L’Homme de neige (RDDM)/06

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XI.

Tandis que Christian et M. Goefle s’éloignaient furtivement derrière le tumulus, le gros de la société retournait au château neuf, trouvant l’ascension du högar trop pénible et la nuit trop froide. On avait pourtant préparé, dans une excavation à mi-côte, une sorte de tente où il avait été question de prendre le punch ; mais les dames refusèrent, et les hommes les suivirent peu à peu. Quand au bout d’une demi-heure Christian et l’avocat descendirent de la plate-forme où fondait la statue, trop chauffée par le voisinage des torches de résine, ils entrèrent par curiosité dans cette grotte garnie et fermée de tentures goudronnées, et ils n’y trouvèrent que Larrson avec son lieutenant. Les autres jeunes gens, esclaves de leurs amours qui se retiraient, ou de leurs chevaux qu’ils craignaient de laisser enrhumer, étaient repartis ou en train de partir. Osmund Larrson était un aimable jeune homme qui faisait bien son possible pour avoir l’esprit français, mais qui, heureusement pour lui, avait le cœur tout à sa patrie. Le lieutenant Ervin Osburn était une de ces bonnes grosses natures tranchées qui ne peuvent même pas essayer de se modifier. Il avait toutes les qualités d’un excellent officier et d’un excellent citoyen avec toute la bonhomie d’un homme bien portant et qui ne se creuse pas la tête sur ce dont il n’a que faire. Larrson était son ami, son chef et son dieu. Il ne le quittait pas plus que son ombre, et ne remuait pas un doigt sans son avis. Il l’avait consulté même pour le choix de sa fiancée.

Dès que ces deux amis aperçurent M. Goefle, ils s’élancèrent vers lui pour le retenir, en jurant qu’ils ne quitteraient pas le högar sans qu’il leur eût fait l’honneur de trinquer avec eux. Le punch était prêt, il n’y avait plus qu’à l’allumer. — Je veux, s’écria Larrson, pouvoir dire que j’ai bu et fumé dans le högar du lac, la nuit du 26 au 27 décembre, avec deux hommes célèbres à différens titres, M. Edmund Goefle et Christian Waldo.

— Christian Waldo ! dit M. Goefle ; où le prenez-vous ?

— Là, derrière vous. Il est déguisé en pauvre quidam, il est masqué, mais c’est égal ; il a perdu un de ses gros vilains gants, et je reconnais sa main blanche, que j’ai vue à Stockholm par hasard et que j’ai considérée si attentivement que je la reconnaîtrais entre mille ! Tenez, monsieur Christian Waldo, vous avez la main très belle, mais elle offre une particularité : votre petit doigt de la main gauche est légèrement courbé en dessous, et vous ne pouvez pas l’ouvrir tout à fait, même quand vous ouvrez la main avec franchise et de tout cœur. Ne vous souvient-il pas d’un officier qui, à Stockholm, vous vit sauver un petit mousse de la fureur de trois matelots ivres ? C’était sur le port, vous sortiez de votre baraque, vous étiez encore masqué ; votre valet s’enfuit. L’enfant, sans vous, eût péri : vous en souvenez-vous ?

— Oui, monsieur, répondit Christian ; cet officier, c’était vous qui passiez, et qui, tirant le sabre, avez mis ces ivrognes en fuite, après quoi vous m’avez fait monter dans votre voiture. Sans vous, j’étais assommé.

— C’eût été un homme de cœur de moins, dit Larrson. Voulez-vous me donner encore une poignée de main comme là-bas ?

— De tout mon cœur, répondit Christian en serrant la main du major. Puis, ôtant son masque : — Je n’ai pas coutume, dit-il en s’adressant à M. Goefle, de cacher ma figure aux gens qui m’inspirent de la confiance et de l’affection.

— Quoi ! s’écrièrent ensemble le major et son lieutenant, Christian Goefle, notre ami d’hier soir ?

— Non, Christian Waldo, qui avait volé le nom de M. Goefle, et à qui M. Goefle a bien voulu pardonner une grande impertinence. Dès cette nuit, je vous avais reconnu, major.

— Ah ! très bien. Vous avez assisté au bal en dépit des préjugés du baron, lequel n’avait peut-être pas eu le bon esprit de vous inviter à y paraître ?

— Ce n’est l’usage en aucun pays d’inviter comme convive un homme payé pour faire rire les convives. Je n’aurais donc pas eu lieu de trouver mauvais que l’on me mît à la porte, et je m’y suis exposé, ce qui est une sottise. Pourtant j’ai une excuse : je voyage pour connaître les pays que je parcours, pour m’en souvenir et pour les décrire. Je suis une espèce d’écrivain observateur qui prend des notes, ce qui ne veut pas dire que je sois un espion diplomatique. Je m’occupe de beaux-arts et de sciences naturelles plus que de mœurs et de coutumes ; mais tout m’intéresse, et, ayant ailleurs déjà vécu dans le monde, il m’a pris envie de revoir le monde, chose curieuse, le monde avec tout son luxe, au fond des montagnes, des lacs et des glaces d’un pays en apparence inabordable. Seulement il paraît que ma figure a fort déplu au baron, et voilà pourquoi je suis rentré aujourd’hui chez lui sous mon masque. Vous me donniez hier soir le conseil de n’y pas rentrer du tout ?

— Et nous vous le donnerions encore, cher Christian, répondit le major, si le baron se fût rappelé l’incident de la nuit dernière ; mais son mal paraît le lui avoir fait oublier. Prenez garde pourtant à ses valets. Cachez votre visage et parlons français, car voici des gens à lui qui nous apportent le punch et qui peuvent vous avoir vu au bal.

Un vaste bol d’argent, plein de punch enflammé, fut posé sur une table de granit brut, et le major en fit les honneurs avec gaieté. Pourtant M. Goefle, si animé l’instant d’auparavant, était devenu tout à coup rêveur, et, comme dans la matinée, il semblait partagé entre le besoin de s’égayer et celui de résoudre un problème.

— Qu’est-ce que vous avez donc, mon cher oncle ? lui dit Christian en lui remplissant son verre ; me blâmez-vous d’avoir mis ici l’incognito de côté ?

— Nullement, répondit l’avocat, et si vous le voulez, je raconterai succinctement à ces messieurs votre histoire, pour leur prouver qu’ils ont raison de vous traiter en ami.

— Oui, oui, l’histoire de Christian Waldo ! s’écrièrent les deux officiers. Elle doit être bien curieuse, dit le major, et si elle doit rester secrète, nous jurons sur l’honneur…

— Mais elle est trop longue, dit Christian. J’ai encore deux jours à passer chez le baron. Prenons un rendez-vous plus sûr et plus chaud.

— C’est cela, dit M. Goefle. Messieurs, venez nous voir au Stollborg demain ; nous dînerons ou nous souperons ensemble.

— Mais, demain, répondit le major, c’est la chasse à l’ours ; n’y viendrez-vous pas tous les deux ?

— Tous les deux ? Non, moi, je ne suis pas chasseur, et je n’aime pas les ours ; quant à Christian, ce n’est pas sa partie. Voyez un peu, si un ours venait à lui manger une main… Il n’en a pas trop de deux pour faire agir ses marionnettes. Montrez-la-moi donc, Christian, votre main : c’est singulier, cette courbure de votre petit doigt ! Je ne l’avais pas remarquée, moi ! C’est une blessure, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Christian, c’est de naissance.

Et, montrant sa main gauche, il ajouta : — C’est moins apparent de ce côté-ci, et pourtant cela existe aux deux mains ; mais cela ne me gêne nullement.

— C’est singulier, très singulier ! répéta M. Goefle en se grattant le menton comme il avait coutume de faire quand il était intrigué.

— Ce n’est pas si singulier, reprit Christian. J’ai vu cette légère difformité chez d’autres personnes… Tenez, je l’ai remarquée chez le baron de Waldemora. Elle est même beaucoup plus sensible que chez moi.

— Eh ! parbleu ! précisément ; c’est à quoi je songeais. Il a les deux petits doigts complètement fermés. Vous avez remarqué cela aussi, messieurs ?

— Très souvent, dit Larrson, et devant Christian Waldo, qui donne aux malheureux presque tout ce qu’il gagne, on peut dire, sans craindre d’allusion, que ces doigts fermés sont réputés un signe d’avarice.

— Pourtant, dit M. Goefle, le baron ne ménage pas l’argent. On pourrait dire, je le sais bien, que sa magnificence est pour lui une raison de plus d’aimer la richesse à tout prix ; mais son père était très désintéressé et son frère excessivement généreux. Donc les doigts fermés ne prouvent rien.

— Retrouvait-on la même particularité chez le père et le frère du baron ? demanda Christian.

— Oui, et très marquée, à ce que l’on m’a dit. Un jour, en examinant avec attention les portraits de famille du baron, j’ai constaté avec surprise plusieurs ancêtres à doigts recourbés. N’est-ce pas une chose très bizarre ?

— Espérons, dit Christian, que je n’aurai jamais d’autre ressemblance avec le baron. Quant à la chasse à l’ours, dussé-je y perdre mes deux mains difformes, je meurs d’envie d’en être, et j’irai certainement pour mon compte.

— Venez avec nous, s’écria Larrson ; j’irai vous prendre dès le matin.

— De grand matin ?

— Ah oui, certes ! Avant le jour.

— C’est-à-dire, reprit Christian en souriant, un peu avant midi ?

— Vous calomniez notre soleil, dit le lieutenant ; il sera levé dans sept ou huit heures.

— Alors,… allons dormir !

— Dormir ! s’écria M. Goefle ; déjà ? Le punch ne nous le permettra pas, j’espère ! Je ne fais que commencer à me remettre de l’émotion que m’a causée la perruque de Stangstadius. Laissez-moi respirer, Christian ; je vous croyais plus gai ! Vous ne l’êtes pas du tout ce soir, savez-vous ?

— Je l’avoue, je suis mélancolique comme un Anglais, répondit Christian.

— Pourquoi cela, voyons, mon neveu ; car vous êtes mon neveu, je n’en démords pas en particulier, bien que je vous aie lâchement renié en public. Pourquoi êtes-vous triste ?

— Je n’en sais rien, cher oncle ; c’est peut-être parce que je commence à devenir saltimbanque.

— Expliquez votre aphorisme.

— Il y a trois mois que je montre les marionnettes, c’est déjà trop. Dans une autre phase de ma vie que je vous ai racontée, j’ai fait le même métier pendant environ le même espace de temps, et j’ai éprouvé, quoique à un moindre degré (j’étais plus jeune), ce que j’éprouve maintenant, c’est-à-dire une grande excitation suivie de grands abattemens, beaucoup de dégoût et de nonchalance pour me mettre à la besogne, une fièvre de verve, un débordement de gaieté ou d’émotion quand j’y suis, un grand accablement et un véritable mépris de moi-même quand j’ôte mon masque et redeviens un homme aussi rassis qu’un autre.

— Bah ! ce que vous racontez là c’est ma propre histoire ; il m’en arrive autant pour plaider. Tout orateur, tout comédien, tout artiste ou tout professeur forcé de se battre les flancs pendant une moitié de sa vie pour instruire, éclairer ou divertir les autres, est las du genre humain et de lui-même quand le rideau tombe. Je ne suis gai et vivant ici, moi, que parce que je n’ai pas plaidé depuis quatre ou cinq jours. Si vous me surpreniez dans mon cabinet, rentrant de l’audience, criant après ma gouvernante qui ne m’apporte pas mon thé assez vite, après les cliens qui m’assiégent, après les portes de ma maison qui grincent… Que sais-je ? Tout m’exaspère… Et puis je tombe dans mon fauteuil, je prends un livre d’histoire ou de philosophie,… ou un roman, et je m’endors délicieusement dans l’oubli de ma maudite profession.

— Vous vous endormez délicieusement, monsieur Goefle, parce que vous avez, en dépit de vos nerfs malades, la conscience d’avoir fait quelque chose d’utile et de sérieux.

— Hom, hom ! pas toujours ! On ne peut pas toujours plaider de bonnes causes, et, même en plaidant les meilleures, on n’est jamais sûr de plaider précisément le juste et le vrai. Croyez-moi, Christian, il n’y a pas de sots métiers, dit-on : moi, je dis qu’ils le sont tous ; c’est ce qui fait que peu importe celui qui donne carrière au talent. Ne méprisez pas le vôtre : tel qu’il est, il est cent fois plus moral que le mien.

— Oh ! oh ! monsieur Goefle, vous voilà dans un beau paradoxe ! Allez, allez, nous vous écoutons. Vous allez plaider cela avec éloquence.

— Je n’aurai pas d’éloquence, mes enfans, dit M. Goefle, pressé par les deux officiers comme par Christian de donner carrière à son imagination. Ce n’est pas ici le lieu de sophistiquer, et je suis en vacances. Je vous dirai tout bonnement que le métier d’amuser les hommes par des fictions est le premier de tous,… le premier en date, c’est incontestable : aussitôt que le genre humain a su parler, il a inventé des mythologies, composé des chants et récité des histoires ; le premier au point de vue de l’utilité morale, je le soutiendrais contre l’université et contre Stangstadius lui-même, qui ne croit qu’à ce qu’il touche. L’homme ne profite jamais de l’expérience ; vous aurez beau lui apprendre l’histoire authentique : il repassera sans cesse, de moins en moins si vous voulez, mais toujours proportionnellement à son degré de civilisation, dans les mêmes folies et les mêmes fautes. Est-ce que notre propre expérience nous profite à nous-mêmes ? Moi qui sais fort bien que demain je serai malade pour avoir fait le jeune homme cette nuit, vous voyez que je m’en moque ! Ce n’est donc pas la raison qui gouverne l’homme, c’est l’imagination, c’est le rêve. Or le rêve, c’est l’art, c’est la poésie, c’est la peinture, la musique, le théâtre… Attendez, messieurs, que je vide mon verre avant de passer à mon second point.

— À votre santé, monsieur Goefle ! s’écrièrent les trois amis.

— À votre santé, mes enfans ! Je continue. Je ne considère pas Christian Waldo comme un montreur de marionnettes. Qu’est-ce qu’une marionnette ? Un morceau de bois couvert de chiffons. C’est l’esprit et l’âme de Christian qui font l’intérêt et le mérite de ses pièces. Je ne le considère pas non plus seulement comme un acteur, car il ne lui suffirait pas de varier son accent et de changer de voix à chaque minute pour nous émouvoir : ce n’est là qu’un tour d’adresse. Je le considère comme un auteur, car ses pièces sont de petits chefs-d’œuvre, et rappellent ces mignonnes et adorables compositions musicales qu’ont faites d’illustres maîtres de chapelle italiens et allemands pour des théâtres de ce genre. C’était de la musique pour les enfans, disaient-ils avec modestie. En attendant, les connaisseurs en faisaient leurs délices. Donc, messieurs, rendons à Christian Waldo la justice qui lui est due.

— Oui, oui, s’écrièrent les deux officiers, que le punch rendait expansifs, vive Christian Waldo ! C’est un homme de génie.

— Pas tout à fait, répondit Christian en riant ; mais je vois ici la cause du mépris de mon oncle pour le métier d’avocat. Il peut soutenir et faire accepter les plus énormes mensonges.

— Taisez-vous, mon neveu, vous n’avez pas la parole ! Je dis que… Mais tu n’es qu’un ingrat, Christian ! Tu n’es pas avocat, et tu te plains ! Tu peux chercher la vérité générale sous toutes les fictions possibles, et tu te lasses de la faire aimer aux hommes ! Tu as de l’esprit, du cœur, de l’instruction, du savoir-vivre, et tu te qualifies de saltimbanque pour rabaisser ton œuvre et l’abandonner peut-être ! Voyons, malheureux, est-ce là ton idée ?

— Oui, c’est ma résolution, répondit Christian, j’en ai assez. J’ai cru que je pourrais aller plus longtemps, mais l’incognito prolongé me fatigue comme une puérilité indigne d’un homme sérieux. Il faut que je trouve le moyen de voyager sans mendier. J’ai bien cherché déjà. C’est un grand problème à résoudre pour qui n’a rien. L’homme qui se fixe trouve toujours du travail ; celui qui veut marcher est bien embarrassé aujourd’hui. Dans l’antiquité, monsieur Goefle, voyager signifiait conquérir la terre au profit de l’intelligence humaine. Les hommes le sentaient, c’était une auguste mission, l’initiation des âmes d’élite. Aussi le voyageur était-il un être sacré pour les populations qui saluaient son arrivée avec respect et qui venaient chercher auprès de lui des nouvelles de l’humanité. Aujourd’hui, si le voyageur n’est pas quelque peu riche, il faut qu’il se fasse mendiant, voleur ou histrion…

— Histrion ! s’écria M. Goefle ; pourquoi ce terme de mépris ? L’histrion, que j’appellerai, moi, du nom de fabulateur, parce que c’est l’interprète de l’œuvre d’imagination (fabula), a pour but de détourner l’homme du positif de la vie, et, comme la majorité de notre sotte espèce est prosaïque et brutalement attachée aux intérêts matériels, les Cassandres qui gouvernent l’opinion repoussent les poètes et leurs organes. S’ils l’osaient, ils repousseraient encore bien plus les prédicateurs, qui leur parlent du ciel, et la religion, qui est une guerre aux passions étroites, une doctrine d’idéalisme ; mais on ne se révolte pas contre l’idéalisme présenté comme une vérité révélée. On n’ose pas. On le repousse quand il vient vous dire naïvement : « Je vais vous prouver le beau et le bien par des symboles et des fables. »

— Et pourtant, dit Christian, les livres sacrés sont remplis d’apologues. C’est la prédication des âges de foi et de simplicité. Tenez, monsieur Goefle, la cause du préjugé n’est pas précisément où vous la cherchez, ou du moins elle n’y est que par la déduction d’un fait que je vais vous signaler. Le comédien n’a pas de liens réels avec le reste de la société. Il ne rend pas de services effectifs en tant que comédien, et les hommes ne s’estiment entre eux qu’en raison d’un échange de services. Considérez que toutes les autres professions sont étroitement liées au sort de chacun dans la société, même le prêtre, qui, pour les incrédules, est encore l’officier indispensable à leur état civil. Quant aux autres fonctionnaires, chaque homme voit en eux son espoir ou son appui à un moment donné. Le médecin lui fait espérer la santé, le juge et l’avocat représentent le gain de sa cause, le spéculateur peut lui donner la fortune, le commerçant lui procure les denrées, le soldat protège sa sécurité, le savant favorise les progrès de son industrie par ses découvertes, tout professeur d’une branche quelconque des connaissances humaines lui offre l’instruction nécessaire aux divers emplois : le comédien seul lui parle de tout et ne lui donne rien… que de bons conseils qu’il lui fait payer à la porte, et que son auditeur eût pu prendre gratis de lui-même.

— Eh bien ! s’écria M. Goefle, quel est cet ergotage ? Ne sommes-nous pas d’accord ? Tu ne fais que prouver ce que je disais. Tout ce qui est imagination et sentiment est méprisé par le vulgaire.

— Non, monsieur Goefle, mais le sentiment infécond, l’imagination improductive ! Que voulez-vous ? il y a quelque chose de juste dans l’opinion du bourgeois qui peut dire au comédien : « Tu me parles de vertu, d’amour, de dévouement, de raison, de courage, de bonheur ! C’est ton état d’en parler ; mais, puisque ton état ne te donne que la parole, n’exige pas que je voie en toi autre chose qu’un vain discoureur. Si tu es quelque chose de plus, descends de ces tréteaux tout à l’heure et m’aide à arranger ma vie comme tu réussis dans ta pièce à arranger ta fiction. Guéris ma goutte, plaide mon procès, enrichis ma maison, marie ma fille avec celui qu’elle aime, place mon gendre, et si tu n’es pas bon à tout cela, fais-moi des souliers ou pave ma cour ; fais quelque chose enfin en échange de l’argent que je te donne. »

— D’où tu conclus ?… dit M. Goefle.

— D’où je conclus qu’il faut que tout homme ait un état qui serve directement aux autres hommes, et que le préjugé contre le comédien et le fabulateur en général cessera le jour où le théâtre sera gratuit, et où tous les gens d’esprit capables de bien représenter se feront, par amour de l’art, fabulateurs et comédiens à un moment donné, quelle que soit d’ailleurs leur profession.

— Voilà, j’espère, un rêve qui dépasse tous mes paradoxes !

— Je ne dis pas le contraire ; mais, il y a deux cents ans, on ne croyait pas à l’Amérique, et l’on verra, je crois, dans deux cents ans, des choses plus extraordinaires que toutes celles que nous pouvons rêver.

On avala le reste du punch sur cette conclusion, et Christian voulut prendre congé de M. Goefle, qui semblait d’humeur à aller danser une courante au château neuf avec les jeunes officiers ; mais le docteur en droit ne voulut pas quitter son ami, qui avait réellement besoin de repos, et, après s’être promis de se revoir le lendemain ou plutôt le jour même, puisqu’il était deux heures du matin, chacun alla reprendre sa voiture.

— Voyons, Christian, dit M. Goefle quand ils furent côte à côte sur le traîneau qui les ramenait au Stollborg, est-ce sérieusement que tu parles de ?… À propos, je m’aperçois que j’ai pris, je ne sais où et je ne sais quand, l’habitude de vous tutoyer !

— Gardez-la, monsieur Goefle, elle m’est agréable.

— Pourtant,… je ne suis pas d’âge à me permettre… Je n’ai pas encore la soixantaine, Christian, ne me prenez pas pour un patriarche !

— Dieu m’en garde ! Mais si le tutoiement est dans votre bouche un signe d’amitié…

— Oui, certes, mon enfant ! Or je continue : dis-moi donc… Ici M. Goefle fit une assez longue pause et Christian le crut endormi ; mais il se ranima pour lui dire tout à coup : — Répondez, Christian, si vous étiez riche, que feriez-vous de votre argent ?

— Moi ? dit le jeune homme étonné, je tâcherais d’associer le plus de gens possible à mon bonheur.

— Tu serais donc heureux ?

— Oui, je partirais pour faire le tour du monde.

— Et après ?

— Après… je n’en sais rien… j’écrirais mes voyages.

— Et après ?

— Je me marierais pour avoir des enfans… J’adore les enfans !

— Et tu quitterais la Suède ?

— Qui sait ? Je n’ai de liens nulle part. Le diable m’emporte si… Ne croyez pas que j’exagère, je ne suis pas gris, mais je me sens pour vous, monsieur Goefle, une affection prononcée, et je veux être pendu si le plaisir de vivre près de vous n’entrerait pas pour beaucoup dans ma résolution !… Mais de quoi parlons-nous là ? Je n’ai pas le goût des châteaux en Espagne, et je n’ai jamais rêvé la fortune… Dans deux jours, j’irai je ne sais où et n’en reviendrai peut-être jamais !

Quand les deux amis furent rentrés dans la chambre de l’ourse, ils avaient si bien oublié qu’elle était hantée, qu’ils se couchèrent et s’endormirent sans songer à reprendre leurs commentaires sur l’apparition de la veille.

De leurs lits respectifs, ils essayèrent de continuer la conversation ; mais, bien que M. Goefle fût encore un peu excité et que Christian mît la meilleure grâce du monde à lui donner la réplique, le sommeil vint bientôt s’abattre comme une avalanche de plumes sur les esprits du jeune homme, et le docteur en droit, après avoir maugréé contre Nils, qui ronflait à faire trembler les vitres, prit le parti de s’endormir aussi.

En ce moment, le baron de Waldemora s’éveillait au château neuf. Lorsque, d’après son ordre, Johan entra chez lui, il le trouva assis sur son lit et à demi vêtu.

— Il est trois heures, monsieur le baron, lui dit le majordome. Avez-vous un peu reposé ?

— J’ai dormi, Johan, mais bien mal ; j’ai rêvé marionnettes toute la nuit.

— Eh bien ! mon maître, ce n’est pas un rêve triste, cela ! ces marionnettes étaient fort drôles.

— Tu trouves, toi ? Allons, soit !

— Mais vous avez ri vous-même ?

— On rit toujours. La vie est un rire perpétuel,… un rire bien triste, Johan !

— Voyons, mon maître, pas d’idées noires. Qu’avez-vous à m’ordonner ?

— Rien ! si je dois mourir aujourd’hui, qui pourra l’empêcher ?

— Mourir ! où diable prenez-vous cela ? Vous avez une mine admirable ce matin !

— Mais si on m’assassinait ?

— Qui donc aurait cette pensée ?

— Beaucoup de gens ; mais surtout l’homme du bal, celui dont la figure et la menace…

— Le prétendu neveu de l’avocat ? Je ne comprends pas que vous vous tourmentiez de cette figure-là. Elle ne ressemble nullement à celle…

— Tais-toi, tu n’as jamais vu clair de ta vie, tu es myope !

— Oh ! que non !

— Mais un insolent qui, chez moi, devant tout le monde, ose me regarder en face et me défier !

— Cela vous est arrivé plus d’une fois, et vous en avez toujours ri.

— Et cette fois je suis tombé foudroyé !

— C’est ce maudit anniversaire ! Vous savez bien que tous les ans il vous rend malade, et puis vous l’oubliez.

— Je ne me reproche rien, Johan.

— Parbleu ! croyez-vous que je vous reproche quelque chose ?

— Mais que se passe-t-il dans ma pauvre tête pour que j’aie ces visions ?

— Bah ! c’est l’époque des grands froids. La chose arrive à tout le monde.

— Est-ce que cela t’arrive quelquefois ?

— Moi ! jamais. Je mange beaucoup ; vous, vous ne mangez rien. Voyons, il faut prendre quelque chose ; du thé, au moins.

— Pas encore. Que penses-tu du récit de cet Italien ?

— Ce Tebaldo ? Vous ne m’en avez pas dit le premier mot !

— C’est vrai. Eh bien ! je ne t’en dirai pas davantage.

— Pourquoi ?

— C’est trop insensé. Cependant,… crois-tu que l’avocat Goefle soit mon ennemi ? Il doit être mon ennemi !

— Je n’en vois pas la raison.

— Je ne la vois pas non plus ; je l’ai toujours largement payé, et son père m’était tout dévoué.

— Et puis c’est un homme d’esprit que M. Goefle, un beau parleur, un homme du monde, et sans préjugés, croyez-moi.

— Tu te trompes ! il ne veut pas plaider contre le Rosenstein. Il dit que j’ai tort ; il m’a tenu tête aujourd’hui. Je le hais, ce Goefle !

— Déjà ? Bah ! attendez un peu. Promettez-lui une plus grosse somme que de coutume, et il trouvera que vous avez raison.

— Je l’ai fait. Il m’a fort mal répondu ce matin. Je te dis que je le hais !

— Eh bien ! alors que voulez-vous qu’il lui arrive ?

— Je ne sais pas encore, nous verrons ; mais le vieux Stenson ?

— Quoi, le vieux Stenson ?

— Le crois-tu capable de m’avoir trahi ?

— Quand ça ?

— Je ne te demande pas quand. Le crois-tu dissimulé ?

— Je le crois idiot.

— Idiot toi-même ! Stenson est plus fin que toi, et que moi aussi peut-être. Ah ! si l’Italien m’avait dit vrai !…

— Vous ne voulez donc pas que je sache ce qu’il vous a dit ? Vous n’avez plus de confiance en moi ? Alors tourmentez-vous, allez vous-même aux renseignemens, et renvoyez-moi dormir.

— Johan, tu me grondes, dit le baron avec une douceur extraordinaire. Apaise-toi, tu sauras tout.

— Oui, quand vous aurez besoin de moi.

— J’en ai besoin tout de suite. Il faut que cet Italien produise ses preuves, s’il en a. On n’a rien trouvé sur lui ?

— Rien. J’ai fouillé moi-même.

— Il me l’avait bien dit qu’il n’avait rien. Et que pourrait-il avoir ? Te souviens-tu de Manassé, toi ?

— Je crois bien ! un bonhomme qui a beaucoup vendu ici autrefois, et qui vendait cher.

— Il est mort.

— Ça m’est égal.

— C’est cet Italien qui l’a tué.

— Drôle d’idée ! Pourquoi donc ?

— Pour le voler probablement, et lui prendre une lettre.

— De qui ?

— De Stenson.

— Intéressante ?

— Oh ! oui, certes, si elle contenait ce que prétend ce drôle.

— Eh bien ! dites, si vous voulez que je comprenne.

Le baron et son confident parlèrent alors si bas, que les murailles même ne les entendirent pas. Le baron était agité ; Johan haussait les épaules.

— Voilà, dit-il, un conte à dormir debout. Cette canaille de Tebaldo aura forgé cette histoire dans le pays sur des on dit pour vous tirer de l’argent.

— Il dit n’avoir jamais mis le pied en Suède avant ce jour et arriver tout droit de Hollande par Drontheim.

— C’est possible. Qu’importe ? Il se sera renseigné par hasard dans les environs ; on y débite sur vous tant de fables ! Il est possible aussi qu’il ait rencontré dans ses voyages ce vieux Manassé, qui en avait recueilli sa part autrefois.

— Voyons, que faut-il faire ?

— Il faut faire peur à M. l’Italien, ne pas vous laisser rançonner, et lui promettre…

— Combien ?

— Deux ou trois heures dans notre chambre des roses.

— Il n’y croira pas ! On lui aura dit qu’en Suède, sous le règne du vieux évêque, tout cela était rouillé.

— Croyez-vous que le capitaine de la grosse tour ait besoin de ces antiquailles pour faire tirer la langue à un homme de chair et d’os ?

— Alors tu es d’avis…

— Qu’on le couvre de roses jusqu’à ce qu’il avoue qu’il a menti, ou jusqu’à ce qu’il dise où il a caché ses preuves.

— Impossible ! Il criera, et le château est plein de monde.

— Et la chasse ? Allez-y, mort ou vif, il faudra bien que tout le monde vous suive.

— Il reste toujours quelqu’un, ne fût-ce que les laquais de mes hôtes. Et les vieilles femmes ? Elles diront que j’use d’un droit que l’état se réserve.

— Bah ! bah ! vous vous en moquez bien ! Je me charge d’arranger cela d’ailleurs : je dirai que c’est un pauvre diable qui a eu la jambe broyée, et que l’on opère.

— Et tu recevras ses révélations !

— Oui certes… Qui donc ?

— J’aimerais mieux être là.

— Vous savez bien que vous avez le cœur tendre, et que vous ne pouvez pas voir souffrir.

— C’est vrai, cela me dérange l’estomac et les entrailles… J’irai à la chasse pour tout de bon.

— Allons, rendormez-vous en attendant l’heure. Je veillerai à tout.

— Et tu trouveras l’inconnu ?

— Celui-là, ce doit être un compère. Nous ne le trouverons que par les aveux du Tebaldo.

— D’autant plus qu’il offrait de me livrer celui… Mais ce n’est peut-être pas le même !

— Je le confesserai sur tous les points, dormez tranquille.

— L’a-t-on fait jeûner, cet Italien ?

— Parbleu !

— Alors va-t’en, je vais essayer de reposer encore un peu… Tu m’as calmé, Johan… Tu as toujours des idées, toi ; moi, je baisse… Ah ! que j’ai vieilli vite, mon Dieu !

Johan sortit en recommandant à Jacob de réveiller le baron à huit heures. Jacob était un valet de chambre qui couchait toujours dans un cabinet contigu à la chambre du baron. C’était un très honnête homme, avec qui le baron jouait le rôle de bon maître, sachant bien qu’il est utile d’avoir quelques braves gens autour de soi, ne fût-ce que pour pouvoir dormir en paix sous leur garde.

Quant à Christian, qui dormait toujours très bien en quelque lieu et en quelque compagnie qu’il se trouvât, il se réveilla au bout de six heures de sommeil, et se leva doucement pour regarder le ciel. Le jour ne paraissait pas encore ; mais comme le jeune homme allait se recoucher, il se rappela la partie de chasse qui devait probablement commencer à s’organiser en ce moment au château neuf. Christian n’était chasseur qu’en vue d’histoire naturelle. Adroit tireur, il n’avait jamais eu la passion de tuer du gibier pour tuer le temps et pour montrer son adresse ; mais une chasse à l’ours lui offrait l’intérêt d’une chose neuve, pittoresque, ou intéressante au point de vue zoologique. Il se sentit donc tout à coup et tout à fait réveillé, et parfaitement résolu à aller voir ce spectacle, sauf à ne pas le voir tout entier et à revenir à temps pour préparer sa représentation avec M. Goefle.

Comme en s’endormant il avait touché quelques mots de cette chasse au docteur en droit, et qu’il ne l’avait pas trouvé favorable à ce projet, dont, pour sa part, M. Goefle n’avait nulle envie, Christian prévit qu’il rencontrerait de l’opposition chez son bon oncle, et, se sachant complaisant, il prévit aussi qu’il céderait. — Bah ! pensa-t-il, mieux vaut s’échapper sans bruit, en lui laissant deux mots au crayon pour qu’il ne s’inquiète pas de moi. Il sera un peu contrarié, il s’ennuiera de déjeuner seul ; mais il a encore à travailler, à causer avec M. Stenson : je rentrerai à temps peut-être pour qu’il ne s’aperçoive pas trop de son isolement.

Christian sortit doucement de la chambre de garde, s’habilla dans celle de l’ourse, mit, par habitude et par précaution, son masque sous son chapeau, et sortit par le gaard, qui était encore plongé dans le silence et l’obscurité. De là, Christian gagna le verger desséché par l’hiver, descendit au lac, et, se voyant, de ce côté, beaucoup plus près du rivage que par le sentier du nord, il traversa un court espace d’eau glacée, et se mit à marcher en terre ferme dans la direction du château neuf.

Dans le même moment, Johan traversait la glace du côté opposé et venait se mettre en observation au Stollborg, sans se douter du vol que son gibier venait de prendre.

XII.

Christian ne pensait pas trouver le major au château neuf. Il savait que le jeune officier allait passer chaque nuit ou chaque matinée, après les fêtes du château, à son bostœlle, situé à peu de distance. N’ayant pas songé à lui demander dans quelle direction se trouvait cette maison de campagne, il ne la cherchait nullement. Son intention était d’observer à distance les préparatifs de la chasse et de se mêler aux paysans employés à la battue générale.

Il suivait encore le sentier au bord du lac, lorsque l’aube parut, et lui permit de distinguer un homme venant à sa rencontre. Il baissa vite son masque, mais le releva presque aussitôt en reconnaissant le lieutenant Osburn.

— Ma foi ! lui dit celui-ci en lui tendant la main, je suis content de vous rencontrer ici. J’allais vous chercher, et cette rencontre nous fera gagner au moins une demi-heure de jour. Hâtons-nous, le major est là qui vous attend.

Ervin Osburn prit les devans en rebroussant chemin ; au bout de quelques pas, il se dirigea vers la gauche dans la montagne. Lorsque Christian, qui le suivait, eut gravi pendant quelques minutes une montée assez rapide, il vit au-dessous de lui, dans un étroit ravin, deux traîneaux arrêtés, et le major, qui, l’apercevant, accourut d’un air joyeux.

— Bravo ! s’écria-t-il, vous possédez l’exactitude par esprit de divination ! Comment diable saviez-vous nous trouver ici ?

— Je ne savais rien, répondit Christian ; j’allais au château neuf à tout hasard.

— Eh bien ! le hasard est pour nous dès le matin ; cela signifie que la chasse sera bonne… Ah çà ! vous êtes fort bien déguisé, comme hier soir, mais vous n’êtes ni chaussé ni armé pour la circonstance. J’avais prévu cela heureusement, et nous avons pour vous tout ce qu’il faut. En attendant, prenez cette pelisse de précaution et partons vite. Nous allons un peu loin, et la journée ne sera pas trop longue pour tout ce que nous avons à faire.

Christian monta avec Larrson dans un petit traîneau du pays, très léger, à deux places, et mené par un seul petit cheval de montagne. Le lieutenant, avec le caporal Duff, qui était un bon vieux sous-officier expert en fait de chasse, monta dans un véhicule de même forme. Le major prit les devans, et l’on se mit en route au petit galop.

— Il faut que vous sachiez, dit le major à Christian, que nous allons nous hâter de chasser pour notre compte. Ce n’est ni le gibier, ni les tireurs adroits qui manquent sur les terres du baron, il est lui-même un très savant et très intrépide chasseur ; mais, comme il doit consentir à envoyer ou à conduire à la battue d’aujourd’hui beaucoup de ses hôtes qui n’y entendent pas grand’chose, et qui ont plus de prétentions que d’habileté, il est fort à craindre qu’on n’y fasse plus de bruit que de besogne. Et d’ailleurs la battue avec les paysans est une chose sans grand intérêt, comme vous pourrez vous en assurer, lorsque, après avoir fait notre expédition, nous reviendrons par la montagne que vous voyez là-haut. C’est une espèce d’assassinat vraiment lâche : on entoure le pauvre ours qui ne veut pas toujours quitter sa tanière ; on l’effraie, on le harcèle, et quand il en sort enfin pour faire tête ou pour fuir, on le tire sans danger de derrière les filets où l’on se tient à l’abri de son désespoir. Or, outre que cela manque de piquant et d’imprévu, il arrive fort souvent que les impatiens et les maladroits font tout manquer, et que la bête a déguerpi avant qu’on ait pu l’atteindre. Nous allons opérer tout autrement, sans traqueurs, sans vacarme et sans chiens. Je vous dirai ce qu’il y aura à faire quand nous approcherons du bon moment. Et croyez-moi, la vraie chasse est comme tous les vrais plaisirs ; il n’y faut point de foule. C’est une partie fine qui n’est bonne qu’avec des amis ou des personnes de premier choix.

— J’ai donc, répondit Christian, double remerciement à vous faire de vouloir bien m’associer à ce plaisir intime ; mais expliquez-moi comment vous avez la liberté d’aller tuer le gibier du baron avant lui. Je l’aurais cru plus jaloux de ses prérogatives de chasseur ou de ses droits de propriétaire.

— Aussi n’est-ce pas son gibier que nous allons essayer de tuer. Ses propriétés sont considérables, mais tout le pays n’est pas à lui, Dieu merci. Voyez ces belles montagnes qui se dressent devant vous ! C’est la frontière norvégienne, et, sur les premières assises de ces gigantesques remparts, nous allons trouver un groupe que l’on appelle le Blaakdal. Là vivent quelques paysans libres et propriétaires au sein des déserts sublimes, et quelquefois au sein des nuages, car les cimes ne sont pas souvent nettes et claires comme aujourd’hui. Eh bien ! c’est à un de ces dannemans (on les appelle ainsi) que mes amis et moi avons acheté l’ours dont il a découvert la retraite. Ce danneman, qui est un homme intéressant pour ses connaissances dans la partie, demeure dans un site magnifique et assez difficile à atteindre en voiture ; mais, avec l’aide de Dieu et de ces bons petits chevaux de montagne, nous en viendrons à bout. Nous déjeunerons chez lui, après quoi il nous servira lui-même de guide auprès de monseigneur l’ours, qui, n’étant pas traqué d’avance par des bavards et des étourdis, nous attendra sans méfiance et nous recevra… selon son humeur du moment. Mais voyez, Christian, voyez quel beau spectacle ! Aviez-vous déjà vu ce phénomène ?

— Non, pas encore, s’écria Christian transporté de joie, et je suis content de le voir avec vous. C’est un phénomène que je ne connaissais que de réputation, une parhélie magnifique !

En effet cinq soleils se levaient à l’horizon. Le vrai, le puissant astre était accompagné à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous de son disque rayonnant, de quatre images lumineuses moins vives, moins rondes, mais entourées d’auréoles irisées d’une beauté merveilleuse. Comme nos chasseurs marchaient dans le sens opposé, ils s’arrêtèrent quelques instans pour jouir de cet effet d’optique qui a beaucoup de rapport avec l’arc en ciel quant à ses causes présumées, mais qui ne se produit guère en Europe que dans les pays du Nord.

On suivit d’abord une belle route, puis cette même route devenue un chemin étroit et inégal à travers les terres, puis ce chemin devenu sentier, puis le terrain inculte et raboteux n’offrant plus que de faibles traces frayées dans la neige des collines. Enfin Larrson, qui connaissait parfaitement le pays et les ressources du traîneau qu’il conduisait, se lança dans des aspérités effrayantes au flanc des montagnes, côtoyant des précipices, glissant à fond de train dans des ravines presque à pic, franchissant des fossés au saut de son cheval, escaladant par-dessus des arbres abattus et des rochers écroulés, sans presque daigner éviter ces obstacles, qui semblaient à chaque instant devoir faire voler en éclats le traîneau fragile. Christian ne savait lequel admirer le plus de l’audace du major ou de l’adresse et du courage du maigre petit cheval qu’il laissait aller à sa guise, car l’instinct merveilleux de l’animal ressemblait au sens de la seconde vue. Deux fois pourtant le traîneau versa. Ce ne fut pas la faute du cheval, mais celle du traîneau, qui ne pouvait se lier assez fidèlement à ses mouvemens, quelque ingénieusement construit qu’il pût être. Ces chutes peuvent être graves, mais elles sont si fréquentes que, sur la quantité, il en est peu qui comptent. Le traîneau du lieutenant, bien qu’averti par les accidens de celui qui lui frayait le passage, fut aussi deux ou trois fois culbuté. On roulait dans la neige, on se secouait, on remettait le traîneau sur sa quille, et on repartait sans faire plus de réflexion sur l’aventure que si l’on eût mis pied à terre pour alléger au cheval un peu de tirage. Ailleurs une chute fait rire ou frémir ; ici elle entrait tranquillement dans les choses prévues et inévitables.

Christian éprouvait un bien-être indicible dans cette course émouvante. — Je ne peux pas vous exprimer, disait-il au bon major, qui s’occupait de lui avec une fraternelle sollicitude, combien je me sens heureux aujourd’hui !

— Dieu soit loué, cher Christian ! Cette nuit, vous étiez mélancolique.

— C’était la nuit, le lac, dont la belle nappe de neige avait été souillée par la course, et qui avait l’air d’une masse de plomb sous nos pieds. C’était le högar éclairé de torches sinistres comme des flambeaux mortuaires sur un linceul. C’était cette barbare statue d’Odin, qui, de son marteau menaçant et de son bras informe, semblait lancer sur le monde nouveau et sur notre troupe profane je ne sais quelle malédiction ! Tout cela était beau, mais terrible ; j’ai l’imagination vive, et puis…

— Et puis, convenez-en, dit le major, vous aviez quelque sujet de chagrin.

— Peut-être, une rêverie, une idée folle que le retour du soleil a dissipée. Oui, major, le soleil a sur l’esprit de l’homme une aussi bienfaisante influence que sur son corps. Il éclaire notre âme comme nos yeux, et chasse les visions de la nuit au figuré comme au réel. Ce beau et fantastique soleil du Nord, c’est pourtant le même que le bon soleil d’Italie et que le doux soleil de France. Il chauffe moins, mais je crois qu’il éclaire mieux qu’ailleurs, dans ce pays d’argent et de cristal où nous voici ! Tout lui sert de miroir, même l’atmosphère, dans ces glaces immaculées. Béni soit le soleil, n’est-ce pas, major ? Et béni soyez-vous aussi pour m’avoir emmené dans cette course vivifiante qui m’exalte et me retrempe. Oui, oui, voilà ma vie, à moi ! le mouvement, l’air, le chaud, le froid, la lumière ! Du pays devant soi, un cheval, un traîneau, un navire… bah ! moins encore, des jambes, des ailes, la liberté !

— Vous êtes singulier, Christian ! Moi, je préférerais à tout cela une femme selon mon cœur.

— Eh bien ! dit Christian, moi aussi, parbleu ! Je ne suis pas singulier du tout ; mais il faut être l’appui de sa propre famille ou rester garçon. Que voulez-vous que je fasse avec rien ? Ne pouvant songer au bonheur, j’ai du moins la consolation de savoir oublier tout ce qui me manque, et de m’enthousiasmer pour les joies austères auxquelles je peux prétendre. Ne me parlez donc pas de famille et de coin du feu. Laissez-moi rêver le grand vent qui pousse vers les rives inconnues… Je le sais trop, cher ami, que l’homme est fait pour aimer ! Je le sens en ce moment auprès de vous qui m’accueillez comme un frère, et qu’il me faudra quitter demain pour toujours ; mais, puisque c’est ma destinée de ne pouvoir établir de liens nulle part, puisque je n’ai ni patrie, ni famille, ni état en ce monde, tout le secret de mon courage est dans la faculté que j’ai acquise de jouir du bonheur pris au vol et d’oublier que le lendemain doit l’emporter comme un beau rêve !… J’ai fait d’ailleurs bien des réflexions depuis ce punch dans la grotte du högar.

— Pauvre garçon ! vous êtes amoureux, tenez, car vous n’avez pas dormi !

— Amoureux ou non, j’ai dormi comme dort l’innocence ; mais on réfléchit vite quand on n’a pas beaucoup d’heures à perdre dans la vie. En m’habillant et en venant du Stollborg jusqu’à vous, une bonne et simple vérité m’est apparue. C’est qu’en voulant résoudre le problème du métier ambulant, je m’étais trompé. J’avais raisonné en enfant gâté de la civilisation. Je m’étais réservé des jouissances de sybarite. Vous allez me comprendre…

Ici Christian, sans raconter au major les faits de sa vie, lui esquissa en peu de mots les aptitudes, les besoins, les défaillances et les progrès de sa vie intellectuelle et morale, et quand il lui eut fait comprendre comment il avait essayé de se faire artiste pour ne pas cesser de se consacrer au service actif de la science, il ajouta : — Or, mon cher Osmund, pour être artiste, il faut n’être que cela, et sacrifier les voyages, les études scientifiques et la liberté. Ne voulant pas faire ces sacrifices, pourquoi ne serais-je pas tout simplement l’artisan sans art que tout homme bien portant peut être à un moment donné de sa vie ? Je veux étudier les flancs de la terre : ne puis-je me faire mineur, un mois durant, dans chaque mine ? Je veux étudier la flore et la zoologie : ne puis-je m’engager pour une saison comme pionnier ou chasseur dans un lieu donné, et pousser plus loin à la saison suivante, utilisant, pour vivre pauvrement, mes bras et mes jambes au profit de mon savoir, au lieu d’épuiser mon esprit à des pasquinades pour gagner plus vite une meilleure nourriture et des habits plus fins ? Ne suis-je pas de force à travailler matériellement pour laisser mon intelligence libre et humblement féconde ? J’ai beaucoup pensé à la vie de votre grand Linnée, qui est le résumé de la plupart de celle des savans au temps où nous sommes. C’est toujours le pain qui leur a manqué, c’est l’absence de ressources qui a failli étouffer leur développement et laisser leurs travaux ignorés ou inachevés. Je les vois tous, dans leur jeunesse, errans comme moi et inquiets du lendemain, ne trouver leur planche de salut que dans le hasard, qui leur fait rencontrer d’intelligens protecteurs. Encore sont-ils forcés, après avoir refermé leur main sur un bienfait, chose amère, d’interrompre souvent leur tâche pour occuper de petites fonctions qui leur sont accordées comme une grâce, qui leur prennent un temps précieux, et qui entravent ou retardent leurs découvertes. Eh bien ! que ne faisaient-ils ce que je veux, ce que je vais faire : mettre un marteau ou un pic sur l’épaule pour s’en aller creuser la roche ou défricher la terre ? Qu’ai-je besoin de livres et d’encriers ? Qui me presse de faire savoir au monde savant que j’existe avant d’avoir quelque chose de neuf et de véritablement intéressant à lui dire ? J’en sais assez maintenant pour commencer à apprendre, c’est-à-dire pour observer et pour étudier la nature sur elle-même. Ne voit-on pas des secrets sublimes découverts au sein des forces naturelles par de pauvres manœuvres illettrés en qui Dieu avait enfoui, comme une étincelle sacrée, le génie de l’observation ? Et croyez-vous, major Larrson, qu’un homme passionné, comme je le suis, pour la nature manquera de zèle et d’attention parce qu’il mangera du pain noir et couchera sur un lit de paille ? Ne pourra-t-il, en observant la construction des roches ou la composition des terrains, susciter une idée féconde pour l’exploitation,… tenez, de ces porphyres qui nous environnent, ou de ces champs incultes que nous traversons ? Je suis sûr qu’il y a partout des sources de richesse que l’homme trouvera peu à peu. Être utile à tous, voilà l’idéal glorieux de l’artisan, cher Osmund ; être agréable aux riches, voilà le puéril destin de l’artiste, auquel je me soustrais avec joie.

— Quoi ! dit le major étonné, est-ce sérieusement, Christian, que vous voulez renoncer aux arts agréables, où vous excellez, aux douceurs de la vie, que les ressources de votre esprit peuvent conquérir, aux charmes du monde, où il ne tiendrait qu’à vous de reparaître avec avantage et agrément, en acceptant quelque emploi dans les plaisirs de la cour ? Vous n’avez qu’à vouloir, et vous vous ferez vite des amis puissans, qui obtiendront aisément pour vous la direction de quelque spectacle ou de quelque musée. Si vous voulez,… ma famille est noble et a des relations…

— Non, non, major, merci ! Cela eût été bon hier matin ; je n’étais encore qu’un enfant qui cherchait son chemin en faisant l’école buissonnière ; j’eusse peut-être accepté. Le bal m’avait ramené à d’anciens erremens, à d’anciennes séductions mondaines que j’ai trop subies. Aujourd’hui je suis un homme qui voit où il doit aller. Je ne sais quel rayon a pénétré dans mon âme avec ce soleil matinal…

Christian tomba dans la rêverie. Il cherchait en lui-même quel enchaînement d’idées l’avait amené à des résolutions si énergiques et si simples ; mais il avait beau chercher et attribuer le tout à l’influence d’un bon sommeil et d’une belle matinée : toujours sa mémoire le ramenait à l’image de Marguerite cachant sa figure dans ses mains au nom de Christian Waldo. Ce cri étouffé, parti du cœur de la femme, était allé frapper la fière poitrine de Christian Goffredi. Il était resté dans son oreille, il avait rempli son âme d’une honte généreuse, d’un courage subit et inflexible. — Eh ! pourquoi, je vous le demande, répondit-il au major, qui lui rappelait les fatigues et les ennuis du travail matériel, pourquoi faut-il que je m’amuse, que je me repose et que je préserve mon existence de tout accident ? Ma naissance ne m’ayant pas fait une place privilégiée, à qui m’en prendrai-je, si je n’ai pas le courage et le bon sens de m’en faire une honorable ? À ceux qui m’ont donné la vie ? S’ils étaient là, ils pourraient me répondre que, m’ayant fait robuste et sain, ce n’était pas à l’intention de me rendre douillet et paresseux, et que, si j’ai absolument besoin de marcher sur des tapis et de manger des friandises pour entretenir mes forces et ma belle humeur, il leur était complètement impossible de prévoir ce cas bizarre et ridicule.

— Vous riez, Christian, dit le major, et pourtant la vie sans le superflu ne vaut pas la peine qu’on vive. Le but de l’homme n’est-il pas de se bâtir un nid avec tout le soin et la prévoyance dont l’oiseau lui donne l’exemple ?

— Oui, major, c’est là le but, pour vous dont l’avenir se rattache à un passé ; mais moi, dont le passé n’a rien édifié, quand je me suis fait fabulateur, comme dit M. Goefle, savez-vous ce qui m’a décidé ? C’est à mon insu, mais très assurément, la crainte de ce que l’on appelle la misère. Or cette crainte, chez un homme isolé, c’est une lâcheté, et il n’y a pas moyen de la traduire autrement que par cette plainte dont vous allez voir l’effet burlesque dans la bouche d’un homme aussi bien bâti et aussi bien portant que je le suis. Tenez, supposons un monologue de marionnette. C’est notre ami Stentarello qui parle ingénument : « Hélas ! trois fois hélas ! je ne dormirai donc plus dans des draps fins ! Hélas ! je ne pourrai plus, quand j’aurai chaud en Italie, prendre une glace à la vanille ! Hélas ! quand j’aurai froid en Suède, je ne pourrai donc plus mettre du rhum de première qualité dans mon thé ! Hélas ! je n’aurai plus d’habit de soie couleur de lavande pour aller danser, plus de manchettes pour encadrer ma main blanche ! Hélas ! je ne couvrirai plus mes cheveux de poudre de violette et de pommade à la tubéreuse ! étoiles, voyez mon destin déplorable ! Mon être si joli, si précieux, si aimable, va être privé de compotes dans des assiettes de Saxe, de ruban de moire à sa queue, de boucles d’or à ses souliers ! Fortune aveugle, société maudite ! tu me devais certes bien tout cela, ainsi qu’à Christian Waldo, qui fait si bien parler et gesticuler les marionnettes ! »

Larrson ne put s’empêcher de rire de la gaieté de Christian. — Vous êtes un bien drôle de corps, lui dit-il. Il y a des momens où vous me paraissez paradoxal, et d’autres où je me demande si vous n’êtes pas un aussi grand sage que Diogène brisant sa tasse pour boire à même le ruisseau.

— Diogène ! dit Christian, merci ! ce cynique m’a toujours paru un fou rempli de vanité. Dans tous les cas, s’il était vraiment philosophe et s’il voulait prouver aux hommes de son temps que l’on peut être libre et heureux sans bien-être, il a oublié la base de son principe : c’est que l’on ne peut pas être heureux et libre sans travail utile, et cette vérité-là est de tous les temps. Se réduire au strict nécessaire pour consacrer ses jours et ses forces à une tâche généreuse, ce n’est pas sacrifier quelque chose, c’est conquérir l’estime de soi, la paix de l’âme ; mais, sans ce but, le stoïcisme n’est qu’une sottise, et je trouve plus sensés et plus aimables ceux qui avouent n’être bons à rien qu’à se divertir.

Tout en causant ainsi, nos chasseurs arrivèrent en vue de l’habitation rustique où ils étaient attendus. Elle était si bien liée aux terrasses naturelles de la montagne que, sans la fumée qui s’en échappait, on ne l’eût guère distinguée de loin.

— Vous allez voir un très brave homme, dit le major à Christian, un type de fierté et de simplicité dalécarliennes. Il y a bien dans la maison un être assez désagréable, mais peut-être ne le verrons-nous pas.

— Tant pis, répondit Christian ; je suis curieux de toutes gens comme de toutes choses dans cet étrange pays. Quel est donc cet être désagréable ?

— Une sœur du danneman, une vieille fille idiote ou folle, que l’on dit avoir été belle autrefois, et sur laquelle ont couru toutes sortes d’histoires bizarres. On prétend que le baron Olaüs l’a rendue mère, et que la baronne son épouse (celle qu’il porte en bague) a fait enlever et périr l’enfant par jalousie rétrospective. Ce serait là la cause de l’égarement d’esprit de cette pauvre fille. Pourtant je ne vous garantis rien de tout cela, et je m’intéresse peu à une créature qui a pu se laisser vaincre par les charmes de l’homme de neige. Elle est quelquefois fort ennuyeuse avec ses chansons et ses sentences ; d’autres fois elle est invisible ou muette. Puissions-nous la trouver dans un de ces jours-là ! Nous voici arrivés. Entrez vite vous chauffer pendant que le caporal et le lieutenant déballeront nos vivres.

Le danneman Joë Bœtsoï était sur le seuil de sa porte. C’était un bel homme d’environ quarante-cinq ans, aux traits durs contrastant avec un regard doux et clair. Il était vêtu fort proprement et s’avança sans grande hâte, le bonnet sur la tête, l’air digne et la main ouverte. — Sois le bienvenu ! dit-il au major (le paysan dalécarlien tutoie tout le monde, même le roi) ; tes amis sont les miens. — Et il tendit aussi la main à Christian, à Osburn et au caporal. — Je vous attendais, et malgré cela vous ne devez pas compter trouver chez moi beaucoup de richesse et de provisions. Tu sais, major Larrson, que le pays est pauvre ; mais tout ce que j’ai est à toi et à tes amis.

— Ne dérange rien dans ta maison, danneman Bœtsoï, répondit le major. Si j’étais venu seul, je t’aurais demandé ton gruau et ta bière ; mais, ayant amené trois de mes amis, je me suis approvisionné d’avance pour ne te point causer d’embarras.

Il y eut entre l’officier et le paysan un débat en dalécarlien que Christian ne comprit pas, et que le lieutenant lui expliqua pendant que l’on ouvrait les paniers. — Nous avons, comme de juste, lui dit-il, apporté de quoi faire un déjeuner passable dans cette chaumière ; mais, tout en s’excusant de n’avoir rien de bon à nous offrir, le brave paysan s’est mis en frais, et il est aisé de voir, à sa figure allongée, que notre prévoyance le blesse et lui fait l’effet d’un doute sur son hospitalité.

— En ce cas, dit Christian, ne chagrinons pas ce brave homme ; gardons nos vivres, et mangeons ce qu’il a préparé pour nous. Sa maison paraît propre, et voilà ses filles, laides, mais fort élégantes, qui servent déjà la table.

— Faisons un arrangement, reprit le lieutenant, mettons tout en commun et invitons la famille à accepter nos mets, en même temps que nous accepterons les siens ; je vais proposer cela au dannemansi toutefois la chose paraît louable au major. — Le lieutenant ne prenait jamais un parti sur quoi que ce soit sans cette restriction.

La proposition, faite par le major, fut agréée par le danneman d’un air à demi satisfait. — Ce sera donc, dit-il avec un sourire inquiet, comme un repas de noces, où chacun apporte son plat ? — Toutefois il accepta ; mais, malgré les insinuations de Christian, il ne fut pas même question de faire asseoir les femmes. Cela était trop contraire aux usages, et les jeunes officiers eussent craint de paraître ridicules en proposant au danneman une si grande infraction à la dignité d’un chef de famille.

Pendant que l’on déballait d’un côté et que l’on causait de l’autre, Christian examina la maison en dehors et en dedans. C’était le même système de construction qu’il avait déjà remarqué dans le gaard du Stollborg : des troncs de sapin calfeutrés avec de la mousse, l’extérieur peint en rouge à l’oxyde de fer, un toit d’écorce de bouleau recouvert de terre et de gazon. Comme la neige, très abondante dans cette région montagneuse, eût pu surcharger le toit, elle avait été balayée avec soin, et la chèvre du danneman, plus grande d’un tiers que celle de nos climats, faisait entendre un bêlement plaintif à la vue de cette herbe fraîche mise à découvert.

Il faisait si chaud dans l’intérieur que tout le monde jeta pelisses et bonnets pour rester en bras de chemise. Cette maisonnette, aisée et spacieuse comparativement à beaucoup d’autres de la localité, était encore assez petite ; mais elle était d’une coupe élégante, et sa galerie extérieure, sous le bord avancé du toit, lui donnait l’aspect comfortable et pittoresque d’un chalet suisse. Une seule pièce, abritée du froid extérieur par un court vestibule, suffisait à toute la famille, composée de cinq personnes, le danneman veuf, sa sœur, un fils de quinze ans, et deux filles plus âgées. Le poêle était un cylindre en briques de Hollande, de quatre pieds de haut, avec une cheminée accolée, le tout au centre de la maison. Le sol brut était jonché, en guise de tapis, de feuilles de sapin qui répandaient une odeur agréable et saine.

Christian se demandait où couchait toute cette famille, car il ne voyait que deux lits enfoncés dans la muraille comme dans des cases de navire. On lui expliqua que ces lits étaient ceux du danneman et de sa sœur. Les enfans couchaient sur des bancs, avec une fourrure pour toute literie. — Au reste, dit le major à Christian, qui s’informait de tout avec curiosité, si vous trouvez ici la rudesse d’habitudes de nos montagnards de pure race, vous y pourriez trouver en même temps un luxe particulier à la profession de notre hôte et à la richesse giboyeuse de ces lieux sauvages. Je vous ai dit que le danneman Bœtsoï était un chasseur habile et plein d’expérience ; mais il faut que vous sachiez qu’il est habile, non-seulement pour dépister la grosse bête, mais encore pour la tuer sans l’endommager, et pour préparer et conserver sa précieuse dépouille. C’est toujours à lui que nous nous adressons quand nous voulons quelque chose de bon et de beau moyennant un prix honnête : des draps de peau de daim de lait, qui sont, pour l’été, le coucher le plus frais et le plus souple, et qui se lavent comme du linge ; des peaux d’ours noir à longs poils pour doubler les traîneaux, des manteaux de peau de veau marin, qui sont impénétrables à la pluie, à la neige, et aux longs brouillards d’automne, plus pénétrans et plus malsains que tout le reste ; enfin des raretés et même des curiosités en fait de fourrures, car ce Joë Bœtsoï a beaucoup voyagé dans les pays froids, et il conserve des relations avec des chasseurs qui lui font passer les objets de son commerce par les Lapons nomades et les Norvégiens trafiquans, ces caravanes du Nord dont le renne est le chameau, et dont le commerce n’est souvent qu’un échange de denrées, à la manière des anciens.

Christian était curieux de voir ces fourrures. Le danneman pensa qu’il désirait faire quelque acquisition, et le conduisant avec le major à un petit hangar où les peaux étaient suspendues, il pria Larrson de disposer de toutes ses richesses, à la satisfaction de son ami, sans vouloir seulement savoir le prix de vente avant de le recevoir. — Tu t’y connais aussi bien que moi, lui dit-il, et tu es le maître dans ma maison.

Christian, à qui Osmund traduisit ces paroles, admira la confiance du Dalécarlien et demanda si cette confiance s’étendait à quiconque réclamait son hospitalité. — Elle est généralement très grande, répondit le major ; ici les mœurs sont patriarcales. Le Dalécarlien, ce Suisse du Nord, a de grandes et rudes vertus ; mais il habite un pays de misère. L’exploitation des mines y amène beaucoup de vagabonds, et ce monde souterrain cache souvent des criminels qui se soustraient longtemps aux châtimens prononcés contre eux dans d’autres provinces. Le paysan, quand il n’est ni propriétaire, ni employé aux mines, est si misérable qu’il est parfois forcé de mendier ou de voler. Et cependant le nombre des malfaiteurs est infiniment petit quand on le compare à celui des gens sans ressources, dont les ordres privilégiés ne s’occupent nullement. Le paysan riche ne peut donc se fier à tous les passans, et il ne se fie pas davantage au noble, qui vote régulièrement à la diète pour ses propres intérêts, contrairement à ceux des autres ordres ; mais le militaire, surtout le membre de l’indelta, est l’ami du paysan. Nous sommes le pouvoir le plus indépendant qui existe, puisque la loi nous assure une existence heureuse et honorable, en dépit de toute influence contraire. On sait que nous sommes généralement dévoués à la royauté quand elle se fait le soutien du peuple contre les abus de la noblesse. C’est son rôle chez nous, et le paysan, qui fait cause commune avec elle, ne s’y trompe pas. Laissez faire, Christian : un temps viendra où diète et sénat seront bien forcés de compter avec le bourgeois et le paysan ! Notre roi n’ose pas. Notre reine Ulrique oserait bien, si son mari avait quelque énergie ; mais la sœur de Frédéric le Grand s’arrêterait-elle en chemin, si une fois elle pouvait rabattre l’orgueil et l’ambition des iarls ? J’en doute… Elle ne penserait qu’à étendre le pouvoir royal, sans admettre que la liberté publique doive y gagner. Notre espoir est donc dans Henri, le prince royal. C’est un homme de génie et d’action, celui-là !… Oui, oui ! un temps viendra… Pardon ! j’oublie que vous voulez voir des fourrures, et que vous ne vous intéressez guère à la politique de notre pays ; mais croyez bien que le prince royal…

— Oui, oui, le prince royal, répéta le lieutenant en suivant le major et Christian sous le hangar ; puis il resta pensif, occupé à apprendre par cœur en lui-même les mémorables paroles que venait de dire son ami, afin de se faire une opinion arrêtée sur la situation de son pays, dont il ne se fût pas beaucoup inquiété s’il eût consulté la philosophie apathique qui lui était naturelle ; mais le major avait une idée, il fallait bien que le lieutenant en eût une aussi, et quelle autre pouvait-il avoir ?… Ce raisonnement le conduisit à mettre sans restriction son espoir et sa confiance dans le génie du prince royal. Se trompait-il avec Larrson ? Henri (le futur Gustave III) avait en lui de puissantes séductions : l’instruction, l’éloquence, le courage, et certes, au début de sa carrière, l’amour du vrai et l’ambition de faire le bien ; mais il devait, comme Charles XII et tant d’autres, subir les entraînemens de ses propres passions en lutte contre celle du bien public. Après avoir sauvé la Suède de l’oligarchie, il devait la ruiner par le faste aveugle et par les faux calculs d’une politique sans vertu : grand homme quand même à un moment donné de sa vie, celui où, sans répandre une goutte de sang, il parvint à affranchir son peuple de la tyrannie d’une caste fatalement entraînée par ses priviléges à rompre l’équilibre social.

Christian, d’après tout ce qu’il avait pu recueillir de la situation du pays et du caractère présumé du futur héritier de la couronne, partageait volontiers les illusions et les espérances du major ; néanmoins il était encore plus occupé pour le moment, non pas d’acheter la doublure d’un vêtement d’hiver, il n’y pouvait songer, mais de regarder les dépouilles d’animaux que le danneman tenait entassées dans son étroit magasin. C’était pour lui un cours d’histoire naturelle relativement à quelques espèces, et Larrson, qui était un chasseur émérite, lui expliquait dans quelles régions du nord de l’Europe ces espèces étaient répandues.

— Puisque nous allons chasser l’ours tout à l’heure, lui dit-il en terminant, il est bon que vous connaissiez d’avance à quelle variété nous aurons affaire. Selon le danneman Bœtsoï, c’est à un métis ; mais il n’est encore prouvé pour personne que les différentes espèces se reproduisent entre elles. On en compte trois en Norvège : le bress-diur, qui vit de feuilles et d’herbes, et qui est friand de lait et de miel ; l’ildgiers-diur, qui mange de la viande, et le myrebiorn, qui se nourrit de fourmis. Quant à l’ours blanc des mers glaciales, qui est une cinquième famille encore plus tranchée, je n’ai pas besoin de vous dire que nous ne le connaissons pas.

— Voilà pourtant, dit Christian, deux peaux d’ours polaire qui ne me paraissent pas les pièces les moins précieuses de la collection du danneman. A-t-il été chasser jusque sur la mer glaciale ?

— C’est fort possible, répondit le major. Dans tous les cas, il est, comme je vous l’ai dit, en relations avec l’extrême Nord, et il lui arrive fort bien de faire deux cents lieues en traîneau, au cœur de l’hiver, pour aller opérer des échanges avec des chasseurs qui ont fait tout autant de chemin sur leurs patins ou avec leurs rennes pour venir à sa rencontre. Aujourd’hui même il prétend nous mettre en présence d’un métis d’ours blanc et d’ours noir, vu que son pelage lui a paru mélangé ; mais comme il ne l’a vu que la nuit, à la clarté fort trompeuse de l’aurore boréale, je ne vous garantis rien. L’ours est un être si méfiant, que ses mœurs sont encore très mystérieuses, même dans nos contrées, où il abondait il y a cent ans, et où il est encore très commun. On ne sait donc pas si l’ours à la robe mélangée est un métis ou une espèce à part. Les uns croient que, le pelage blanc étant un effet de l’hiver, le pelage pie est un commencement ou une fin de la métamorphose annuelle : d’autres assurent que l’ours blanc est blanc en toute saison ; mais tout ce que je vous dis là, Christian, vous le savez mieux que moi peut-être… Vous avez lu tant d’ouvrages que je ne connais que de nom…

— C’est précisément parce que j’ai lu beaucoup d’ouvrages que je ne sais rien pour résoudre vos doutes. Buffon contredit Wormsius précisément à l’endroit des ours, et tous les savans se contredisent les uns les autres presque à propos de tout, ce qui ne les empêche pas de se contredire eux-mêmes. Ce n’est pas leur faute en général ; la plupart des lois de la nature sont encore à l’état d’énigme, et si les mœurs des animaux qui vivent à la surface de la terre sont encore si peu ou si mal observées, jugez des secrets que renferment les flancs du globe ! C’est là ce qui me faisait vous dire tantôt que tout homme, si petit qu’il fût, pouvait découvrir des choses immenses ; mais revenons à nos ours, ou plutôt dépêchons-nous de déjeuner pour aller les trouver. Je ne connais aux Suédois qu’un défaut, cher ami ; c’est de manger trop souvent et trop longtemps. Je comprendrais cela tout au plus quand ils ont des journées de vingt heures ; mais quand je vois le petit arc de cercle que le soleil doit faire maintenant pour se replonger sous l’horizon, je me demande à quelle heure vous espérez chasser.

— Patience, cher Christian ! répondit le major en riant ; la chasse à l’ours n’est pas longue. C’est un coup de main réussi ou manqué, soit qu’on loge deux balles dans la tête de l’ennemi, soit que d’un revers de patte il vous désarme et vous assomme. Voilà le danneman qui nous annonce que le déjeuner est prêt ; marchons.

L’ambigu apporté par les officiers était très comfortable ; mais Christian vit bien que les jeunes filles et le danneman lui-même regardaient ce bon repas avec une sorte de tristesse humiliée, et qu’après s’être fait une fête d’offrir leurs mets rustiques, ils osaient à peine les exhiber. Dès lors il se fit un devoir d’y goûter et de les vanter, politesse qui lui coûta peu, car le saumon fumé et le gibier frais du danneman étaient fort bons, le beurre de renne exquis, les navets tendres et sucrés, les confitures de baies de ronces du Nord aromatiques et rafraîchissantes. Christian apprécia moins le lait aigre servi pour boisson dans des cruches d’étain. Il préféra la piquette fabriquée avec les baies d’une autre ronce qui croît en abondance dans le pays même, et que l’on mange et conserve de mille manières. Enfin il admira, au dessert, le gâteau de Noël, qui avait été fait exprès pour les hôtes du danneman, afin qu’ils pussent l’entamer, vu que celui qui était réservé à la famille devait, selon l’usage, rester intact jusqu’à l’Épiphanie. Le danneman porta résolument le couteau dans l’édifice de luxe pétri en farine de froment, et fit tomber les tourelles et les clochetons savamment construits par ses filles. Ces grandes personnes, brunes, peu jolies, mais bien faites et coquettement parées de rubans et de bijoux sur un grand luxe de linge blanc et de cheveux noirs tressés, furent alors seulement invitées à prendre leur part du gâteau et à tremper leurs lèvres dans le gobelet de leur père, après que celui-ci l’eut rempli de bière forte. Elles restèrent debout, et firent, avant de boire, une grande révérence et un compliment de nouvelle année à leurs hôtes.

L’impatience que Christian éprouvait ordinairement à table, quand il n’avait plus faim, s’était changée en une rêverie profonde. Ses compagnons étaient assez bruyans, bien qu’ils se fussent abstenus de vin et d’eau-de-vie dans la crainte de se laisser surprendre par l’ivresse au moment d’entrer en chasse. Le danneman, d’abord réservé et un peu fier, était devenu plus expansif, et paraissait avoir conçu pour son hôte étranger une sympathie particulière ; mais cet homme, qui connaissait tous les dialectes du Norrland et même le finnois et le russe d’Archangel, ne parlait le suédois, sa propre langue nationale, qu’avec peine. Christian, qui, avec sa curiosité et sa facilité habituelles, s’exerçait déjà à comprendre le dalécarlien, n’avait saisi que vaguement, et par la pantomime du narrateur, les récits intéressans de ses chasses et de ses voyages, provoqués et recueillis avidement par les autres convives.

Fatigué des efforts d’attention qu’il était obligé de faire et de la chaleur excessive qui régnait dans la chambre, Christian s’était éloigné du poêle et de la table. Il regardait par la fenêtre le sublime paysage que dominait le chalet, planté au bord d’une profonde gorge granitique, dont les flancs noirs, rayés de cascatelles glacées, plongeaient à pic jusqu’au lit du torrent. Les prairies naturelles, inclinées au-dessus de l’abîme, étaient, en beaucoup d’endroits, si rapides, que la neige n’avait pu s’y maintenir contre les rafales, et qu’elles étalaient au soleil leurs nappes vertes légèrement poudrées de givre, brillantes comme des tapis d’émeraudes pâles. Ces restes d’une verdure tendre, victorieuse des frimas, étaient rehaussés par le vert sombre et presque noir des gigantesques pins, pressés et dressés comme des monumens de l’abîme, et tout frangés de girandoles de glace. Ceux qui étaient placés dans les creux où séjournait la neige entassée y étaient ensevelis jusqu’à la moitié de leur fût, et ce fût est quelquefois de cent soixante pieds de haut. Leurs branches, trop chargées de glaçons, pendaient et s’enfonçaient dans la neige, raides comme les arcs-boutans des cathédrales gothiques. À l’horizon, les pics escarpés du Sevenberg dressaient, dans un ciel couleur d’améthiste, leurs crêtes rosées, séjour des glaces éternelles. Il était onze heures du matin environ ; le soleil projetait déjà ses rayons vers les profondeurs bleuâtres qui, à l’arrivée de Christian sur la montagne, étaient encore plongées dans les tons mornes et froids de la nuit. À chaque instant, il les voyait s’animer de lueurs changeantes comme l’opale.

Tout voyageur artiste a signalé la beauté des paysages neigeux sous les latitudes qui sont, pour ainsi dire, leur théâtre de prédilection. Chez nous, la neige ne parvient jamais à tout son éclat : ce n’est que dans les lieux accidentés, et en de rares journées où elle résiste au soleil, que nous pouvons nous faire une idée de la splendeur des tons qu’elle revêt, de la transparence des ombres que ses masses reçoivent. Christian était pris d’enthousiasme. Comparant le bien-être relatif du chalet (bien-être excessif quant à la chaleur) avec l’âpreté solennelle du spectacle extérieur, il se mit à songer à la vie du danneman, et à se la représenter par l’imagination au point de se l’approprier fictivement et de se croire chez lui, dans sa propre patrie, dans sa propre famille.

Il n’est aucun de nous qui, vivement frappé de certaines situations, ne se soit trouvé plongé dans une de ces étranges rêveries où le moment présent nous apparaît simultanément double, c’est-à-dire reflété dans l’esprit comme un objet dans une glace. On s’imagine qu’on repasse par un chemin déjà parcouru, que l’on se retrouve avec des personnes déjà connues dans une autre phase de la vie, et que l’on recommence en tous points une scène du passé. Cette sorte d’hallucination de la mémoire devint si complète chez Christian, qu’il lui sembla avoir déjà entendu clairement cette langue dalécarlienne, tout à l’heure inintelligible pour lui, et qu’en écoutant machinalement la parole douce et grave du danneman, il se mit en lui-même à achever ses phrases avant lui et à y attacher un sens. Tout à coup il se leva, un peu comme un somnambule, et, raidissant sa main sur l’épaule du major : — Je comprends ! s’écria-t-il avec une émotion extrême ; c’est fort étrange,… mais je comprends ! Le danneman ne vient-il pas de dire qu’il avait douze vaches, dont trois étaient devenues si sauvages pendant l’été dernier, qu’il n’avait pu les ramener chez lui à l’automne ? qu’il les croyait perdues, et qu’il avait été obligé d’en tuer une d’un coup de fusil, pour l’empêcher de disparaître comme les autres ?

— Il a dit cela en effet, répondit le major ; seulement cette histoire ne date pas de l’été dernier. Le danneman dit qu’elle lui est arrivée il y a une vingtaine d’années.

— N’importe, reprit Christian, vous voyez que j’ai presque tout compris. Comment expliquez-vous cela, Osmund ?

— Je ne sais, mais j’en suis moins surpris que vous : c’est le résultat de votre incroyable facilité à apprendre toutes les langues, à les construire et à les expliquer en vous-même par les analogies qu’elles ont entre elles.

— Non, cela ne s’est pas fait ainsi en moi ; cela est venu comme une réminiscence.

— C’est encore possible. Vous aurez étudié dans votre enfance une foule de choses dont vous vous souvenez confusément. Voyons à présent, écoutez ce que disent les jeunes filles : le comprenez-vous ?

— Non, dit Christian, c’est fini ; le phénomène a cessé, je ne comprends plus rien.

Et il retourna à la fenêtre pour essayer de ressaisir la mystérieuse révélation en écoutant parler ses hôtes ; mais ce fut en vain. Les rêveries confuses se dissipèrent, et, malgré lui, le raisonnement, les impressions réelles reprirent leur empire habituel sur son esprit.

Cependant il ne tarda pas à entrer dans un autre ordre de pensées contemplatives. Cette fois ce n’était plus un passé fantastique qui lui apparaissait ; c’était le songe d’un avenir assez logiquement déduit des résolutions qu’il avait prises, et dont il avait entretenu le major une heure auparavant. Il se voyait vêtu, comme le danneman, d’une lévite sans manches par-dessus une veste à manches longues et étroites, chaussé de bas de cuir jaune par-dessus des bas de drap, les cheveux coupés carrément sur le front, assis auprès de son poêle brûlant, et racontant à quelque rare visiteur ses expéditions sur les glaces flottantes, ou sur les courans du terrible gouffre Maelstroem et dans les sentiers perdus du Syltfield.

Dans ce milieu paisible et rude qu’il entrevoyait comme la récompense austère de ses voyages et de ses travaux, il essayait naturellement de se faire l’idée d’une compagne associée aux occupations rustiques de son âge mûr. Christian regardait attentivement les filles du danneman ; elles n’étaient pas assez belles pour qu’il se délectât à l’idée d’être l’époux d’une de ces mâles et sévères créatures. Il eût mieux aimé rester garçon que de ne pouvoir vivre intellectuellement avec la compagne de sa vie. Malgré lui, le fantôme de Marguerite voltigeait dans son rêve sous la forme d’une blonde et mignonne fée déguisée en fille des montagnes, et plus jolie avec la chemisette blanche et le corsage vert que dans sa robe à paniers et ses mules de satin ; mais cette fantaisie de toilette n’était qu’un travestissement passager : Marguerite était une figure détachée d’un autre cadre ; elle ne pouvait que traverser le chalet en souriant, et disparaître dans le traîneau bleu et argent, doublé de cygne, où il était à jamais défendu à Christian de s’asseoir à ses côtés.

— Va-t’en, Marguerite ! se dit-il. Que viens-tu faire ici ? Un abîme nous sépare, et tu n’es pour moi qu’une vision dansant au clair de la lune. La femme que j’aurai sera une épaisse réalité,… ou plutôt je n’aurai pas de femme ; je serai mineur, laboureur ou commerçant nomade comme mon hôte, pendant une vingtaine d’années, avant de pouvoir bâtir mon nid sur la pointe d’une de ces roches. Eh bien ! à cinquante ans, je me fixerai dans quelque site grandiose, j’y vivrai en anachorète, et j’élèverai quelque enfant abandonné qui m’aimera comme j’ai aimé Goffredi. Pourquoi non ? Si d’ici là j’ai découvert quelque chose d’utile à mes semblables, ne serai-je pas heureux ?

C’est ainsi que Christian retournait dans sa tête le problème de sa destinée ; mais son rêve de bonheur, quelque modeste qu’il le construisît, s’écroulait toujours devant l’idée de la solitude. — Et pourquoi donc depuis vingt-quatre heures, se disait-il, cette obsession d’amour sérieux ? Jusqu’à présent j’avais peu pensé au lendemain. Voyons, ne puis-je appliquer à ces éveils et à ces cris du cœur la bonne philosophie que j’opposais, en causant avec Osmund, aux douceurs matérielles de l’existence ? Si j’ai su m’oublier, ou du moins me traiter rudement comme être physique dans mon projet de réforme, ne puis-je aussi bien imposer silence à l’imagination, qui se met à caresser le bonheur de l’âme ? Allons donc, Christian ! puisque tu as réglé et décidé que tu n’avais pas de droits particuliers au bonheur, ne peux-tu en prendre ton parti, et te dire : Il ne s’agit pas de respirer le parfum des roses, mais de marcher dans les épines sans regarder derrière toi ?

Christian sentit son cœur se rompre au beau milieu de cet effort de volonté, et son visage fut inondé de larmes, qu’il cacha dans ses mains en prenant l’attitude d’un homme qui sommeille.

— Eh bien ! Christian, s’écria le major en se levant de table, est-ce le moment de dormir, vous, qui étiez le plus ardent à la chasse ? Venez boire le coup de l’étrier, et partons.

Christian se leva en criant bravo. Il avait les yeux humides ; mais son franc sourire ne permettait pas de penser qu’il eût pleuré.

— Il s’agit, reprit le major, de savoir qui de nous aura l’honneur d’attaquer le premier sa majesté fourrée.

— Ne sera-ce pas, dit Christian, le sort qui en décidera ? Je croyais que c’était l’usage.

— Oui, sans doute ; mais vous nous avez tant divertis et intéressés hier soir, que nous nous demandions tout à l’heure ce que nous pourrions faire pour vous en remercier, et voici ce que le lieutenant et moi avons décidé avec l’agrément du caporal, qui a ici sa voix comme les autres. On tirera au sort, et celui de nous qui sera favorisé aura le plaisir de vous offrir la longue paille.

— Vraiment ! dit Christian. Je vous en suis reconnaissant, je vous en remercie tous du fond du cœur, mes aimables amis ; mais il se pourrait bien que vous fissiez là le sacrifice d’un plaisir que je ne suis pas digne d’apprécier. Je ne me suis pas donné pour un chasseur ardent et habile. Je ne suis qu’un curieux…

— Craignez-vous quelque chose ? reprit le major. Dans ce cas…

— Je ne peux rien craindre, répondit Christian, puisque je ne sais rien des dangers de cette chasse, et je ne crois pas être poltron au point de ne vouloir aller où je présume qu’il y a un danger quelconque à courir. Je répète que je n’y mets aucun amour-propre ; je n’ai jamais fait aucun exploit qui me donne le droit de vouloir accaparer un triomphe : ne pouvez-vous me donner une place qui égalise toutes nos chances ?

— Il n’en peut être ainsi. Toutes les chances sont égales devant le sort ; seulement la bonne est pour celui qui marche le premier.

— Eh bien ! dit Christian, je marcherai le premier et je ferai lever le gibier ; mais si quelqu’un ne tient pas à le tuer de sa propre main, c’est moi, je vous le déclare, et même j’avoue que je préférerais beaucoup avoir le temps d’examiner la pantomime et l’allure vivante de la bête.

— Mais si, avant que vous puissiez l’examiner, elle fuit et nous échappe ? On ne sait rien du caprice qu’elle peut avoir. L’ours est peureux le plus souvent, et, à moins d’être blessé, il ne songe qu’à disparaître. Croyez-moi, Christian, chargez-vous de l’attaque, si vous tenez à voir quelque chose d’intéressant. Autrement vous ne verrez peut-être que la bête morte après le combat, car il paraît qu’elle est retranchée dans un lieu étroit, derrière d’épaisses broussailles.

— Alors j’accepte, dit Christian, et je vous promets de vous faire voir, ce soir, sur mon théâtre, une chasse à l’ours où je tâcherai d’introduire des choses divertissantes. Oui, oui, je serai aussi amusant que possible pour vous prouver ma gratitude. Et à présent, major, dites-moi ce qu’il faut faire, et de quelle façon on s’y prend pour tuer un ours proprement, sans le faire trop souffrir, car je suis un chasseur sentimental, et force m’est de vous avouer que je n’ai pas le plus petit instinct de férocité.

— Quoi ! reprit le major, vous n’avez même jamais vu tuer un ours ?

— Jamais !

— Oh ! alors c’est très différent ; nous retirons notre proposition. Personne ici n’a envie de vous voir estropié, cher Christian ! N’est-ce pas, camarades ? Et que dirait la comtesse Marguerite, si on lui ramenait son danseur avec une jambe broyée ?

Le lieutenant et le caporal furent d’avis qu’il ne fallait pas exposer un novice à une rencontre sérieuse avec la bête féroce ; mais le nom de Marguerite, prononcé là au grand regret de Christian, lui avait fait battre le cœur. Dès ce moment, il mit autant d’ardeur à réclamer la faveur qu’on lui avait octroyée qu’il y avait mis d’abord de modestie ou d’indifférence. — Si je puis tuer l’ours un peu élégamment, pensa-t-il, cette princesse barbare rougira peut-être un peu moins de notre amitié défunte, et si l’ours me tue un peu tragiquement, le souvenir du pauvre histrion sera peut-être arrosé d’une petite larme de pitié versée en secret.

Quand le major vit que Christian était évidemment contrarié d’avoir à s’en remettre au sort, il engagea ses compagnons à lui rendre son tour de faveur. Seulement il s’approcha du danneman et lui dit dans sa langue : — Ami, puisque tu vas en avant avec notre cher Christian pour lui servir de guide, veille de près sur lui, je te prie. C’est son coup d’essai.

Le Dalécarlien, étonné, ne comprit pas tout de suite : il se fit répéter l’avertissement, puis il regarda Christian avec attention, et secoua la tête.

— Un beau jeune homme, dit-il, et un bon cœur, j’en suis certain ! Il a mangé mon kakebroë comme s’il n’eût fait autre chose de sa vie ; il a des dents dalécarliennes, celui-là, et pourtant il est étranger ! C’est un homme qui me plaît. Je suis fâché qu’il ne sache point parler le dalécarlien avec moi, encore plus fâché qu’il aille où de plus fins que lui et moi sont restés. — Le kakebroë, auquel le danneman faisait allusion, n’était autre chose que son pain mêlé de seigle, d’avoine et d’écorce pilée. Comme on ne cuit guère, en ce pays, que deux fois par an tout au plus, ce pain, qui est déjà très dur par lui-même grâce au mélange de la poudre de bouleau, devient, par son état de dessèchement, une sorte de pierre plate qu’entament difficilement les étrangers. On sait le mot historique d’un évêque danois marchant contre les Dalécarliens au temps de Gustave Wasa : « Le diable lui-même ne saurait venir à bout de ceux qui mangent du bois ! »

Comme le danneman, malgré son enthousiasme pour l’héroïque mastication de son hôte étranger, ne paraissait pas pouvoir répondre de le préserver, les inquiétudes de Larrson recommencèrent, et il essayait encore de dissuader Christian, lorsque le danneman pria tout le monde de sortir, excepté l’étranger. On devina sa pensée, et Larrson se chargea de l’expliquer à Christian. — Il faut, lui dit-il, que vous vous prêtiez à quelque initiation cabalistique. Je vous ai dit que nos paysans croyaient à toute sorte d’influences et de divinités mystérieuses ; je vois que le danneman ne vous conduira pas avec confiance à la rencontre de son ours, s’il ne vous rend invulnérable par quelque formule ou talisman de sa façon. Voulez-vous consentir…

— Je le crois bien ! s’écria Christian. Je suis avide de tout ce qui est un trait de mœurs. Laissez-moi seul avec le danneman, cher major, et s’il me fait voir le diable, je vous promets de vous le décrire exactement.

Lorsque le danneman fut tête à tête avec son hôte, il lui prit la main, et lui dit en suédois : — « N’aie pas peur. » Puis il le conduisit à un des deux lits qui formaient niche transversale dans le fond de la chambre, et, après avoir appelé par trois fois : Karine, Karine, Karine ! il tira un vieux rideau de cuir maculé qui laissa voir une forme anguleuse et une figure d’une pâleur effrayante.

C’était une femme âgée et malade qui parut se réveiller avec effort, et que le danneman aida à se soulever pour qu’elle pût regarder Christian. En même temps il répéta à ce dernier : « N’aie pas peur ! » et il ajouta : « C’est ma sœur, dont tu as pu entendre parler, une voyante fameuse, une vala des anciens temps !

La vieille femme, dont le sommeil avait résisté au bruit du repas et des conversations, parut chercher à rassembler ses idées. Sa figure livide était calme et douce. Elle étendit la main, et le danneman y mit celle de Christian ; mais elle retira la sienne aussitôt avec une sorte d’effroi, en disant en langue suédoise : — Ah ! qu’est-ce donc, mon Dieu ! C’est vous, monsieur le baron ? Pardonnez-moi de ne pas me lever. J’ai eu tant de fatigue dans ma pauvre vie !

— Vous vous trompez, ma bonne dame, répondit Christian, vous ne me connaissez pas ; je ne suis pas baron.

Le danneman parla à sa sœur dans le même sens probablement, car elle reprit en suédois : — Je sais bien que vous me trompez ; c’est là le grand iarl ! Que vient-il faire chez nous ? Ne veut-il pas laisser dormir celle qui a tant veillé ?

— Ne fais pas attention à ce qu’elle dit, repartit le danneman en s’adressant à Christian ; son esprit est endormi, et elle continue son rêve. Tout à l’heure elle va parler sagement. — Et il ajouta, pour sa sœur : — Allons, Karine, regarde ce jeune homme et dis-lui s’il faut qu’il vienne avec moi chasser le malin.

Le paysan dalécarlien appelle ainsi l’ours, dont il ne prononce le nom qu’avec répugnance. Karine se cacha les yeux, et parla avec vivacité à son frère.

— Parlez suédois, puisque vous savez le suédois, lui dit Christian, qui désirait comprendre les pratiques de la voyante. Je vous prie, ma bonne mère, expliquez-moi ce que je dois faire.

La voyante ferma les yeux avec une sorte d’acharnement, et dit : — Tu n’es pas celui dont je rêvais, ou tu as oublié la langue de ton berceau. Laissez-moi tous les deux, toi et ton ombre ; je ne parlerai pas, j’ai juré de ne jamais dire ce que je sais.

— Aie patience, dit le danneman à Christian. Avec elle, c’est toujours ainsi au commencement. Prie-la doucement, et elle te dira ta destinée.

Christian renouvela sa prière, et la voyante répondit enfin en cachant toujours ses yeux dans ses mains pâles, et en prenant un style poétique qui semblait appris par cœur :

« Le dévorant hurle sur la bruyère, ses liens se brisent ; il se précipite ! Il se précipite vers l’est, à travers les vallées pleines de poisons, de tourbe et de fange. »

— Est-ce à dire qu’il nous échappera ? dit le danneman, qui écoutait religieusement sa sœur.

« Je vois, reprit celle-ci, je vois marcher, dans des torrens puans, les parjures et les meurtriers ! Comprenez-vous ceci ? savez-vous ce que je veux dire ? »

— Non, je n’en sais rien du tout, répondit Christian, qui reconnut le refrain des anciens chants Scandinaves de la Voluspa, et qui crut reconnaître aussi la voix des galets du Stollborg.

— Ne l’interromps pas, dit le danneman. Parle toujours, Karine, on t’écoute.

« J’ai vu briller le feu dans la salle du riche, reprit-elle, mais devant la porte se tenait la mort, »

— Est-ce pour ce jeune homme que tu dis cela ? demanda le danneman à sa sœur.

Elle continua sans paraître entendre la question :

« Un jour, dans un champ, je donnai mes habits à deux hommes de bois ; quand ils en furent revêtus, ils semblèrent des héros : l’homme nu est timide. »

— Ah ! tu vois ! s’écria Bœtsoï en regardant Christian d’un air de triomphe naïf ; voilà, j’espère, qu’elle parle clairement !

— Vous trouvez ?

— Mais oui, je trouve. Elle te recommande d’être bien vêtu et bien armé.

— C’est un bon conseil à coup sûr ; mais est-ce tout ?

— Écoute, écoute, elle va parler encore, dit le danneman.

Et la voyante reprit :

« L’insensé croit qu’il vivra éternellement s’il fuit le combat ; mais l’âge même ne lui donnera pas la paix : c’est à sa lance de la lui donner. Comprenez-vous ? savez-vous ce que je veux dire ? »

— Oui, oui, Karine ! s’écria le danneman satisfait. Tu as bien parlé, et maintenant tu peux te rendormir ; les enfans veilleront sur toi, et tu ne seras plus troublée.

— Laissez-moi donc, dit Karine ; à présent la vala retombe dans la nuit. — Elle cacha son visage dans sa couverture, et son maigre corps sembla s’enfoncer et disparaître dans son matelas de plumes d’eider, riche présent que lui avait fait le danneman, plein de vénération pour elle.

— J’espère que tu es content, dit-il à Christian en prenant une longue corde dans un coin de la chambre ; la prédiction est bonne !

— Très bonne, répondit Christian. Cette fois j’ai compris. Rien ne sert aux gens prudens de se cacher, le plus sûr est de marcher droit à l’ennemi. Or donc en route, mon cher hôte ! Mais que voulez-vous faire de cette corde ?

— Donne ton bras, répondit le danneman, et il se mit à rouler la corde avec beaucoup de soin autour du bras gauche de Christian. — Voilà tout ce qu’il faut pour amuser le malin, dit-il ; pendant qu’il aura ce bras dans ses pattes, de ton autre main tu lui fendras le ventre avec cet épieu ; mais je t’expliquerai en route ce qu’il faut faire. Te voilà prêt, partons.

— Eh bien ! s’écrièrent les officiers qui attendaient Christian dans le vestibule, aurons-nous bonne chance ?

— Quant à moi, dit Christian, il paraît que je suis invulnérable ; mais quant à l’ours, je crains qu’il n’ait aussi bonne chance que moi. La voyante a dit qu’il s’enfuirait du côté de l’est.

— Non, non, répliqua le danneman, dont l’air grave et confiant imposait silence à toute plaisanterie ; il a été dit que le dévorant se précipiterait du côté de l’est, mais non pas qu’il ne serait pas tué. Marchons !

Avant de suivre Christian à la chasse, nous retournerons pour quelques instans au château de Waldemora, d’où le baron était parti avec tous les hommes valides de sa société, et deux ou trois cents traqueurs, aussitôt après le lever du soleil.

Le point vers lequel se dirigeait cette battue seigneuriale était beaucoup moins éloigné et beaucoup moins élevé sur la montagne que la chaumière du danneman. Les dames purent donc s’y rendre, les unes résolues à voir d’aussi près que possible la chasse de l’ours, les autres, moins braves, se promettant bien de ne pas s’aventurer plus loin que la lisière des bois. Parmi les premières était Olga, jalouse de montrer au baron qu’elle s’intéressait à ses prouesses ; parmi les dernières étaient Marguerite, qui se souciait peu des prouesses du baron, et Mlle Martina Akerstrom, fille du ministre de la paroisse et fiancée du lieutenant Osburn : excellente personne, un peu trop haute en couleur, mais agréable, affectueuse et sincère, avec qui Marguerite s’était liée de préférence à toute autre. Disons en passant que le ministre Mickelson, dont il a été question dans l’histoire de la baronne Hilda, était mort depuis longtemps, témérairement brouillé, assurait-on, avec le baron Olaüs. Son successeur était un homme très-respectable, et, bien que sa cure fût à la nomination du châtelain, ainsi qu’il était de droit pour certains fiefs, il montrait beaucoup de dignité et d’indépendance dans ses relations avec l’homme de neige. Peut-être le baron avait-il compris qu’il valait mieux rester en bons termes avec un homme de bien que d’avoir à ménager les mauvaises passions d’un ami dangereux. Il lui témoignait des égards, et le pasteur plaidait souvent auprès de lui la cause du faible et du pauvre, sans l’irriter par sa franchise.

On se porta en général assez mollement à la chasse du baron. Personne ne pensait qu’on dût rencontrer des ours dans une région aussi voisine du château, surtout après plusieurs jours de bruit et de fêtes. L’ours est défiant et maussade de sa nature. Il n’aime ni les sons de l’orchestre ni les feux d’artifice, et tout le monde se disait à l’oreille que si on en rencontrait un seul, ce ne pouvait être qu’un ours apprivoisé et beau danseur, qui viendrait de lui-même donner la patte au châtelain. Le temps était néanmoins magnifique, les chemins de la forêt fort praticables, et c’était un but de promenade auquel personne ne manqua, même les gens âgés, qui se firent voiturer jusqu’à un pavillon rustique très comfortable où l’on devait déjeuner et dîner, soit que l’on eût tué des ours ou des lièvres.

Quand le château fut à peu près désert, Johan, ayant éloigné sous divers prétextes les valets dont il n’était pas sûr, procéda aux fonctions d’inquisiteur qu’il s’était vanté de mener à bien, et tint ainsi qu’il suit avec ponctualité, heure par heure, le rendu-compte de sa journée.

« Neuf heures. — L’Italien crie la faim et la soif. On le fait taire ; ce n’est pas difficile.

« Personne au Stollborg que Stenson, l’avocat et son petit laquais. Je ne parle pas d’Ulf, l’abruti. Christian Waldo a disparu, à moins qu’il ne soit malade et couché. L’avocat, qui partage sa chambre avec lui, ne laisse entrer personne, et commence à me devenir suspect.

« Dix heures. — Le capitaine me fait demander s’il est temps d’agir. Pas encore. L’Italien a encore trop de force. Christian Waldo est décidément à la promenade. Je suis entré dans la fameuse chambre, j’y ai trouvé l’avocat travaillant. Il dit ne pas savoir où est allé l’homme aux marionnettes. J’ai vu le bagage de celui-ci. Il n’est pas loin.

« Onze heures. — J’ai déterré le valet de Christian Waldo dans les écuries du château neuf. Je l’ai fait parler. Il sait le vrai nom de son maître : Dulac. Il serait donc Français et non Italien. Une découverte plus intéressante due à ce Puffo, c’est que nous avons ici deux Waldo pour un. Puffo n’a pas fait marcher les marionnettes hier soir, et le Waldo à qui j’ai parlé (l’homme à la tache de vin) m’a fait dix mensonges. Son compère dans la représentation est inconnu à Puffo. Ce Puffo était ivre hier, il a dormi. Il ne peut imaginer, dit-il, par qui il a pu être remplacé. J’ai eu envie de l’envoyer au capitaine, mais je crois voir qu’il dit vrai. Je ne le perds pas de vue. Il peut m’être utile.

« Ce second Waldo serait donc le faux Goefle. Alors, en n’ayant pas l’air de nous méfier, nous les tiendrons tous deux ce soir. J’ai cru voir que Stenson était inquiet. J’ai dit qu’on le laissât tranquille. Il faut, à tout événement, qu’il se rassure et ne nous échappe pas.

« Midi. — Je tiens tout : la preuve cachetée, que je vous envoie, et les révélations de l’Italien, que voici. (Il n’y a pas eu la moindre peine à se donner : la seule vue de la chambre des roses l’a rendu expansif.)

« Christian Waldo est bien celui que vous cherchez. Il est beau et bien fait, son signalement répond exactement à la figure du faux Christian Goefle. L’Italien ne sait rien de l’homme à la tache de vin.

« La fameuse preuve, que je vous procure gratis, était cachée entre deux pierres, derrière le högar, dans un endroit très bien choisi, que je vous montrerai. Je suis allé la chercher moi-même, et je vous l’envoie sans savoir ce qu’elle vaut. Vous en serez juge. Je fais déjeuner M. l’Italien, dont le vrai nom est Guido Massarelli.

« Ne vous pressez pas de quitter la chasse, et ne faites paraître aucune impatience. S’il y a dans la pièce que je vous envoie quelque chose de sérieux et que ces bateleurs s’entendent avec le Guido, comme ils n’ont pu communiquer avec lui depuis hier, nous les tenons bien. Tous les chemins sont surveillés. Le Guido offre de se mettre contre eux ; mais je ne m’y fie pas. Si tout cela n’est qu’une mystification pour vous faire payer, nous paierons autrement, et nous paierons cher ! »

Ayant clos son bulletin, Johan le lia au portefeuille que Guido avait été forcé de livrer, et expédia le tout bien scellé à l’adresse du baron, au rendez-vous de chasse, par le plus sûr de ses agens.

XIII.

Il nous est permis, pendant que cette dépêche court après le baron, de courir nous-mêmes au chalet de Bœtsoï, d’où ce brave danneman voulait emmener Christian sans autre arme qu’une corde et un bâton ferré.

— Attendez ! dit le major, il faut que notre ami soit équipé et armé. Votre épieu est bon, maître Joë ; mais un bon coutelas norvégien sera meilleur, et un bon fusil ne sera pas de trop.

Cédant aux instances du major et du lieutenant, Christian dut endosser une veste de peau de renne et chausser des bottes de feutre sans semelle et sans couture, chaussure souple comme un bas, ne glissant jamais sur la glace ou la neige, et impénétrable au froid. Puis, l’ayant armé et muni de poudre et de balles, les amis de Christian lui mirent sur la tête un bonnet fourré, et l’on tira au sort les places pour la chasse.

— J’ai le numéro un ! s’écria le major tout joyeux ; c’est donc moi qui cède ma place à Christian et qui me poste à cent pas derrière lui ; le lieutenant est à ma gauche, le caporal à ma droite, à cent pas aussi de chaque côté. Partez donc et comptez vos pas, nous suivrons quand vous aurez compté cent, et que vous nous ferez signe.

Toutes choses ainsi réglées, le danneman et Christian ouvrirent la marche, et chacun suivit, en observant les distances convenues. Christian s’étonnait de cet ordre de bataille dès le départ. — L’ours est-il donc si près, demanda-t-il à son guide, que l’on n’ait pas dix fois le temps de se poster à l’approche de sa tanière ?

— Le malin est très près, répondit le danneman. Jamais malin n’est venu prendre ses quartiers d’hiver si près de ma maison. Je me doutais si peu qu’il fût là, que dix fois je suis passé presque sur son trou sans pouvoir supposer que j’avais un si beau voisin.

— Il est donc beau, notre ours ?

— C’est un des plus grands que j’aie vus ; mais commençons à parler bas : il a l’ouïe fine, et avant un quart d’heure il ne perdra pas une de nos paroles.

— Vos filles n’étaient pas effrayées d’un pareil voisinage ? dit Christian en se rapprochant du danneman et en baissant la voix pour lui complaire, car ses appréhensions lui paraissaient exagérées.

À cette question, Joë Bœtsoï raidit sa grosse tête sur ses larges épaules et regarda Christian de travers. — Herr Christian, mes filles sont d’honnêtes filles, dit-il d’un ton sec.

— Est-ce que j’ai eu l’air d’en douter, herr Bœtsoï ? dit Christian étonné.

— Ne sais-tu pas, reprit le danneman en faisant un effort pour prononcer un nom qui lui répugnait, ne sais-tu pas que l’ours ne peut rien contre une vierge, et que par conséquent une honnête fille peut aller lui arracher des griffes sa chèvre ou son mouton sans rien craindre ?

— Pardon, monsieur le danneman, je ne le savais pas ; je suis étranger, et je vois qu’on apprend du nouveau tous les jours. Mais êtes-vous bien sûr que l’ours soit si respectueux envers la chasteté ? Mèneriez-vous une de vos filles avec vous en ce moment ?

— Non ! les femmes ne peuvent pas laisser leur langue en repos ; elles avertissent le gibier par leur caquet. C’est pour cela qu’il ne faut point de filles ni de femmes à la chasse.

— Et si par hasard vous voyiez l’ours poursuivre les vôtres, vous ne seriez pas effrayé ? vous ne tireriez pas dessus ?

— Je tirerais dessus pour avoir sa peau, mais je ne serais pas inquiet pour mes filles. Je te répète que je suis sûr de leur conduite.

— Mais votre sœur la sibylle, elle a sans doute été mariée ?

— Mariée ? dit le danneman en hochant la tête. — Puis il reprit avec un soupir : — Mariée ou non, Karine ne craint rien des mauvaises langues.

— Les mauvaises langues viennent-elles jusqu’ici vous tourmenter, maître Joë ? J’aurais cru que dans ce désert…

Le danneman haussa les épaules, et prit, sans répondre, une figure mécontente.

— Vous ai-je encore déplu sans le savoir ? lui demanda Christian quelques instans après.

— Oui, répondit le danneman, et comme il n’est pas bon d’aller ensemble où nous allons quand on a quelque chose sur le cœur, je veux savoir pourquoi tu m’as demandé si Karine avait peur de l’ours. Je n’irai pas plus avant que je ne sache si tu as eu une mauvaise pensée contre elle ou contre moi.

Devant cet appel à sa sincérité, fait avec une sorte de grandeur antique, Christian se sentit embarrassé de répondre. Il avait, en questionnant Bœtsoï sur Karine, cédé à un mouvement de curiosité qui tenait à des causes mystérieuses en lui-même, et qu’il lui était impossible d’expliquer. Il crut s’en tirer par une rectification du fait.

— Maître Joë, dit-il, je n’ai pas demandé si votre sœur avait peur de l’ours, mais si elle avait été mariée, et je ne vois rien d’offensant dans ma question.

Le paysan le troubla par un regard d’une pénétration extraordinaire. — La question ne m’offense pas, dit-il, si tu peux me jurer n’avoir écouté, avant de venir chez moi, aucun mauvais propos sur ma famille.

Et comme Christian, se rappelant les paroles du major, hésitait à répondre, Bœtsoï reprit : — Allons, allons ! J’aime mieux que tu ne mentes point. Tu n’as pas de raisons pour être mon ennemi, et tu peux me dire ce que l’on t’a raconté de l’enfant du lac.

— L’enfant du lac ! s’écria Christian. Qu’est-ce que l’enfant du lac ?

— Si tu ne sais rien, je n’ai rien à te dire.

— Si fait, si fait ! reprit Christian… Je sais… Je crois savoir… Parlez-moi comme à un ami, maître Joë. L’enfant du lac est-il le fils de Karine ?

— Non, répondit le danneman, dont la physionomie s’anima d’une singulière exaltation. Il était bien à elle, mais il n’avait pas été conçu et enfanté comme les autres. Karine a eu du malheur, comme il en arrive aux filles qui apprennent des choses au-dessus de leur état, et qui lisent dans des livres d’une religion que nous ne devons plus connaître ; mais elle n’a pas fait le mal qu’on dit. J’ai été trompé là-dessus comme les autres, moi qui te parle ! Il fut un temps, j’étais encore bien jeune alors, où je voulais envoyer une balle dans la tête d’un homme dont Karine parlait trop dans ses rêves ; mais Karine a juré à notre mère et à moi qu’elle haïssait cet homme-là. Elle l’a juré sur la Bible, et nous avons dû la croire. L’enfant a été nourri dans la montagne par une daine apprivoisée, qui suivait Karine comme une chèvre. Elle demeura plus d’un an seule avec lui dans une autre maison que nous avons, bien plus haut que celle où tu es entré. Quand l’enfant a été sevré, nous l’avions reçu chez nous et nous l’aimions. Il grandissait, il parlait et il était beau ; mais un jour il est parti comme il était venu, et Karine a tant pleuré que son esprit s’est envolé pendant longtemps après lui. Il y a bien du mystère là-dessous. Ne sait-on pas qu’il y a des femmes qui mettent des enfans au monde par la parole seulement, de la même manière qu’elles les ont conçus, en respirant trop l’air que les trolls de nuit agitent sur les lacs ? Karine avait trop demeuré là-bas, et on sait bien que le lac de Waldemora est mauvais… En voilà assez là-dessus. C’est le secret de Dieu et le secret des eaux. Il ne faut pas mal penser de Karine. Elle ne travaille pas, elle ne sert à rien qui se compte et qui se voie dans une maison ; mais elle est de celles qui, par leur savoir et leurs chants, portent bonheur aux familles. Elle voit ce que les autres ne voient pas, et ce qu’elle annonce arrive d’une manière ou de l’autre. C’est assez parlé, je te dis, car nous voilà devant le fourré, et à présent il ne faut plus penser qu’au malin. Écoute-moi bien, et ensuite plus un mot, plus un seul, quand même il irait de la vie…

— Quand même il irait de la vie, dit Christian, ému et frappé du mystérieux récit du danneman, il faut que vous me parliez de cet enfant qui a été élevé chez vous. N’avait-il pas aux doigts quelque chose de particulier ?

La figure du danneman se colora, malgré le froid, d’une vive rougeur. — Je vous ai dit, reprit-il d’un ton irrité, tout ce que je voulais dire. Si c’est pour m’insulter dans l’honneur de ma famille que vous êtes venu manger mon pain et tuer mon gibier, prenez garde à vous ou renoncez à la chasse, herr Christian, car, aussi vrai que je me nomme Bœtsoï, je vous laisse seul avec le malin.

— Maître Bœtsoï, répondit Christian avec calme, cette menace m’effraie beaucoup moins que la crainte de vous affliger. Je vous permets de me laisser seul avec le malin, si bon vous semble : je tâcherai d’être plus malin que lui ; mais je vous prie de ne pas emporter de moi une mauvaise opinion. Nous reprendrons cet entretien, je l’espère, et vous comprendrez que jamais la pensée d’outrager l’honneur de votre famille n’a pu entrer dans mon esprit.

— C’est bien, reprit le danneman ; alors parlons du malin. Ou il fuira lestement avant que nous ayons gagné sa tanière, et alors tu tireras sur lui, ou il acceptera le combat et se lèvera debout. Tu sais bien où est la place du cœur, et, avec ce bon couteau, il faudrait que la main te tremblât pour le manquer. Fais attention à une seule chose, c’est qu’il ne désarme pas ta main droite avant d’avoir saisi ton bras gauche, car il voit très bien les armes, et il a plus de raisonnement qu’on ne pense. Vas-y donc doucement et tranquillement, sans te presser. Tant que le malin n’est pas blessé, il n’est pas insolent, et il ne sait pas bien ce qu’il veut faire. Quelquefois il grogne et se laisse approcher. Quant à moi, j’ai coutume de lui parler et de lui promettre de ne lui faire aucun mal : ce n’est pas mentir que de mentir à une bête. Je te conseille donc de lui dire quelque parole caressante : il a assez d’esprit pour comprendre qu’on le flatte, il n’en a pas assez pour deviner qu’on le trompe. Et maintenant attends que je voie si ces messieurs prennent bien la direction qu’il faut pour cerner la tanière, car, si la bête nous échappait, il ne faudrait pas qu’elle pût échapper aux autres. Je reviens dans cinq minutes.

Christian resta seul dans un site étrange. Depuis le chalet, il avait fait avec son guide environ une demi-lieue au sein d’une forêt magnifique jetée en ondes épaisses et larges sur le dos de la montagne. La profusion de beaux arbres dans ces régions et la difficulté de les transporter pour l’exploitation sont cause de la prodigalité pour ainsi dire méprisante, on oserait même dire impie, avec laquelle sont traitées ces nobles productions du désert. Pour faire le moindre outil, le moindre jouet (les pâtres dalécarliens, comme les pâtres suisses, taillent et sculptent très adroitement le bois résineux), on sacrifie sans regret un colosse de verdure, et souvent, pour ne pas se donner la peine de l’abattre, on met le feu au pied : tant pis si l’incendie se propage et dévore des forêts entières ! En beaucoup d’endroits, on voit des bataillons de monstres noirs se dresser sur la neige, ou, dans l’été, sur une plaine de cendres. Ce sont des tiges calcinées qui ne servent plus de retraite à aucun animal, et où règnent le silence et l’immobilité de la mort[1]. Ceux qui chassent en Russie s’affligent de trouver dans les splendides forêts du Nord la même incurie et les mêmes profanations.

Le lieu où Christian se trouvait n’avait été ni brûlé ni abattu ; il offrait une scène de bouleversement moins irritante, le spectacle d’un abandon imposant et d’une destruction grandiose, due aux seules causes naturelles : la vieillesse des arbres, les éboulemens du sol, le passage des ouragans. C’était l’aspect d’une forêt vierge qui aurait été saisie dans les glaces voyageuses des mers polaires. Les grands pins fracassés s’appuyaient tout desséchés sur leurs voisins verts et debout, mais dont ils avaient brisé la tête ou les maîtresses branches par leur chute. D’énormes rochers avaient roulé sur les pentes, entraînant un monde de plantes qui s’étaient arrangées pour vivre encore, tordues et brisées, ou pour renaître sur ces débris communs. Ce cataclysme était déjà ancien de quelques années, car de jeunes bouleaux avaient poussé sur des éminences qui n’étaient que des amas de détritus et de terres entraînées. Au moindre vent, ces arbres, déjà beaux, balançaient les glaçons au bout de leurs branches légères et pendantes avec un bruit rapide et sec qui rappelait celui d’une eau courant sur les cailloux.

Ce lieu sauvage était sublime. Christian voyait, à mille pieds au-dessous de lui, l’elf ou strœm (c’est ainsi qu’on appelle tous les cours d’eau) présenter les mêmes couleurs et les mêmes ondulations que s’il n’eût pas été glacé. À cette distance, il eût été impossible à un sourd de savoir s’il ne roulait pas ses flots avec fracas, car l’œil était absolument trompé par sa teinte sombre et métallique, toute boursouflée d’énormes remous blancs comme de l’écume. Pour Christian, dont l’oreille eût pu saisir le moindre bruit montant du fond de l’abîme, l’aspect agité de ce torrent impétueux contrastait singulièrement avec son silence absolu. Rien ne ressemble à un monde mort comme un monde ainsi pétrifié par l’hiver. Aussi le moindre symptôme de vie dans ce tableau immobile, — une trace sur la neige, le vol court et furtif d’un petit oiseau, — cause-t-il une sorte d’émotion. Cette surprise est presque de l’effroi, quand c’est un élan ou un daim dont la fuite retentissante éveille brusquement les échos endormis de la solitude.

Et cependant Christian ne songeait pas plus à admirer en ce moment la nature qu’à se préparer à combattre le malin. Une pensée douloureuse et terrible avait traversé son âme. Le récit bizarre du danneman, d’abord très-obscur à cause de son langage incorrect et de ses idées superstitieuses, venait de s’éclaircir et de se résumer dans son esprit. Cette sibylle rustique qui avait été séduite par le troll du lac, cet enfant mystérieux élevé dans le chalet du danneman, et disparu à l’âge de trois ou quatre ans, ces hallucinations de mémoire que Christian avait éprouvées durant le repas, et qui n’étaient peut-être que des souvenirs tout à coup réveillés…

« Oui, se disait-il, à présent la mémoire ou l’illusion me revient. Les trois vaches perdues… il y a une vingtaine d’années, le coup de fusil qui a arrêté la quatrième… Il me semble que je l’entends, ce coup mortel, il me semble que je vois tomber la pauvre bête, et que je ressens l’impression de douleur et de regret que je ressentis alors ; ce fut peut-être la première émotion de ma vie, celle qui éveille en nous la vie du sentiment. Mon Dieu, il me semble que tout un monde oublié se ranime et se lève devant moi ! Il me semble que c’est là-bas, au tournant du rocher, sur le bord de ce talus à pic, d’un ton rougeâtre, que la scène s’est passée. Il me semble y être ! Était-ce moi ou mon âme dans quelque existence antérieure ?… Mais si c’est moi, qui donc est mon père ? Quel est cet homme que le danneman a failli tuer lorsque le soupçon n’était pas encore endormi par la superstition ? Pourquoi la sibylle,… ma mère peut-être !… a-t-elle frissonné tout à l’heure en touchant mes doigts ? Elle était plongée dans une sorte de rêve, elle n’a pas regardé ma figure, mais elle a dit que j’étais le baron !.. Et tout à l’heure, quand j’ai demandé au danneman si l’enfant n’avait pas aux mains un signe particulier, sa colère et son chagrin ne prouvent-ils pas qu’il avait remarqué et compris ce signe héréditaire, peut-être plus apparent chez l’enfant qu’il ne l’est maintenant chez l’homme ?

« D’ailleurs, quand même il l’eût observé aujourd’hui chez moi, son esprit était loin de faire un rapprochement. Il ne lui est pas venu à la pensée de chercher à me reconnaître. Il n’a vu en moi qu’un étranger curieux et railleur qui lui demandait le secret de sa famille, et ce secret, c’est sa honte ; il aime mieux en faire une légende, un conte de fées. On l’offense en doutant du merveilleux qu’il invoque, on l’irrite en lui disant que l’enfant avait peut-être les doigts faits comme ceux du baron Olaüs. Il n’y a, dit-on, que la vérité qui offense ; j’avais donc deviné… La pauvre Karine n’a-t-elle pas été effrayée en me prenant pour son séducteur ?

« Son séducteur ! qui sait ? Cet homme, haï et méprisé de tous, lui a peut-être fait violence. Elle aura caché son malheur, elle aura exploité la croyance aux esprits de perdition, pour empêcher son jeune frère le danneman de s’exposer en cherchant à tirer vengeance d’un ennemi trop puissant. Pauvre femme ! Oui, certes elle le hait, elle le craint toujours ; elle est devenue voyante, c’est-à-dire folle, depuis son désastre ; elle avait reçu une sorte d’éducation, puisqu’elle sait par cœur les antiques poésies de son pays, et quand elle s’exalte, elle trouve dans le souvenir confus de ces chants tragiques des accens de menace et de haine. Enfin, rêverie spécieuse ou commentaire logique, je crois voir ici le doigt de Dieu qui me ramène à la chaumière d’où j’ai été enlevé… Pourquoi, et par qui ?… Est-ce le danneman, voyageur intrépide, qui m’a conduit au loin pour délivrer sa sœur d’un remords vivant, ou sa famille d’une tache brûlante ? dois-je croire plutôt à la jalousie de la femme d’Olaüs, selon l’hypothèse rapportée par le major ? »

Toutes ces pensées se pressaient dans le cerveau de Christian, et son âme était navrée d’effroi et de douleur. L’idée d’être le fils du baron Olaüs ne faisait que redoubler son aversion. En de telles circonstances, il ne pouvait voir en lui qu’un ennemi de l’honneur et du repos de sa mère. — Qui sait encore, se disait-il, si ce n’est pas lui qui m’a fait enlever pour se dérober à quelque promesse, à quelque engagement contracté envers sa victime ? Ah ! s’il en était ainsi, je resterais dans ce pays. Sans chercher à me faire reconnaître, je me mettrais au service du danneman ; par mon travail et mon dévoûment, certes je me ferais estimer de lui, aimer peut-être de cette famille qui est la mienne, et je pourrais m’efforcer de rendre, sinon la raison, du moins la tranquillité à cette pauvre voyante, comme j’avais réussi à ramener le calme dans les rêves de ma chère Sofia Goffredi. Bizarre destinée que la mienne, qui m’aurait ainsi condamné à avoir deux mères égarées par le désespoir ! Eh bien ! cette condamnation imméritée, c’est un devoir qui m’est tracé pour arriver à quelque mystérieuse récompense. Je l’accepte. Karine Bœtsoï ne se rappelle peut-être pas qu’elle a perdu son enfant, mais elle retrouvera les soins et la protection d’un fils.

En ce moment, il sembla à Christian qu’on l’appelait. Il regarda devant lui et de tous côtés ; il ne vit personne. Le danneman lui avait dit de l’attendre, il devait revenir le chercher : Christian hésita ; mais au bout d’un instant un cri de détresse le fit bondir, saisir ses armes, et s’élancer dans la direction de la voix.

En escaladant avec une prodigieuse agilité les arbres renversés, les monceaux de débris durcis par la glace et les monstrueuses racines entrelacées, Christian arriva sans le savoir à vingt pas de la tanière de l’ours. L’animal terrible était couché entre lui et cet antre, il léchait le sang qui teignait la neige autour de ses flancs. Le danneman était debout sur le seuil du repaire, pâle, les cheveux au vent et comme hérissés sur sa tête, les mains désarmées. Son épieu, brisé dans le flanc de l’ours, gisait auprès de l’animal, et, au lieu de songer à ôter son fusil de la bandoulière pour l’achever, Bœtsoï semblait fasciné par je ne sais quelle terreur, ou enchaîné par je ne sais quelle prudence inexplicable.

Dès qu’il aperçut Christian, il lui fit des signes que celui-ci ne put comprendre, mais il devina qu’il ne fallait point parler et visa l’ours. Heureusement, avant de tirer, il leva encore une fois les yeux sur Joë Bœtsoï, qui lui intima par un geste désespéré l’ordre de s’arrêter. Christian imita sa pantomime pour lui demander s’il fallait l’égorger sans bruit, et, sur un signe de tête affirmatif, il marcha droit à l’ours qui, de son côté, se leva tout droit en grondant pour le recevoir. — Vite, vite ! ou nous sommes perdus ! cria le danneman, qui avait pris son fusil et semblait guetter quelque chose d’invisible au fond de la tanière.

Christian ne se le fit pas dire deux fois. Présentant aux étreintes un peu affaiblies de l’ours blessé son bras enveloppé de la corde, il l’éventra proprement, mais sans songer que l’animal pouvait tomber en avant et qu’il fallait se rejeter vivement de côté pour lui faire place. L’ours heureusement tomba de côté et entraîna Christian dans sa chute, mais sans que ses redoutables griffes, crispées par le dernier effort de la vie, pussent saisir autre chose que le pan de sa casaque. Ainsi enfoncé dans la neige et pour ainsi dire cloué par le poids et les ongles du malin sur le bord de son vêtement, Christian eut quelque peine à se débarrasser, et il y laissa une notable partie de la veste de peau de renne que lui avait prêtée le major ; mais il n’y songea guère. Le danneman était aux prises avec d’autres ennemis ; il venait de tirer au juger dans l’antre obscur, et un autre malin noir, jeune, mais d’assez belle taille, était venu à sa rencontre d’un air menaçant, tandis que deux oursons de la grosseur de deux forts doguins se jetaient dans ses jambes, sans autre intention que celle de fuir, mais d’une manière assez compromettante pour la sûreté de son équilibre. Le danneman, résolu à périr plutôt que de livrer passage à sa triple proie, s’était arc-bouté contre les troncs d’arbre qui formaient au repaire une entrée en forme d’ogive naturelle. Il luttait contre le jeune ours que son coup de fusil avait blessé ; mais, ébranlé malgré lui par les petits, il venait de tomber, et le blessé, furieux, se jetait sur lui, quand Christian, sûr de son coup d’œil et de son sang-froid, brisa d’une balle la tête de l’animal, à un pied au-dessus de celle de l’homme.

— Voilà qui est bien, dit le danneman en se relevant avec agilité ; mais les deux oursons lui avaient passé sur le corps, et il ne songeait qu’à ne pas les laisser échapper.

— Attendez, attendez ! lui dit Christian en suivant de l’œil les deux fugitifs, voyez ce qu’ils font !…

Les deux oursons s’étaient dirigés vers le cadavre de leur mère et s’étaient glissés et blottis sous ses flancs ensanglantés.

— C’est juste ! dit le danneman en frottant son bras, que l’ours noir avait meurtri à travers la corde ; ce n’est pas à nous de les tuer. Nous avons chacun notre proie. Appelle tes camarades, moi, je suis trop essoufflé, et puis j’ai eu peur, je le confesse. Je l’ai échappé belle. Sans toi… Mais appelle donc. Je te dirai ça tout à l’heure.

Et tandis que Christian appelait de toute la force de ses poumons, le danneman, un peu tremblant, mais toujours attentif, rechargeait à la hâte son fusil pour le cas où les oursons abandonneraient le corps de leur mère, et voudraient fuir avant l’arrivée des autres chasseurs.

Ils parurent bientôt, arrivant de trois côtés, avertis déjà par les coups de fusil, Larrson, le premier, criant victoire pour Christian à la vue de l’ourse énorme couchée à ses pieds.

— Prenez garde ! arrêtez-vous ! s’écria Christian. Notre ourse était pleine, elle vient de mettre bas deux beaux petits. Je vous demande grâce pour ces pauvres orphelins. Prenez-les vivans.

— Certes, répondit Larrson. À l’aide, camarades ! Il s’agit ici de faire des élèves !

On entoura le cadavre de l’ourse et on le souleva avec précaution, car il y a toujours à se méfier de l’ours qui paraît mort. On s’empara avec quelque peine des deux petits, qui déjà montraient les dents et les griffes, et qui furent liés et muselés avec soin, après quoi on eut le loisir d’admirer l’ample capture qu’avait recelée la tanière, et il y eut des regrets à demi exprimés que le danneman s’empressa de prévenir.

— Il faut que vous me pardonniez ce que j’ai fait, dit-il aux jeunes officiers. Je me doutais bien que cette grande bigarrée était une mère : l’ai-je dit qu’elle était bigarrée ? Oh ! je l’avais bien vue ; mais je n’avais pas pu bien voir les petits, et quant à l’ami, je ne l’avais pas vu du tout. On m’avait bien dit que souvent la mère emmenait dans son hivernage un jeune malin qui n’était ni le père de ses petits, ni même un individu de son espèce, pour défendre et conduire ses enfans dans le cas où elle serait tuée. Je ne le croyais pas beaucoup, ne l’ayant jamais vu. À présent je le vois et j’y croirai. Si je l’avais cru, j’aurais emmené deux de vous afin que chacun pût abattre une belle pièce ; mais qui pouvait s’attendre à cela ? Ne comptant pas tirer, je n’avais pris mon fusil que par précaution, dans le cas où le herr que je conduisais manquerait son coup et se mettrait en danger. Quant à l’épieu ferré, je croyais si peu avoir à m’en servir, que je n’avais pas seulement regardé si celui que je prenais était en bon état… Eh bien ! voici ce qui est arrivé, continua le danneman en s’adressant à Christian. J’avais dit que je reviendrais te prendre après avoir posté les autres, et, quand cela a été fait, je pensais revenir droit sur toi ; mais il faut croire que quelque bête avait dérangé mes brisées de la nuit dernière, car, sans m’égarer précisément, j’ai passé devant la tanière et je ne me suis reconnu que quand il était trop tard pour reculer. La maligne m’avait entendu, elle venait sur moi, parce qu’elle avait des petits. J’ai essayé de lui faire peur avec mes bras pour la faire rentrer chez elle ; elle n’a pas voulu avoir peur, elle s’est levée. Je lui ai fendu le ventre, il le fallait bien, et en même temps j’ai appelé par deux fois. Au bruit de ma voix, l’ami s’est montré à l’entrée de la maison, et, pour l’empêcher de se sauver, j’ai couru me mettre devant, sans songer que mon épieu était resté brisé auprès de la mère. Je la croyais morte ; mais quand j’ai été là, elle s’est relevée, recouchée et relevée deux fois. Alors le temps m’a paru bien long avant de te voir arriver, herr Christian, car d’un côté j’avais la mère qui, d’un moment à l’autre, pouvait retrouver la force de se jeter sur moi, et de l’autre côté l’ami, qui s’était reculé au fond du trou et qui attendait ce renfort pour me chercher querelle, sans compter les deux petits que je m’attendais bien à avoir dans les jambes quand la bataille serait engagée. Pour faire face à tout cela, je n’avais qu’un coup de fusil, et ce n’était pas assez ; je n’osais pas seulement coucher en joue, car, à la vue de l’arme braquée, les malins se décident plus vite. J’ai eu peur, je peux bien l’avouer sans honte, puisque je n’ai pas lâché pied, et que voilà les quatre pièces dans nos mains. J’ai attendu, ça m’a paru un an, et pourtant je crois que tu es venu vite, herr Christian, puisque tout s’est bien passé,… oui, très bien passé, je dis, et tu es un homme ! Je suis fâché qu’il y ait eu auparavant trois mots de fiel entre nous deux. Cela est oublié, et je te dois mon cœur comme je te dois ma vie. Embrassons-nous, et considère que je t’embrasse comme si tu étais mon fils.

Christian embrassa avec effusion le Dalécarlien, et celui-ci raconta aux autres comment, après avoir lestement achevé l’ours corps à corps, le jeune homme avait tué l’ami fort à propos, à deux pouces de sa chrétienne figure. Christian dut défendre sa modestie de l’exagération du danneman quant à ce dernier point ; mais comme Bœtsoï, enthousiasmé, n’en voulut rien rabattre et qu’il n’y avait aucun moyen d’aller aux preuves, l’exploit du jeune aventurier prit des proportions colossales dans l’imagination de Larrson et de ses amis. Leur estime pour lui augmenta d’autant, et il n’y a point trop lieu de s’en étonner. La présence d’esprit est la faculté du vrai courage. On plaint celui qui succombe, on admire celui qui réussit. Sans consentir à s’admirer lui-même, Christian éprouvait une vive satisfaction d’avoir acquis des droits à l’amitié du danneman, qu’il s’obstinait à regarder désormais comme son proche parent ; mais il se garda bien de revenir à ses imprudentes questions, et il résolut de chercher ailleurs la vérité, dût-il y perdre beaucoup de temps et y dépenser beaucoup de patience.

Les deux ours morts, et surtout la mère, étaient d’un poids considérable, plus de quatre cents livres entre eux deux. Les traîner dans les aspérités du terrain d’où l’on avait peine à se tirer soi-même semblait impossible. Des chevaux même n’en fussent pas venus à bout. Comme le jour allait bientôt décroître et que l’on voulait rejoindre la chasse du baron, on se trouvait embarrassé de richesses. Les oursons mêmes, qui ne voulaient pas marcher, devenaient fort incommodes.

— Allez-vous-en, dit le danneman ; avec mes enfans, j’aurai bientôt abattu deux ou trois jeunes arbres et fabriqué une claie sur laquelle nous chargerons le tout, et que nous ferons glisser jusque chez moi. De là je vous enverrai la prise par mon traîneau et mon cheval, et tout cela vous arrivera dans deux heures à votre bostœlle pour que vous puissiez montrer votre chasse à tous vos amis.

— Et nous vous renverrons demain les animaux morts, dit Larrson, car c’est à vous seul que nous voulons confier le soin de les écorcher et de les préparer. N’est-ce pas votre avis, Christian ?

— Je n’ai pas d’autre avis que le vôtre, répondit Christian.

— Pardon ! reprit le major, nous avons acheté un ours au danneman ; c’est celui que vous avez tué : il vous appartient, comme celui qu’il a tiré est à lui, s’il ne veut nous le vendre.

— Il les a tués tous deux, dit Christian ; je n’ai fait que les achever ; je n’ai droit à rien.

Il y eut un assaut de délicatesse où le danneman se montra aussi scrupuleusement loyal que les autres. Enfin Christian dut céder et accepter l’ourse femelle pour sa part. Les deux oursons furent payés comme un ours au danneman, qui dut accepter en toute propriété l’ami de madame l’ourse. Toutes choses ainsi réglées, le major et ses amis voulurent emmener Christian ; mais celui-ci refusa de les suivre.

— Je n’ai que faire, leur dit-il, à la chasse du baron, laquelle, m’avez-vous dit, n’a rien d’intéressant après celle-ci. Je n’ai d’ailleurs pas le temps de m’y rendre. Je dois rentrer au Stollborg le plus tôt possible pour m’occuper de ma représentation. Songez que, pour deux jours encore, je suis lié par un contrat au métier de fabulator. Je reste ici pour aider le danneman à emporter les malins, après quoi je profiterai de son traîneau pour retourner jusqu’au lac. N’oubliez pas que vous avez promis à M. Goefle et à moi de venir nous voir au Stollborg.

— Nous irons après le souper et la comédie, répondit le major. Comptez sur nous.

— Et moi, dit le danneman à Christian, je vous réponds de vous faire arriver au lac avant la nuit.

Il n’y avait pas beaucoup de temps à perdre. Les officiers allèrent rejoindre leurs traîneaux de campagne, et le danneman, aidé par Christian, son fils Olof et sa fille aînée, qui était venue les rejoindre, procéda avec une grande adresse et une grande promptitude à la confection de son traîneau à bras. Dès que le gibier fut chargé, on le fit descendre promptement, les uns tirant, les autres poussant ou retenant, jusqu’au chalet.

Dès qu’on y fut arrivé, Christian chercha des yeux la voyante. Le rideau du lit était fermé et immobile. Était-elle encore là ? Il eût voulu revoir cette femme mystérieuse et tâcher de lui parler ; mais il n’osa pas approcher de son lit. Il lui sembla que le danneman ne le perdait pas de vue, et que toute apparence de curiosité lui eût beaucoup déplu.

La plus jeune des filles du danneman apporta de l’eau-de-vie fabriquée dans la maison, cette fameuse eau-de-vie de grains, dont plus tard Gustave III fit un monopole de l’état, créant ainsi un impôt onéreux et vexatoire qui lui fit perdre toute sa popularité, et qui de fait replongea dans la misère ce peuple qu’il avait délivré de la tyrannie des nobles. L’usage fréquent de l’eau-de-vie est-il une nécessité de ces climats rigoureux ? Christian ne le pensait pas, d’autant plus que cette boisson, fabriquée par le danneman en personne, et dont il était fier, arrachait littéralement le gosier. Le brave homme pressait son hôte d’en boire largement, ne comprenant pas qu’après avoir tué deux ours, il n’éprouvât pas le besoin de s’enivrer un peu. Christian ne pouvait pousser jusque-là l’obligeance, et bien qu’il eût souhaité être de force à griser Bœtsoï sans se griser lui-même, circonstance qui eût peut-être amené la prompte découverte du secret de la famille, il se borna à boire du thé laissé à son intention par le major, et qui lui fut servi bien chaud dans une tasse de bois très délicatement taillée et sculptée par le jeune Olof.

Le jeune homme se sentait un peu humilié d’avoir pris le plaisir princier de tuer un ours aux dépens de ses amis, car en somme cet ours appartenait au danneman, comme tout gibier appartient sans conteste à celui qui le découvre sur ses terres. On avait fait présent à Christian de sa capture, c’est-à-dire qu’on l’avait payée pour lui. Il apprit avec plaisir du danneman que ce paiement n’avait pas encore été effectué, le major et ses amis n’ayant pas prévu que la chasse serait aussi abondante, et n’ayant pas apporté l’argent nécessaire. Christian s’informa du prix.

— C’est selon, dit le danneman avec fierté ; si on me laisse la bête, comme il arrive quelquefois, ce n’est rien qu’un remerciement que je dois à celui qui m’a aidé à l’abattre ; mais sans doute, herr Christian, tu souhaites garder la peau, les pattes, la graisse et les jambons ?

— Je ne souhaite rien de tout cela, dit en riant Christian. Qu’en ferais-je, bon Dieu ? Je vous prie de garder le tout, herr Bœtsoï, et, comme je présume que vous avez droit de vendre un peu plus cher à ceux qui prennent sur vos terres le plaisir de la chasse qu’à ceux qui achètent purement et simplement une denrée, je vous prie d’accepter trente dalers que j’ai là sur moi…

Christian acheva sa phrase en lui-même, « et qui sont tout ce que je possède. »

— Trente dalers ! s’écria le danneman, c’est beaucoup ; tu es donc bien riche ?

— Je le suis assez pour vous prier de les accepter.

Le danneman prit l’argent, le regarda, puis il regarda les mains de Christian, mais sans en rien remarquer que la blancheur. — Ton or est bon, dit-il, et ta main est blanche. Tu n’es pas un homme qui travaille, et pourtant tu manges le kakebroë comme un Dalécarlien. Ta figure est du pays et ton langage n’en est pas… Les habits que tu avais en venant ici ne sont pas plus beaux que les miens. Ce que je vois, c’est que tu es fier ; c’est que tu ne veux pas que tes amis, qui t’ont cédé le plaisir de tuer le malin, dépensent encore leur argent pour toi.

— Précisément, herr Bœtsoï, vous y voilà.

— Sois tranquille. Joë Bœtsoï est un honnête homme ; il ne recevra rien de tes amis, puisque tu lui laisses ton gibier. Quant à accepter de toi une récompense, cela dépend. Peux-tu me jurer, sur l’honneur, que tu es un jeune homme riche, un fils de famille ?

— Qu’importe ? dit Christian.

— Non, non, reprit le danneman ; tu m’as sauvé la vie, je ne t’en remercie pas, c’est ce que j’aurais fait pour toi ; mais tu es un fin tireur, et de plus tu es un homme qui sait écouter un autre homme. Si, quand je t’ai fait signe là-bas, tu n’avais pas voulu aller comme je voulais, nous étions dans un mauvais pas tous les deux,… et moi surtout, sans épieu et le bras mal entouré. Je suis content de toi, et je voudrais que mon fils fût de ta mine et de ton caractère, car tu es un garçon hardi et doux ; donc, si tu n’es pas riche, ne fais pas avec moi semblant d’être riche. À quoi sert ? Je ne suis pas dans la misère, moi ! Je ne manque de rien selon mes besoins, et si tu manquais de quelque chose, tu pourrais t’adresser à Joë Bœtsoï, qui ne serait pas en peine de trouver trente dalers, et même cent, pour rendre service à un ami.

— J’en suis bien certain, herr Bœtsoï, répondit Christian, et je viendrais à vous avec confiance, non pas pour vous demander cent ni trente dalers, mais de l’ouvrage à votre service. Il n’est pas dit que cela n’arrive point ; mais si cela arrive, j’aurai bien plus de plaisir à me présenter après vous avoir payé ce qui vous est dû et ce qu’un riche vous paierait. Je ne suis pas venu ici en qualité de pauvre, vous ne me devez rien.

— Je ne veux rien, dit le danneman ; reprends ton argent, et viens me trouver quand tu voudras. Que sais-tu faire ?

— Tout ce que vous m’apprendrez, je le saurai vite.

Le danneman sourit. — C’est-à-dire, reprit-il, que tu ne sais rien ?

— Je sais tuer les malins au moins !

— Oui, et très bien. Tu sais même manier la hache et tailler le bois. J’ai vu ça. Mais sais-tu voyager ?

— C’est ce que je sais le mieux.

— Dormir sur un banc ?

— Et même sur une pierre.

— Sais-tu le lapon, le samoïède, le russe ?

— Non, je sais l’italien, l’espagnol, le français, l’allemand et l’anglais.

— Ça ne me servira de rien, mais ça me prouve que tu peux apprendre à parler de plusieurs manières. Eh bien ! reviens quand tu voudras, avant la fin du mois de thor (janvier), et si tu veux aller à Drontheim, et même plus loin, je serai content de ne pas voyager seul… Ou bien, si j’emmène Olof, qui me tourmente pour commencer à courir, tu garderas ma maison. Mes deux filles sont fiancées, je t’en avertis. Évite de donner de la jalousie à leurs fiancés, ce serait à tes risques. Soigne la tante Karine ; elle est douce, mais il ne faut pas la contrarier : je l’ai défendu une fois pour toutes.

— Je la soignerai comme ma mère, répondit Christian ému ; mais, dites-moi, est-elle malade ou infirme ? Pourquoi…

— On te dira cela, si tu restes à la maison. Que veux-tu gagner à mon service ?

— Rien.

— Comment, rien ?

— Le pain et l’abri, n’est-ce pas assez ?

Herr Christian, dit le danneman en fronçant le sourcil, tu es donc un paresseux ou un mauvais sujet, que tu ne songes pas à l’avenir ?

Christian vit qu’en montrant trop de désintéressement, il avait fait naître la méfiance. — Connaissez-vous M. Goefle ? dit-il.

— L’avocat ? Oui, très bien, c’est moi qui lui ai vendu son cheval, un bon cheval, celui-là, et un brave homme, l’avocat !

— Eh bien ! il vous répondra de moi. Aurez-vous confiance ?

— Oui, c’est convenu. Reprends ton argent.

— Et si je vous priais de me le garder ?

— C’est donc de l’argent volé ? s’écria le danneman, redevenu méfiant.

Christian se mit à rire en s’avouant à lui-même qu’il était un diplomate très maladroit. — Croyez-moi, dit-il au danneman, je suis un homme simple et sincère. Je ne suis pas habitué à ne pas être cru sur parole ; ma figure paraît bonne à tout le monde. Si vous ne prenez pas mes trente dalers aujourd’hui, le major voudra vous les donner demain, et c’est ce qui me blesse.

— Le major ne me donnera rien, parce que je n’accepterai rien, répondit le danneman avec vivacité. C’est donc toi qui doutes de moi à présent ?

Christian dut renoncer à laisser sa mince fortune dans cette maison qui servait peut-être d’asile à sa mère. Ce débat de délicatesse eût pu dégénérer en querelle, vu que le danneman arrosait largement d’eau-de-vie son naïf orgueil de paysan libre. D’ailleurs le traîneau était prêt, et Christian devait partir. Pour rien au monde, il n’eût voulu manquer les deux représentations qui devaient le mettre à la tête de cent dalers, et lui permettre par conséquent d’embrasser, sans rien devoir à personne, le nouveau genre de vie qu’il rêvait.

Il croyait que le danneman comptait l’accompagner ; mais, au lieu de monter dans le traîneau, Bœtsoï remit les rênes à son fils, en lui recommandant d’aller prudemment et de revenir de bonne heure.

— J’espérais avoir le plaisir de votre compagnie jusqu’à Waldemora, dit Christian au danneman.

— Non ! répondit celui-ci, je ne vais pas à Waldemora, moi ! Il faut que j’y sois forcé. Adieu, et à revoir !

Il y avait tant de hauteur et de dédain dans le ton du danneman en parlant de Waldemora, que Christian, en lui serrant la main, craignit qu’il ne s’aperçût de la conformation de ses doigts et que cette ressemblance, fortuite ou fatale, ne détruisît toute leur amitié ; mais la difformité était si légère et le danneman avait la main si rude qu’il ne s’aperçut de rien et envoya encore plusieurs fois de loin un adieu cordial à son hôte.

Malgré les recommandations de son père, Olof gagna le fond de la vallée au triple galop de son petit cheval, debout, lui, sur l’avant du véhicule et les rênes entortillées autour du bras, au risque d’être lancé au loin dans une chute et d’avoir tout au moins les deux poignets démis.


  1. Ce n’est que très récemment que l’état s’est préoccupé, trop tard peut-être, d’arrêter ces dévastations en Suède.


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