre du choc qu’il avait éprouvé, mais que sa santé finirait par se rétablir, s’il se reposait complétement.

Il n’était pas à craindre que Marguerite ne soignât pas bien son frère. Elle lui permit de garder sa chambre le jour suivant, et lui apporta tout ce dont il avait besoin, quoiqu’elle eût mieux aimé qu’il descendît pour se distraire. Mais il avait une lettre à écrire, qui lui prit un temps si considérable, que Marguerite se sentit curieuse de savoir à qui elle était destinée. Elle vit enfin, quand on porta cette lettre à la poste, qu’elle était adressée à lady Morville.

Le soir, après l’heure des visites, Philippe descendit au salon, et sa sœur eut le plaisir de l’établir dans un fauteuil au coin du feu, en attendant que le docteur rentrât pour dîner. L’appartement de madame Henley était très élégant, spacieux et richement meublé ; le feu, brillant au milieu de sa grille d’acier poli, l’éclairait elle-même, comme elle était assise vis-à-vis de la cheminée en toilette soignée, et occupée à couper les feuillets d’un livre neuf appartenant au club qu’elle présidait. Elle sentait qu’elle avait obtenu un des résultats pour lesquels elle s’était mariée : savoir, d’être en état de recevoir son frère chez elle, d’une manière agréable. Si seulement il pouvait se remettre !

— Voulez-vous un coussin sous votre tête, Philippe ? Va-t-elle mieux ?

— Elle va mieux depuis ce matin, merci.

— Aviez-vous ces maux de tête avant votre seconde maladie ?

— Je ne m’en souviens pas distinctement.

— Ah ! je ne comprends pas comment M. et madame Edmonstone ont pu vous abandonner ainsi ! Je les accuserai toujours de votre rechute.

— Cela n’a rien fait, et il leur était impossible de demeurer plus longtemps.

— À cause d’Amable ? Ce n’est pas elle que je blâme, pauvre enfant ! Elle était sans doute incapable de réfléchir, mais ma tante n’a jamais qu’une idée à la fois. Charles a été longtemps son idole ; sans doute c’est à présent le tour d’Amable.

— Si quelque chose pouvait me faire du mal, c’était de sentir que je les retenais à un pareil moment.

— Ah ! je vous ai beaucoup plaint. Vous devez avoir beaucoup souffert pour la pauvre Amy. C’était très aimable à elle de m’écrire si souvent quand vous étiez malade. Comment s’est-elle tirée d’affaire, cette pauvre enfant ? Sans doute vous l’avez aidée de vos conseils ?

— Moi ? Je n’étais qu’un fardeau de plus pour elle.

— Étiez-vous toujours très malade ? dit Marguerite tendrement. Vous avez sans doute été fort négligé ?

— Je voudrais bien l’avoir été, murmura Philippe, trop bas pour être entendu. Puis il reprit à haute voix : Je n’aurais pu être mieux soigné. On aurait dit que j’étais le seul malade, et que l’on n’avait à penser qu’à moi.

— Il faut donc qu’Amable s’en soit bien tirée. On voit quelquefois ces caractères faibles…

— Ma sœur ! dit-il brusquement.

— Ne me l’avez-vous pas décrite ainsi vous-même ?

— J’étais un imbécile, ou quelque chose de pire, répondit-il d’un ton de souffrance. Elle a été admirable.

— Calme ? énergique ? demanda madame Henley, pour qui ces qualités étaient les premières de toutes. Et, comme son frère se taisait, parce qu’il lui répugnait de parler d’Amable à quelqu’un si peu fait pour la comprendre, elle continua : Sans doute elle a fait de son mieux, mais elle devait manquer d’expérience. C’est bien une idée de jeune homme, chez son mari, que de l’avoir nommée exécutrice ! Je suis surprise qu’il ait seulement fait un testament valide ; mais sans doute il vous avait consulté !

— Pas le moins du monde.

— L’avez-vous vu ?

— Mon oncle me l’a montré.

— Ainsi vous pourrez me dire tout ce que je désire savoir, car personne ne m’en a parlé. Sans doute mon oncle sera tuteur ?

— Non ; ce sera lady Morville.

— Vous badinez ! C’est au moins assez romanesque ! Cette pauvre petite femme diriger cette grande propriété ! Lui a-t-il laissé toute sa fortune ? dit madame Henley, continuant à questionner son frère, quoique celui se montrât peu disposé à répondre. A-t-il fait quelques legs ? J’ai entendu parler de celui de mademoiselle Wellwood.

— Il en a fait un à la fille de Dixon, et un à moi.

— Un à vous ! On ne me l’avait pas dit ! De combien est-il ?

— De dix mille livres, répondit tristement Philippe.

— J’en suis charmée ! s’écria Marguerite. C’est très bien de la part de ce pauvre Walter. Il a bien fait de vous consoler par là, si vous êtes désappointé.

Philippe se redressa :

— Désappointé ! s’écria-t-il avec horreur.

— Ne me regardez pas comme on regarde quelqu’un qui voudrait commettre un meurtre, dit sa sœur en souriant. Avez-vous oublié que tout dépend de la question de savoir si ce sera un fils ou une fille ?

— Voulez-vous dire que j’hériterai si c’est une fille ?

— Ah ! vous étiez si jeune, quand la substitution a été faite, que vous n’en avez pas entendu parler. Les femmes sont exclues de la succession. Il y avait une tante, que le vieux M. Morville a laissée de côté pour lui substituer mon père et vous, si les héritiers mâles venaient à manquer.

— Personne ne voudrait profiter de cette chance, dit Philippe.

— Ne prenez pas de résolution précipitée, mon chez frère, quoi que vous fassiez. Vous avez toujours le même caractère généreux et romanesque, et…

— C’est assez ! dit Philippe avec impatience ; car chaque parole de sa sœur lui enfonçait un poignard dans le cœur.

— Vous avez raison de ne pas compter sur une chose incertaine, dit Marguerite. Je suis presque fâchée de vous en avoir parlé. Parlez-moi du legs de mademoiselle Wellwood, continua-t-elle, désireuse de changer le sujet de la conversation ; dites-moi au juste ce qui en est, car tout le monde en parle. On disait qu’il lui a légué 20,000 livres, afin de fonder un couvent où l’on priera pour le repos de l’âme de son grand…

— Cinq mille livres pour l’hôpital, interrompit Philippe. Ma sœur, ajouta-t-il ensuite avec effort, c’était pour cet hôpital qu’il avait fait la requête au sujet de laquelle nous l’avons persécuté.

— Ah ! je l’avais bien pensé, s’écria Marguerite, triomphant de sa sagacité, surprise de voir son frère tressaillir et la regarder comme s’il n’avait pu la croire. Je l’avais deviné, car il était toujours avec cette société, et je pensais que c’était mauvais pour lui. Mais ces soupçons ne valaient pas la peine qu’on en parlât, et le billet était une affaire qui montrait plus clairement quelle était sa conduite habituelle.

— Si vous pensiez ainsi, pourquoi ne me l’avoir pas dit ? Oh ! ma sœur, que ne m’auriez-vous pas épargné !

— Je l’aurais fait, si j’avais cru que cela pût le disculper ; mais vous étiez si convaincu de sa mauvaise conduite en général, qu’une idée aussi vague ne valait pas la peine d’être présentée. Votre conviction avec formé la mienne.

— Je ne puis vous blâmer, fut tout ce qu’il répondit en détournant la tête.

Et madame Henley pensa qu’il la trouvait fort judicieuse. Elle continua de parler, sans se douter de tout ce qu’elle faisait souffrir à son frère.

— Pauvre jeune homme ! Nous nous sommes trompés, cette fois ; et il va sans dire qu’à présent, tout est pardonné et oublié. Mais il était d’une violence ! Je n’oublierai jamais la scène qu’il fit chez nous. Peut-être que de grands chagrins sont épargnés à la pauvre Amable.

— Une fois pour toutes, dit gravement Philippe, ne me parlez plus de lui sur ce ton. Nous étions, vous et moi, trop aveugles pour distinguer une grandeur d’âme et une pureté de cœur telles que nous ne les rencontrerons jamais. Vous n’aviez que des préjugés, mais ce que je sentais méritait une qualification plus sévère. Rappelez-vous que je ne veux entendre parler qu’avec respect de lui et de sa femme.

Il se tut, et Marguerite, après l’avoir regardé un moment avec surprise, poursuivit, pour se disculper :

— Sans doute, nous lui devons beaucoup de reconnaissance. Ce fut très bien à lui de venir vous soigner quand vous étiez malade, et sa mort doit vous avoir beaucoup affligé. C’était un beau jeune homme, aimable, aux manières agréables.

— Assez ! murmura Philippe.

— C’est ce que vous avez toujours dit de lui, continua-t-elle sans l’entendre ; vous n’avez pas de reproches à vous faire. Vous avez toujours joué le rôle d’un ami véritable ; vous rendiez justice à ses bonnes qualités, et vous ne désiriez que son bien.

— Chacune de vos paroles est une amère satire, dit Philippe d’un ton véhément ; n’ajoutez pas un mot, si vous ne voulez pas me rendre fou !

Marguerite fut bien forcée de se taire, quoiqu’elle ne comprît rien à l’agitation de son frère. Celui-ci demeura silencieux dans son fauteuil, jusqu’à l’arrivée du docteur Henley, qui, après lui avoir adressé quelques paroles, se mit à parler à sa femme. On annonça enfin le dîner. Philippe passa avec eux dans la salle à manger ; mais il était à peine assis à table, qu’il fut obligé de la quitter pour retourner au salon. Il dit qu’il n’avait besoin que de repos et d’obscurité, et il renvoya à table sa sœur et son beau-frère.

— Qu’a-t-il donc fait ? demanda le docteur. Son pouls est de nouveau très agité ; quelle en est la cause ?

— Il est descendu il y a une heure seulement, et, dès lors, il a été assis au coin du feu, dans un fauteuil.

— Avez-vous causé ?

— Oui, et peut-être ai-je été un peu imprudente. Je ne savais pas combien cela l’afflige d’entendre le nom du pauvre Walter ; puis, il ignorait qu’il a des chances de devenir propriétaire de Redclyffe ; il ne savait pas que les femmes étaient exclues de la succession.

— Cela explique la chose. Je voudrais bien voir un homme qui pût apprendre froidement une pareille nouvelle ! Cette attente est fâcheuse pour lui dans ce moment ; il faut tâcher d’en détourner ses pensées.

Tout le jour suivant madame Henley se demanda ce qui pouvait rendre son frère si triste et si abattu. Mais, le troisième jour, elle crut en deviner la raison. Comme elle déjeunait avec le docteur, on apporta les lettres. Il y en avait une pour Philippe, avec un large bord noir, et qui était évidemment d’Amable. Madame Henley la porta dans la chambre de son frère. Il tendit la main avec empressement ; mais, ne voulant pas ouvrir cette lettre précieuse devant sa sœur, il attendit qu’elle eût quitté la chambre. Dès qu’elle fut sortie, il brisa le cachet et lut :

Hollywell, le 20 février.
« Mon cher Philippe,

« Je vous remercie beaucoup de m’avoir écrit. J’ai eu un grand plaisir à voir de votre écriture et à savoir que vous êtes arrivé heureusement dans notre pays. Nous avons été fort inquiets de vous, quoique nous n’ayons appris votre maladie que lorsque vous étiez déjà mieux. Je suis fort aise que vous soyez à Saint-Mildred, car Marguerite vous soignera bien, et l’air de Stylehurst sera bon pour vous. Nous sommes tous bien à la maison. Charles devient toujours plus actif, et a meilleure mine que jamais. Je voudrais pouvoir vous exprimer combien l’hiver que je viens de passer a été doux et paisible ; j’ai été comblée de bénédictions. M. Ross vient me voir tous les dimanches, et souvent dans la semaine. Il est rempli de bontés pour moi. Vous serez bien aise de savoir que M. Shene m’a envoyé le portrait, qui me fait tous les jours plus de plaisir. Ne vous inquiétez donc pas trop à mon sujet, quoique je sois très reconnaissante de tout ce que vous m’écrivez. Laura me fait tous les soirs une lecture, depuis le dîner à l’heure du thé. Je suis beaucoup mieux que je n’étais dans l’hiver, et je jouis de l’air printanier qui vient me caresser par la fenêtre, et me ferait croire que la saison est beaucoup plus avancée.

« Adieu, mon cher cousin. Que Dieu vous bénisse et vous fortifie ! Rappelez-vous qu’après tout, c’était la volonté de Dieu, et non pas votre faute, et qu’ainsi, comme il l’a dit lui-même, « tout est pour le mieux. »

« Votre cousine affectionnée
« Amable Morville. »

Toute simple et presque enfantine qu’était cette lettre, contenant une suite de faits sans commentaires, elle fit un grand bien à Philippe, car elle exprimait la résignation, et le désir que son adieu, peut-être le dernier, apportât à son cousin l’assurance de son complet pardon.

Tout ce qui venait d’Amable consolait Philippe, et il fut si sensiblement mieux après la lecture de cette lettre, que madame Henley s’écria, la première fois qu’elle se trouva seule avec le docteur :

— Je comprends tout ! Pauvre garçon ; il y a longtemps que je soupçonnais qu’il avait une inclination, et je vois à présent que c’était pour Amable Edmonstone.

— Pour lady Morville ?

— Oui ; vous savez qu’il était sans cesse à Hollywell et que ma tante l’aimait beaucoup. Je ne crois pas qu’Amable s’en doutât, aussi je ne la blâme pas d’avoir accepté M. Walter Morville ; d’ailleurs elle n’a jamais eu de volonté à elle.

— Ce ne serait pas une mauvaise spéculation pour lui. Elle doit avoir un beau douaire. Mais qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Une foule de circonstances. Ne vous souvenez-vous pas qu’il n’a pas voulu aller à leur mariage ? Il ne parle d’elle que comme d’une sainte ; il ne peut souffrir qu’on prononce son nom, garde ses lettres pour les ouvrir quand il est seul, et semble en recevoir plus de calme que toute autre chose. Ah ! soyez sûr que c’était pour l’éviter qu’il a refusé d’aller à Venise avec eux !

— Il faut que Walter ne s’en soit pas douté, puisqu’ils sont allés le soigner eux-mêmes.

— Je ne pense pas que ni lui ni Amable s’en doutassent. Philippe a tant d’empire sur lui-même.

Les suppositions de madame Henley l’empêchèrent de parler davantage à Philippe d’Amable et de Redclyffe. Mais il avait assez à souffrir sans cela. Les défauts de sa sœur, qu’il ne pouvait s’empêcher de voir, étaient comme une exagération des siens, et lui en faisaient voir la laideur ; cependant il sentait qu’il lui devait de la reconnaissance pour la tendresse qu’elle lui témoignait, sans se douter de ce qu’elle lui faisait souvent souffrir. Il avait repris son extérieur ferme et réservé ; mais, au dedans, il avait bien des places sensibles, que les moindres allusions à Walter et à ses faux jugements faisaient douloureusement saigner. Aussi ne put-il rendre à sa sœur son ancienne confiance, et elle était bien éloignée de comprendre pourquoi.

Il fut bientôt en état de se mettre aux heures de la maison, quoiqu’il continuât de n’être pas bien. Il souffrait de maux de tête et d’insomnies ; il avait la fièvre tous les soirs et ne pouvait s’occuper à rien sans fatigue. Madame Henley, supposant que la société le distrairait, invita quelquefois des amis ; mais Philippe n’était jamais en état de rester longtemps dans le salon, quand il y avait du monde. Il traînait de son mieux les heures en feuilletant quelque livre insignifiant, allait se promener à pas lents, et revenait transi pour se coucher sur le canapé, les yeux fermés et sans prendre part à la conversation. Il ne pouvait rappeler ni son énergie ni sa force de volonté ; c’est ainsi qu’il passa encore une quinzaine de jours, sans cesse rongé par le regret et le repentir.

Souvent aussi il considérait les murs de l’hôpital de mademoiselle Wellwood, qui s’élevait lentement, et, la seule fois qu’il prit part à la conversation à son ancienne manière, ce fut pour imposer silence à quelques médisants et pour approuver la conduite de cette femme charitable.