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L’Illusion héroïque de Tito Bassi/Tito Bassi

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Société du Mercure de France (p. 13-224).

Je suis né à Vicence et je pensais bien y devoir mourir lorsque me fut signifiée la sentence du Podestat par laquelle j’étais condamné à être conduit au lieu des exécutions et à être pendu par le cou à la potence, ainsi que le portait le jugement rendu contre moi, Tito Rassi, fils d’Ottavio Bassi, cordonnier, et de Clelia Gherambini, lingère, tous deux décédés et dont Dieu ait l’âme, comme il eût eu la mienne en l’occasion que je rapporterai et comme il l’aura au jour qu’il le jugera à propos.

Cet instant, d’ailleurs, je ne le crains point, pas plus que je ne redoutais le moment fixé par les magistrats pour me séparer de cette terre sur laquelle nous sommes, en m’élevant au-dessus d’elle d’un nombre de pieds égal à celui dont elle me devait recouvrir. La vie m’est à charge et j’acceptais de bon cœur que la mienne se terminât ainsi qu’en avaient disposé les lois. Mais puisque le ciel n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, je ne reprendrai pas le cours d’une existence trop longue à mon gré et trop peu semblable à celle que j’eusse voulu vivre sans avoir relaté par écrit certaines circonstances assez singulières qui firent de moi ce que je suis au détriment de ce que j’aurais souhaité d’être. Le récit que j’entreprends pourra peut-être amuser quelques curieux et divertir quelques-uns de ces esprits forts qui veulent bien croire qu’un simple comédien est capable d’éprouver des sentiments au-dessus de sa condition et différents de ceux que lui imposent les rôles qu’il tient et dans lesquels on l’applaudit ou on le siffle. Aussi est-ce dans ce propos que je rédige ce mémoire, le quatrième jour d’octobre de l’an 1773, juste un mois après l’événement qui faillit bien faire de Vicence, ma ville natale, le lieu de mon repos définitif, si la volonté de Dieu et la facétieuse clémence de notre Podestat n’en eussent décidé autrement.

*

Mon père, Ottavio Bassi, cordonnier de son état, était, lors de ma naissance, un homme déjà sur l’âge, car il ne se maria pas de bonne heure, n’ayant point, comme il le disait plaisamment, trouvé tout de suite « chaussure à son pied ». Cette plaisanterie était, d’ailleurs, la seule que je lui eusse entendu faire, car il ne s’égayait pas volontiers. Il n’en eût pas fallu conclure que mon père fût mécontent ou malheureux, tout au contraire, mais il n’éprouvait pas le besoin de manifester au dehors son contentement ou son bonheur. Il les gardait pour lui seul et n’en faisait part à personne, pas même à ma mère qui en était pourtant le principal sujet, car il l’aimait sincèrement et il avait trouvé en elle la meilleure des épouses. Malgré qu’il s’en dût rendre compte, il ne le lui marquait point et ne se laissait aller envers elle à aucun de ces petits compliments qui sont la politesse et le baume des ménages. Certes, il vivait avec elle honnêtement et veillait à ce qu’elle ne manquât de rien, car elle était de complexion délicate, mais hors ces soins, il ne lui en rendait guère d’autres et ne se prodiguait point en paroles, comme si, lui ayant exprimé son amour en une fois et une fois pour toutes, c’eût été désormais entre eux chose convenue et sur laquelle il n’y avait pas lieu de revenir.

Je dois dire aussi, pour être entièrement juste, que mon père était dans sa conduite un mari exemplaire et que la plus jalouse des femmes n’eût rien eu à lui reprocher. Debout de grand matin, il se tenait tout le jour à son travail. Il l’accomplissait avec une assiduité admirable et, à l’heure des repas, il le fallait arracher à ses cuirs et à ses formes. À peine sorti de table, il se remettait à tailler, à coudre et à clouer, maniant l’alène et le marteau sans se laisser détourner un seul instant de sa besogne. Avec les pratiques, il ne se prêtait guère au bavardage et répondait le plus court possible. Il ne montrait aucune curiosité de leurs propos, pas plus qu’il n’en ressentait pour tout ce qui, d’ordinaire, sollicite celle des gens de la ville, ce qui le rendait l’homme le plus casanier du monde. Les cérémonies, les processions, les divertissements populaires et réjouissances publiques ne parvenaient pas à le faire sortir de chez lui et il ne fallait rien moins que l’office du dimanche pour l’amener à délaisser sa boutique.

Cette boutique, où se passait le plus clair de son temps, était située dans la contrada del Pozzo Rosso, en face du palais Vallarciero. Il y aurait eu dans ce voisinage de quoi distraire quelqu’un de moins laborieux que mon père, car il se faisait au palais Vallarciero un va-et-vient continuel de gens de toutes sortes, mais mon père demeurait fort indifférent à ce spectacle et ne levait guère la tête de sur son ouvrage. Ma mère, qui parfois l’en complimentait doucement, prétendait qu’il n’en avait pas été toujours ainsi et que mon père avait eu jadis l’ouïe plus fine qu’aujourd’hui. Elle racontait en riant qu’en ce temps-là elle ne pouvait mettre le pied dans la rue que le choc de son talon sur la dalle ne fît dresser l’oreille à un certain Ottavio. À peine avait-il entendu le bruit de la fine semelle que le sang lui montait au visage et que son marteau cessait de battre le cuir, si bien que, lorsqu’elle passait devant la boutique, elle voyait deux yeux fixés sur elle avec un feu qu’elle ne pouvait pas ne point remarquer. Et, comme ce manège l’amusait, elle ne manquait pas de se prêter à ce qu’il se renouvelât assez fréquemment. À telles enseignes qu’un beau jour, n’y tenant plus et ayant enlevé son tablier, cet Ottavio Bassi, traversant la rue, s’en vint droit au palais Vallarciero y demander la main d’une certaine Clelia Gherambini, femme de chambre de la Comtesse, laquelle poussa tout d’abord les hauts cris quand elle sut que sa camériste préférée voulait la quitter pour épouser un vilain tailleur de cuir qui, tout amoureux qu’il fût, n’était pas digne de dénouer les cordons des souliers d’une aussi gentille personne !

C’est ainsi que mon père et ma mère s’étaient mariés. Rien en eux, d’ailleurs, n’aurait pu faire prévoir cet accord et qu’il durerait même de quoi me laisser naître. Autant mon père était appliqué, taciturne et terre à terre, autant ma mère était distraite, expansive et chimérique. Avec cela, jolie et délicate, mais sa délicatesse ne l’empêchait pas d’être active à sa façon. Comme elle avait du talent pour coudre et broder, elle ne tarda point à joindre au métier de mon père un petit commerce de lingerie. Grâce à la protection de la comtesse Vallarciero, les pratiques ne lui manquèrent pas. Ce genre de travail plaisait à ma mère et l’occupait sans la fatiguer. Elle en faisait exécuter une bonne part sous ses yeux et se contentait de mettre la main aux pièces difficiles, le reste étant confié à des ouvrières que ma mère dirigeait fort habilement. Quant à elle, sa principale occupation consistait à aller chercher les commandes et à reporter les travaux. Ce soin lui donnait l’occasion de courir de palais en palais et lui procurait d’agréables accointances avec les plus belles dames de Vicence auprès de qui la comtesse Vallarciero l’avait mise à la mode. Partout on accueillait ma mère avec faveur. On la mêlait familièrement aux conversations, et elle rapportait de ces courses maintes nouvelles de toutes sortes. Comme elle aimait à lire, on lui prêtait des gazettes, des brochures et même des livres qu’elle dévorait avidement et qui contribuaient à l’entretenir dans un désordre de cervelle à quoi elle n’était que trop encline et dont elle m’a transmis sans doute le chimérique héritage.

Ces réflexions me ramènent aux différences de caractères qui séparaient mon père et ma mère et faisaient de leur union une bien curieuse singularité. Mon père donc, comme je l’ai dit, était l’homme le plus terre à terre. Nul mieux que lui ne suivait le précepte « cordonnier, pas au-dessus de la chaussure ». Ses préoccupations se bornaient exclusivement à son métier. Que ses cuirs fussent solides, que ses pointures fussent exactes, c’en était assez pour lui ! Ce qui ne se rapportait pas à ces questions ne l’intéressait nullement. De toutes les rumeurs de la terre, il n’estimait que le bruit que font, en la foulant, les semelles et les talons. Il ne supposait pas qu’il eût pu mener d’autre existence que la sienne, et rien au monde, je le répète, ne lui semblait plus important que la confection d’une paire de souliers. Mon père, pour tout dire, n’avait aucune imagination.

Ma mère, au contraire, en avait et de toutes les sortes, et elle en faisait l’accompagnement continuel de ses travaux. L’aiguille, entre ses doigts, était une Fée et les ciseaux un Dragon docile dont les mâchoires s’ouvraient et se refermaient à son gré. Je pense bien que mon père, quand il vint demander sa main, revêtit à ses yeux la figure d’un Enchanteur, travesti sous quelque humble habit d’enchantement. Je jure qu’elle avait dû croire épouser un magicien, mais elle n’avait besoin de personne pour se créer à elle-même ses propres sortilèges. Tout en cousant sa lingerie, elle laissait sa pensée aller à mille choses diverses. Ma mère possédait le don singulier de vivre, avec sa vie, maintes autres vies. Elle était, tour à tour et simultanément, qui elle voulait. Elle s’appropriait à sa fantaisie et s’incorporait à l’image qu’elle substituait à sa propre réalité. Par les gazettes qu’elle lisait, elle augmentait l’étendue du cercle magique où elle se mouvait avec une aisance naturelle, et les romans lui apportaient la ressource de leurs personnages imaginaires parmi lesquels elle choisissait ceux qui lui semblaient le mieux à sa convenance du moment. Cette faculté de se transformer ainsi l’entretenait dans un état de distraction habituel et charmant et lui donnait la plus douce égalité d’humeur. Qu’importe d’être l’épouse d’un humble cordonnier et d’occuper un médiocre logis de la contrada del Pozzo Rosso, si l’on peut, à sa guise, s’imaginer qu’on est la plus belle dame de la ville et en habiter le plus beau palais ; si, de petite lingère, l’on peut devenir aussi bien une comtesse Vallarciero que la favorite du Grand Turc ou la femme du Grand Mogol !

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Le résultat des différences que je viens de relever dans le caractère de mes parents était que ni l’un ni l’autre ne s’occupaient beaucoup de moi, car, tandis que je relate ces particularités de famille, j’oublie de vous dire que j’avais grandi au point de commencer à me rendre compte des détails que je rapporte ici. J’avais atteint alors ma dixième année et me plaisais à observer ce qui se passait autour de moi et à en raisonner avec moi-même.

Le premier effet de ces raisonnements fut que mon attention se porta sur ce qu’avait été ma première enfance. En y réfléchissant, ce début de ma vie m’apparaissait sous un jour plutôt favorable. Sans avoir été particulièrement enviable, mon sort n’avait rien eu qui méritât que je m’en plaignisse. Mon père et ma mère m’aimaient, à leur façon. Tout d’abord, ils avaient pris soin de me bien nourrir, de telle sorte que je leur devais, à l’âge dont je parle, d’être un assez gros garçon joufflu et de bonne apparence corporelle. Ma figure, sans être belle, était fraîche et régulière. J’étais grand, de port un peu nonchalant, mais capable, à l’occasion, de supporter la fatigue. D’ailleurs, je ne prenais guère que celle qui me plaisait, car mes parents ne m’en imposaient aucune et je jouissais de la plus entière liberté. Du matin jusqu’au soir, je faisais ce que je voulais. J’étais le maître de mes actions et personne ne songeait à les diriger en quoi que ce fût.

La sollicitude de mes parents à mon égard ne s’exerçait que sur deux points. Mon père tenait, avant tout, à ce que je fusse commodément et solidement chaussé et ma mère à ce que j’eusse toujours le corps couvert de linge très propre et très fin. Ce résultat obtenu, on s’inquiétait fort peu du reste. Aussi mon vêtement montrait-il souvent des traces de cette négligence. Mon père et ma mère y étaient fort indifférents. Qu’importait à mon père que mes bas troués laissassent voir ma peau, pourvu que j’eusse le pied pris dans du bon cuir ! Qu’importait à ma mère que ma culotte déchirée laissât passer un pan de ma chemise, pourvu que cette chemise fût de la toile la plus fine et la plus souple !

Ces détails fâcheux de mon accoutrement m’eussent pu donner la mine d’un franc polisson, si la douceur de ma physionomie n’eût corrigé ce pronostic. D’un polisson, en effet, je n’avais que l’aspect. Il en aurait bien pu être autrement, car, comme je l’ai dit, je menais la vie la plus libre et la plus abandonnée. Mes journées m’appartenaient et j’en usais à ma guise. Après quelques heures passées chez le « maestro » qui m’apprenait à lire, à écrire et à compter, je disposais de mon temps, comme bon me semblait. J’aurais donc été à même de me joindre aux bandes de jeunes vauriens qui parcouraient Vicence, si j’avais eu la moindre disposition à la mauvaise conduite, mais tel n’était pas mon penchant et je n’avais nul mérite à ne pas me mêler aux jeux bruyants de cette troupe criarde et vagabonde.

Jamais donc je n’ai fréquenté les garnements de Vicence qui remplissaient les rues de leurs turbulences tumultueuses. J’évitais leurs expéditions et ne me mêlais point à leurs équipées. Jamais on ne me vit poursuivre les chiens et les chats à coups de pierres, lancer de la boue et des cailloux sur les carrosses, tirer le cordon des sonnettes ou laisser retomber lourdement les heurtoirs des portes, troubler l’eau où les laveuses lavent leur linge, dans le Retrone ou le Bacchiglione, franchir les murs des jardins pour y dérober les fruits et commettre mille méfaits citadins ou contadins. En un mot, je n’avais en moi aucune de ces dispositions malfaisantes qui sont trop souvent l’apanage de l’enfance et rendent odieux à nous-mêmes le souvenir que nous gardons de la nôtre.

Si j’insiste sur ces choses, ce n’est point, certes, par un sentiment de vanité. Je sais qu’il ne sied pas d’avoir l’air de se vanter, mais je dois au lecteur la vérité du portrait que j’essaie de tracer de moi-même. D’ailleurs, ce n’est pas à mon propre mérite que j’attribue le peu de bien que j’ai à dire sur mon compte. Il ne me revient pas l’honneur d’avoir été ce que je fus de mieux. La douceur de mœurs dont je témoignai, durant ces premières années de ma vie, j’en dois l’hommage à la noble cité de Vicence où je vis le jour et qui fut la véritable institutrice de ma jeunesse.

*

Notre cité n’est ni la plus antique, ni la plus fameuse, ni la plus grande, ni la plus belle de l’Italie, et, durant les hasards de ma vie errante, j’ai vu plus d’une ville qui la surpassait en opulence et en majesté. L’idée ne me viendrait pas de comparer notre Vicence à ses illustres rivales dont le nom seul proclame la gloire incontestée. Qu’est-elle, en effet, auprès de la souveraine Rome, mère des peuples, auprès de la divine Florence, princesse des arts, auprès de la docte Bologne ? La vaste Milan la dépasse ainsi que la populeuse Naples. Nos deux voisines même, Vérone et Padoue, la dominent par le prestige de leur passé de guerre et de science. Quant à Venise dont le Lion ailé étend ses griffes sur notre cité vicentine, ne prime-t-elle pas en puissance et en étrangeté ? Reine des Mers, elle est l’incomparable sirène qui enchante les yeux et les cœurs. Elle attire à elle la curiosité du monde entier, et les étrangers qui la visitent conservent à jamais dans leur mémoire le souvenir de sa grâce inoubliable.

Et, cependant, elle est digne, elle aussi, de retenir les regards, notre Vicence ! Admirez-la, au pied de son Monte Berico, dans sa plaine fertile, parmi ses vergers et ses vignes qu’enguirlandent les pampres aux belles grappes, au centre d’un horizon agréable et étendu. Ses deux rivières, son Retrone et son Bacchiglione, lui font une ceinture d’eaux vives et fraîches. La voici qui, de loin, offre aux yeux la svelte hauteur de son campanile de briques, les dômes arrondis de ses églises et la majestueuse architecture de sa Basilique Palladienne. Ah ! qu’elle fait donc noble figure, qu’on la contemple de la plaine ou des pentes verdoyantes du Monte Berico ! De près, elle n’a pas moins belle mine. On ne la peut voir sans l’aimer, mais l’amour que l’on a pour elle ne va pas sans un sentiment de respect. N’est-elle pas la ville des Palais ? Le génie de son divin Palladio l’a ornée d’une magnifique parure de pierres. C’est lui qui a élevé les façades si noblement pompeuses qui donnent à notre Vicence sa glorieuse dignité et d’où descendent dans l’âme, par les yeux, des idées de grandeur et d’héroïsme.

Cela est si vrai que je ne crois pas trop dire en affirmant que ce fut la vue quotidienne de tant de merveilles qui contribua, en grande partie, à ce que je ne devinsse pas un galopin sans vergogne, à un âge où l’abandon et la liberté dans lesquels je vivais eussent pu faire de moi l’émule des pires vauriens. En effet, au lieu de prendre dans mon vagabondage le goût des mauvaises compagnies, j’acquis celui de la solitude qui m’empêcha de me mêler aux jeux bruyants et redoutables de mes camarades. Ne partageant pas leurs plaisirs, je préférais m’éloigner de leur présence, et ce fut à cet isolement que je dus de devenir ce que j’ai été, un moment, et qui eût pu être quelque chose de noble et de grand, si la malice du destin n’était pas venue contrecarrer ces heureuses dispositions de ma nature.

Elles étaient assez singulières pour qu’elles valent peut-être d’être rapportées. Il faut donc que vous sachiez qu’en ces temps de ma dixième année, mon principal plaisir était de contempler les plus belles façades des nombreux palais qui sont la parure et l’honneur de notre ville. Chaque jour, je les visitais une à une et je ne pouvais me lasser d’en admirer les beautés. Je savais par cœur le nombre de leurs colonnes et de leurs fenêtres. Je les connaissais dans leur plus minutieux détail. Les statues qui ornaient leurs niches et leurs frontons m’étaient toutes familières. Elles m’intéressaient infiniment par leurs attitudes et leur vêtement, pour la plupart à l’antique, par leurs attributs et par la pompe ou la grâce de leur aspect. Quand je les avais bien regardées, je m’exerçais à imiter, de mon mieux, leurs gestes et leurs expressions. À ce jeu, mon âme d’enfant s’exaltait sans que je susse exactement pourquoi, mais cette exaltation me causait de véritables délices. Je me sentais transporté dans un monde surnaturel, dont ces statues me semblaient les représentants, et ceux qui habitaient les nobles édifices dont elles avaient la garde me paraissaient participer de leur noblesse et de leur dignité.

Quoique je les entendisse souvent nommer par ma mère, qui portait chez eux ses lingeries et ses fanfreluches, je ressentais pour les maîtres de ces opulentes demeures une vénération singulière. Ce sentiment était chez moi si fort et si naïf que j’avais peine à comprendre comment ma mère qui avait eu l’insigne bonheur d’habiter pendant plusieurs années le palais Vallarciero, étant au service de la Comtesse et l’approchant à toute heure du jour, avait pu consentir à échanger un pareil séjour contre le modeste logis que nous occupions. Cette déchéance me semblait inexplicable. J’étais trop jeune pour me rendre compte que ma mère, grâce à sa merveilleuse faculté d’imagination, n’avait cessé qu’en apparence de hanter le palais Vallarciero et qu’elle en avait emporté dans son esprit une image assez fidèle et assez vive pour qu’elle remplaçât la réalité. Le palais Vallarciero était l’un des nombreux domaines imaginaires où ma mère se jouait à elle-même la fable diverse de sa vie. Quoi qu’il en fût, j’interrogeais fréquemment ma mère sur ce que contenait ce mystérieux palais Vallarciero dont la haute façade se dressait sans cesse devant mes regards curieux. Je m’en faisais décrire les dispositions intérieures. Le palais Vallarciero m’apparaissait comme une sorte de paradis et ceux qui y pénétraient me semblaient les plus fortunés des mortels. Quant à ceux qui y résidaient, j’eusse juré qu’ils étaient d’une essence supérieure. Seules, des actions sublimes pouvaient leur avoir donné droit à une pareille récompense. Je leur attribuais naïvement toutes les vertus.

*

Ainsi commençaient à s’organiser dans ma petite tête les chimères de ma vie et à se former les rêveries qui devaient diriger mon existence. J’en sais maintenant, hélas, les déplorables effets. Elles ont fait de moi le pauvre diable que je suis et c’est à elles que je dois d’avoir failli me balancer au bout d’une corde de chanvre. Encore n’eussé-je eu trop rien à redire à ce dénouement. Il y a, dans l’aventure d’être pendu, je ne sais quoi qui corrige la platitude d’une destinée. Sur ce point encore j’ai été le jouet de la malignité des événements. Mais n’anticipons pas sur eux et revenons au temps où je n’étais encore qu’un garçon de treize ans.

Je me revois tel que je m’apparaissais alors dans le carré de miroir suspendu au mur de mon galetas. Je n’avais plus besoin de me hausser pour m’y regarder, car, avec l’âge, j’avais grandi et je commençais à me dégingander. Mon père ni ma mère ne s’apercevaient de ma croissance et ne songeaient que le moment approchait où il faudrait chercher à m’employer à quelque besogne et à me choisir un métier. En attendant qu’ils prissent une décision à cet égard, je continuais à jouir de mon oisiveté. Elle ne me pesait pas, d’ailleurs. Mes journées se ressemblaient les unes aux autres et je ne les trouvais jamais trop longues. Quand j’avais erré suffisamment à travers les rues de Vicence, je revenais m’asseoir à la porte de notre boutique, sur une grosse borne qui était là et où j’établissais mon observatoire. J’y demeurais indéfiniment, écoutant retentir le marteau de mon père ou résonner la voix de ma mère. Mon père battait son cuir en cadence et ma mère accompagnait souvent de quelque ariette la course distraite de son aiguille, mais le principal attrait du poste que j’avais adopté était la vue qu’on y avait de la façade du palais Vallarciero, situé, comme je l’ai dit, juste en face de chez nous. La rue est assez étroite en cet endroit et l’énorme masse du palais Vallarciero y dresse avec majesté ses hautes fenêtres, ses colonnes plates, ses statues et toute sa riche et emphatique décoration due au compas de notre grand Palladio. Avec quelle curiosité mes yeux restaient fixés sur cette façade et sur la vaste porte qui donnait accès dans la cour intérieure ! Cette porte exerçait sur moi un attrait singulier. Elle servait de passage à un va-et-vient continuel, le palais Vallarciero étant fort fréquenté. J’y voyais pénétrer des valets, et toutes les sortes de gens qui participent à la vie d’un grand seigneur comme l’était le comte Vallarciero, depuis les abbés jusqu’au maître à danser. Il y entrait aussi des carrosses amenant compagnie, mais le plus beau était quand il en sortait celui du Comte et de la Comtesse. Deux gros chevaux à queue tressée le traînaient, que menait un cocher corpulent. Les laquais, montés sur les soupentes d’arrière, portaient des livrées dorées. À travers les glaces j’apercevais la haute coiffure de la Comtesse et la longue perruque poudrée du Comte. Et ce spectacle admirable me faisait battre le cœur à gros coups.

Peut-être ces émotions naïves donneront-elles à rire, mais elles avaient au moins le mérite de la sincérité. Jamais mortels ne furent admirés avec plus de simplicité. Quels hauts faits pouvaient-ils bien avoir accomplis pour jouir de pareils privilèges ? Sur ce sujet, l’imagination romanesque que je tenais de ma mère entrait en jeu. Sans qu’elle me confiât ses rêveries, j’en devinais quelques-unes par des bribes de conversation, car ma mère se laissait aller parfois à prendre mon père pour auditeur de ses chimères. Il ouvrait de grands yeux et ne comprenait goutte à ces divagations, mais mes jeunes oreilles y étaient attentives et elles n’en perdaient pas un mot. Je trouvais là comme un encouragement à mes propres rêveries et je m’y abandonnais plus librement. Aussi ne me lassais-je pas d’attribuer au Comte et à la Comtesse, et à moi-même, de merveilleuses aventures dont la moindre sans doute les aurait fort étonnés. Bref, je déraisonnais, mais ma déraison n’avait rien de méprisable et que je ne puisse avouer. Vous en saurez le principal, quand je vous aurai dit que je n’eusse point hésité à accomplir les actions les plus difficiles pour avoir l’honneur d’être connu avantageusement du Comte et de la Comtesse. Pour arriver à ces fins, j’inventais des conjonctures propices. Je me voyais, par exemple, arrêtant les chevaux emportés de leur carrosse. On me relevait à demi écrasé par les roues, mais quel regard de majestueuse reconnaissance me valait cet exploit de la part de ces nobles personnages ! Avec quel courage j’aurais dispersé les brigands qui les eussent attaqués et avec quelle mine glorieuse fussé-je rentré à Vicence ! J’aurais voulu faire prisonniers le Grand Turc et le Grand Mogol pour les ramener, chargés de chaînes, au palais Vallarciero. Mais la sorte de fièvre où me jetaient ces fantasmagories durait peu et je retombais de mon haut en reconnaissant que je n’étais qu’un jeune garçon assis sur une borne et se laissant aller à de vaines songeries. Néanmoins, tout en constatant l’humilité de ma condition et la faiblesse de mon âge, je ne pouvais arracher de mon cœur les chimères d’héroïsme où il s’exaltait. Il me semblait qu’un jour viendrait l’occasion de me montrer tel que je m’imaginais, et cet espoir me soutenait dans mon illusion et ma folie.

Ces fantasmagories étaient parfois interrompues par une chiquenaude à l’oreille ou par une tape amicale sur l’épaule. C’était le bon abbé Clercati qui me tirait ainsi de ma contemplation. L’abbé Clercati était des connaissances de mes parents. Il les aimait pour leur piété et leur vertu, et souvent il entrait chez nous pour y faire un moment de conversation. Il appréciait la grave simplicité de mon père et il s’amusait à pousser ma mère sur ses sujets préférés, car sa finesse avait bien discerné les caractères de mes parents. Mon père et ma mère, pour remercier l’abbé de l’intérêt qu’il leur montrait, lui faisaient parfois présent de quelque paire de fins souliers ou de quelque élégant rabat de lingerie. L’abbé n’était pas insensible à ces gâteries. C’était un gros homme à figure poupine, avec une expression de bonté et de douceur répandue sur tout son visage. Très propre de sa personne, il se plaisait aux bonnes compagnies et aurait fort aimé les femmes, si son état le lui eût permis davantage, mais, sur ce point, le bon abbé, sans être irréprochable, n’avait guère à s’accuser que de discrètes peccadilles. Il se rattrapait sur la gourmandise. C’était, de plus, un très savant homme, excellentissime latiniste. Le comte Vallarciero le tenait en haute estime pour les belles épitaphes et les pompeuses inscriptions qu’il avait composées en l’honneur de la famille Vallarciero. Quant à la Comtesse, elle ne se montrait pas insensible aux odes, aux élégies et aux madrigaux que lui dédiait l’abbé et qui, au dire de tous, n’étaient pas indignes des meilleurs poètes de l’antiquité. Il en résultait que l’abbé Clercati était un des familiers du palais Vallarciero et qu’il passait souvent devant notre porte, quand il allait rendre ses devoirs au Comte et à la Comtesse. En ces occasions, il ne manquait guère, si je me trouvais là, assis sur ma borne, tout en tirant de sa poche de menues friandises, dont il était toujours muni, tant pour lui-même que pour les distribuer au carlin favori de la Comtesse, de m’adresser des paroles bienveillantes :

— Eh ! par les Dieux, que fais-tu là, Tito, à bâiller aux corneilles, comme si tu voulais consulter les augures ? Tu ferais mieux de venir chez moi apprendre un peu de latin ou de jouer avec tes camarades que de demeurer sur cette pierre, les jambes pendantes, sans compter qu’un beau jour le carrosse de M. le Comte te les rompra de sa roue, en prenant le tournant.

À ces discours, je baissais la tête avec confusion, tout en rougissant de plaisir. En effet, que n’eussé-je donné pour que la menace du bon abbé se réalisât ! J’aurais supporté les pires douleurs, si elles eussent dû attirer sur moi le regard de M. le Comte. Bien plus, elles m’eussent été douces et savoureuses. Oui, je l’avoue sans honte. En ma naïveté, j’étais à ma façon, une sorte de héros. Le désir de la gloire me possédait, car ce n’était pas autre chose qui se manifestait en moi selon mes forces, et ce désir me donnait, avec celui d’être héroïque, celui d’être beau.

*

Car ce fut vers ce temps-là que je me préoccupai, pour la première fois, des traits de ma figure et que je l’examinai dans un autre but que de me rendre compte si elle était convenablement lavée. Je me souviens d’une après-midi où, penché sur le parapet du pont San Michele, je considérais dans l’eau du Retrone le reflet de mon visage. Je constatais avec tristesse qu’il ne présentait rien de remarquable. Il m’apparaissait placide et régulier, un peu mou, et le jeu des muscles le déformait aisément. Il manquait de cette fermeté de contour que j’observais aux visages des statues. Je lui en eusse voulu les nobles proportions, mais, hélas, il ne me les offrait point.

Comme je m’absorbais dans ces réflexions, j’en fus tiré par une assez violente bourrade dans le dos. Brusquement, je me retournai, avec un regard irrité, sur l’inconvenant qui troublait ainsi ma contemplation. Je reconnus Girolamo Pescaro, garçon de mon âge que j’avais rencontré chez le maestro. Nous avions ensemble épelé le rudiment. Quoi qu’il en fût, je n’étais pas moins furieux, mais ma fureur, au lieu d’intimider Girolamo, le fit éclater de rire et d’un rire qui redoublait à mesure qu’augmentait ma colère. Il fallait que j’eusse une bien drôle de mine, car Girolamo se tenait littéralement les côtes. Cette vue me remplit de confusion et retint ma main levée vers le moqueur. Girolamo en profita pour me crier :

— Voyons, Tito, ne te fâche pas ! Si tu voyais la tête que tu fais ? Laisse-moi encore rire un peu. Là, c’est fini. Maintenant viens à la maison. Ma mère a cuit une galette, et puis mon père est absent. Je te montrerai le théâtre.

Ces mots me calmèrent comme par enchantement. Le père de Girolamo Pescaro était le gardien du célèbre Théâtre Olympique qui est, comme chacun sait, une des curiosités de notre Vicence et l’une des œuvres mémorables dues au génie de notre Palladio. J’avais souvent demandé à Girolamo de me faire pénétrer dans ce lieu fameux, mais jamais il n’y avait consenti. Pour y avoir introduit une fois quelques polissons de sa connaissance qui y avaient causé du dégât, Girolamo avait été sévèrement puni. Aussi sa proposition me fit-elle subitement oublier ma colère et l’insolence de Girolamo à mon égard. J’acceptai avec enthousiasme et nous nous dirigeâmes vers le logis des parents de Girolamo qui habitaient dans le bâtiment même où était construit le théâtre. Girolamo ne mentait pas. Son père était absent et sa mère avait fait cuire une galette. Après donc que la bonne femme nous eut munis chacun d’un gros morceau de pâte succulente, nous nous hasardâmes dans un étroit couloir où Girolamo me précédait, tenant à la main une grosse clé qu’il avait adroitement enlevée du clou où elle pendait et qui devait nous ouvrir l’entrée du sanctuaire. Une lourde porte devant laquelle nous parvînmes donnait accès à un escalier de quelques marches. Girolamo m’y poussa. Je le gravis, puis soudain, je laissai tomber ma galette et jetai un cri de stupeur.

Devant moi s’étendait une vaste salle en hémicycle qui étageait ses gradins surmontés d’un rang de colonnes soutenant une balustrade. Entre ces colonnes, dans des niches, se dressaient des statues à l’antique. En face des gradins, s’élevait la scène, fermée par un magnifique décor représentant un portique à la grecque. Ce portique, orné aussi de colonnes et de statues, s’ouvrait par une triple arcade sur la perspective de trois rues bordées de palais. L’illusion était si bien ménagée que ces trois rues se perdaient dans l’éloignement et que les palais qui les bordaient, faits de carton peint et de stucs colorés, semblaient construits de superbes matériaux et enrichis des marbres les plus précieux. On aurait dit que l’on eût rassemblé là les plus beaux édifices de notre Vicence et qu’on les eût placés côte à côte pour le plaisir des yeux et pour en former une ville sans défaut. Là, tout était noble et splendide. J’y reconnaissais soudain les lieux héroïques où j’eusse voulu vivre. Tout y paraissait préparé pour ces grandes actions dont je rêvais si souvent et que j’eusse accomplies, vêtu d’habits somptueux, car une pareille ville ne devait point contenir de gens du commun. Aucune boutique ne s’y montrait, en effet, auprès des palais qui la composaient et rien ne disait qu’on y exerçât les humbles métiers et les pauvres commerces actuels. Que le marteau d’un cordonnier y eût donc fait un bruit déplacé ! Un silence complet rendait encore plus majestueux ce décor devant lequel je demeurais fasciné d’admiration.

Je fusse resté là, bouche bée et bras ballants, tout le reste de ma vie, si un bruit soudain ne m’eût tiré de ma rêverie. Un pas pesant me fit tourner la tête, en même temps qu’un affreux jurement, et le père de Girolamo apparut en haut de l’escalier, un gourdin à la main. Girolamo n’eut pas le temps d’éviter le danger : la main paternelle l’avait saisi par l’oreille et le gourdin tournoyait pour la correction méritée. Il aurait peut-être été de mon devoir de futur héros de me précipiter au secours du coupable et de partager son sort, mais il était dit que l’heure n’était pas encore venue où j’emporterais du Théâtre Olympique de cuisants souvenirs, et, pendant que Girolamo se débattait comme un beau diable, je profitai de la bagarre pour m’éloigner prestement.

Malgré le contretemps dont elle avait été troublée, ma visite au Théâtre Olympique me laissa une impression ineffaçable. Pendant des semaines, j’en demeurai ébloui. Je ne pouvais songer à autre chose qu’à la merveille que je venais de découvrir et j’en prenais plus d’admiration encore pour notre Vicence, à penser qu’elle contenait en elle ce lieu magique, un instant entrevu. Plus que jamais le désir de la gloire hantait ma cervelle et, assis sur ma borne, les jambes pendantes, en face du palais Vallarciero, je continuais à nourrir de vent et de nuées mes généreuses et vaines chimères.

*

À cette époque, alors que j’allais atteindre l’âge de quatorze ans, se place un événement dont les conséquences furent, pour moi, si importantes que je demande la permission de m’y étendre avec quelque détail. À l’occasion du mariage d’une de leurs nièces, le comte et la comtesse Vallarciero décidèrent de donner un grand divertissement à toute la noblesse de Vicence et des environs. Bien que ma mère eût assisté maintes fois en imagination aux Fêtes qui se célèbrent chez le Grand Turc et Grand Mogol, la nouvelle de celle qui devait avoir lieu au palais Vallarciero ne laissa pas de l’intéresser et vous pensez que, pour ma part, je n’y demeurai pas indifférent. Durant les jours qui précédèrent cette cérémonie, je quittai moins que jamais ma borne d’observation, et ce qui se passait au palais Vallarciero fut l’objet de toute mon attention. Jour par jour, je suivais du dehors les préparatifs. Ils étaient considérables. L’air bourdonnait d’une rumeur continuelle. Le marteau des décorateurs faisait taire le marteau paternel, car on dressait dans la cour du palais un théâtre provisoire où devaient jouer des musiciens et des bouffons. C’était le fameux impressario Capagnole, dont la troupe tragique et comique est réputée dans toute l’Italie, qui avait reçu mission de régler cette partie des divertissements. Aussi fut-ce à cette occasion que je vis pour la première fois ce signore Capagnole qui devait plus tard exercer une si notable influence sur ma destinée et qui ne me parut, pour l’instant, qu’un petit homme noirâtre et sec, aux mouvements vifs, et dont l’étroite et sarcastique figure semblait avoir été pourvue par la nature d’un faux nez, à l’abri duquel ses yeux perçants et rapprochés brillaient d’un feu redoutable et redouté.

Je pourrais vous redire, une à une, toutes les allées et venues que causèrent au palais Vallarciero les approches du grand jour. Enfin il arriva. Dès la tombée du soir, le palais s’éclaira magnifiquement. La façade en était toute illuminée de girandoles et de lampions et on avait placé dans des anneaux de fer de grosses torches de résine qui jetaient une vive lumière, de sorte qu’on y voyait aussi clair qu’en plein midi et que je ne perdais aucun détail du spectacle. Il était magnifique. La contrada del Pozzo Rosso était pleine de carrosses qui se succédaient à la file et qui avaient peine à se faire place à travers la foule des curieux qui encombraient les abords du palais. Pendant plus d’une heure, il descendit de ces carrosses des dames superbement parées et des hommes en grand habit. Le public applaudissait aux couples les plus richement vêtus. Il en était venu de Padoue et de Vérone et même de plus loin, et tout ce beau monde s’engouffrait dans le palais avec mille grâces et mille simagrées, au bruit des instruments qui saluaient les entrées.

Pendant tout ce temps, j’étais, le cou tendu, à la fenêtre où ma mère m’avait installé auprès d’elle. Elle regardait cette pompe avec des yeux distraits. À sa mine, je m’apercevais bien qu’elle était loin de nous en pensée. Depuis longtemps son esprit nous avait quittés pour se mêler, sans doute, sous quelque personnage d’emprunt, à la foule brillante qui emplissait les salons et les galeries du palais Vallarciero. Ces jeux imaginaires lui étaient familiers. Ils ne provenaient pas chez elle du mépris de sa condition, ni de vanité, mais ils étaient l’effet d’une disposition de sa nature qui la portait à embellir sa vie de toutes sortes de fantasmagories. Cette faculté lui causait de grands plaisirs et jamais je n’aurais pu supposer qu’elle devînt pour elle un danger, pas plus que prévoir que cet innocent désir de gloire qui me tourmentait dût être cause, un jour, des misères de ma destinée. Pour le moment, d’ailleurs, ma mère était parfaitement heureuse de cette fête à laquelle elle participait par la vertu de son imagination complaisante, tandis que moi, hélas, j’avais le cœur dévoré de chagrin, car je ressentais, mieux que jamais, mon obscurité et le rien que j’étais auprès de tous ces gens à beaux habits et à carrosses. Pourquoi le ciel m’avait-il donné les parents dont j’étais né sans racheter au moins ce tort par des dons éclatants ? Je souffrais de ma naissance. Ce nom de Tito Bassi, sous lequel il me faudrait vivre, me paraissait bien misérable. Encore si mes parents eussent pris soin de le parer de l’éclat de quelque action mémorable, mais c’était à moi seul qu’ils avaient laissé la charge de l’illustrer. Certes, je ne doutais pas qu’il n’en fût, un jour, ainsi, mais cette nécessité ne laissait pas cependant de m’inquiéter et je poussais par moments de longs soupirs.

Cependant la nuit s’avançait et mon père s’était allé mettre au lit depuis longtemps. Ma mère avait plusieurs fois tenté de m’envoyer coucher, mais je m’y refusais obstinément. De guerre lasse, elle prit le parti de se retirer dans sa chambre, sur ma promesse de regagner la mienne dès que les derniers carrosses auraient emmené les derniers invités. Quand cela fut fait et que le dernier attelage eut tourné la croupe, il me restait encore à voir sortir ces messieurs les bouffons et les musiciens, ce à quoi je ne manquai pas et qui me donna l’occasion d’apercevoir encore une fois le fameux signore Capagnole battant en retraite avec sa troupe musicante et grimaçante.

Cette fois, la fête était bien finie. Il devait être très tard après minuit. Les girandoles et les lampions commençaient à s’éteindre et il ne demeurait plus que quelques fenêtres d’éclairées. Une à une, je les vis s’obscurcir et la façade du palais Vallarciero disparut dans l’ombre qui était, cette nuit-là, très épaisse. Maintenant qu’il ne subsistait plus rien du spectacle que j’avais contemplé avec tant d’admiration et de regret, j’en repassais le détail dans ma pensée. J’aurais aussi bien pu me livrer à cette occupation sous mes draps, mais je ne sais quelle singulière attente me retenait à cette fenêtre. Je demeurai ainsi durant un temps que je ne puis évaluer et, sans doute, le jour m’eût surpris dans mes réflexions, lorsqu’une lueur insolite attira mon attention. Que se passait-il au palais Vallarciero ? Brusquement, une des fenêtres venait de s’éclairer de nouveau, puis une autre et une troisième. Au même moment, une odeur de fumée me parvint aux narines. Stupéfait, je regardais sans comprendre. À cet instant, j’entendis un grand bruit de vitres brisées et une longue flamme lècha soudain la façade du palais, illuminant d’un rouge pourpre le geste d’une des statues du fronton. À cette vue, je poussai un cri. Le palais Vallarciero brûlait, sans que les maîtres et les valets endormis s’aperçussent du danger qui les menaçait ! Alors, de toute la force de ma voix, le corps penché hors de la fenêtre, pour avertir les voisins, je me mis à hurler éperdument :

— Le palais Vallarciero est en feu, le feu est au palais Vallarciero !

À mes cris, mes parents, réveillés en sursaut, mêlèrent leurs clameurs. En un clin d’œil, la rue se remplit de monde et, l’alarme se propageant de proche en proche, tout le quartier fut debout. À l’annonce du sinistre, chacun accourait plus ou moins vêtu. Les uns apportaient des échelles, les autres des seaux, mais les secours avaient peine à s’organiser et le plus grand désordre régnait dans cette foule agitée. Beaucoup se contentaient d’écarquiller les yeux et de contempler avec stupeur les progrès de l’incendie. Il s’était développé avec une extrême violence et devait faire rage à l’intérieur, car les flammes jaillissaient par les fenêtres et on entendait des sifflements et des craquements répétés. Une âcre odeur de fumée rendait l’air difficile à respirer. Tout à coup, une même pensée traversa l’esprit des spectateurs. Où étaient le Comte et la Comtesse ? Avaient-ils pu s’échapper par les derrières comme les valets l’avaient fait ? Ou bien étaient-ils ensevelis dans le brasier ?

On se posait ces questions avec anxiété et l’angoisse étreignait tous les cœurs, quand la grande porte du palais s’ouvrit et l’on vit apparaître, dans une lueur rougeâtre, le Comte et la Comtesse. Ils étaient en costume de nuit, la Comtesse avec un bonnet de lingerie sur ses cheveux et une simple mante jetée sur ses épaules, le Comte en robe de chambre sans perruque et un foulard des Indes noué autour de la tête, mais, en ce simple appareil, tous deux conservaient tant de décence et de dignité que nul ne songea à sourire et que chacun s’inclina avec respect, quand, le Comte ayant offert la main à la Comtesse, tous deux traversèrent la rue pour se réfugier dans notre boutique, où ma mère, arrachée un instant à ses chimères et se souvenant sans doute qu’elle avait été jadis au service de la Comtesse, les accueillit avec de grandes révérences, tandis que mon père leur offrait des sièges comme s’ils fussent venus se faire prendre mesure pour quelque commande d’importance.

Vous pensez avec quel intérêt je considérais cette scène singulière, lorsque soudain la Comtesse se mit à témoigner d’une grande agitation qui bientôt se tourna en larmes et en pâmoison. Tantôt accablée et comme en proie au désespoir le plus profond, tantôt debout et se tamponnant les yeux avec son mouchoir, elle gémissait ou éclatait en reproches. Je ne fus pas longtemps sans apprendre la cause de ces transports. Dans le trouble de son réveil nocturne et dans la hâte de sa fuite à travers le palais enflammé, la Comtesse avait oublié d’emporter avec elle son carlin favori, le divin, l’adoré, l’incomparable Perlino. La pauvre bête, couchée dans sa niche de satin, était restée dans le cabinet où on l’enfermait pour la nuit. Et, à cette pensée, la Comtesse redoublait ses lamentations.

Nous les écoutions tous dans un respectueux silence, quand, tout à coup, ma mère se jette sur la main de la Comtesse et s’élance hors de la boutique. Elle se faufile prestement à travers les curieux, écarte la haie des sbires du Podestat qui, ne pouvant rien contre le fléau, se contentaient d’en contempler le progrès, et en courant, elle disparaît, par la grande porte, dans l’intérieur du palais où l’incendie sévissait avec la dernière fureur. À cette vue, mon père pousse un affreux jurement, le seul que je lui aie entendu proférer, et, prenant le même chemin, se précipite à la suite de ma mère sans que personne ait eu le temps de le retenir.

Je me suis souvent demandé plus tard ce qui s’était passé dans l’esprit de ma mère. Fut-elle le jouet de quelqu’une de ses fantasmagories familières ? Se crut-elle, par vertu magique, transformée en quelque fée salamandre, à l’épreuve de la flamme, ou plutôt, par un ressouvenir subit de son ancienne condition, retrouva-t-elle soudain les habitudes d’obéissance qui lui avaient fait, pendant des années, prévenir jusqu’aux désirs de la Comtesse ? Je l’ignore, mais ce que je sais, c’est que je demeurai stupide et anéanti, partageant l’angoisse de la foule pour les deux insensés qui se hasardaient ainsi dans ce palais brûlant, devant lequel je fermais les yeux d’épouvante.

Un grand cri de terreur, qui s’élevait de centaines de poitrines, me les fit rouvrir et, à mon tour, je me précipitai hors de la boutique. D’un bond, je fus sur la borne et voici ce que je vis. À une des fenêtres du palais Vallarciero, dessinés en noir sur un fond de lueur rougeâtre, mon père et ma mère apparaissaient, ma mère tenant par la peau du cou le carlin de la Comtesse et, le bras passé à travers les barreaux, agitant au dehors la bestiole glapissante. Quant à elle et à mon père, emprisonnés par la flamme qui leur avait coupé le chemin, rien ne pouvait les sauver d’une mort affreuse. À ce moment, deux sbires appliquèrent une échelle à la muraille et, comme l’un d’eux recevait des mains de ma mère le petit chien, avec un fracas effroyable, le plancher de la salle où se trouvaient mes malheureux parents s’effondra sous leurs pieds et ils s’abîmèrent dans un tourbillon de feu et de fumée, tandis que, sentant mon corps devenir lourd et liquide ainsi que du plomb fondu, je tombai de ma borne, les bras tendus et le nez dans le ruisseau.

*

Lorsque je revins à moi, j’étais couché dans un lit fort propre, la tête soutenue par des oreillers et entourée d’un bandeau de linge ; je ne souffrais pas, mais je me sentais d’une extrême faiblesse au point que de garder les yeux ouverts était pour moi un effort. Pas plus que je ne reconnaissais l’endroit où je me trouvais, je ne me souvenais des événements qui m’y avaient conduit, et toute ma cervelle ne formait qu’un chaos endolori. Cependant, je m’efforçais à considérer les objets qui m’entouraient, en attendant qu’un peu de jour se fît dans ma mémoire. La pièce où j’étais couché était assez bien meublée. Outre le lit, elle contenait une grande table couverte de fioles et de médicaments et deux bons fauteuils garnis de cuir brun. Aux murs étaient fixés des images de piété. Une porte entrebâillée donnait dans une pièce voisine. Il n’en sortait aucun bruit, et, comme j’étais très faible, j’allais me rendormir, sans pousser plus loin mes investigations, quand, de la rue, le jappement éloigné d’un chien parvint à mes oreilles.

Ce jappement produisit sur moi un effet singulier. À peine l’eus-je entendu que la mémoire me revint. Soudain, je me rappelai la nuit funeste, l’incendie du palais, les larmes de la Comtesse, la généreuse folie de ma mère courant, suivie de mon père, chercher dans les flammes le carlin oublié, leur apparition tragique, derrière les barreaux de la fenêtre, l’animal passé au travers et mes parents précipités dans le brasier. Ces souvenirs furent si forts, si déchirants que je mis mes mains sur mes yeux et poussai un cri de détresse.

À ce cri, la porte s’ouvrit et je vis l’abbé Clercati qui accourait à moi.

Penché sur mon lit, il ne savait que me répéter ces mots :

— Tito, mon pauvre Tito !

Et comme il m’avait pris la main et passait doucement la sienne sur mon front, je me mis à pleurer à gros sanglots, tandis que l’abbé répétait toujours :

— Tito, mon pauvre Tito !

Mon premier désespoir calmé, ce fut par l’abbé Clercati que j’appris ce qui s’était passé depuis la nuit fatale. L’incendie une fois éteint, après avoir consumé tout l’intérieur du palais dont les murs restaient seuls debout grâce à leur solide construction, on n’avait retrouvé aucune trace de mon père et de ma mère. J’étais donc doublement orphelin. De plus l’émotion que j’avais éprouvée et la chute que j’avais faite du haut de ma borne avaient causé en moi de graves désordres. J’avais été très malade et on avait eu pour ma vie de graves inquiétudes, mais maintenant le danger était conjuré et ma guérison certaine. Il ne me fallait plus que du repos. Le bon abbé se chargeait de me le procurer, de même qu’il avait déjà veillé aux soins nécessaires à mon état. Quant à mon avenir, il n’y avait pas lieu de m’en préoccuper. Certes, je n’aurais rien à attendre de la succession de mes parents dont les affaires avaient été trouvées en fort mauvais état, ma mère ne surveillant guère les siennes et mon père, par scrupule d’honnêteté, mettant plutôt du sien dans les fournitures qu’il faisait. Mais le bon abbé s’engageait à pourvoir à mon entretien et à me donner le vivre et le couvert, d’accord en cela avec le comte et la comtesse Vallarciero décidés à reconnaître par leurs bienfaits la belle action accomplie par ma mère en sacrifiant sa vie à l’existence d’un petit chien carlin qui, grâce à elle, s’était tiré du péril avec le seul dommage d’une patte tordue et de quelques poils un peu roussis.

À ces assurances, le bon abbé Clercati ajoutait maintes choses obligeantes et, en particulier, qu’il n’hésitait pas à se charger de moi non seulement à cause du désir qu’en avaient exprimé le comte et la comtesse Vallarciero, mais en souvenir de mes bons parents, et de son propre mouvement. Ma physionomie lui avait toujours paru plaisante et il se sentait de la sympathie pour mon humble personne. L’abbé n’augurait pas mal de moi et il était persuadé que je m’efforcerais, par ma bonne conduite et mon application, à lui donner satisfaction et à lui faire honneur. De son côté, il s’emploierait de son mieux pour me mettre à même de faire figure dans le monde. Si je voulais m’y prêter, il se portait fort, à son école, de me rendre un bon latiniste, à quoi il ajouterait les connaissances nécessaires à ce que je tirasse parti de ce que j’aurais appris sous sa férule. Puisque je n’avais point l’esprit bas et que je ne manifestais guère de dispositions pour un métier manuel, pourquoi ne tenterais-je pas de m’assimiler les bons auteurs de l’antiquité et de me rendre capable, un jour, de les enseigner à autrui ? Le digne abbé me jugeait assez propre à ce dessein. J’étais d’un naturel doux et d’un caractère réfléchi, assez taciturne et réservé et ne montrais pas de goût pour les mauvaises fréquentations.

Après ces propos encourageants, l’abbé Clercati m’adressa encore toutes les consolations possibles sur la double perte que j’avais subie, puis il me recommanda la patience et le calme et prit congé de moi. Quand il fut parti, je versai d’abondantes larmes, et je finis par m’endormir. Quelques jours plus tard, je pus commencer à me lever et à faire quelques pas jusques à mon fauteuil. Les progrès de ma convalescence furent assez rapides et, un mois après le funeste événement que j’ai relaté, j’étais à peu près complètement rétabli.

*

La bonté de mon tempérament avait pris le dessus sur le rude coup dont j’avais été assailli. Dès que je fus en état de l’écouter, le digne abbé se mit en devoir d’entreprendre ce qu’il s’était promis et commença à me donner quelques leçons. Je les suivais avec toute l’attention dont j’étais capable. Elles me paraissaient trop courtes, car elles m’intéressaient vivement. La nouvelle existence que je menais opérait en moi de singulières transformations. Autant, auparavant, j’étais paresseux et vagabond, autant, à présent, je me montrais appliqué et sédentaire. L’abbé Clercati habitait dans la contrada Calonega, tout près de la cathédrale. Il m’avait assigné une fort jolie chambre, tout en haut de la maison, et j’y passais le plus clair de mon temps. Les cloches de la cathédrale en réglaient les heures. Elles s’écoulaient avec rapidité et je n’éprouvais aucune envie de sortir. Rien ne m’attirait au dehors. À mes flâneries de jadis, je préférais de beaucoup demeurer à mon pupitre, quelque livre à la main ou la plume aux doigts, ou, plus simplement, les bras ballants et l’esprit perdu en quelque rêvasserie.

Je m’y trouvais donc, un jour, en train d’étudier mes leçons, quand le petit laquais vint m’avertir, de la part de l’abbé, que l’on me demandait en bas. L’abbé m’y faisait parfois appeler pour partager avec lui quelques menues friandises, car il était fort gourmand et les dévotes de Vicence, sachant son goût pour les sucreries, l’en pourvoyaient abondamment. Je m’apprêtai donc à obéir, loin de songer à ce qui m’attendait, car, en entrant dans la salle, j’eus la surprise de me trouver inopinément en présence du comte et de la comtesse Vallarciero.

Depuis l’incendie de leur palais, le Comte et la Comtesse s’étaient retirés dans leur belle villa de la montagne, mais ils descendaient assez souvent à Vicence pour surveiller les réparations que le feu avait rendues nécessaires au palais de la contrada del Pozzo Rosso et, aujourd’hui, ils avaient eu l’idée de venir s’enquérir par eux-mêmes de l’état de leur jeune protégé. Lorsque le bon abbé Clercati m’eut fait remarquer la grâce insigne et l’honneur qui m’étaient faits, je m’inclinai profondément, mais je me sentis pris d’une insurmontable timidité. J’aurais préféré avoir été enseveli sous les ruines du palais Vallarciero que me trouver ainsi face à face avec le Comte et la Comtesse, tant ils me parurent, à voir de près, d’imposants personnages. Le Comte l’était par sa corpulence et sa haute mine et par la somptuosité de ses vêtements. En effet, avec quel air magnifique ne se tenait-il pas assis en son fauteuil, sa canne à pomme d’or entre ses jambes croisées, et de quel geste glorieux ne maniait-il pas sa lourde tabatière à couvercle de jaspe ! Son aspect superbe était encore relevé par l’immense perruque à la vieille mode qui lui enveloppait la tête, descendait sur ses épaules et blanchissait de poudre le col de son habit en velours amarante. La Comtesse, assise pareillement dans un fauteuil, n’était pas moins majestueuse par son opulente prestance, sa coiffure monumentale, son corsage à échelles de rubans, l’ampleur de sa robe et les pierreries qui la couvraient. Tous deux composaient quelque chose de tout à fait noble. On entendait piaffer, dans la rue, les chevaux du carrosse qui les avait amenés jusqu’ici et qui, tout à l’heure, les allait remporter vers leur villa, dans un grand fracas de sabots, de roues et de fouet.

Malgré l’air de bonté et d’intérêt avec lequel le Comte et la Comtesse me considéraient, mon embarras n’en était pas moins extrême, et il se changea en trouble le plus profond, quand j’aperçus, entre les bras de la Comtesse, une boule de longs poils qui s’y agitait frénétiquement et roulait de gros yeux en remuant des pattes griffues et quand je reconnus le carlin favori dont l’oubli dans les chambres enflammées du palais avait causé tant de malheurs. J’avoue que la vue de cette bestiole funeste m’infligea une pénible émotion. Il me semblait la revoir se débattant aux mains de ma mère apparue derrière les barreaux de la fenêtre grillée. N’était-ce pas pour sauver ce fâcheux carlin que la pauvre femme s’était hasardée à travers les flammes, suivie de mon père épouvanté ? Et le sinistre tableau se reformait devant mes yeux. Je réentendais les sifflements de l’incendie, son ronflement, ses craquements et les cris de terreur de la foule. Ces souvenirs qui se pressaient à mon esprit étaient si affreux que j’avais peine à me tenir debout et que je me sentais sur le point de tomber en faiblesse, tandis que, les yeux gros de larmes, je contemplais le hideux carlin que sa maîtresse avait posé sur le sol et qui s’étirait, tout en laissant pendre de sa gueule baveuse une langue pareille à une petite flammèche. Eh quoi, me disais-je, cette misérable bestiole puante valait-elle donc de coûter la vie à deux bons chrétiens ? Quoi, c’était pour ce chétif animal que mes parents étaient morts, pour ce vilain magot de Perlino qui, sans vergogne, levait la patte contre le pied du fauteuil et y pissait laborieusement et copieusement.

Cette impression fut si forte qu’elle m’empêcha de répondre aux propos obligeants que m’adressait le Comte. Tout en considérant avec complaisance l’incontinent Perlino à qui l’abbé présentait de menues friandises, le Comte ne cessait point de me parler avec beaucoup d’honnêteté. Après s’être déclaré content du rétablissement de ma santé, il avait entamé l’éloge de mes défunts parents et, en particulier, celui de ma mère dont la conduite héroïque attestait l’âme généreuse. Quelles louanges un exploit si valeureux ne méritait-il pas ? La Comtesse ne devait-elle point à l’humble courage de ma mère le salut de son cher et adoré Perlino, de sa petite bête favorite ? À ces propos, il fallait bien que j’acquiesçasse et, quoique je dusse le faire d’un air quelque peu contraint, mon attitude ne déplut pas au Comte qui, à quelques mots aimables concernant le rapport que lui avait fait l’abbé de mes dispositions et de mon assiduité au travail, en aurait ajouté davantage si le carlin lui en eût laissé le temps, mais Perlino s’étant mis à glapir pour témoigner son impatience et s’étant dirigé vers la porte, ce fut au milieu d’un concert de jappements aigus et auxquels ils n’eussent eu garde de désobéir que le Comte et la Comtesse regagnèrent leur carrosse d’où la petite bête, le nez à la portière, ne cessa d’aboyer furieusement jusqu’à ce que je l’eusse perdue de vue.

*

Cette visite des Vallarciero produisit sur moi un effet singulièrement mélancolique. Elle me remit dans l’esprit les tristes événements qui commençaient à peine à s’y effacer. L’héroïsme de ma mère, tant vanté par le Comte et qui, bien qu’inutile par son objet, n’en demeurait pas moins admirable, me rappelait cruellement mon inertie et mon manque de décision en la tragique circonstance où elle s’était montrée d’une hardiesse au-dessus de son sexe. N’aurais-je pas dû me précipiter avec elle dans les flammes et suivre en cela l’exemple de mon père qui, si l’on peut dire, ne l’avait pas quittée d’une semelle ? Bien plus, ne m’eût-il pas appartenu de la devancer et de courir, de moi-même, au secours du carlin de la Comtesse ? Au lieu de cela, j’étais resté sur place à m’évanouir. Eh quoi, était-ce donc là une conduite digne de quelqu’un avide de s’acquérir du renom et de la gloire ? Moi qui avais si souvent souhaité les plus martiales aventures, quel avait été mon rôle en cette occasion ? N’étais-je donc qu’un couard et un poltron et en serait-il ainsi durant tout le cours de ma vie ?

Cette pensée me faisait rougir jusqu’aux oreilles et j’en éprouvais une honte inexprimable. Bientôt elle devint ma préoccupation principale et le tourment de tous mes instants. Elle se mêlait à mes leçons et m’accompagnait jusqu’en mon sommeil. Je la portais partout avec moi. Sans cesse je m’interrogeais et je tenais avec moi-même d’interminables colloques et des discussions infinies. Je n’en sortais que pour passer de longs moments à m’examiner au miroir. J’observais ma physionomie avec une attention scrupuleuse. Je cherchais à lire sur mon visage quelle mine je ferais si quelque circonstance dangereuse ou effrayante se présentait jamais à moi. Toutes mes rêveries d’héroïsme me revenaient à l’esprit. Serais-je donc toujours de l’espèce des hommes inférieurs ou saurais-je me montrer un jour l’égal de ceux que la gloire couronne de ses lauriers ?

À cette dernière idée je m’exaltais. Mon imagination qui, un temps, s’était tenue coite, entrait de nouveau en branle. Je me plaisais à inventer mille épreuves dont je me tirais avec honneur. Je m’en applaudissais moi-même et ces applaudissements que je me donnais sur mes hauts faits futurs rachetaient un peu à mes yeux la conduite misérable que je me reprochais amèrement d’avoir eue dans l’affaire de l’incendie. Très sincèrement j’attendais l’occasion de me montrer à moi-même que la défaillance que je déplorais n’avait rien d’irrémédiable, et cette occasion je l’appelais de tous mes vœux.

*

Cependant les mois et les années s’écoulaient et si je n’étais guère satisfait de moi, l’abbé, en revanche, n’en était pas mécontent. Je faisais véritablement de grands progrès et je commençais à me débrouiller dans mon latin. L’abbé se louait chaque jour de mon application et de ma facilité. J’étais fort attentif à ses leçons et je n’avais cessé, depuis mon entrée chez lui, de lui témoigner ma reconnaissance par l’assiduité la plus exacte. Il me considérait avec amitié et bienveillance, autant pour mon goût à l’étude que pour la tranquillité de mon caractère. Il eût été bien étonné, le bon abbé, s’il s’était douté de ce qui se passait dans la cervelle du grand garçon que j’étais devenu, car j’atteignais mes dix-sept ans et j’étais formé comme un homme. Mais rien ne décelait dans mes dehors les agitations intérieures auxquelles j’étais livré. Je montrais dans mes manières et dans mes paroles beaucoup de calme et de bonhomie et nul n’eût deviné, quand je gravissais, gravement et posément, les pentes agrestes du Monte Berico, les yeux baissés et quelque livre sous le bras, que ce jeune pédant, tout farci de latin, qui s’en allait sous les ombrages méditer son Virgile ou son Cicéron, avait le cœur tout bouillant d’exploits et la cervelle hantée de mille chimères.

Le Monte Berico était ma promenade favorite ; j’en préférais la solitude aux rues de Vicence où je m’étais aperçu parfois que ma présence provoquait des regards empreints de quelque moquerie. Parfois, sur mon passage, les têtes se retournaient avec une curiosité que j’interprétais défavorablement. Je me demandais alors ce qui pouvait bien motiver l’effet qu’il m’arrivait de produire et sur le caractère duquel il m’était difficile de me méprendre, mais dont je ne trouvais la raison ni dans ma conduite, ni dans mon accoutrement. Ma démarche était modeste et mon vêtement toujours simple et convenable. Je ne cherchais à attirer l’attention ni par mes gestes, ni par mes habits. Je ne faisais rien qui pût être remarqué ou qui pût prêter à sourire et cependant je sentais que les yeux me considéraient avec une certaine ironie à laquelle j’étais loin d’être insensible. Il en résultait pour moi une espèce de gêne qui me faisait, comme je l’ai dit, préférer aux promenades citadines les promenades champêtres de notre Monte Berico.

J’y montais donc presque chaque jour, car le bon abbé Clercati exigeait que, pour me délasser de mes travaux, je prisse chaque jour quelque exercice. Souvent, sans aller plus loin, je m’asseyais au pied d’un arbre, mais parfois aussi j’accomplissais d’assez longues courses au plein air. Parfois encore j’entrais dans l’église de la Madonna del Monte et je m’agenouillais aux marches de l’autel, mais j’en revenais insensiblement à mes rêveries ordinaires ; j’allais me réfugier auprès de mon arbre favori, d’où je voyais notre Vicence étalée pompeusement à mes yeux.

Longuement, je la contemplais. Mes regards erraient de sa Basilique Palladienne aux dômes de ses églises, pour revenir à son campanile si élégamment fuselé et s’en retourner à ses rues et à ses places que je distinguais comme si le plan s’en fût déroulé devant moi, et cette vue me jetait en d’étranges pensées. Parfois, j’épiais avec anxiété si nulle fumée ne s’élevait au-dessus des toits et ne me signalait quelque incendie. Ah ! s’il en eût été ainsi, avec quelle vitesse mes jambes ne m’eussent-elles pas conduit en bas de la montagne ! Avec quelle hardiesse ne me fussé-je pas élancé dans les flammes, rien que pour prouver mon courage ! Et j’imaginais encore maintes autres façons d’en donner des marques éclatantes ! Tantôt je supposais notre Vicence assiégée par des ennemis inconnus, réduite à la famine et tombée aux dernières extrémités. Je croyais voir les bombardes lancer sur elles leurs lourds boulets. C’est alors que j’apparaissais, ranimant le courage des habitants, me mettant à leur tête, les entraînant à ma suite et, l’épée à la main, me précipitant au plus fort de la mêlée, et délivrant du péril ma cité maternelle. Et quel triomphe me valaient ces hauts faits ! Il me semblait assister à mon entrée victorieuse. Au milieu d’une foule en délire, je parcourais les rues pavoisées et les places jonchées de branchages. Les cloches sonnaient à toutes volées. Le Podestat s’inclinait devant moi. On me conduisait à la Basilique et, sur ma tête, on posait une verte couronne de laurier.

Tantôt encore c’étaient d’autres vœux que je formais. Je me complaisais dans le lugubre tableau d’une Vicence désolée et toute retentissante de gémissements. La peste sévissait. Les charrettes en longues files emportaient les cadavres stigmatisés. Les confréries ne suffisaient pas à leur tâche funèbre. Mais j’étais là ! Je prenais la direction des secours et des mesures propres à combattre le fléau. Je me dévouais, je me multipliais. La nuit, je cherchais des remèdes, et mes efforts étaient enfin couronnés de succès. Les malades se levaient de leurs lits. Le mal disparaissait. Vicence renaissait et saluait en moi son libérateur et son sauveur.

Quand je me réveillais de ces ambitieuses divagations, le retour que je faisais sur moi-même me rendait encore plus pénible ma situation véritable. Qu’étais-je donc au regard de ce personnage de fantaisie que je me substituais ainsi ? Un pauvre garçon, sans fortune et sans parents, qui ne subsistait que par la charité du bon abbé Clercati et par la hautaine protection du Comte et de la Comtesse. Qu’ils me la retirassent, qu’en serait-il de moi, avec pour toute ressource mon latin et les quelques connaissances que je devais à l’étude ? Mais ce n’était pas encore le précaire de ma destinée qui me causait le plus de chagrin. Ce n’était pas le souci de mon avenir matériel qui me tourmentait le plus vivement. Non, ce qui m’affligeait surtout, c’était la platitude et la médiocrité de ma vie. Serais-je donc condamné à cette terne et morne uniformité de tous mes jours, moi qui ne rêvais, dès l’enfance, que d’aventures héroïques et merveilleuses, ne fût-ce que pour y trouver l’occasion d’effacer en moi-même le mauvais souvenir de ce que j’appelais ma lâcheté et dont l’amer regret ne cessait de me poursuivre, depuis la nuit fatale où j’avais vu mon père et ma mère périr dans l’incendie du palais Vallarciero ? Et cette occasion ne se présenterait donc jamais de faire mes preuves de courage vis-à-vis de moi-même et, en les faisant, d’acquérir, aux yeux d’autrui, cette gloire dont j’étais si orgueilleusement et si naïvement avide ?

Mon désir en était si fort et si naïf que parfois je sortais de chez moi, bien persuadé que mon heure allait sonner et que je ne rentrerais pas sans avoir accompli la prouesse dont l’attente me consumait d’une sorte de fièvre généreuse. Je marchais, le cœur tout gonflé de souhaits intrépides. Je lançais à droite et à gauche des regards anxieux et déterminés, mais, par une malchance inexplicable, il survenait, ce jour-là, quelque petit événement médiocre et ridicule qui déconcertait mes nobles prévisions. Souvent, par exemple, c’était le rire d’un passant qui me ramenait soudain à la réalité. Il arrivait souvent, en effet, que, si plein de mes pensées, je me laissais aller à gesticuler et à parler tout haut, ce qui amusait fort les gens et dont ils me témoignaient, à leur façon, leur contentement, que je ne partageais guère et pour lequel je leur eusse bien volontiers montré mon courroux, si je n’avais trouvé plus digne de réserver la vigueur de mon bras à des tâches plus relevées.

Cependant, je crus bien, un jour, le moment venu où, faute de mieux, j’allais pouvoir, au moins, tenter l’essai de mes vaillantes dispositions. Un jour, donc, comme je me promenais sur la route de Padoue, j’aperçus un cavalier qui s’approchait au grandissime galop. Il ne semblait pas être maître de sa monture et il agitait les bras d’une manière qui me semblait désespérée. À cette vue, ma résolution fut vite prise et je me plantai délibérément au beau milieu de la route, dans le dessein de me jeter à la tête du cheval emporté. Aussi, dès qu’il fut assez proche, me précipitai-je à ses naseaux et avec tant de bonheur que je parvins à le saisir par la bride. Après m’avoir quelque peu traîné dans la poussière, l’animal s’arrêta, ce qui, tout contusionné que je fusse, m’emplit le cœur de fierté. Mais, comme je ramassais mon chapeau, en m’attendant au compliment d’usage en pareil cas, ce furent de formidables jurements et de grossières injures qui m’accablèrent. De quoi me mêlais-je d’arrêter les chevaux des cavaliers qui s’exerçaient à la course, en manquant de les désarçonner et de me faire rompre les membres ? Avait-on jamais vu un pareil bélître avec sa mine de niais et son air de sot ? On se plaindrait au Podestat… Et le milord anglais dont j’avais si malencontreusement entravé le galop continua son chemin vers Vicence, rouge de colère, après m’avoir encore traité d’imbécile et en regrettant de ne pas m’avoir marqué la figure de quelque bonne taloche.

Ce fâcheux exploit m’eût dû servir de leçon, mais j’avais un si grand désir d’être à tout prix un héros qu’elle ne contribua qu’à me donner l’espoir de quelque occasion meilleure. Il me parut bien l’avoir trouvée, un jour que, passant devant une ferme, j’entendis de grands cris qui me firent accourir vers le lieu d’où ils partaient. Ils étaient poussés par un de ces moines mendiants qui vont de porte en porte emplir leur besace. Celui-ci était aux prises avec un redoutable et énorme chien qui l’avait saisi par le pan de son froc. La bête furieuse menaçait de faire un mauvais parti au pauvre diable, d’autant plus que je me persuadai sur-le-champ qu’elle était enragée. À cette pensée, je m’armai d’un gros bâton qui me tomba sous la main et j’en frappai si rudement l’animal que, du coup, je l’étendis sur le sol. Comme avec l’Anglais, j’attendais du moine quelque compliment, mais ce furent encore des injures que je recueillis. De quoi m’étais-je mêlé en tuant ce chien et de quel droit m’étais-je immiscé dans les desseins de la Providence ? Si Dieu voulait que son serviteur pérît sous la morsure de ce molosse, avais-je qualité pour m’y opposer ? Si, au contraire, il en avait décidé autrement, pourquoi m’aviser de faire l’important en cette affaire ?

Le ridicule de ce double échec me découragea quelque peu et m’induisit à des réflexions salutaires dont mon beau zèle se trouva momentanément ralenti. Je compris qu’il fallait, pour l’instant, que je me contentasse d’être un héros imaginaire, jusqu’à ce que ma vocation héroïque rencontrât des circonstances ouvertement et pleinement propices. En attendant ces avances de la destinée, il ne me restait qu’à cultiver pacifiquement mon latin, ce à quoi ne cessait de m’inviter le bon abbé Clercati. Pour lui, un homme qui savait à fond le latin n’avait pas son égal au monde. Le bon abbé considérait la connaissance de cette langue incomparable comme le seul but valable de l’existence, et l’amitié qu’il avait pour moi venait toute des quelques dispositions que je montrais pour cette étude. Il ne se passait pas de jour qu’il ne me fît l’éloge de cette science latinesque qu’il était fier de m’avoir transmise et qu’il comptait bien conduire en moi à sa perfection. Aussi m’appelait-il parfois, en riant, son : Exegi monumentum, comme si je dusse représenter le pinacle de sa pédagogie.

*

Vers la fin de la cinquième année de mon séjour chez l’abbé Clercati se produisit enfin une circonstance par laquelle j’allais me trouver à même de mettre à l’épreuve ses doctes leçons latines et de faire honneur à son enseignement, aussi bien que de prouver au comte et à la comtesse Vallarciero ma reconnaissance de ce qu’ils avaient fait pour moi. Le Comte et la Comtesse s’apprêtaient, en effet, à célébrer prochainement leurs noces d’argent et cet anniversaire conjugal devait donner lieu à d’imposantes cérémonies de famille. Cet anniversaire concordait également avec l’achèvement du gros travail de réparation entrepris au palais Vallarciero. L’incendie n’en ayant guère laissé debout que les quatre murs, il avait fallu en refaire tout l’intérieur. Il ne restait plus qu’à y effectuer les décorations nécessaires, après quoi le Comte et la Comtesse pourraient quitter leur villa du Monte Berico où ils s’étaient retirés depuis le sinistre et réintégrer leur demeure citadine.

La villa Vallarciero où se devait célébrer la fête commémorative était une des plus belles parmi celles qui s’élèvent aux environs de Vicence. Située sur la pente du Monte Berico, elle dominait une vaste étendue de pays, tant du côté de Vicence qu’à l’opposé de la ville. Ce contraste formait un des paysages les plus pittoresques que l’on pût voir et ce devait être un rare plaisir pour les yeux que d’habiter cette demeure où l’on jouissait de l’air le plus pur et de la vue la plus variée. Il s’y ajoutait tout l’agrément de luxe le mieux entendu, tant au dedans de la villa, par les beaux meubles qui la garnissaient, qu’au dehors par les superbes jardins dont elle était entourée et que séparait de la route un mur assez élevé qu’ornaient des fantoches de pierre très gaillardement sculptés. Ces grotesques à grosses têtes et à corps de nains, vêtus d’accoutrements bizarres, amusaient les passants et disposaient à la joie, mais, dès l’entrée par le grand portail, on se sentait plus envie d’admirer que de se divertir. Les belles ordonnances des parterres imposaient vite à l’esprit des pensées sérieuses et les nobles proportions des bâtiments l’inclinaient à une sereine gravité.

Ces bâtiments n’étaient pas très grands, mais l’architecte les avait disposés avec un art consommé, de façon à ce que l’effet en fût à la fois magnifique et gracieux. L’intérieur y répondait parfaitement à l’extérieur. L’ornement principal de la villa Vallarciero était sa galerie entièrement peinte à la fresque, de la main de Messer Tiepolo, de Venise, qui y avait représenté en tableaux la vie de la fameuse reine Cléopâtre d’Égypte. Tous ces personnages, costumés à l’antique ou à l’orientale, donnaient à cette galerie un aspect de singulière magnificence et en faisaient un lieu fort propre à y réunir illustre et nombreuse compagnie ; ainsi en advint en la circonstance dont j’ai parlé et lors des événements que je vais relater.

Les Vallarciero étaient fort considérés à Vicence pour leur faste et leur dignité ; aussi la plupart des membres de la noblesse vicentine avaient-ils tenu, au jour marqué, à leur venir apporter leurs hommages et leurs vœux. Il en était résulté qu’une longue file de carrosses encombrait les abords de la villa. Je m’aperçus de cet empressement lorsque, accompagné du bon abbé Clercati, nous approchâmes à notre tour du portail où la sediola que l’abbé avait louée pour la circonstance nous déposa modestement. Certes, je savais bien que nous trouverions le Comte et la Comtesse en compagnie, mais je ne m’attendais pas à une pareille assistance, et cette surprise augmenta ma timidité et mon embarras, si bien que le rouleau de papier que je tenais à la main en tremblait entre mes doigts.

Ce rouleau était, le dirai-je, le fruit de bien des veilles et je le considérais avec anxiété, tandis que le bon abbé Clercati le contemplait avec amour. Il contenait le texte de la harangue latine que je devais adresser au Comte et à la Comtesse et qui servirait d’ouverture et de préambule à la cérémonie qui se préparait. Cette harangue, je le répète, nous avait coûté bien des veilles, et l’abbé et moi nous avions mis en commun toute notre latinité afin de la fournir des tours les plus élégants et les plus oratoires et de la rendre digne de l’usage auquel elle était destinée. Pas une phrase qui n’en eût été polie et repolie, pas un terme qui n’en eût été pesé et repesé. Quant au fond il était plein des éloges les plus vifs et les plus délicats, comme l’exigent ces sortes de composition, auxquels nous avions essayé de donner la forme la plus doctement cicéronienne. L’abbé Clercati, de bonne foi, considérait cette harangue comme un chef-d’œuvre où il n’y avait rien à reprendre et capable de frapper d’admiration les plus rebelles. Et c’était cette pièce d’éloquence que je devais, tout à l’heure, débiter au Comte et à la Comtesse.

Aussi, quand j’eus mis pied à terre, le cœur me battait-il déjà à grands coups dans la poitrine et mon trouble ne fit que s’accroître lorsque, précédé du bon abbé Clercati, je pénétrai dans la villa. La galerie, à ce moment, était plus qu’à demi pleine, et le Comte et la Comtesse allaient de l’un à l’autre avec beaucoup de politesse et beaucoup d’affabilité, recevant les compliments qu’on leur adressait et y répondant de la façon la plus courtoise. L’abbé les aborda et je leur fis la révérence, tout en tenant ferme mon rouleau, puis, en attendant le moment redoutable où je devais prononcer mon discours, je me blottis dans un coin et demeurai à regarder ce qui s’offrait à ma vue.

Certes, il y avait là noble et grande compagnie et de quoi troubler le plus dégourdi, mais, bien que l’éclat des parures et la dignité des personnages m’en imposassent considérablement, un autre spectacle que celui-là m’occupait davantage. Avec admiration mes yeux s’arrêtaient aux fresques de Tiepolo qui couvraient les murs et le plafond de la galerie. Les figures qui y étaient représentées composaient une assemblée autrement magnifique et grandiose que celle qui était réunie entre les murailles peintes. Qu’étaient, en effet, nos plus nobles Vicentins et nos plus belles Vicentines auprès du Prince Antoine et de la Reine Cléopâtre ! À leur aspect, toutes mes chimères me revenaient soudain à l’esprit. Je me trouvais transporté, comme par enchantement, dans ce monde sublime au seuil duquel m’avaient si souvent conduit mes rêveries. C’était là que j’eusse voulu vivre et je ne pouvais me lasser d’admirer les images de ces héros dont j’eusse souhaité, au prix même de ma vie, d’égaler les superbes destins. Ces pensées me remplissaient d’enthousiasme et d’émotion et je nageais en pleines délices, quand un coup de coude du bon abbé Clercati me ramena sur cette terre et me fit comprendre qu’il était temps de quitter des yeux le bâton de commandement que le Prince Antoine brandissait d’un geste orgueilleux pour m’occuper de mon rouleau de papier :

— Allons, Tito, courage, mon enfant, et n’oublie rien de mes recommandations. Macte animo, generose puer.

Et l’abbé Clercati, doucement, me poussa par les épaules.

Je fis quelques pas et je me trouvai dans un espace vide. Je sentis que tous les yeux se dirigeaient sur moi. Devant moi, sur une estrade surmontée d’un dais, assis côte à côte en de grands fauteuils, j’apercevais le Comte et la Comtesse. Quoique je fusse proche d’eux, ils m’apparaissaient lointains et diminués. Il me semblait que ma voix ne parviendrait jamais jusqu’à leurs oreilles. J’avais la gorge serrée. La tête me tournait. J’aurais voulu m’enfoncer subitement dans le sol, que les plafonds s’effondrassent, que le feu prît à la villa, que quelque événement inattendu me délivrât d’une tâche au-dessus de mes forces. Puis, il se fit en moi un calme subit, comme si quelqu’un se fût substitué à moi et, lentement, posément, je déroulai mon papier, et l’exorde de ma harangue s’échappa de mes lèvres. Je la croyais voir tout entière écrite dans l’air et elle empruntait ma voix sans que je fisse aucun effort et sans que j’y eusse aucune part, si bien que, me sentant comme inutile, je me mis à observer ce qui se passait autour de moi.

C’est alors que mon attention fut attirée par un gros homme assis dans un fauteuil, tout à côté de l’estrade. Il était assez salement, mais richement vêtu. Sa large figure étalait sa rondeur percée de petits yeux presque sans sourcils et terminée par un triple menton. Ses deux mains crasseuses croisées sur son ventre rebondi, il écoutait avec une expression d’étonnement peint sur son visage. Peu à peu, cet étonnement se changeait en une agitation manifeste. Ce manège m’intriguant au plus haut point, j’en avais oublié ma harangue, aussi fus-je fort surpris, quand je m’aperçus qu’elle était terminée. À ce moment, toute ma timidité me revint et je crus que j’allais défaillir. J’étais si troublé que je vis à peine le gracieux signe de tête par lequel le Comte et la Comtesse me témoignaient leur approbation. Je n’avais d’yeux que pour le gros homme de tout à l’heure.

Il s’était levé de son fauteuil et s’empressait vers moi en se frayant un passage parmi les invités qui s’effaçaient respectueusement devant lui. Aux égards qu’on lui marquait et à la crasse qui le couvrait et dont nul ne paraissait s’offusquer, ce devait être un personnage important, et la pensée qu’il m’allait peut-être aborder me remplissait de confusion. J’avais gagné à reculons la place où je me tenais auparavant et j’aurais voulu pouvoir rentrer dans la muraille, mais, hélas, elle n’appartenait point aux humbles mortels. Elle était le séjour peint des Reines et des Héros. Seul notre divin Tiepolo eût pu y ajouter une figure et ce n’eût pas été celle d’un pauvre harangueur comme moi. Il me fallait donc affronter l’approche du gros homme qui visiblement s’avançait pour me parler. Quand je fus à sa portée, il me saisit brusquement au collet et me secoua avec force, tandis qu’il m’interpellait d’une voix tonnante, en se tournant à demi vers le cercle qui s’était formé autour de nous :

— Tenez, regardez-moi ce grand sot, croyez-vous qu’il sache seulement l’insigne faveur que les Dieux lui ont faite ! Eh bien, je vais vous l’apprendre, moi, Alvise Alvenigo ! Mais oui, malheureux, tandis que tu débitais ta harangue, tu n’entendais donc pas le son de ta voix. Tu ne te doutais guère, ignorant, qu’elle n’est pas faite pour prononcer de banales sentences, mais pour déclamer les vers sublimes que les poètes mettent dans la bouche des héros de l’antiquité et de la fable, de même que ce n’est point sous ces habits vulgaires que tu devrais te montrer en public, mais sous la cuirasse à la grecque et sous la toge à la romaine.

Le gros homme m’avait lâché et s’était retourné vers l’abbé Clercati :

— Et toi, l’abbé, comment n’as-tu pas deviné ce qui crève les yeux et les oreilles ? Je pense que tu vas me donner ce gaillard-là. Je me charge d’en faire quelque chose. Le Comte ne me disputera pas cette merveille de la nature dont il n’a que faire et qui ne lui sert de rien. C’est convenu, n’est-ce pas, tu me l’enverras demain chez moi à la Rotonda.

Et, comme plusieurs des assistants à cette scène ne se privaient pas de sourire, le gros homme les regarda d’un air si furieux qu’il s’en fût sans doute suivi pour eux quelque algarade, si un chœur de musique, célébrant les louanges conjugales du Comte et de la Comtesse qui paraissaient fort peu contents de cet intermède, n’y eût mis fin fort heureusement.

*

Si le mémoire que je rédige était une œuvre de littérature et avait d’autre prétention que la vérité, ce serait une véritable faute contre les règles de la composition que d’introduire en mon récit un personnage dont la venue n’a pas été préparée et à qui il n’a été fait auparavant aucune allusion, mais je dirai pour ma défense que je me suis borné, en cette occurrence, à suivre l’exemple de la vie qui ne nous ménage pas les surprises et qui n’hésite pas à mettre notre destinée aux prises avec des événements imprévus. C’était, en effet, ce qui m’arrivait, et la rencontre fortuite que je venais de faire du seigneur Alvise Alvenigo allait avoir pour moi les conséquences les plus importantes et les plus inattendues. Aussi est-il juste que je trace un léger crayon de celui qui devenait l’arbitre de mon sort, et que je place son portrait en frontispice au chapitre qui le concerne.

Sa Seigneurie Alvise Alvenigo était membre de l’illustre famille vénitienne de ce nom, l’une des plus illustres et des plus puissantes de la cité. Appelé à plusieurs des charges importantes de la République, il les avait remplies sans grand zèle et sans grande exactitude. Le seigneur Alvenigo n’avait pas beaucoup de goût pour les affaires, même pour celles qui honorent le plus un citoyen par les services qu’elles le mettent en mesure de rendre à l’État, aussi, dès qu’il l’avait pu, s’était-il affranchi de ses devoirs pour se consacrer tout entier à ses plaisirs. Les femmes en avaient été un des principaux, mais, parmi elles, il distinguait surtout celles qui appartenaient au théâtre. Le seigneur Alvenigo avait presque toujours eu une comédienne pour maîtresse. Familier des coulisses, il jugeait avec une égale passion les productions scéniques quelles qu’elles fussent. Grand amateur de farces, il se posait aussi en grand connaisseur de tragédies et se piquait de posséder en leur détail toutes celles qui avaient été composées, tant par les anciens que par les modernes. On le soupçonnait même d’en avoir rimé quelques-unes, quoiqu’il ne les eût pas avouées publiquement.

Son nom, sa richesse, ses amours, ses bizarreries avaient acquis à Alvise Alvenigo une réputation d’original dont il tirait vanité et qu’il favorisait orgueilleusement. Tout en portant à l’extrême la négligence de son vêtement, et bien qu’il affectât de mépriser l’opinion, il n’eût, pour rien au monde, osé hasarder sa susceptibilité d’auteur au caprice du public. L’idée d’un sifflet le faisait pâlir de rage et il préférait ne pas s’y exposer. Le seigneur Alvenigo craignait le ridicule.

Après la chance d’être sifflé, à laquelle il se dérobait prudemment, le risque d’être trompé lui tenait particulièrement au cœur. Or ce sentiment amena, une fois, un grand changement dans la vie du seigneur Alvenigo.

Éperdument amoureux de la Dellinzona, et jaloux d’elle avec raison, il tua en duel un rival détesté. Cette action, qui, pour tout autre, eût pu avoir des suites fâcheuses, attira au seigneur Alvenigo le conseil que lui donnèrent les magistrats de s’éloigner de Venise sous prétexte que l’air des lagunes ne valait rien à sa santé et qu’il aurait besoin d’en respirer un plus vif et plus salubre.

Le seigneur Alvenigo comprit la sagesse de cet avis et, après diverses hésitations, il se décida à se fixer à Vicence où il acheta, sur le Monte Berico, la belle villa nommée la Rotonda, œuvre admirable de notre Palladio. Il s’y était installé l’année même où brûla le palais Vallarciero et, depuis lors, il n’en était guère sorti. Il y avait transporté ses bustes antiques, ses livres et il s’était mis à y vivre en solitaire et en philosophe, car il se piquait d’avoir l’âme noble et grande et au-dessus des revers de la fortune.

Cette solitude philosophique où vivait le seigneur Alvenigo ne l’avait guère fait aimer de la noblesse vicentine, car les hommes ne supportent point que l’on affecte de se pouvoir passer de leur compagnie. Pour tout dire, l’Alvenigo était sourdement détesté, mais l’on n’osait guère lui faire montre du sentiment qu’il inspirait. Malgré sa disgrâce, il avait la main longue et rien n’est éternel en ce monde, même les mauvaises postures où l’on peut se trouver quelquefois. On se contentait donc de déclarer Alvise Alvenigo un original fieffé. On riait de sa mise négligée qui allait jusqu’à la crasserie, de son vêtement taché d’encre et de son gros nez plein de tabac. On faisait aussi des gorges chaudes du goût qu’il conservait pour les gens de théâtre. En effet, il ne passait pas par Vicence une troupe d’acteurs qu’Alvenigo ne la mandât chez lui à la Rotonda. Il les traitait magnifiquement, proclamant que de bons comédiens sont l’honneur de leur siècle et qu’il était plus fier de recevoir à sa table un signore Capagnole que le Podestat de Vicence en personne.

C’était donc chez ce bizarre personnage que j’allais habiter désormais. La chose avait été réglée à l’issue de la fête conjugale des Vallarciero. Le gros Alvenigo, après s’être enquis auprès de l’abbé Clercati de ma condition exacte, et ayant appris que je dépendais de la générosité du comte Vallarciero, lui avait fait demander qu’on me remît entre ses mains. Le Comte n’eut garde de me refuser, ravi de faire ainsi une politesse à l’Alvenigo qui, tout exilé qu’il fût de Venise, n’en avait pas moins un frère Provéditeur de la Sérénissime République. Quant au bon abbé Clercati, cette décision le chagrina fort et lui tira presque des larmes. Il s’était attaché à son Tito Bassi et me vit m’éloigner avec regret. Il voulut me conduire lui-même à la Rotonda avec mon paquet de hardes où il avait glissé le meilleur Virgile de sa bibliothèque, et ce ne fut pas sans m’avoir recommandé de ne pas trop oublier mon latin qu’il me laissa aux mains des valets de Sa Seigneurie.

*

Ce fut donc entre deux de ces gaillards qui portaient mon paquet de hardes que je gravis pour la première fois les degrés de la Rotonda. Bien souvent, durant mes courses solitaires et mes promenades sur les collines vicentines, j’avais admiré ce chef-d’œuvre de notre Palladio. Avec quel respect je considérais ses quatre péristyles dont les frontons s’appuyaient à des colonnes harmonieuses. Cette quadruple couronne faisait la principale beauté de cet édifice, singulier par son élégante majesté et sa gracieuse noblesse. De beaux jardins l’entouraient de leur verdure égale. Que de fois m’étais-je arrêté pour les contempler, mais jamais je n’avais pensé qu’il me serait donné d’y pénétrer ! Et voici cependant que j’en franchissais aujourd’hui le seuil, non en intrus, mais comme quelqu’un d’attendu et de qui on espère de grandes choses !

Cette pensée, je dois l’avouer, me donnait un certain orgueil dont bénéficiait la sûreté de ma démarche, aussi fut-ce d’un pas presque assuré que je foulai les larges dalles qui résonnaient sous mon pied. Avec la même tranquillité, je m’avançai dans la grande salle qui faisait le centre de la villa. Elle était couverte par une coupole, de proportions si justes qu’il s’en dégageait une impression de recueillement. Cette salle ne comportait guère d’autres ornements que des bustes romains placés sur des piédestaux et rangés le long des murs. Entre deux de ces bustes, accoudé à une large table, j’aperçus Sa Seigneurie Alvise Alvenigo.

Tout en m’avançant vers lui, je l’examinais curieusement. C’était donc là mon nouveau maître et de qui allait dépendre ma nouvelle condition. Il m’apparaissait tel que je l’avais vu à la villa Vallarciero. Seulement, il avait échangé son riche habit contre une ample houppelande et remplacé sa perruque par un petit bonnet de soie noire qui coiffait sa grosse tête chauve, mais le bonnet et la houppelande étaient couverts des mêmes taches que l’habit de cérémonie. À un angle de la table était posée une tabatière ouverte où il puisa une pincée de tabac, en m’adressant un geste d’accueil, tandis que sa forte voix retentissait dans la sonorité de la coupole :

— Te voilà donc, Tito. Approche, mon garçon, et écoute bien ce que j’ai à te dire. Si je ne me suis pas trompé dans mes prévisions et si tu réalises les espoirs que j’ai fondés sur toi, ta fortune est faite. Foi d’Alvenigo, je fais serment de te léguer mes biens et je te traiterai comme mon propre fils et tu le seras véritablement, puisque… Mais ce n’est point maintenant de cela qu’il s’agit. Il suffit, pour l’instant, que tu saches, ô Tito Bassi, que, l’autre jour, en t’écoutant prononcer ton insipide harangue, j’ai eu la révélation subite de tes hautes destinées. En est-il de plus belle, en effet, que d’animer par la parole et le geste les créations des poètes et, particulièrement, celles qui mettent en jeu les personnages de l’histoire antique et de la fable ? Eh bien, Tito Bassi, il m’a semblé que la nature t’a formé tout spécialement pour les incarner et leur redonner la vie. C’est par toi et en toi qu’ils renaîtront. Ah ! je sais bien que la tâche est ardue, mais pourquoi n’en comprendrais-tu pas la beauté ? Oui, tu devras revêtir leurs apparences, éprouver leurs passions. Leurs fureurs, leurs désespoirs, leurs amours devront être tes amours, tes désespoirs, tes fureurs. Ton existence se confondra avec la leur. Telle est, ô Tito Bassi, ta magnifique destinée, mais seras-tu à la hauteur de cette dignité tragique à laquelle je te crois appelé et qui fera voler ton nom sur la bouche des hommes au lieu qu’il ne se restreigne à désigner par ses obscures syllabes le cuistre que tu eusses été, si tu étais demeuré aux mains du brave abbé Clercati et si les Dieux ne m’avaient pas conduit sur ton chemin ?

J’étais si interloqué de ce discours qu’il m’eût été bien impossible d’y répondre, mais je n’eus pas besoin de rassembler mes esprits, car l’Alvenigo reprenait d’une voix encore plus éclatante, qu’il accentuait de gros coups de poing frappés sur la table :

— C’est dans une vie admirable que tu vas entrer aujourd’hui, Tito Bassi, et je compte que tu t’en montreras digne. Il faut désormais que tu oublies que tu n’as été jusqu’à présent qu’un pauvre garçon, né dans les plus bas rangs du peuple, fils d’un cordonnier et d’une lingère et nourri aux frais de ces Vallarciero qui t’ont confié aux soins charitables d’un abbé. Désormais, tout cela ne doit plus compter pour toi. Désormais tu n’as plus à t’occuper des sordides détails de l’existence ! À partir d’aujourd’hui, tu dois cesser d’être toi-même ; tu es comme si tu étais mort, mais tu vas ressusciter en mille vies plus hautes, plus ardentes, plus passionnées. Il ne t’arrivera plus rien, mais tu seras le héros de toutes les aventures. Tito Bassi, écoute bien cela. Tito, tu vas être, tour à tour, despote, roi, conquérant. Tu gouverneras des provinces, tu régneras sur des royaumes. Tu auras à punir et à pardonner, à déjouer des intrigues et à faire tomber des têtes. Tu auras aussi à mourir, Tito, mais, de chacune de ces morts, tu renaîtras, comme le Phénix, et c’est de ce nom que je te salue, ô Tito Bassi, car la nature t’a formé pour l’étonnement de l’Italie. Allons, parle, que je réentende ta voix.

Je m’étais mis à réciter les premières phrases de la harangue des Vallarciero. Dans la sonorité de la vaste salle à coupole, les périodes latines résonnaient noblement. Peu à peu, je haussais le ton, pris d’une sorte de délire. Je m’agitais, je gesticulais. À cette vue le gros Alvenigo ne put retenir son enthousiasme ; il bondit de son fauteuil, se précipita vers moi, me serra dans ses bras en criant ces paroles dont je ne pouvais pas saisir le sens :

— Ah ! Tito, tu seras mon César ; Tito, mon César…

Et il se tourna vers un buste antique placé sur un des piédestaux et qui représentait l’illustre Romain.

Le lendemain, quand je me réveillai, fort tard du reste, car j’avais eu grand’peine à m’endormir, dans la chambre que l’on m’avait assignée, quel ne fut pas mon étonnement de ne plus retrouver à leur place les vêtements que j’avais quittés en me couchant. Au lieu de mes nippes familières, le seigneur Alvenigo mettait à ma disposition toute une garde-robe de théâtre. C’étaient des toges à la romaine, des habits à la grecque, un assortiment de cuirasses, de glaives, de casques. Ma nouvelle vie commençait, et ce fut vêtu comme un personnage de tragédie, les pieds nus dans des sandales et drapé de pourpre que je descendis dans la grande salle de la Rotonda où m’attendait l’Alvenigo.

*

Accoutré donc comme je viens de le dire, je pris pied dans la nouvelle existence dont le seigneur Alvenigo venait de m’ouvrir les portes magiques et que j’acceptais avec empressement. Cette fois, il me semblait bien avoir trouvé ma véritable voie et je m’y élançais avec assurance, persuadé que j’y rencontrerais les plus glorieux plaisirs. N’était-il point naturel, en effet, puisque le hasard me refusait ces occasions héroïques que j’avais si vivement souhaitées, que j’en cherchasse l’équivalent dans un art pour lequel on me disait particulièrement doué, et où j’allais pouvoir peut-être satisfaire ma passion de renommée et de gloire ? Grâce à l’illusion scénique, je deviendrais, au moins par emprunt, ce que j’avais tant rêvé d’être. Les aventures les plus sublimes de la légende et de l’histoire allaient m’échoir en partage et j’étais d’autant plus certain de m’y bien comporter que mon rôle y serait réglé d’avance. Je n’aurais qu’à me conformer aux sentiments qu’il nécessiterait et à les exprimer par les moyens que la nature m’avait donnés et dont le seigneur Alvenigo, qui me les avait découverts, se chargerait de diriger l’emploi.

L’état d’enthousiasme et de reconnaissance dans lequel je me trouvais avait modifié les sentiments que j’avais éprouvés, tout d’abord, pour le seigneur Alvenigo. Il n’était plus pour moi un gros homme riche, sale et crasseux à qui je devrais plaire pour gagner ma vie. À présent, je le considérais comme une sorte de magicien qui tenait les clefs d’un singulier et merveilleux royaume dans lequel lui seul pouvait me faire pénétrer et comme le gardien des fantômes illustres que je devrais animer. Aussi en concevais-je pour lui un respect infini. Ce respect, d’ailleurs, devait augmenter à mesure que l’Alvenigo m’instruisait dans l’art dont il se prétendait un des connaisseurs les plus infaillibles, car, dès le lendemain de mon arrivée à la Rotonda, il commença à s’occuper de ce qu’il nommait pompeusement mon éducation tragique.

Grâce aux leçons latines de l’excellent abbé Clercati, j’étais suffisamment versé dans la connaissance de l’antiquité pour que les personnages auprès desquels m’introduisait le seigneur Alvenigo ne me fussent pas entièrement étrangers, mais ils m’apparaissaient maintenant sous un aspect nouveau. Naguère il me semblait les apercevoir dans le recul des siècles, tandis que maintenant ils m’environnaient de leur foule superbe et familière. Cette impression était si forte que parfois je croyais entendre leurs voix. Peu à peu, je pénétrais leur pensée. Entre eux et moi, le seigneur Alvenigo servait de truchement. Grand amateur de théâtre, il possédait une ample collection de toutes sortes d’ouvrages et ce fut à la lecture et à l’étude des principaux que nous consacrâmes les premiers temps de mon séjour à la Rotonda. Cet exercice dura plusieurs mois, pendant lesquels ma cervelle s’emplit d’actions magnifiques et mon oreille de mots sonores. Chaque jour, nous occupions de longues heures à ces lectures qui m’enflammaient l’esprit et auxquelles le seigneur Alvenigo mêlait les explications nécessaires que j’écoutais avec la plus extrême attention. Mon maître y mettait un feu communicatif et il en était comme transfiguré. J’en oubliais sa tabatière et ses mains crasseuses, tant j’étais possédé, à l’entendre, d’un véritable enivrement. Il s’en formait autour de moi comme une atmosphère glorieuse à laquelle convenait admirablement le noble décor de la Rotonda.

Lorsque j’eus acquis une connaissance suffisante du répertoire tragique, le seigneur Alvenigo passa à d’autres visées. Il s’agissait de me mettre à même d’interpréter un personnage et de le représenter avec vraisemblance et justesse. À ces fins, Alvenigo agit graduellement. Tout d’abord, il me fit réciter des fragments de rôles, puis il m’en fit jouer certaines parties, m’aidant à régler mes gestes et à diriger ma voix, me reprenant avec une juste sévérité, quand mes mouvements lui semblaient manquer de noblesse et mes intonations d’harmonie. J’obéissais docilement à ses observations et à ses conseils. Parfois le seigneur Alvenigo paraissait content de moi. Mais le plus beau était de lui voir me donner la réplique. Il se laissait emporter à des clameurs dont toute la Rotonda retentissait.

Pour faciliter mon travail, il avait fait fabriquer une douzaine de grands mannequins qui tenaient lieu des personnages de la pièce dont je remplissais le rôle principal. On les couvrait de costumes appropriés et le seigneur Alvenigo se plaisait à les faire parler. Il s’y prêtait avec une verve admirable. Gardes, confidents, princes, reines captives, il était à tous et à toutes et ne leur marchandait pas le secours de sa grosse voix. Il se démenait comme un diable, sa tabatière à la main et sa calotte de travers. Quant à moi, j’étais si pénétré de ce que j’avais à dire et si absorbé par les sentiments que j’avais à exprimer que je ne m’apercevais pas de la singularité du spectacle que nous donnions et qui n’avait heureusement pas de témoins. Y en eût-il eu, d’ailleurs, que je ne me fusse pas déconcerté, tant était grande mon exaltation. J’étais véritablement possédé d’un démon et le seigneur Alvenigo, à ces moments, me considérait avec une satisfaction qui me remplissait de fierté.

Je prenais, en effet, ardemment à cœur mes nouvelles occupations et, hors d’elles, rien ne m’intéressait. Toutes mes chimères de songe-creux y trouvaient leur emploi et je vivais dans une illusion qui me procurait un contentement continuel. Quand je repense à ce temps, je ne puis m’en souvenir que comme d’une époque de véritable bonheur. Je le devais à un état de folie qui me comblait le cœur d’un naïf orgueil. Que me manquait-il maintenant de ces aventures extraordinaires dont l’absence me causait jadis tant d’amertume ? Je n’avais qu’à choisir parmi les plus tragiques et les plus glorieuses. Elles étaient toutes à ma portée. Grâce à elles, j’étais l’égal des héros les plus fameux. Je ressentais toutes leurs passions, j’épousais toutes leurs querelles, je partageais leurs triomphes, je subissais leurs catastrophes. Les plus cruelles me causaient une volupté singulière et une étrange félicité. Ce m’était un délice, que je ne puis dire, de feindre de boire le poison ou de m’enfoncer dans le sein un fer meurtrier. Ces actes sublimes me transportaient d’enthousiasme. Tout cela me composait la condition la plus enviable qui eût jamais été celle d’un mortel et je me sentais élevé au-dessus de moi-même dans un enchantement incomparable.

Aussi dans quel lointain médiocre et misérable m’apparaissaient les pauvres jours de mon passé ! Je ne songeais pas sans dégoût au piteux galopin qui, la chemise sortant par les trous de sa culotte, parcourait les rues de Vicence et rentrait, le soir, chercher son gîte dans l’humble demeure d’un cordonnier de la contrada del Pozzo Rosso. Était-ce bien moi qui avais passé tant d’heures, assis sur une borne, à contempler la façade du palais Vallarciero, en proie à mille chimères de roman ? Quel coup de baguette soudain avait donc transformé ma vie et m’avait tiré du bourbier ! Le sentiment de ce changement était si fort qu’il me poussait à l’ingratitude. Je ne conservais aucune reconnaissance au bon abbé Clercati. À peine lui savais-je quelque gré du latin qu’il m’avait appris. Que valaient les meilleures périodes cicéroniennes, dont il m’expliquait la contexture, auprès des tirades grandioses que me faisait débiter aujourd’hui, à grand renfort de gestes, le seigneur Alvenigo ? Rien d’autre ne m’intéressait, au point que je ne songeai pas une fois à descendre jusqu’à Vicence pour aller faire visite au pauvre abbé Clercati. Quant aux Vallarciero, je les avais complètement oubliés. Ainsi ne sortais-je point de la Rotonda et de ses jardins. L’eussé-je souhaité, d’ailleurs, que j’en aurais été empêché par l’obligation où je me serais trouvé de dépouiller, pour le faire, les vêtements à la romaine ou à la grecque où je me drapais si fièrement et dont la vue eût ameuté sur mes talons tous les polissons de la ville et fait se mettre aux portes les artisans et les bourgeois.

Or, la pensée que l’on pût rire de moi m’était particulièrement odieuse, tant je concevais pour moi-même un singulier respect. Il me venait des personnages illustres que je ne cessais de représenter et des grands événements imaginaires ou historiques auxquels je me trouvais continuellement mêlé. Il me venait aussi des costumes que je portais et aussi des lieux que j’habitais. Tout cela, je le répète, développait en moi un orgueil composite dont j’étais comme ensorcelé. Ce désir d’héroïsme, qui avait toujours été l’instinct secret de ma nature et auquel les circonstances s’étaient longtemps montrées contraires, s’épanouissait en moi, à présent, avec une merveilleuse facilité. De plus, j’étais infatué par la persuasion de mon génie. Les louanges du seigneur Alvenigo étaient responsables de la vanité qu’elles me donnaient. Il ne cessait de me corner aux oreilles que je serais un jour un des plus grands acteurs de toute l’Italie et que j’éclipserais, quand je voudrais, tous mes rivaux. Le fils du cordonnier de Vicence irait à la gloire, chaussé du cothurne tragique.

*

Le temps donc passait pour moi aux exercices que j’ai décrits et, pendant que je m’y livrais avec frénésie, le seigneur Alvenigo méditait sur les vues qu’il avait formées pour mon talent. L’épreuve à laquelle il me réservait lui semblait sans doute devenue opportune, car, un beau jour, il manda à la Rotonda l’illustrissime signore Capagnole.

Ce signore Capagnole, dont j’ai eu déjà l’occasion de parler, était, comme je l’ai dit en son lieu, le directeur d’une des troupes théâtrales les plus réputées de l’Italie. Ses succès, tant dans le comique que dans le tragique, ne se comptaient plus. Capagnole excellait à former de remarquables acteurs dans les deux genres et Sa Seigneurie Alvise Alvenigo le connaissait depuis longtemps. Il avait grande confiance dans son jugement et était curieux de savoir celui qu’il porterait sur mon mérite.

J’étais justement occupé à l’étude d’un rôle, quand le signore Capagnole se présenta à la Rotonda. Je ne l’avais pas revu depuis l’époque de la fête donnée au palais Vallarciero, où je le guettais, perché sur ma borne. Il n’avait guère changé, mais il me parut de plus en plus noirâtre et sarcastique. À peine se fut-il montré que Sa Seigneurie le tira à part et l’entraîna dans les jardins où je les apercevais devisant, l’Alvenigo avec animation, Capagnole d’un air attentif et incrédule, car je le voyais, de temps à autre, hocher la tête à ce que lui disait Sa Seigneurie. L’Alvenigo se récriait avec de grands gestes, le Capagnole agitait son mouchoir et s’épongeait le front, car je m’en souviens, il faisait très chaud, ce jour-là. Enfin, quand ils eurent terminé leur entretien, ils se dirigèrent vers l’endroit où je me trouvais ; je me levai à leur approche. Le seigneur Alvenigo semblait fort animé :

— Oui, le voilà, Capagnole, le Phénix de notre temps, le rénovateur de la tragédie ! Mais tu vas en juger par toi-même. Allons, mon Tito, montre-lui ce que tu sais faire et, toi, mécréant, apprête-toi à goûter les joies du Paradis.

Pendant que l’on apportait les mannequins, Capagnole me dévisageait. Il évaluait avec soin les proportions de mon corps et de mes membres, mais ma figure surtout semblait retenir son attention. L’insistance qu’il mettait à l’examiner aurait eu, peut-être, de quoi m’intimider, si je n’eusse été persuadé que la nature m’avait doué de toutes les qualités physiques nécessaires à mon état. J’en étais aussi certain que de l’excellence de ma voix et de la perfection de mon jeu. Aussi commençai-je à déclamer sans aucun doute sur l’effet que j’allais produire. À mesure, d’ailleurs, que je m’exaltais, Alvenigo me prodiguait les marques d’approbation. Tantôt, il fermait les yeux avec recueillement, tantôt il les ouvrait avec extase. Tantôt il soupirait d’émoi, tantôt il poussait des petits cris d’admiration. Ce succès m’encourageait, d’autant plus que je remarquais que Capagnole me considérait d’un air de plus en plus curieux et intéressé. Évidemment les préventions qu’il avait pu avoir envers un talent qu’un autre que lui avait découvert ne tenaient pas devant l’admiration que je lui imposais. De là, sans doute, ce certain air d’étonnement qu’il manifestait en levant ses sourcils et que je prenais pour un hommage à l’éclat de mon mérite. Cette assurance faisait que je me laissais aller, de plus en plus, à mon inspiration, tant et si bien qu’époumoné, n’en pouvant plus, je me fusse laissé choir sur la dalle si le seigneur Alvenigo ne m’eût recueilli dans ses bras. Quand il m’eut fait boire quelques gouttes d’un cordial et que je fus un peu rentré en possession de moi-même, il se tourna triomphalement vers le signore Capagnole :

— Eh bien ! es-tu convaincu, maintenant ?

Le signore Capagnole leva les sourcils encore plus haut que je ne lui avais vu faire et se mordit la lèvre en s’inclinant comme s’il eût voulu réprimer son dépit :

— Votre Seigneurie a raison. Tito Bassi sera fameux et je suis aux ordres de Votre Seigneurie.

Au lendemain de cette scène, le seigneur Alvise Alvenigo s’ouvrit à moi de son grand projet. Capagnole, revenu dès le matin à la Rotonda, était resté enfermé une partie de la journée avec lui. Quand le signore Capagnole fut parti, Sa Seigneurie me fit appeler.

Il était assis dans son fauteuil et me fit signe de prendre place sur un tabouret :

— Voici donc le moment venu, mon Tito, de t’annoncer la grande nouvelle que j’ai à t’apprendre. Je ne peux pas priver plus longtemps l’Italie du plus fameux tragédien qu’elle aura jamais connu. Je lui dois de te révéler au monde, mais c’est ta ville natale qui sera la première à t’applaudir et à t’acclamer. Je te donne à Vicence, Tito. Tu débuteras sur son Théâtre Olympique. Écoute maintenant ce qu’Alvise Alvenigo a décidé.

À mesure que parlait le seigneur Alvenigo, j’éprouvais une impression extraordinaire. Il me semblait qu’un rêve se réalisait. Je revoyais ce Théâtre Olympique où, jadis, je m’étais introduit en fraude avec mon camarade Girolamo Pescaro. Je voyais son décor de ville antique, ses rues divergentes bordées de palais et de statues. Et, tout à coup, ce décor s’illuminait à mes yeux et je m’y apparaissais soudain à moi-même, la toge aux épaules, le laurier au front. Sur les gradins, toute la noblesse de Vicence serait rangée. Je parlerais ; les applaudissements éclateraient. Je m’étais levé du tabouret ; mes jarrets ployèrent et je me trouvai aux genoux du seigneur Alvise Alvenigo.

Il m’avait saisi par l’oreille et me la tirait affectueusement.

— Ne me remercie donc pas, Tito, et écoute plutôt ce que j’ai encore à te dire. Oui, c’est de toi que j’attends le plus grand bonheur de ma vie, et, si tu me le procures, tu m’auras payé, en un jour, de tout ce que j’aurai pu faire pour toi. À ton tour, ô Tito, tu es maintenant l’arbitre de ma destinée et c’est elle que je dépose entre tes mains avec ce rouleau. Il contient, ô Tito, une tragédie que j’ai écrite et que je crois admirable. J’ai mis en elle cet espoir que tout homme conserve de ne pas mourir tout entier. Grâce à elle, on oubliera qu’Alvise Alvenigo fut un gros homme assez répugnant et on se souviendra peut-être de quelques-uns des vers qu’il aura composés. Or, c’est à toi que je confie mon œuvre, ô Tito Bassi ! Quand, par toi, Vicence l’aura applaudie, toute l’Italie voudra l’entendre. Avec elle, tu iras de ville en ville, comme un véritable triomphateur. Relève-toi, Tito Bassi ; relève-toi, César, car c’est le titre de ma tragédie, et c’est César que tu vas être, mon petit Tito, César !…

Il avait placé dans mes mains un gros rouleau de papier et je le serrai avec fierté, comme si j’eusse tenu entre mes doigts un bâton de commandement à qui la gloire allait obéir ainsi qu’elle avait obéi au grand Romain dont je sentais déjà frémir en moi l’âme altière et orgueilleuse.

*

La nouvelle se répandit rapidement à Vicence que l’on allait donner au Théâtre Olympique un ouvrage de tragédie qui avait pour auteur Sa Seigneurie Alvise Alvenigo en personne, et dont le principal interprète serait un jeune Vicentin dont le seigneur Alvenigo avait découvert et formé le talent tragique. Cette nouvelle provoqua une vive curiosité parmi les amateurs de théâtre dont Vicence comptait un grand nombre, car l’art dramatique est une des passions de l’Italie. Aussi le spectacle qui se préparait était-il le sujet de toutes les conversations. Capagnole, que l’Alvenigo avait chargé de régler le détail de cette représentation et qui, à ce propos, venait souvent à la Rotonda, se faisait l’écho de ces rumeurs. Il devait dire vrai, car plusieurs des plus curieux se présentèrent à la Rotonda dans l’espoir d’obtenir quelques renseignements sur l’œuvre de Sa Seigneurie et sur son interprète. Mais ces importuns en furent pour leurs frais. Le seigneur Alvenigo les éconduisit sans pitié, leur laissant entendre qu’il n’avait point de temps à perdre en explications qu’il estimait fort inutiles, et qu’ils dussent, jusqu’au jour venu où ils pourraient juger du spectacle qui leur serait offert, s’en tenir aux conjectures qu’il leur plairait d’en faire. Ces déclarations un peu brusques mécontentèrent assez les visiteurs, parmi lesquels se trouva le comte Vallarciero qui, par le fait d’avoir été mon protecteur, se croyait des droits à être mis, plus que quiconque, au courant d’un événement auquel je me trouvais mêlé. Mais le Comte fut déçu dans son attente et dut s’en retourner sans en avoir appris plus que les autres. À la suite de ces démarches, d’ailleurs, les portes de la Rotonda furent fermées à tout venant, à l’exception, je le répète, du signore Capagnole, chargé de fournir les acteurs qui devaient me donner la réplique et avec qui je ne devais me trouver en rapport que le jour de la représentation, tant Sa Seigneurie entendait que le secret fût gardé étroitement sur l’excellence de mon jeu, afin de ménager l’éclatante surprise que je ne pouvais pas manquer de produire. Jusque-là, je devais donc m’exercer avec mes mannequins habituels, sous la direction de Sa Seigneurie.

Je ne vous rapporterai pas avec quelle ardeur, avec quel feu, je me livrai à l’étude du rôle qui m’était confié. J’y donnais toute ma voix et j’y appliquais toutes mes forces ; j’y employais tous mes moyens. Mes moindres inflexions, mes moindres gestes furent l’objet de l’étude la plus attentive. Je prétendais commander avec certitude à tous les mouvements de mon corps et à toutes les expressions de mon visage, afin d’atteindre au plus de dignité et au plus de tragique possible. Le seigneur Alvenigo suivait pas à pas tous mes progrès et voulait bien s’en déclarer content. Pour ma part, je l’étais extrêmement aussi du rôle qui m’incombait. Il ne m’en paraissait pas de plus noble et de plus éloquent, ni de plus propre à faire valoir ce que je pouvais avoir de mérite. Parfois, Sa Seigneurie me disait, quand je ne lui semblais pas assez pénétré de toute la grandeur de mon personnage :

— Songes-tu, mon Tito, que tu as à représenter le maître du monde et à prononcer par ta bouche quelques-unes des plus belles sentences de tragédie qui aient jamais été écrites !

À ces encouragements, je redoublais d’efforts. Ma voix s’enflait et remplissait de ses éclats la grande salle de la Rotonda et il me semblait que la rondeur sonore de sa coupole fût la couronne même de mon génie.

Ce fut à ce moment que j’atteignis le plus haut point de ce que je pourrais appeler mon illusion héroïque. Plût à Dieu que j’eusse à arrêter là mon récit et que je n’eusse rien à y ajouter ! Si quelque accident eût interrompu ma vie à cet instant, je n’aurais eu qu’à en louer le ciel, mais le sort malicieux ne l’a pas voulu. Ah ! pourquoi les chevaux du carrosse qui me mena, quelques jours après, de la Rotonda au Théâtre Olympique, ne s’emportèrent-ils pas en route et ne me brisèrent-ils pas la tête contre les pierres du chemin ! Je fusse mort dans l’enivrant mensonge où je vivais. Mais à quoi bon gémir et se lamenter ! Nos destins sont réglés d’avance aussi bien celui de César lui-même que celui de Tito Bassi, et ce qui doit arriver arrive.

*

La représentation, au Théâtre Olympique de Vicence, de la tragédie du seigneur Alvise Alvenigo avait été fixée à la date du quatrième jour de septembre, et ce fut en face de Sa Seigneurie que je pris place dans le carrosse dont les vitres avaient été voilées afin de me dérober au public, car j’étais en habit de scène. Pendant que Sa Seigneurie me donnait ses dernières instructions, j’écartais parfois le rideau pour voir où nous nous trouvions. Bientôt j’aperçus les nains de pierre qui ornent le mur de la villa Vallarciero. En leurs postures gibbeuses et grotesques, ils me regardaient passer, mais je ne fis pas grande attention à leurs grimaces sculptées et je n’y vis aucun mauvais présage. Cependant, nous ne tardâmes pas à approcher de Vicence dont le haut campanile se dressait fièrement, éclairé par les dernières lueurs du jour, et enfin nous arrivâmes aux abords du Théâtre. Ils étaient envahis par une véritable foule, car tout le peuple de Vicence s’y pressait pour assister à l’entrée des invités. Ils étaient nombreux, Sa Seigneurie ayant convié à cette fête dramatique toute la noblesse de la ville et des environs. On y était venu de Vérone, de Padoue et même de Venise, et c’était devant cette noble assemblée que j’allais faire mes débuts sur le tréteau tragique.

Ils excitaient, comme bien l’on pense, une très vive curiosité. La nouveauté de l’œuvre, la personne de l’auteur, ce que l’on racontait de la façon dont il avait découvert un nouveau Roscius sous le latin cicéronien du bon abbé Clercati, tout cela était d’un grand attrait. On s’attendait à quelque chose d’extraordinaire. Je m’en aperçus à la peine de notre carrosse pour se frayer un passage. Une rumeur de voix et de cris nous accompagnait. Des gens montaient sur le marchepied pour chercher à nous voir par les interstices du rideau et il ne fallut rien moins que les sbires de M. le Podestat pour nous dégager et nous permettre d’atteindre l’entrée du théâtre.

On avait eu grand soin, heureusement, de ne laisser pénétrer qui que ce fût d’étranger dans la coulisse, aussi n’y trouvâmes-nous que le signore Capagnole et les acteurs qui devaient prendre part à la représentation. Ils avaient déjà revêtu leurs costumes qui étaient magnifiques, car le seigneur Alvenigo avait exigé du signore Capagnole qu’il ne négligeât rien de ce qui pouvait donner au spectacle une pompe particulière. Les dépenses que Sa Seigneurie avait ordonnées étaient considérables et contrastaient avec sa ladrerie habituelle. Une part de ce faste ne m’avait pas été ménagée et mes habits étaient de la dernière beauté. J’en éprouvais un sentiment d’assurance singulier. Un étrange orgueil s’emparait de moi et l’on m’aurait bien étonné si l’on m’eût rappelé que cet éclatant accoutrement couvrait, non pas un César tout-puissant, mais un pauvre garçon de Vicence, du nom de Tito Bassi. Mais nul ne songeait à me tirer ainsi par un pan de mon manteau et on me laissait jeter autour de moi un regard souverain. Je promenais donc mes yeux, tranquillement et fièrement, sur les acteurs qui devaient me seconder et auxquels le seigneur Alvenigo adressait ses dernières recommandations, quand, soudain, je les arrêtai sur le signore Capagnole, occupé à me considérer. Il le faisait d’un air si sarcastique que j’en demeurai un moment interdit. Son attitude me parut assez bizarre pour que je fusse sur le point de lui demander si quelque détail de mon costume ne lui semblait pas défectueux, mais, à cet instant, Sa Seigneurie lui fit signe de s’approcher et il s’éloigna de moi sans que je pusse le retenir.

Sous le coup de cette impression désagréable, je m’étais avancé jusqu’à un point des coulisses d’où l’on pouvait, sans être vu, apercevoir la salle presque entière. Elle était déjà remplie et les gradins, de haut en bas, garnis de spectateurs. Des centaines de bougies allumées à des appliques ou à des lustres répandaient la lumière avec une éclatante profusion et cette abondante clarté permettait de distinguer combien la noble foule qui composait l’assemblée était brillamment parée. Les dames rivalisaient de richesse et d’élégance dans leurs atours et elles formaient un tableau magnifique. Les hommes ne leur cédaient en rien en somptuosité et en fantaisie. Cette vue, je dois l’avouer, me combla d’orgueil. Tout à l’heure, en effet, tous ces galants gentilshommes et toutes ces belles dames n’allaient-ils pas me devoir les sentiments pathétiques qui les animeraient, un instant ? C’était moi qui serais en partie l’auteur de leur émotion. Grâce à moi, leurs cœurs se gonfleraient d’enthousiasme, leurs yeux se rempliraient de larmes. Et tous ces mouvements inaccoutumés, ce serait moi qui les produirais en eux. En ces pensées je ne cessais de parcourir des yeux ces gradins surchargés de public et d’où bientôt partiraient les applaudissements. Nul doute que le comte et la comtesse Vallarciero n’en donnassent le signal. Je les distinguais, assis au premier rang, le Comte avec sa grosse perruque poudrée, la Comtesse en habit de gala et tenant sur ses genoux son carlin favori dont elle n’avait pas consenti à se séparer. Cette bête me fit songer à mon pauvre père et à ma pauvre mère. Ah ! qu’ils eussent été heureux de voir leur fils en costume romain et d’assister à son triomphe !

Brusquement une main se posa sur mon épaule. C’était celle de Sa Seigneurie. Je la sentis qui tremblait, et ce fut d’une voix plus basse qu’un souffle que le seigneur Alvenigo me glissa à l’oreille :

— Allons, Tito, on commence… Et souviens-toi que tu portes César… et ma fortune.

Il voulut rire à cette plaisanterie, mais il était si troublé que les gouttes de sueur lui coulaient du front et faisaient de larges taches sur son jabot fripé. Je le considérai avec pitié. Pour ma part, je n’éprouvais plus aucune anxiété. L’âme même de César était en moi. J’avais cessé d’être moi-même pour devenir le personnage qu’il m’incombait de représenter dans toute sa majesté et sa grandeur.

Les deux premières scènes de la tragédie de Sa Seigneurie Alvise Alvenigo se passèrent sans que j’y parusse. De l’endroit où je me trouvais, je suivais avec une parfaite tranquillité le jeu des acteurs et j’écoutais leur débit que je ne jugeais pas excellent. La perfection du mien n’en ressortirait que mieux. César était naturellement le sujet de leur entretien et j’attendais donc l’instant d’y prendre part. Il me semblait remarquer quelque impatience des spectateurs aux discours des deux confidents. J’en conclus que l’on souhaitait ma venue. Soudain une sonnerie de trompettes l’annonça. Les quatre licteurs qui devaient me précéder haussèrent les faisceaux consulaires. D’un pas ferme, je les suivis. Lentement, la tête haute, je débouchai de la coulisse. Derrière moi la ville antique qui formait le décor du théâtre ouvrait sa triple perspective de palais. Devant moi le vaste hémicycle de la salle étageait ses gradins. Mon entrée fit taire les chuchotements. Un grand silence s’établit, dans lequel j’entendis soudain retentir le son de ma voix.

Elle me surprit par sa faiblesse, car elle n’avait plus, pour la soutenir, la sonorité de la Rotonda. Pour obvier à cet inconvénient, je lui donnai toute l’ampleur dont elle était capable. Il s’agissait, d’ailleurs, de gourmander deux sénateurs qui venaient de parler de moi, et mon ton devait être celui de la colère. Je m’y efforçais de mon mieux et je veillais à ce que mes attitudes et l’expression de mon visage s’accordassent avec les paroles que j’avais à prononcer, mais ma gorge était serrée et mon cœur battait violemment. Tout en parlant, je fis un pas en avant, puis un autre, si bien que je me trouvai presque au bord de la scène. Alors, avec un geste noble et violent, je tendis le bras vers le public en articulant d’une voix vibrante les derniers vers de la tirade que j’avais à déclamer.

À ces vers et à ce geste pour lesquels j’attendais de justes applaudissements, un bruit étrange répondit. Effrayé, sans doute, par ce geste et par l’éclat de ma voix, le maudit carlin de la comtesse Vallarciero s’agitait furieusement entre les bras de sa maîtresse en poussant des jappements aigus et plaintifs. À cette singulière réplique, un murmure étouffé courut à travers les rangs de l’auditoire et se propagea de gradins en gradins. La surprise désagréable que j’en ressentis me fit demeurer dans la posture où je me trouvais et, au lieu de me retirer au fond de la scène, comme je le devais alors, je restai sur place et visiblement déconcerté. Ce petit incident et les marques de trouble que je donnais suffirent à exciter l’hilarité, d’autant plus que le maudit carlin s’était mis à gémir et à japper de plus belle. Quelques spectateurs se levèrent pour mieux voir ce qui se passait. Il s’ensuivit un certain désordre qui fit redoubler les rires du public et les aboiements de l’affreuse bestiole.

Si j’avais été un acteur consommé j’aurais dû continuer mon rôle et, par là, tâcher d’imposer silence aux rieurs. Mais, malgré l’assurance où j’étais de mon génie, j’étais un débutant encore inexpérimenté, si bien que la sueur commençait, sous le fard, à couler sur mes joues. De plus, l’avanie faite à César par cet accueil indécent m’échauffait le sang, mais, en même temps, une douloureuse angoisse s’emparait de tout mon être. Je sentais mon visage se contracter misérablement. À ce moment, j’entendis Sa Seigneurie qui me criait, de la coulisse :

— Mais continue donc, continue, Tito de malheur…

À cette pressante objurgation, j’ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit et je demeurai béant, coi, planté seul au milieu de la scène que les sénateurs avaient désertée et où j’eusse été heureux que les licteurs me coupassent la tête, de leur hache, pour mettre fin au supplice lamentable que j’endurais.

Brutale, irrésistible, une bourrasque de rires et de sifflets assaillit mon désarroi. De tous les coins de la salle, ces rires et ces sifflets venaient me flageller et ce qu’il y avait pour moi de plus affreux, c’est que je me rendais compte que la cause en était mon pauvre visage angoissé. Plus ce sentiment entrait en moi, plus l’expression effarée de mes traits devait porter de ridicule. Et ce sentiment achevait de me bouleverser et de m’empêcher de reprendre contenance. Moi qui avais rêvé de présenter à cette foule la figure même de César, je ne lui offrais que le masque grotesque et piteux de ma détresse. Et voici que soudain l’illusion héroïque dans laquelle j’avais vécu se dissipait misérablement et s’effondrait sous les risées.

Car toute la salle, transportée d’une joie irrésistible, s’esclaffait et trépignait de plaisir, en proie à un de ces mouvements contagieux contre lesquels rien ne peut rien. Fussé-je, pour de vrai, sur cette scène, tombé mort d’émotion et de douleur, que ces gens eussent ri de mon cadavre. Me fussé-je enfoncé au cœur le glaive inutile qui pendait à mon côté, mon geste n’eût fait qu’accroître cette gaieté convulsive. J’étais emporté dans un tourbillon que je ne pouvais maîtriser ! Et, pour déchaîner cet ouragan, il avait suffi du jappement inopportun d’un petit chien, d’un jappement que, maintenant, la salle entière imitait, dans un croisement de lazzis et de cris qui l’emplissaient d’un indescriptible tumulte.

Oui, ces gens pompeux et parés, réunis là pour écouter une œuvre tragique et pour voir revivre devant eux quelques-unes des plus grandes heures de l’histoire, il avait suffi d’un pauvre incident grotesque pour que soudain ils fussent atteints d’un véritable délire ! Ils s’enivraient de leur propre frénésie. En quelques minutes, le vacarme fut à son comble, d’autant plus que des mauvais plaisants s’avisèrent de commencer à éteindre les chandelles à leur portée, ce qui produisit une demi-obscurité favorable à toutes les entreprises. Si bien que cette salle obscurcie, pleine de gens qui criaient et gesticulaient, prenait un aspect presque fantastique. Alors, impuissant devant cette tempête, je me sentis pris d’une peur inexprimable et, tout à coup, abandonnant la scène, claquant des dents et tremblant de tous mes membres, je me précipitai comme un fou vers les coulisses où, mon pied ayant buté, je m’abattis sur le plancher, tandis que mon casque roulait devant moi avec un risible fracas de ferraille.

Soudain, un poing brutal me releva et je me trouvai face à face avec Sa Seigneurie. En le voyant, mon premier mouvement fut de mettre mes mains devant mes yeux, car le seigneur Alvenigo était effrayant à voir. Toute la colère de l’auteur sifflé apparaissait sur sa figure. Les yeux hors de la tête, les habits en désordre, il écumait littéralement de rage. Il m’avait saisi à la gorge et me secouait avec fureur. Tout d’abord ce ne fut qu’un torrent d’injures qui sortirent de sa bouche hurlante, puis, peu à peu, j’y distinguai ces paroles :

— Ah, te voilà, misérable idiot, César imbécile, fils de savetier ! Non, mais regardez-moi cette face de sot ! Et dire que j’ai eu devant moi, pendant des mois, cette tête à gifles sans m’apercevoir de sa stupidité ! À quelle folie ai-je donc été en proie ? À quoi ai-je pensé à vouloir nourrir ce malencontreux bouffon, fait pour les nasardes, de la belle et sainte nourriture tragique ? Pourquoi m’étonner qu’il l’ait rendue en hoquets et en vomissements ? Comment ai-je pu supposer, une minute, qu’un Tito Bassi pût devenir un César ? Et dire que c’est à ce fantoche balbutiant que j’ai confié mon œuvre ! Ô bourreau de mes vers admirables, assassin de ma gloire, meurtrier de mon génie ! Mais tu ne pouvais donc pas m’avertir que je me trompais, que tu n’étais qu’un niais, incapable d’autre chose que de jargonner du latin ? Oui, écoute les rire de ton impudence, ces imbéciles, trop contents de me bafouer ! Va les retrouver, tu es leur complice. Pourquoi restes-tu là à me regarder, sous tes oripeaux ridicules ? Va-t’en, traître, va crever aux revers d’un fossé ou te balancer à la potence, mais, avant que tu ne t’en ailles, reçois l’adieu d’Alvenigo, Tito Bassi, illustre tragédien !

Il m’avait repoussé furieusement et, avant que j’eusse pu me défendre, un formidable coup de pied au cul m’envoya rouler dans le bras du signore Capagnole, tandis que Sa Seigneurie, avec un jurement effroyable, disparaissait de ma vue. Déjà je m’attendais à quelque pareille rebuffade de la part du signore Capagnole, quand j’entendis sa voix qui me criait à l’oreille, en même temps que ses bras m’étreignaient :

— Ah ! divin Tito, permets que j’accueille, comme il le mérite, le présent inestimable que me fait la fortune. Sèche tes larmes, mon garçon ! Ce coup de pied que tu viens de recevoir est le signe même de ta vocation. Je l’ai devinée dès que je t’ai vu, et rends grâces aux Dieux qui t’en ont averti un peu rudement. Non, tu n’es pas né pour jouer la tragédie, Tito Bassi. Je m’en suis aperçu tout de suite à ta figure. Mais comment aurais-je osé contredire Sa Seigneurie ? Mes paroles lui eussent paru un véritable blasphème. Un tragédien, toi, c’est un comédien que tu es ! Ah ! que n’as-tu pu te voir tout à l’heure avec ta figure ahurie et tes gestes absurdes ! Sache seulement retrouver à l’occasion une pareille physionomie et je te promets un succès admirable. À partir d’aujourd’hui, Tito Bassi, je t’engage dans ma troupe. Allons, ne fais pas la grimace. La batte d’Arlequin égale le glaive de César et il vaut mieux faire rire les gens par de bonnes farces que par des tirades ampoulées.

Et, comme je continuais de pleurer le désastre de mon illusion évanouie, le signore Capagnole tira son mouchoir de sa poche, m’essuya les yeux et me moucha paternellement.

*

Il est de pires métiers que celui d’acteur comique et, cependant, ce fut avec un véritable désespoir que je me résignai à suivre les conseils du signore Capagnole. Ce qui me poussa à cette détermination, ce ne furent certes pas les pronostics de réussite dont il encouragea ma détresse, mais l’impérieuse nécessité où je me trouvais de pourvoir aux besoins de mon existence. Après l’esclandre du Théâtre Olympique, je n’avais plus à compter sur le seigneur Alvise Alvenigo. Sa malédiction d’auteur sifflé, et sifflé, croyait-il, par ma faute, me fermait à jamais les portes de la Rotonda. D’ailleurs, je n’eusse point consenti à y rentrer. Le souvenir des folles espérances que j’y avais conçues m’eût fait trop cruellement souffrir. Peut-être aurais-je pu m’adresser aux Vallarciero et les apitoyer sur le sort de leur harangueur, mais j’eusse préféré mourir de faim que de paraître devant le Comte et la Comtesse, après le scandale dont j’avais été cause et de risquer d’entendre de nouveau le jappement néfaste du maudit carlin.

Restait bien le bon abbé Clercati, qui ne m’eût pas refusé un morceau de pain, mais je répugnais à solliciter son aide et l’idée de demeurer à Vicence, après les risées dont j’avais été l’objet, m’était insupportable. Le plus sage et le plus simple, sans doute, eût été de me laisser mourir de faim. Un homme de cœur aurait cherché quelque coin solitaire du Monte Berico et là, à l’abri d’un buisson, eût laissé patiemment venir la mort. Mais la catastrophe de mes illusions m’avait enlevé tout courage et tout esprit de décision. Il ne me demeurait donc, pour seule ressource, que la proposition du signore Capagnole. Elle avait l’avantage de favoriser le violent désir que j’éprouvais de m’éloigner le plus vite possible de Vicence et de n’y reparaître jamais.

Le signore Capagnole m’en offrait, sur-le-champ, les moyens. Après la funeste représentation dont je n’ai que trop parlé, car l’affront que j’y reçus est encore cuisant dans mon souvenir, le signore Capagnole m’avait emmené à l’auberge où j’employai la nuit à pleurer et à me lamenter. Le lendemain matin, m’ayant fait donner des habits décents, il me fit part de ses vues. Le soir venu, je gagnerais Padoue où il ne tarderait pas à me rejoindre. À Padoue, je devais ne point quitter le logis qu’il m’indiquerait et ne parler à personne. Au fond, le signore Capagnole craignait que Sa Seigneurie, sa colère apaisée, ne se ravisât et ne revînt sur le jugement qu’elle avait porté de moi, et il trouvait prudent de mettre à l’abri un sujet sur lequel il comptait.

Je suivis donc, de point en point, les ordres du signore Capagnole. Au jour tombant, muni de quelques hardes, je gagnai sans encombre la campagne, mais avant de prendre le chemin de Padoue, il me vint à l’idée de revoir une dernière fois ce Monte Berico où j’avais passé tant d’heures à caresser mes chimères. Il faisait justement, ce soir-là, un très beau clair de lune qui favorisait mon projet et ce fut à la clarté de l’astre que je gravis la pente du mont. Arrivé à l’endroit où je m’étais assis si souvent, du temps que j’étudiais le latin avec le bon abbé Clercati, je m’arrêtai. La beauté du spectacle que j’avais devant les yeux m’émut. Pour la dernière fois, je pouvais contempler notre Vicence. Elle s’étendait noblement dans la plaine. Les eaux du Bacchiglione et du Retrone luisaient. Le campanile s’élevait hardiment dans l’air pur de la nuit, auprès de la Basilique Palladienne. Çà et là, brillaient des lumières. À cette vue, je ne pus retenir mes larmes. N’était-ce pas dans cette pompeuse ville qu’étaient nés, avec moi, mes beaux désirs d’aventure et d’héroïsme ? Que de fois n’avais-je pas imaginé l’illustration qui rejaillirait sur elle de mes hauts faits futurs et de ma gloire certaine ! Hélas, de toutes mes ambitieuses espérances, il ne restait rien. Le sort impitoyable, après les avoir éludées une à une, venait de les détruire en une fois. L’avare destinée ne m’avait pas fourni ce que j’attendais d’elle. De même qu’elle ne m’avait pas permis d’être un héros véritable, elle renversait le vain simulacre par lequel j’avais tenté de suppléer à la médiocrité de mon destin. À défaut de ce que j’eusse voulu être moi-même, n’avais-je pas essayé de l’emprunter aux sublimes personnages de l’histoire et de la fable ? Mais la fortune marâtre m’avait arraché des épaules l’habit de parade que j’avais endossé imprudemment. De ses mains brutales, je sortais nu. Et, je songeais aux circonstances de ma vie, à mes vagabondages exaltés de polisson, à l’incendie du palais Vallarciero, à mon studieux séjour chez l’abbé Clercati, à mes rêvasseries valeureuses du Monte Berico, à mon entrée à la Rotonda, en qualité de génie, à la fatale soirée du Théâtre Olympique où venait de s’écrouler, sous les huées, le fragile édifice de ma fortune, et à l’injurieux coup de pied qui avait mis fin à la brève carrière de Tito Bassi, tragédien.

Et, à cette heure, ton avenir t’apparaissait dans toute son ironie, pauvre Tito Bassi ! C’était vers de nouveaux coups de pied et vers de nouvelles risées que tu allais, et ces risées, il te faudrait non seulement les subir, mais les provoquer volontairement. Puisque la nature avait donné à ton visage, à ta voix, à ton geste le triste pouvoir d’exciter l’hilarité, il te fallait tirer parti de ce don néfaste et le tourner au profit de ta subsistance. Il te faudrait plier ton esprit à l’invention de toutes sortes de bouffonneries et te conformer à celles que l’on voudrait bien t’indiquer. Tout entier il te faudrait t’évertuer à cette vile tâche. Ta bouche, tes yeux, ton nez, tes membres, ton corps tout entier, ne devraient plus servir qu’à des fins comiques. Désormais, ta seule étude allait être d’apprendre ce risible usage de toi-même, car c’est un art que de savoir donner et recevoir la bastonnade, tenir l’office de valet, imiter le niais, faire le burlesque. Et, au prix de ces contorsions et de ces grimaces, ô Tito Bassi, tu allais obtenir de quoi nourrir ton estomac et peut-être même une sorte de basse et grotesque renommée, une sorte de gloire triviale dont la pensée seule te soulevait le cœur de dégoût !

*

Après avoir redescendu, en ces noires rêveries, les pentes du Monte Berico, je pris, cette fois pour de bon, le chemin de Padoue. La distance en est à peu près de sept lieues et, si la nuit eût été obscure, j’eusse eu grand’peine à les parcourir ; mais la lune éclairait si bien la route que je parvins à Padoue sans encombre. Une fois à l’auberge, je me conformai aux instructions du signore Capagnole. Mon état de tristesse était tel que je ne me sentis nulle envie de visiter cette ville fameuse dont l’abbé Clercati me parlait si souvent et où il avait espéré me produire, quelque jour, car les belles lettres y sont en honneur autant que les sciences, et le bon abbé comptait que mon latin n’y passerait pas inaperçu. Mais ces beaux projets s’en étaient allés en fumée, ainsi que certains autres dont le souvenir m’emplissait d’amertume. Il en paraissait quelque chose sur mon visage et le sombre personnage que je faisais n’avait guère l’aspect de quelqu’un qui s’apprête à exciter l’hilarité d’un public de théâtre et dont l’apprentissage comique va bientôt commencer.

Il ne tarda point, pourtant, à en être ainsi, car, dès que le signore Capagnole m’eut rejoint à Padoue, il se mit en mesure de tirer parti des talents qu’il me supposait. Certes, à son estime, la nature m’avait déjà pourvu du principal, mais il disait que l’art doit seconder la nature. À propos de cette disposition qu’il me trouvait à produire par ma seule mine un effet propre à faire rire, le signore Capagnole m’avoua qu’il en avait été frappé, dès la première fois où il me vit, dès ce jour où, à la Rotonda, le seigneur Alvenigo m’avait exhibé à ses yeux comme le Phénix de l’art tragique. Il avait eu grand’peine à garder son sérieux, tant la pompe de ma voix, l’incohérence de mes gestes, la niaiserie de ma physionomie, la balourdise de toute ma personne, sous les oripeaux qui la décoraient, lui paraissaient d’une irrésistible bouffonnerie. Il avait été sur le point d’en aviser Sa Seigneurie, mais il savait trop, d’expérience, combien il est dangereux de contrecarrer les manies des grands, les billevesées des originaux et surtout les prétentions des amateurs de théâtre. Aussi, avait-il jugé plus prudent de se taire et de laisser aux événements le soin de désabuser le seigneur Alvenigo de son engouement forcené à mon égard. Ses pronostics s’étaient trouvés amplement vérifiés. Sans en tirer orgueil, le signore Capagnole n’en était point mécontent. Le seul point qui le chagrinât, car, sous ses apparences sarcastiques, le signore Capagnole était un excellent homme, c’était la confusion où il me voyait, chaque fois qu’il revenait sur ce sujet. Pour la diminuer il me frappait paternellement sur l’épaule en me tenant des discours consolants, et après s’être extasié sur les avantages comiques dont la nature m’avait doué à l’encontre de mes vœux, il ajoutait :

— Allons, Tito, ne prends pas cet air consterné, un bon comique n’est point un personnage si méprisable, et va plutôt étudier ce petit rôle que je t’ai dit.

En effet, ainsi que je l’ai rapporté, le signore Capagnole m’avait mis sans tarder à la besogne et avait commencé à m’enseigner les tours de mon métier. Bien que la troupe de Capagnole représentât parfois la tragédie, elle excellait surtout dans la comédie. Son répertoire se composait de pièces écrites et de simples canevas sur lesquels les acteurs improvisaient à leur fantaisie et dont l’intrigue prêtait à mille inventions qu’il fallait tâcher de rendre divertissantes pour le public. Les acolytes du signore Capagnole jouissaient dans toute l’Italie d’une réputation méritée et le signore Capagnole prétendait que je ne leur fusse pas inférieur. Aussi n’épargnait-il rien pour que je devinsse capable de figurer avantageusement à leurs côtés. Je dois reconnaître que ses efforts étaient secondés par ceux de toute la troupe. La mésaventure éclatante et singulière à qui je devais l’intérêt que me portait le signore Capagnole les intéressait également à moi. Aussi ne me ménageaient-ils ni leurs conseils, ni leurs encouragements. Ces nouveaux compagnons qu’un sort malencontreux m’avait donnés n’épargnaient rien pour me rendre moins pénible ce que je considérais comme une humiliante infortune, et je n’eus donc qu’à me louer de leurs procédés à mon égard. Du reste, il n’existait dans la troupe de Capagnole aucune de ces rivalités qui font parfois, dit-on, de ces compagnies un véritable enfer. Dans celle-là, régnait un parfait accord qui se ressentait aux représentations où chacun faisait de son mieux sans chercher à se pousser aux dépens d’autrui. Les comédiens du signore Capagnole aimaient leur métier et ils s’employaient à me mettre au fait du mien.

Le signore Capagnole se proposait de me produire dès que je serais en état d’aborder la scène. Il comptait m’y faire débuter par quelque petit rôle à ma portée, sans songer à me révéler brusquement aux spectateurs comme un phénomène. Au lieu de me jeter à la tête du public, il entendait au contraire que je gagnasse sa faveur graduellement et que mon mérite se fît reconnaître peu à peu. C’est ainsi que se forment, répétait-il volontiers, les réputations solides et durables, et il voulait que la mienne s’établît de la sorte. Afin qu’elle ne dût rien, non plus, à la curiosité qu’aurait pu exciter à mon endroit le souvenir du scandale de Vicence, il avait également exigé que je changeasse de nom et que je remplaçasse le mien par celui de Scarabellin qui avait, par lui-même, disait-il, quelque chose de comique et qui préviendrait en ma faveur.

*

Ce fut donc sous cette appellation nouvelle que je dus paraître, pour la première fois, sur l’affiche, et ce début eut lieu, en septembre, dans la ville de Bergame, à l’occasion de la Fiera. Cette foire de la Saint-Alexandre produit à Bergame un grand concours de peuple et elle est marquée par de grandes réjouissances. Celles du théâtre sont des plus goûtées. Le nôtre, bâti de toiles et de planches, était vaste et assez commodément aménagé. On y jouait surtout des farces et des parades, car c’était de ces spectacles que le public bergamasque se montrait le plus friand et la pièce à laquelle je devais prendre part avait pour titre : le Pâté enchanté. Je devais y tenir le rôle d’un valet gourmand et fripon. Au dénouement, je sortais des flancs du pâté où l’on m’avait enfermé et je recevais des mains d’Arlequin, de Brighella et de Pantalon une magistrale bastonnade.

Je ne vous dirai pas les réflexions que je fis durant que j’étais enfermé dans la croûte de carton et que j’attendais l’instant d’offrir mon dos aux gourdins qui devaient y retomber en cadence. Les spectateurs qu’allaient réjouir, tour à l’heure, mes gambades, mes contorsions et mes grimaces eussent certainement pris pitié de moi s’ils avaient pu deviner l’amertume de mes pensées. Ah ! que je me sentais donc piteux et misérable ! Les larmes coulaient sur mon visage fardé pendant que je me lamentais une dernière fois sur mon destin malencontreux. Ce gros pâté, dans lequel je tenais tout entier, était vraiment comme mon tombeau. C’était là que gisait le pauvre Tito Bassi et ses rêveries d’aventures et de gloire. C’était là qu’il gisait, ce Tito Bassi qui avait rêvé d’incarner les grandes figures de la tragédie en leur prêtant sa voix et son geste. Hélas, c’était du flanc de ce pâté de carton, que, le couvercle soulevé, il allait sortir sous le bâton, César mort-né du Théâtre Olympique, pour devenir à jamais, sacré par les gourdins et les taloches, le bouffon Scarabellin !

Les applaudissements qui saluèrent ma sortie du pâté me déchirèrent le cœur, tandis que la bastonnade me caressait l’échine. À ce contact, j’éprouvais un affreux sentiment d’humiliation à laquelle se mêlait un sursaut de révolte. Sous le fard qui la couvrait, un flot de sang empourpra ma joue. Mes poings se serrèrent avec violence. Je fus au moment de me précipiter sur mes bourreaux, d’en saisir un à la gorge et de l’étrangler de mes mains furieuses, d’assommer l’autre et de labourer de mes ongles le visage du troisième. Il faudrait bien que le public imbécile cessât de rire quand il entendrait râler mes victimes ! Mais, de quel droit venger ainsi les tristes déboires de mon orgueil et m’en prendre à mes malheureux compagnons ! Ne subissaient-ils pas la même servitude que moi, en s’offrant, comme je le faisais moi-même, aux divertissements de la foule ? Le mieux n’était-il pas de me résigner à mon infortune et de tendre le dos aux bourrades, sans me plaindre et sans regimber ?

C’est ce que je fis, et Arlequin, Brighella et Pantalon s’acharnèrent tant qu’ils voulurent à leur besogne, au grand plaisir des assistants qui ne pouvaient se lasser des cabrioles que j’exécutais et des contorsions auxquelles je me livrais. Hélas, ce n’était là que mon début et l’on devait recommencer bien souvent sur moi ce jeu des bâtons auquel je dus mon premier succès dans une carrière pour laquelle je ne me fusse jamais cru fait et qui ne cesse encore de me remplir de honte et de colère, car, l’avouerai-je, je n’ai jamais pu me débarrasser du sentiment d’indignation que je ressentis dans l’occasion que je rapporte. Mais le plus curieux n’est-ce point que ce fut ce sentiment qui me valut la petite faveur dont je jouis auprès du public ? Il donnait à mon jeu une expression sans doute particulière, et cet air de fureur, que je conservais malgré moi dans les situations les plus burlesques et les ébats les plus grossiers, produisait par son contraste un effet de gaîté dont ne se lassaient pas les spectateurs. Le signore Capagnole me félicitait de cette particularité et mes compagnons me l’eussent enviée, s’ils n’avaient eu de l’amitié pour moi. Ils la reconnaissaient pour inimitable. En effet, ils n’éprouvaient rien de semblable et, loin de souffrir des nasardes que leurs rôles leur imposaient, ils tiraient vanité des rires qu’ils provoquaient, tandis que ces rires m’infligeaient un véritable supplice. Non seulement ils me persécutaient sur le tréteau, mais j’étais encore persuadé qu’ils me poursuivaient dans la rue. Je m’y sentais victime d’une dérision perpétuelle et j’y gardais l’impression d’être partout et pour tous un personnage ridicule. Bientôt mon caractère participa de cette méfiance où je vivais. Ce souci s’ajouta aux chagrins qui me tourmentaient déjà et je devins taciturne et hypocondre.

J’avais tort assurément, car, mis à part les inconvénients qu’elle comportait, ma situation n’était pas mauvaise. Les gages que m’allouait le signore Capagnole suffisaient largement à mon entretien. Sans être un acteur renommé, j’étais devenu assez vite un comédien apprécié. L’existence que je menais avec notre troupe n’avait rien dont, en d’autres dispositions, je n’eusse pu m’accommoder. J’aurais même dû y prendre un certain plaisir. Hors du théâtre, nous avions des réunions fort agréables. Le signore Capagnole, qui aimait le vin et la bonne chère, nous invitait souvent à de petits soupers fort gais et fort bons. On y devisait de mille choses, tout en jouant à des jeux de société ou en faisant de la musique. De plus, nos déplacements de ville en ville nous empêchaient de nous ennuyer, mais, malgré ces diverses raisons que j’eusse dû avoir d’être à peu près satisfait de mon état, je n’en demeurais pas moins, même dans mes meilleurs jours, morose et mélancolique. Le signore Capagnole s’en étonnait et parfois me gourmandait, car il me témoignait beaucoup d’amitié, quoique je n’eusse pas fait, en somme, la brillante fortune comique sur laquelle il avait compté. Néanmoins, il ne m’en tenait pas rigueur. Il reconnaissait volontiers que, sans être un sujet hors ligne, je m’acquittais très convenablement des emplois que l’on me confiait, que j’étais ponctuel, attentif, ne rebutant aucun travail et que j’avais même, dans ma façon de recevoir les coups de bâton, quelque chose d’inimitable.

Je n’avais donc pas aux yeux du signore Capagnole de particulier sujet de tristesse, aussi me taquinait-il parfois sur le chapitre de mes rêveries. Il me disait :

— Voyons, Tito, mon ami, quitte donc ce front morose et cette mine renfrognée. As-tu quelque ennui d’argent ou quelque peine de cœur ? Non, alors réjouis-toi et accepte ta destinée. Oui, je sais bien qu’elle n’est pas ce que tu souhaitais qu’elle fût. Mais tu n’es pas le seul dans ton cas. Qui te dit que je me suis toujours senti fait pour conduire une troupe de comédiens ? Sais-tu si je n’eusse pas préféré aux chandelles du tréteau les cierges de l’église ? Qui t’assure que je n’aie pas désiré être capitaine ou marchand ou exercer tel métier que tu voudras supposer ? Allons, Tito, avoue au moins que celui de comédien a du bon, à tout prendre, et écoute l’éloge raisonné que je veux t’en faire. Et, tout d’abord, remarque que le comédien obtient la reconnaissance du public. La foule, en effet, aime son plaisir et n’est pas ingrate envers celui qui lui en procure un. Par là, notre état est supérieur à beaucoup d’autres. Est-ce que l’on a, par exemple, de la gratitude pour son boulanger ou son cordonnier ? Non. Le comédien, lui, jouit, d’un privilège qui le met au-dessus des conditions ordinaires. Il détient un secret, qui est d’amuser, et cela nous vaut mille gâteries dont la moindre n’est pas ces applaudissements qui, accompagnant nos efforts à divertir le public, en sont la récompense et résonnent si agréablement aux oreilles. Et puis, les acteurs, et particulièrement ceux qui remplissent des rôles bouffons, sont fort aimés des femmes, ô trop discret Scarabellin !

Et l’excellent signore Capagnole, clignant ses yeux rapprochés dans sa face noirâtre, terminait son discours en me tirant paternellement les oreilles que ces propos rendaient plus rouges que si les lèvres de l’amour y eussent murmuré leurs doux secrets. Hélas, pauvre Scarabellin, tu n’avais guère à te louer de lui ! C’était ce que j’aurais pu répondre aux galantes insinuations du signore Capagnole, mais je préférais me taire sur ce sujet et garder pour moi mes déconvenues. Jusqu’à mon départ de Vicence, j’étais demeuré fort naïf sur ces matières, mais, quand on court le monde avec une troupe comique, cet état de naïveté ne risque guère de durer. Je subis donc le sort commun et j’y trouvai une diversion à mon ennui, mais ni ma vanité, ni mon cœur n’avaient eu de part dans les banales aventures où je m’étais engagé. Il n’en avait pas été de même dans celle qui m’était advenue à Vérone et que je dois consigner ici avec quelque détail.

*

Un soir donc, après avoir diverti les Véronais par mes grimaces et mes lazzis, je fus accosté, en rentrant à l’auberge, par un grand laquais qui me demanda si j’étais bien le signore Scarabellin. Sur ma réponse affirmative, le drôle me tendit un pli cacheté. Comme la rue était assez obscure, il leva sa lanterne pour que je pusse lire la missive. C’était une déclaration d’amour en bonne forme. Rendez-vous m’était donné pour le lendemain, après le théâtre, devant le Castel Vecchio. Là, je devrais me laisser bander les yeux et suivre ce même valet que je trouverais, posté à m’attendre.

Le lendemain, à l’heure dite, je fus exact au rendez-vous. Après avoir été conduit par la main à travers un dédale de rues, nous nous arrêtâmes enfin et j’entendis mon guide mettre la clé dans une serrure. Une fois entré et mon bandeau enlevé, on me fit monter un escalier et on m’introduisit dans un cabinet de glaces où un souper était servi. J’étais là, depuis quelques instants, quand une femme parut. Elle était vêtue du déshabillé le plus galant et portait un masque sur la figure ; sa gorge découverte assurait de sa jeunesse et de sa beauté. Elle commença par me dire mille choses obligeantes : qu’elle m’avait remarqué parmi tous mes compagnons et qu’elle avait désiré me connaître, mais que sa situation l’astreignait à beaucoup de secret et de prudence. À ces propos, je répondis de mon mieux, mais elle les abrégea en me donnant les premières caresses. Je les lui rendis avec ardeur et j’eus lieu de croire, par le plaisir que j’y pris et qu’elle y parut prendre, que nous nous quittions fort contents l’un de l’autre.

Toute cette affaire n’aurait été qu’un agréable passe-temps, si je n’eusse commis la sottise de me croire aimé pour de bon. À chaque fois que je revoyais mon inconnue, j’entrais davantage dans ce sentiment, tellement que l’idée que je devrais bientôt m’éloigner de Vérone me tourmentait cruellement. Nuit et jour, je rêvais aux moyens de remédier à mes destins errants et, chaque soir, je retrouvais, devant le Castel Vecchio, le valet avec sa lanterne. J’attendais cette heure avec impatience. Avec quelle hâte, à peine sorti de scène, je me dépouillais de mes oripeaux comiques pour courir à mon rendez-vous où j’arrivais les joues en feu et le cœur battant ! Quelle ne fut donc pas ma surprise quand, un beau soir, je m’aperçus que l’homme à la lanterne n’était pas à son poste. Persuadé qu’il ne pouvait tarder, je me mis à faire les cent pas, mais j’avais beau attendre, personne ne paraissait. L’impatience, l’inquiétude se disputaient mon esprit. J’étais dans de l’huile bouillante et j’arpentais désespérément la place solitaire, quand une vieille femme, en passant près de moi, me glissa dans la main un paquet et s’éclipsa avant que j’eusse le temps de la retenir. Il ne me restait plus d’autre ressource que de rentrer à l’auberge, ce que je fis avec grande peine, car la nuit était fort sombre et je n’avais plus le valet et la lanterne pour me reconduire jusqu’à ma porte, les yeux bandés. À peine revenu dans ma chambre, j’allumai la chandelle et j’ouvris le paquet. Il renfermait une bourse et une lettre. La bourse était pleine de sequins et la lettre contenait ces mots : « Gardez cette bourse et ne cherchez pas à me revoir ; je sais maintenant que Scarabellin n’est amusant que sur la scène et que l’amour d’un bouffon n’a rien de particulièrement divertissant. »

Si les sequins me remplirent de honte, la lettre me combla d’une affreuse confusion. Ainsi, jusque dans l’amour, me poursuivaient les stigmates de ma misérable condition. Ce qu’on attendait de moi, ce n’était ni un sentiment vrai, ni une passion sincère. Je serais donc toujours réduit à jouer le piteux personnage de celui dont on veut tirer à tout prix de l’amusement ; j’étais à jamais condamné à faire rire, et cette perspective me causait une rage inexprimable. Si mes compagnons acceptaient tranquillement le bénéfice d’un pareil métier, je n’étais pas comme eux résigné à m’en accommoder. Le consentement à une destinée à laquelle je répugnais de tout mon être eût achevé de m’avilir à mes propres yeux. Plutôt renoncer à l’amour que de lui servir de jouet ! Plutôt vivre solitaire que de me prêter à ce qu’on escomptait de moi ! À la chandelle à demi consumée qui éclairait mon logis, je brûlai la lettre détestable et, par la fenêtre, je lançai sur le pavé la bourse de sequins, puis je pleurai amèrement. Les plaisirs même que j’avais goûtés avec ma belle inconnue augmentèrent l’amertume de mes larmes par l’humiliante curiosité qui lui avait fait me les accorder.

*

Cette malencontreuse aventure contribua à me rendre plus morose et plus hypocondre encore et je m’abstins désormais de tout commerce avec les femmes. J’étais cependant à un âge où cette privation ne laisse pas d’être pénible, mais je tins bon dans ma résolution. J’eus un certain mérite à agir ainsi, car l’amour avait une grande importance dans notre troupe et y faisait un des principaux sujets de conversation. Le signore Capagnole, tout sarcastique qu’il fût, était loin d’avoir renoncé au beau sexe et nous confiait volontiers ses bonnes fortunes ; mes compagnons en agissaient de même. On ne se gênait guère devant moi et il se passait peu de jours où je n’assistasse à quelque tendre scène ou à quelque débat galant. On me prenait volontiers pour arbitre et mes amis ne me cachaient rien de leurs peines ou de leurs plaisirs. Je ne pouvais, hélas, leur rendre la pareille. Mes peines, ils ne les eussent pas comprises et mes plaisirs, il eût fallu que je les inventasse pour les leur conter !

Ma vie se poursuivait donc monotone, médiocre et errante, car nous nous déplacions fréquemment. La même année, nous séjournâmes à Bologne, à Florence et à Rome. La suivante, nous poussâmes jusqu’à Naples. Je continuais à accomplir ponctuellement les devoirs de mon métier, et, quand je les avais remplis, j’employais le reste de mon temps à de vagues rêveries. Je faisais de grandes promenades ou je m’attardais indéfiniment dans quelque café. Souvent aussi je ne quittais pas l’auberge et je demeurais de longues heures à ruminer le passé.

Il arriva ainsi que nos pérégrinations nous ramenèrent à Ferrare et ce fut là que se produisit l’événement dont j’ai maintenant à m’occuper. Un soir donc, que je jouais le rôle du valet dans la farce du Pâté enchanté, je sortis si maladroitement de ma croûte, à l’instant de la bastonnade, que je tombai et qu’en tombant je me donnai une si forte entorse que l’on dut interrompre le spectacle et me transporter à l’auberge. L’accident, bien que sans gravité véritable, allait, pendant quelque temps, me tenir éloigné de la scène. Or, la troupe du signore Capagnole était attendue à Milan et, comme le voyage, en cette occurrence m’eût été pénible, il fut entendu que je resterais à Ferrare jusqu’à ce que je fusse rétabli. Le signore Capagnole ne partit point sans m’avoir fort recommandé à l’hôtelier qui promit qu’il aurait soin de moi et que je ne manquerais de rien. Les deux filles de ce digne homme, Gerolima et Pierina, furent chargées particulièrement de veiller sur moi.

L’aînée, Gerolima, était une grande fille serviable et joufflue, mais, si la cadette, qui s’appelait Pierina, ne cédait en rien à son aînée en attentions et en prévenances pour moi, elle était, en outre, la plus délicieuse personne que l’on pût voir. Jamais je n’ai rencontré rien de plus vif et de plus mutin que cette Pierina. Imaginez un visage charmant, la taille la mieux prise, le pied le plus petit et, avec cela, le caractère le plus avenant et le plus enjoué. Pierina me témoignait beaucoup d’intérêt. J’admirais de quel air empressé elle s’approchait de mon lit pour prendre de mes nouvelles ou pour m’apporter quelque friandise. Pierina passait de longues heures dans ma chambre à m’interroger sur ma vie errante. Elle se montrait fort attentive à mes récits. Je ne lui cachais ni mes tristesses, ni mes dégoûts de l’existence qu’un sort cruel m’avait forcé à adopter. Elle semblait y compatir et s’évertuait à m’en consoler par mille gentillesses. Il en fut ainsi jusqu’au jour où je parlai de départ. Ce jour là, Pierina me déclara, le plus sérieusement du monde, que, depuis que j’étais ici, elle avait réfléchi à bien des choses et qu’elle avait pris certaines déterminations dont elle voulait me faire part et dont la principale était de m’accompagner partout où j’irais et tout d’abord à Milan où j’allais me rendre. Son petit paquet était préparé et rien ne la pourrait faire renoncer à son projet, car elle m’aimait et ne consentirait jamais à être à un autre que moi.

À cette déclaration que rendaient plus irrésistible encore les beaux yeux de Pierina, je demeurai stupéfait et confus. Eh quoi, le pauvre Scarabellin, objet des risées populaires et voué au divertissement des amateurs de grimaces et de bastonnade, inspirait de l’amour à une fille charmante qui lui offrait ingénument de partager son sort ! À cette pensée, mes sages résolutions s’évanouirent. En vain je me souvenais de l’amère aventure de Vérone, mais, cette fois, c’était l’amour qui parlait et non une offensante curiosité. Et puis le désir d’être heureux, si enraciné au cœur de l’homme, n’a-t-il pas raison de nos scrupules les plus affermis ? D’ailleurs, comment aurais-je résisté au sourire de Pierina et à la moue avec laquelle elle accueillit mes objections ? Il ne me restait qu’à lui obéir et, sans prévenir le bon aubergiste de nos desseins auxquels il eût pu s’opposer, un beau matin, nous décampâmes de Ferrare après avoir mis au fait la grosse Gerolima qui devait rassurer son père sur mes intentions futures à l’égard de Pierina, que je me promettais bien d’épouser dès que j’aurais obtenu pour ce mariage l’assentiment du signore Capagnole.

À Milan, le signore Capagnole en tête, toute la troupe nous fit excellent accueil. Le signore Capagnole trouva Pierina charmante et lui proposa de lui apprendre notre métier, mais je m’y opposai de toute ma force. Je ne voulais pas que Pierina montât sur le théâtre, de même que je lui fis jurer qu’elle ne chercherait jamais à me voir dans aucun de mes rôles. J’eusse souffert mille morts à la pensée que ma femme fût témoin de mes grimaces et assistât aux spectacles de mes bastonnades. D’ailleurs, Pierina n’insista pas. Pourvu qu’elle eût de jolies robes et passât son temps à se regarder au miroir, elle ne demandait rien de plus. Elle semblait heureuse et je l’étais aussi. Quant à ce goût de la parure qu’elle manifestait si naïvement, j’y voulais voir une preuve de son amour. C’était pour me plaire que Pierina s’efforçait de mettre en valeur les charmes qu’elle possédait. Étant la cause de ses coquetteries, j’eusse été mal venu à y reprendre quoi que ce fût.

*

Les choses allèrent ainsi durant toute une année, car il me fallut ce temps-là pour m’apercevoir que Pierina n’était pas si désintéressée de l’admiration d’autrui que je l’imaginais. Aux premiers indices, je fermai les yeux, mais il me fallut bien les ouvrir peu à peu. Certes, je ne devais pas conclure des petits manèges où se plaisait Pierina qu’elle n’eût pas d’affection pour moi. En obéissant à sa coquetterie, elle suivait le penchant de sa nature, sans y entendre malice. Le mieux était d’en prendre mon parti et de ne point m’en fâcher. Pierina était coquette. Elle l’était avec moi, comme avec le signore Capagnole, comme avec les autres acteurs de la troupe, comme avec quiconque l’approchait. Néanmoins, cette disposition, inoffensive pour l’instant, pouvait se tourner à mal, un jour ou l’autre. Et alors que ferais-je pour arrêter ma Pierina sur cette pente glissante et dangereuse ? Quelle autorité, quel ascendant peut avoir un mari bouffon sur la femme qui sait qu’on le bâtonne, chaque soir, au grand divertissement d’un public qui applaudit aux nasardes qu’il reçoit et aux lazzis qu’il débite ? Hélas ! non seulement je faisais rire les gens sur le tréteau, mais je risquais fort de les réjouir autrement. Pierina était trop jolie pour ne pas attirer les galants et trop coquette pour ne pas être sensible à leurs propos. Et puis se gêne-t-on avec la femme d’un pauvre comédien ?

Ces tracas me tourmentaient douloureusement et me faisaient faire d’amères réflexions sur l’échec de ma vie et la bassesse de ma condition. Et, maintenant, à mes misères, s’ajoutait celle d’être jaloux. Oui, jaloux, et la jalousie dont je souffrais si cruellement me suggérait les projets les plus déraisonnables. Parfois, je songeais à quitter le théâtre, mais je n’avais pas d’autre moyen d’existence et celui-là me fournissait de quoi pourvoir largement à mes besoins et aux petites fantaisies de Pierina. Elle avait pris certaines habitudes d’aisance dont il eût été barbare de la priver. Son goût des fanfreluches et des babioles demandait quelque dépense et je tenais à honneur d’y subvenir, car ma jalousie n’eût pas souffert qu’elle y pourvût en acceptant ces gentils cadeaux que les femmes n’hésitent guère à recevoir de toutes mains et à payer de menues faveurs qui sont souvent le prélude innocent des plus coupables complaisances. À cette idée, ma tête s’égarait, mais à cet égarement se mêlait un sentiment singulier qui relevait mon désespoir d’une certaine fierté bizarre.

Cette fierté, en effet, me venait de ma jalousie. Certes, comme je l’ai dit, je souffrais cruellement d’être jaloux, mais que je fusse capable d’éprouver jusqu’à l’extrême un pareil sentiment me rehaussait à mes propres yeux et me sortait, pour ainsi dire, de l’avilissement où m’avait fait tomber le métier que j’exerçais. Je m’étonnais de retrouver en moi l’homme sous le bouffon. Ma jalousie m’était un supplice, mais aussi un réconfort. À la pensée que Pierina pouvait me trahir, mon sang s’enflammait dans mes veines. Mes yeux lançaient des éclairs et je serrais les poings avec fureur. Cette fureur me causait une satisfaction étrange. Elle m’apparaissait comme une faculté précieuse et inattendue. Au lieu de chercher à la calmer, je la mettais en réserve, comme si elle eût dû me servir un jour. Par moment, j’oubliais que j’étais le piteux Scarabellin et je sentais renaître en moi le Tito Bassi de jadis, celui qui promenait à travers les rues de la noble et pompeuse Vicence ses désirs d’actions violentes et ses chimères de vie héroïque.

Cet état d’esprit ne faisait que s’accroître à mesure que la coquetterie de Pierina devenait plus vive et plus inquiétante et le spectacle de ses manèges, au lieu de m’attrister et de m’alarmer comme auparavant, excitait en moi une sorte de curiosité indéfinissable. Loin de lui en vouloir, j’éprouvais pour elle une espèce de reconnaissance, en même temps que je ressentais une colère sourde. Pour un peu, je me fusse montré méchant et brutal et, quand je constatais en moi ces mouvements de violence et de révolte, ils me causaient un mélange singulier de plaisir et d’orgueil. Quant à Pierina, elle ne s’apercevait pas de ce changement de mon humeur et elle continuait à exercer le pouvoir de ses charmes avec une parfaite insouciance et une souriante légèreté.

*

J’en étais là, quand je reçus une lettre du bon abbé Clercati. Depuis mon départ de Vicence et après la sorte d’hébétement et de honte où m’avaient plongé mon fiasco lamentable du Théâtre Olympique et mes premiers pas dans la carrière comique, j’avais renoué des relations épistolaires avec ce digne homme. Notre correspondance, sans être suivie, n’était pas rare. De temps à autre, nous échangions des lettres latines et, plus d’une fois, le bon abbé m’avait exhorté à délaisser le tréteau et à chercher quelque occupation plus convenable où je pusse mettre à profit les connaissances en latinité que j’avais acquises à son école. Le métier que j’exerçais lui semblait indigne de me retenir plus longtemps et il le jugeait dangereux pour mes mœurs. Aussi avait-il accueilli avec faveur l’annonce de mon mariage avec Pierina. Il y voyait une sauvegarde morale dont il se réjouissait, mais qui ne lui paraissait pas suffisante. C’était sans doute à ce souci que je devais la nouvelle que m’annonçait la lettre en question. En effet, le bon abbé, en périodes savamment cicéroniennes, m’y apprenait la mort du comte Vallarciero et que le Comte, avant de mourir, l’avait chargé de me transmettre, sur ses instances, une somme d’argent assez importante qui me permettrait de quitter le théâtre et de me procurer une position honorable. Le comte Vallarciero, par cette libéralité, entendait racheter le mal qu’il m’avait fait en me livrant aux mains de Sa Seigneurie Alvise Alvenigo et en m’engageant ainsi dans une voie néfaste. Le Comte voulait reconnaître aussi par ce don le dévouement qu’avaient témoigné à la personne de la Comtesse mon père et ma mère, lors du funeste incendie du palais Vallarciero. Le bon abbé ajoutait que ladite somme était à ma disposition et qu’il était prêt à me la faire tenir, mais qu’il lui serait agréable que je vinsse la recevoir de ses mains, car il sentait les atteintes de l’âge et il aurait plaisir à serrer dans ses bras son ancien disciple. Néanmoins si, comme il le souhaitait, je me décidais à venir à Vicence, il me recommandait de m’y faire reconnaître le moins possible. En effet, Sa Seigneurie Alvenigo, récemment rentrée en grâce auprès du Sénat de Venise, venait d’être nommée Podestat de Vicence. Ma présence signalée dans la ville eût pu réveiller la rancune de Sa Seigneurie, bien que, depuis l’aventure du Théâtre Olympique, le seigneur Alvenigo ne s’occupât plus guère des choses de théâtre et qu’il y eût peu de chances qu’il identifiât le pauvre comédien Scarabellin avec ce Tito Bassi à qui il avait prédit un avenir tout différent de celui de sortir de la croûte d’un pâté pour recevoir la bastonnade.

Ma résolution prise de déférer au désir du digne abbé Clercati, j’en fis part à Pierina, ainsi que de l’événement qui motivait ce voyage. À la pensée que j’allais recevoir une assez forte somme d’argent, Pierina fut d’abord fort contente. Elle la vit tout de suite convertie en robes et en parures, mais, lorsque je lui eus dit l’usage auquel elle était destinée, elle se rembrunit singulièrement. L’idée que je renonçasse au théâtre pour mener une vie sédentaire ne lui agréait nullement. Pierina avait pris goût à notre existence vagabonde et elle ne se souciait guère d’en changer. Elle y trouvait un champ toujours renouvelé et propice à l’exercice de ses coquetteries auxquelles la diversité des lieux et des personnes était singulièrement favorable. Elle me laissa donc entendre clairement que les écus des Vallarciero serviraient à toute autre chose qu’à m’affranchir d’un métier exécré et que je n’eusse point à me bercer de vains espoirs. Quant au voyage de Vicence, elle prétendait bien y prendre part, et elle s’en promettait beaucoup de plaisir.

*

Je n’eus pas la force de m’opposer aux volontés de Pierina. D’ailleurs, ma jalousie ne m’eût guère donné de repos si j’eusse laissé ma coquette à Bologne où nous nous trouvions présentement. Ce fut donc de Bologne que nous partîmes, Pierina et moi. Je lui avais fait promettre d’être raisonnable et de ne point attirer l’attention par ses mines. Elle me le jura avec mille baisers qui me mirent la joie au cœur, car j’aimais sincèrement Pierina, malgré les tourments qu’elle me causait, et ce fut en parfait accord momentané que nous arrivâmes à Vicence, où nous descendîmes à l’auberge des Trois Œillets.

Ma première visite fut pour l’abbé Clercati. L’entrevue fut touchante. Le pauvre abbé avait beaucoup vieilli et ses infirmités le clouaient sur son fauteuil, mais si ses membres étaient perclus, la tête restait bonne et ce fut dans le meilleur latin que nous nous épanchâmes. Le bon abbé en semblait tout regaillardi. Il me fit promettre de lui amener Pierina le lendemain. Il voulait la voir, lui parler et l’exhorter à la raison. En nous séparant, l’abbé me recommanda la prudence et de me montrer le moins possible en public, car les sbires du Podestat avaient l’œil sur les étrangers. Je rentrai assez tard à l’auberge et je montai à notre chambre d’où Pierina m’avait promis de ne point sortir durant mon absence. Je l’y trouvai, en effet, mais quel ne fut pas mon étonnement de la voir parée de sa plus jolie robe et, toutes les bougies allumées, en train de se faire des mines au miroir ! À mon air dépité, elle répondit en me complimentant de la galanterie de mes concitoyens. De sa fenêtre, elle avait reçu, des passants, beaucoup d’œillades, et deux jeunes seigneurs, très bien mis, avaient passé et repassé plus de dix fois dans la rue pour la lorgner et lui adresser des signes. En me faisant ces confidences, Pierina ne se doutait pas qu’elles venaient fort mal à propos. Je me trouvais, en effet, dans un singulier état d’irritation et de tristesse. La vue de Vicence avait réveillé en moi l’amer souvenir de mes illusions perdues. Les nobles architectures palladiennes de la cité me rendaient plus cruel le sentiment de ma déchéance. Moi, qui avais si souvent rêvé qu’elles seraient les témoins de ma gloire et qu’elles accueilleraient mon triomphe, je me présentais à elle dans un bien piteux équipage, celui de pauvre comédien errant et de mari jaloux d’une femme coquette, et dont la coquetterie s’amusait à mes dépens.

Car Pierina, en voyant ma mine renfrognée, n’avait pu s’empêcher de rire. L’imprudente ne se rendait pas compte que ce rire qui, plus d’une fois, m’avait désarmé, me rappelait aujourd’hui ceux qui m’avaient jadis fait affront, et ceux qui, chaque soir, sur le tréteau, renouvelaient mon supplice de les devoir supporter en silence… Mais Pierina s’était habituée, dès longtemps, à considérer mon humiliation quotidienne et la rancœur qu’elle me causait comme les effets d’un caractère malencontreux. Qu’avais-je donc à me plaindre de recevoir des coups de bâton, puisque j’y trouvais le moyen de lui procurer les mille petites douceurs dont elle était friande ? Y avait-il là de quoi en demeurer morose et taciturne ? Puisque j’étais ainsi, elle n’entendait pas s’en préoccuper et se conformer à mon hypocondrie. Aussi prétendait-elle bien ne point passer cette soirée en tête-à-tête avec moi, dans une mauvaise chambre d’auberge, tandis qu’à deux pas de nous toute la jeunesse aisée de Vicence paradait sur la Piazza dei Signori et s’attablait gaiement dans les cafés.

Certes, j’aurais dû m’opposer à cette fantaisie de Pierina et je l’eusse fait sans doute, si elle ne m’eût mis au défi. J’avais donc bien peur des sbires du Podestat que je n’osais m’aventurer dehors. Cela ne l’étonnait pas que l’on se fût moqué de moi jadis, et un poltron de ma sorte ne devait guère être propre, en effet, à jouer des rôles héroïques. J’étais bon, tout au plus, à divertir le populaire par mes simagrées. Que je fusse reconnu, il ne pouvait rien m’en arriver de fâcheux. Je n’avais commis aucune action répréhensible. Tout le monde n’est pas né pour remplir le personnage de César dans une mauvaise tragédie. Je n’avais aucune raison de me cacher. Et d’ailleurs, a-t-on jamais tort, quand on accompagne une jolie femme ? Que M. le Podestat lui-même y trouvât à redire, il aurait à qui parler, tant et si bien que, piqué au vif, je finis par accéder au désir de Pierina.

Lorsque nous arrivâmes à la Piazza dei Signori, nous la trouvâmes assez solitaire, car une légère averse qui venait de tomber avait chassé les promeneurs vers les cafés. Trois ou quatre, fort éclairés, étaient pleins de monde et celui où nous entrâmes était le mieux achalandé, si bien que nous eûmes peine à nous procurer une table vacante. Une fois installés dans notre coin, je respirai plus à l’aise. Malgré la jolie figure et la jolie robe de Pierina, notre entrée avait passé presque inaperçue, tant tous ces gens étaient occupés à leurs conversations particulières. Je me félicitais déjà de cette chance et que personne ne m’eût reconnu, quand je remarquai que les regards commençaient à se tourner vers nous. En peu d’instants, nous fûmes le point de mire de toutes les tables. Il avait suffi de quelques aguicheries et de quelques œillades de Pierina pour produire cet effet. Elle semblait, d’ailleurs, parfaitement satisfaite de l’intérêt qu’elle inspirait. Elle minaudait et prenait ses airs les plus évaporés, se laissant lorgner de toutes parts avec un plaisir visible. À cette vue, la sourde irritation que je portais en moi se changea en une muette colère. Un affreux malaise me saisit. Il me semblait lire dans chacun de ces regards une moquerie à mon endroit. N’y pouvant tenir, je dis un mot à l’oreille de Pierina, pour la supplier de partir afin de mettre fin à un supplice qui me devenait intolérable. Mais Pierina s’y refusa, en riant, sous prétexte que son sorbet était bon et qu’elle s’amusait.

Tout en me parlant, Pierina ne quittait pas des yeux un certain coin de la salle. Involontairement, mes regards suivirent les siens. Ils allaient à deux jeunes seigneurs assis à une des tables et je surpris des signes que l’un d’eux adressait à Pierina. C’étaient évidemment les deux galants dont elle m’avait signalé les manèges et qui, durant la journée, avaient passé plusieurs fois sous sa fenêtre. À ce moment, ils dévisageaient Pierina avec l’effronterie la plus choquante. J’en fis la remarque à Pierina en lui renouvelant mon désir que nous nous retirassions, mais elle ne voulut rien entendre, me traitant de bonnet de nuit et de vilain jaloux et continuant à répondre aux agaceries de ces deux insolents. L’attitude de Pierina, mon débat avec elle, mon air furieux excitaient la curiosité et l’attention des assistants. On nous observait. Autour de nous, j’entendais des chuchotements étouffés. Une dernière fois, je suppliai Pierina de s’en aller et de rentrer à l’auberge, mais, au lieu de m’écouter, elle commanda un nouveau sorbet.

Comme le petit laquais le lui apportait, je remarquai qu’il lui glissait dans la main un papier plié que Pierina chercha à dissimuler dans son corsage. Cette fois, ma patience était à bout et, rudement, je sommai Pierina de me remettre le poulet qu’elle venait de recevoir sous mon nez. À ma requête elle se contenta de lancer un regard de connivence sur les auteurs probables du manège galant et, tranquillement, plongea sa cuiller dans son sorbet. Cette impudence m’exaspéra. Plus vivement, je réitérai ma demande :

— Pierina, donne-moi ce billet. Je le veux. Pierina…

J’avais élevé la voix et j’avais saisi Pierina par le poignet, si brusquement que je renversai le sorbet. Ma gorge se serrait et ce fut d’une voix rauque et forte que, perdant toute maîtrise de moi-même, je m’écriai :

— Pierina…

Un grand éclat de rire me répondit, mais ce n’était pas seulement Pierina qui riait, c’était la salle entière qui s’esclaffait de notre querelle. Cette fois, c’en était trop. La colère me monta au visage et j’oubliai toute retenue. De nouveau, j’avais saisi le poignet de Pierina. Furieuse, elle résistait. Je m’acharnais. Mon cœur battait avec une folle violence. Autour de nous, les gens s’étaient levés et faisaient cercle. Les plaisanteries se croisaient, tandis que nous continuions notre lutte ridicule. On grimpait sur les chaises pour mieux nous voir, moi, cherchant à entraîner Pierina au dehors, elle, se débattant pour échapper à mon étreinte. Je ne me connaissais plus. Les rires sonnaient à mes oreilles.

Oh ! ces rires qui me perçaient le tympan ! Je les reconnaissais bien. Je les entendais chaque soir, quand, pauvre comédien, j’amusais le public de mes bouffonneries ; je les avais entendus, dans cette même Vicence, quand, au Théâtre Olympique, ils avaient dégonflé de leurs pointes cruelles mes illusions héroïques. C’étaient ceux qui avaient salué les débuts grotesques du pauvre Tito Bassi et qui accueillaient les basses grimaces de l’illustre Scarabellin. Ils étaient l’accompagnement inévitable de ma destinée manquée. Il était donc dit que je serais partout et toujours un objet de risée. Cette idée me bouleversait. J’étais véritablement fou de colère et d’orgueil blessé et, plus ma fureur croissait, plus l’on riait du spectacle que je donnais.

Ce fut à ce moment que ma main rencontra sur une des tables un couteau qui avait servi à peler des citrons. Brusquement, je le brandis au-dessus de ma tête. À ce geste menaçant Pierina poussa un cri et voulut fuir, mais je m’étais précipité sur elle. Tous deux nous tombâmes. Quand je me relevai, un grand silence avait fait place au tumulte de tout à l’heure. On s’empressait auprès de Pierina étendue sur le sol. J’avais du sang aux mains. Les sbires du Podestat, attirés par le bruit et qui avaient fait irruption dans le café, me maintenaient solidement. Tout à coup leur chef poussa une exclamation :

— Comment, mais je ne me trompe point, c’est bien là Tito Bassi !

Je levai la tête et je reconnus Girolamo Pescaro, le fils du gardien du Théâtre Olympique, mon camarade de jeunesse. Il ajouta :

— Allons, marche, ton affaire est bonne. Sa Seigneurie ne badine pas avec le couteau. Ah ! mon pauvre Tito !

Je me redressai et le regardai fièrement. La comédie de ma vie était finie. On ne riait plus de Tito Bassi.

*

Quand je me trouvai dans la cellule où l’on m’avait enfermé, j’éprouvai de ma nouvelle situation un contentement singulier, et ma première pensée fut pour la pauvre Pierina. Certes je regrettais de l’avoir frappée si cruellement, mais à ce regret se mêlait un sentiment d’orgueil envers moi-même et de gratitude envers elle. N’était-ce pas Pierina qui, par sa légèreté et sa coquetterie, m’avait poussé à l’acte tragique qui me rendait l’estime de moi-même ? Certes il n’était guère à la hauteur de ceux dont j’avais rêvé l’héroïque accomplissement, mais, à tout le moins, ne prouvait-il pas que, tout bouffon bâtonné que je fusse, j’étais encore un homme capable du souci de son honneur ? Maintenant donc, n’ayant pas pu vivre comme je l’eusse souhaité, il me restait à bien mourir et à montrer ainsi que, si je n’avais pas pu être un héros, je n’étais toutefois pas un pleutre. Ce dernier point me semblait facile. La mort ne m’effrayait pas et la mienne me semblait juste. N’étais-je pas un meurtrier et je ne doutais pas que la justice du Podestat ne me donnât la fin que mon crime me méritait.

En effet, il y avait peu de chance que Sa Seigneurie Alvenigo se montrât indulgent à mon forfait. Il ne devait pas avoir conservé trop bon souvenir de ce Tito Bassi dont il s’était jadis engoué témérairement jusqu’à tenter d’en faire un César et qui n’était bon, ainsi que l’événement l’avait prouvé, qu’à devenir un Scarabellin.

Le Podestat d’aujourd’hui devait encore avoir sur le cœur les huées qui naguère avaient accueilli, en ma personne, l’auteur sublime qu’il se croyait. Cette dure leçon infligée à sa vanité m’assurait de sa sévérité actuelle. D’ailleurs, le régime qui m’était appliqué en était un indice. On me tenait au secret et personne ne passait le seuil de mon cachot.

La seule exception en avait été pour le pauvre abbé Clercati. Dès le lendemain du jour où j’avais été emprisonné, il avait sollicité, tout infirme qu’il fût, une audience du Podestat, à laquelle il s’était fait porter dans son fauteuil. En vain il avait imploré la clémence de Sa Seigneurie, il n’en avait tiré que des goguenardises et des facéties. Ainsi donc, mon sort ne faisait pas de doute et le pauvre abbé n’avait pu obtenir d’autre faveur que celle de pénétrer quelques instants dans ma prison afin de m’encourager à mourir au moins en bon chrétien, ce qu’il fit, tout en déplorant qu’un si docte latiniste n’eût pas trouvé de meilleur emploi à sa science que de monter sur un vil tréteau et se fût rendu coupable d’une action criminelle. À ces mots, j’en conclus que Pierina était morte de sa blessure, ce qui me fit répandre des larmes auxquelles le pauvre abbé mêla les siennes en me donnant le baiser d’adieu.

Après cette entrevue, je retombai dans la solitude, et, durant toute la semaine qui suivit, je ne vis que le guichetier qui m’apportait, chaque jour, ma nourriture. Sa venue troublait seule les réflexions auxquelles je me livrais et qui, toutes, me préparaient à bien franchir le pas où j’allais bientôt me hasarder. Comme le guichetier était assez brave homme, j’avais obtenu de lui qu’il me procurât un petit miroir devant lequel je passais de longues heures à composer mon attitude et à examiner mon visage. Mon grand souci était de marcher au supplice avec dignité et de montrer au public une physionomie où il pût lire distinctement le calme de mes esprits. Pour y parvenir, je me rappelais les rôles les plus tragiques auxquels je m’étais exercé jadis. J’essayais d’en retrouver les expressions en les appropriant à la circonstance, c’est-à-dire en leur donnant moins d’emphase et plus de sereine gravité.

Parfois, il me semblait avoir trouvé dans mes gestes et ma démarche de quoi satisfaire l’exigence que je m’imposais. Mais mon visage n’était pas sans m’inquiéter un peu. Les traits, qui n’en étaient point vilains, avaient toujours eu une tendance à se déformer aisément et les emplois bouffons que j’avais joués, par les grimaces où ils l’obligeaient, avaient contribué à cette fâcheuse disposition. Je m’efforçais d’y remédier en conservant à ma figure toute la dignité dont elle était capable.

Ce fut dans ces occupations que j’attendis le jour du jugement. La sentence fut celle sur laquelle je comptais. J’étais condamné à être pendu. Une fois rentré dans ma cellule, j’écrivis trois lettres. L’une au digne abbé Clercati, où je mis mon meilleur latin, une autre au signore Capagnole pour m’excuser de lui avoir faussé compagnie et la troisième aux parents de Pierina pour leur demander pardon de sa mort. Quand je remis cette dernière au guichetier, il me regarda d’un air singulier comme s’il était sur le point de me faire quelque confidence, mais je n’y pris pas garde sur le moment.

Celui de mon exécution arriva, trois jours après que j’eus mis ainsi ordre à mes affaires. Il était un peu plus de midi quand les sbires se présentèrent au guichet. Girolamo Pescaro, mon camarade d’enfance, les commandait. Nous n’avions pas été liés d’amitié, Girolamo et moi, et cependant je fus frappé de la mine joyeuse avec laquelle il m’enjoignit de le suivre. Certes, je pensais bien que ma mort lui devait être assez indifférente, mais je trouvais tout de même étrange que l’on menât pendre un homme avec autant de satisfaction. Cette satisfaction semblait, d’ailleurs, partagée par toute l’escorte et par le guichetier lui-même. Je gardai pour moi cette impression et me mis en devoir d’aller où l’on paraissait me conduire si gaiement. Je raffermis mes traits, assurai mes regards et me mis en marche d’un pas mesuré. Je n’étais pas mécontent de ma contenance, bien décidé à ne m’en point démentir et à la conserver, la corde au cou.

*

C’était sur la Piazza dei Signori qu’était dressée la potence. Sa vue ne me causa pas le moindre trouble, mais je fus surpris du concours du peuple que l’événement qui allait avoir lieu avait attiré. La place était comble et les fenêtres des palais qui la bordaient garnies de spectateurs. À l’une de celles de la Basilique Palladienne, j’aperçus le Podestat lui-même. Sa Seigneurie n’avait pas changé et sa nouvelle dignité ne l’avait rendue ni plus propre, ni plus majestueuse. Énorme et goguenard, il me fit un petit signe de la main. Je feignis de n’en rien voir et suivis mes gardiens qui m’ouvraient difficilement un chemin à travers la foule. Elle ne poussait, d’ailleurs, aucun cri et ne manifestait aucune hostilité. Au contraire, tous les visages portaient cette même expression de joie et de gaîté que j’avais déjà remarquée sur la figure des sbires et sur celle de Girolamo.

Je m’avançai ainsi jusqu’au pied de la potence. Une fois là, je la considérai avec tranquillité et avec une sorte de reconnaissance. N’était-elle pas, en effet, le suprême moyen qui me restât de prouver à tous que j’avais des sentiments au-dessus de ma condition ? Par elle, j’allais, si l’on peut dire, m’élever dans l’estime publique. N’est-ce point déjà quelque chose que montrer que l’on sait bien mourir et j’étais résolu à en faire la preuve sans faiblir. Et cependant, quel triste aboutissement de l’illusion héroïque qui avait été la mienne ! Mais ce n’était point l’instant ni le lieu de m’attendrir sur moi-même. Une fois encore, je tournai mes regards sur la foule qui se pressait autour de moi et que les sbires, rangés en cercle, maintenaient à distance. J’étais satisfait de l’empressement que mes concitoyens avaient mis au dernier spectacle que j’allais leur donner ; j’aurais voulu que la terre entière fût témoin de mon courage et ce fut d’un cœur ferme que je vis s’approcher de moi le bourreau.

Il semblait fort jeune et sa taille était assez petite. Une sorte de capuchon rabattu dissimulait son visage, mais je remarquai la finesse de ses mains, quand il me passa au cou la corde de chanvre. Je me laissai faire sans résistance et je mettais déjà la semelle au premier échelon de l’échelle, lorsque, sous le capuchon de l’exécuteur, fusa un rire clair, joyeux, en même temps que ce capuchon, vivement rejeté en arrière, me découvrait les traits mêmes de Pierina, de cette Pierina que je croyais morte et qui se prêtait à l’affreuse facétie dont j’étais la victime et qu’avait imaginée la rancune de Sa Seigneurie.

Car maintenant je comprenais ! Je comprenais, aux mille rires qui s’élevaient de la foule et qui remplissaient toute la place d’une immense clameur de joie, que la légère blessure de Pierina n’avait été qu’un prétexte à me bafouer, que mon jugement n’avait été qu’un jeu, que les apprêts de mon supplice ne constituaient qu’une comédie dont le mot avait été donné au peuple entier par ordre du Podestat que j’apercevais à sa fenêtre se frappant le ventre de ses deux mains et la bouche ouverte dans un rire qui se confondait avec celui de tout Vicence. Ainsi, c’était en vain que j’avais cru que cette suprême occasion me permettrait de réaliser un instant le rêve d’héroïsme de toute ma vie. Mais, hélas, j’avais compté sans le seigneur Alvenigo ! Il avait su rabattre mes tragiques ambitions et leur organiser cette dernière déconvenue. Grâce à lui, j’étais de nouveau un objet de risée et un sujet de bouffonnerie. Grâce à lui, j’entendais encore résonner autour de moi ces rires qui avaient été toujours l’accompagnement de mes élans et, presque du haut de la mort, je retombais lourdement dans le grotesque. Et tandis qu’autour de moi Vicence entière acclamait la bonne farce de son Podestat et mêlait à ses acclamations le nom de sa maîtresse Pierina, je pleurai l’inutile et cruel affront infligé au pauvre Tito Bassi qui, redevenu à jamais l’illustre Scarabellin, sentait se refermer pour toujours sur sa destinée la croûte de carton du Pâté enchanté, tombeau dérisoire et définitif de son héroïque illusion.

FIN

Poitiers. — Imprimerie G. Roy, 7, rue Victor-Hugo