L’Industrie de la dentelle en Normandie

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L’Industrie de la dentelle en Normandie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 645-663).
L’INDUSTRIE DE LA DENTELLE
EN NORMANDIE

La dentelle aux fuseaux fut longtemps l’industrie la plus florissante de la Basse-Normandie ; la fabrication s’en exerçait surtout dans le Calvados, où les marques de Caen et de Bayeux furent l’objet d’une faveur prolongée et légitime.

Dans ce seul département, on comptait, en 1851, 50 000 dentellières[1], et ce chiffre fut ensuite dépassé. Les salaires étaient très élevés : les enfans gagnaient de dix à quinze sous par jour, mais la moyenne des ouvrières faisaient des journées de deux francs ; il y en avait même qui atteignaient trois, quatre et jusqu’à cinq francs. En prenant donc comme salaire moyen le chiffre d’un franc, comme nombre de dentellières le minimum de 50 000 ; en admettant que ces femmes ne travaillassent que 265 jours par an, on constatera que la production dans le Calvados était au bas mot de 13 250 000 francs ; et, comme la matière première ne figure que pour un dixième dans le pourcentage du prix de revient, on peut dire que la dentelle faisait entrer chaque année douze millions dans ce seul département.

Cette industrie bienfaisante, très populaire et toute gracieuse était, par surcroît, éminemment moralisatrice et présentait les avantages sociaux les plus sérieux.

D’abord la nature même de ce travail se conciliait à merveille avec les obligations de la vie de famille et les occupations du ménage : c’était vraiment l’idéal d’un ouvrage féminin, peu fatigant, presque récréatif, distingué, sain, s’exerçant à la maison et dans la belle saison en plein air, commençant dès l’enfance et se poursuivant jusqu’à la mort. Les enfans trouvaient là le meilleur et le plus rapide des travaux productifs, puisqu’il permettait à des fillettes de sept et huit ans de gagner de dix à quinze sous par jour. Et il retenait tout ce petit monde à la maison, les préservant des risques de la dissipation, leur donnant le goût du foyer, l’amour du village. Il avait encore cet avantage de rapporter plus à mesure que l’ouvrière avançait en âge, puisque son habileté professionnelle devenait plus grande et qu’il n’exigeait aucune dépense de force : actuellement, les meilleures de nos dentellières normandes ont de soixante à quatre-vingts ans, et j’ai vu des nonagénaires faire encore de la grande dentelle et la faire très bien. Enfin, son exercice était égal, sans à-coups ni interruption, et se conciliait parfaitement avec les diverses exigences de la vie ordinaire, car il pouvait être quitté et repris sans dommage : ainsi, au temps de la moisson, quand la récolte réclamait tous les bras, la dentellière laissait son métier pour donner un coup de main aux hommes..

La dentelle constituait donc une occupation courante, non exclusive et absolue, susceptible d’arrêt quand une circonstance plus importante sollicitait ailleurs l’activité de l’ouvrière ; le chômage, à vrai dire, n’existait pas, la production était continue. Est-il vraiment beaucoup d’industries aussi intéressantes, mieux adaptées aux nécessités de la vie des champs, plus touchantes aussi quand on songe que ces pauvres doigts de villageoises fabriquaient ainsi, sans envie, ces somptueuses parures que les élégantes devaient arborer dans l’éclat et dans la joie des fêtes ?


I

Cette charmante industrie a subi la crise la plus terrible qui se puisse imaginer, et c’est miracle — miracle de la force de l’habitude et de la persistance des traditions — s’il existe encore des dentellières en Normandie. Bien peu nombreuses, il est vrai ; c’est à peine si l’on en compte, dans le Calvados, un millier de régulièrement occupées et faisant des journées de dix à quinze sous ; les plus habiles, en travaillant douze ou treize heures, arrivent parfois à gagner un franc. Avant 1870, il y avait, dans ce même département, une cinquantaine de fabricans de dentelles, ayant sous leurs ordres une légion nombreuse de facteurs et de factrices ; aujourd’hui, il n’y a pas plus de trois ou quatre maisons, qui aient pu résister à l’adverse fortune.

Les causes de cette crise extraordinaire sont d’ordres divers et méritent examen.

Il y a, d’abord, la concurrence des machines et le triomphe de l’imitation. Si jamais, en effet, l’inexorable loi de la concurrence mécanique eut de cruelles conséquences, c’est assurément ici ; on en arrive même à se demander s’il est bon et moral que d’aussi bienfaisantes industries soient ainsi mises en échec, et si la brutale invasion des machines dans le domaine de l’art ne comporte point quelque usurpation sacrilège. Le bon marché est-il donc si recommandable, quand il s’agit d’objets de luxe ; n’est-il pas évident qu’il abaisse forcément le niveau artistique et fausse le goût ? Par exemple, dans le cas actuel, les métiers de Saint-Pierre-lès-Calais fabriquent, à des prix dix fois moindres, des imitations de dentelles de Caen et de Bayeux ; une machine, en dix minutes, fait ce qui demanderait à une dentellière habile six mois de travail à douze heures par jour, et, pour rivaliser sur le terrain de la confection, il faudrait qu’une ouvrière, faisant une journée de dix heures, se résignât à gagner trois ou quatre sous ! La lutte est, on le voit, trop manifestement inégale, et, de ce côté, tout espoir de relèvement est chimérique, car on ne peut tout de même pas prohiber les métiers, qui, rien qu’à Calais, font vivre plus de 20 000 ouvriers.

Mais, pour grave que soit le préjudice causé par la concurrence mécanique à l’industrie dentellière, on ne saurait lui imputer l’entière responsabilité de la crise actuelle. Les dentelles d’imitation existent depuis 1839 ; sous le second Empire, la production en fut même considérable, et ce fut pourtant la période de prospérité de la dentelle à la main. Il y a donc un autre facteur de cette disgrâce, et je le trouve dans le changement de direction de la mode et dans la vulgarisation de l’élégance sous l’influence de nos mœurs égalitaires et démocratiques.

Par sa nature même, par la lenteur de sa fabrication et la somme de travail qu’elle nécessite, la dentelle à la main ne peut être qu’un objet de luxe, et, pour justifier son prix de revient, elle doit être une œuvre d’art ; elle est donc un peu d’essence aristocratique et sera la chose de quelques privilégiés. Elle s’appliquera surtout sur des toilettes d’apparat. Mais, pour de telles toilettes, il faut des personnes de qualité, tenues à une certaine représentation ; il faut aussi que les occasions de paraître et de se distinguer soient fréquentes ; il faut un cérémonial, un ordre de préséances, des fêtes officielles où la femme apporte le concours de sa grâce et de sa beauté. Et il est évident qu’une monarchie se prête naturellement à de telles manifestations, avec une cour où les rivalités féminines se mènent surtout sur le terrain de l’élégance, avec une souveraine toute désignée pour prendre en main le sceptre du bon ton et le gouvernement de la mode.

C’est ce qui advint, sous le second Empire, où les habitudes mondaines et le grand genre de la Cour relevèrent d’une façon si notable le caractère luxueux de la toilette. La mode était alors dirigée en grande partie par l’Impératrice. On sait le goût particulier de cette souveraine pour la dentelle ; elle en portait, — et de magnifiques, — comme cette jupe en point d’Alençon, payée 75 000 francs, qu’elle mit, en 1855, pour la distribution des récompenses aux exposans. Ce goût de la souveraine fut partagé par son entourage et se répandit ensuite dans les classes aisées de la société ; la vogue des belles dentelles fut considérable et cette industrie eut alors une prospérité inoubliable, tant est grande l’influence que peuvent avoir sur la marche générale des affaires l’état et les mœurs du pouvoir.

Tout cela, le peuple de nos campagnes le sent très vivement, et il en donne parfois des témoignages assez amusans. C’est ainsi qu’à Basly, l’un des anciens centres dentelliers du Calvados, en 1894, au moment de l’élection de M. Casimir-Perier, les vieux du village, se souvenant vaguement qu’un Casimir Perier « avait approché le roi, » en conclurent que les mœurs de la monarchie allaient reparaître, qu’on aurait une cour, que la dentelle allait reprendre ! Et les bonnes femmes du pays firent dire des messes aux intentions du nouveau Président de la République !

Dans une démocratie, au contraire, le bon ton et la distinction ont plus de mal à se maintenir, car la direction donnée à la mode est très différente. Elle ne part plus d’en haut, et nous demandons autre chose à ceux qui remplissent les grandes fonctions de l’Etat. Ils n’ont pas le loisir de gouverner la mode ; des soins plus démocratiques les réclament et les fêtes même que donne le pouvoir sont peu faites pour favoriser les manifestations du luxe féminin. L’empire de la mode a donc été abandonné aux personnes les plus en vue, ou, pour mieux dire, les plus regardées, aux actrices, qui ne sont elles-mêmes que de simples instrumens entre les mains des grands couturiers. D’où il résulte qu’aujourd’hui on ne dirige plus la mode, on la subit, et qu’elle est imposée par ceux qui en tirent profit et qui ont intérêt à ce qu’elle évolue rapidement.

Autrefois, pour variable qu’elle fût, la mode était cependant réglée dans ses évolutions, et le cycle en était moins vertigineux qu’aujourd’hui. Une toilette de luxe durait plus d’une saison ; on la payait cher, sans doute, mais elle se portait longtemps et attestait le goût personnel et la condition de sa titulaire. Le costume pouvait être une chose artistique ; pour le constituer, on réquisitionnait les tissus rares, les étoffes de choix, et on les mettait en œuvre avec la constante préoccupation du bien-faire et le soin que l’on apporte aux besognes aimées : l’art, vraiment, était alors la probité de l’élégance. La toilette marquait, d’ailleurs, la distinction des classes ; les grandes dames, les bourgeoises, les paysannes avaient les leurs, et la dentelle en était un des ornemens : elle figurait sur les robes des élégantes, dans le trousseau des filles de la bourgeoisie, et sur les coiffes des paysannes. Mais aujourd’hui le vertige semble la loi. Une toilette est périmée au bout d’une saison, et la dissemblance profonde de la façon en rend l’usage impossible d’une année pour l’autre. Puis, le point de départ de la mode, qui est le théâtre, crée une situation très défavorable à tout travail artistique, puisque les costumes sont faits pour être vus de loin et qu’on s’y contente d’à peu près ; il en est résulté, comme l’a constaté fort justement M. Lefébure, le distingué et érudit fabricant de dentelles[2], une large avance de la dentelle mécanique sur la véritable.

Les grandes élégantes reçoivent donc la mode des actrices ; elles sont à leur tour imitées par les bourgeoises, et il n’est point jusqu’aux paysannes qui n’abandonnent leurs toilettes villageoises si expressives et originales pour s’habiller comme les dames de la ville. On se contente, dès lors, de l’apparence de l’élégance, à défaut de l’élégance véritable ; ici, comme partout, c’est le triomphe de l’illusion, du faux semblant, du trompe-l’œil. Dans de telles conditions, avec de telles mœurs, dans un tel milieu, la belle et vraie dentelle pouvait-elle prospérer ; ne devait-elle pas fatalement péricliter, et l’imitation n’avait-elle pas beau jeu ?

Telles sont les causes principales de la crise qui a sévi avec une intensité si terrible sur la dentelle à la main ; reste maintenant à savoir si l’on est en droit d’espérer une reprise de cette industrie, et qui peut la provoquer.


II

Notons d’abord qu’il n’y a point d’impossibilité préalable à un tel relèvement. Il est constant, en effet, que l’habileté de nos dentellières est actuellement hors ligne, et nous verrons que, dans d’autres pays, la dentelle a été relevée, quand la technique en était complètement tombée et les traditions perdues.

Mais il ne faut pas se dissimuler que l’entreprise est délicate, et que, pour être menée à bien, elle exige du tact et quelque clairvoyance. Nous sommes, en effet, en présence d’une industrie défaillante, que la moindre imprudence pourrait radicalement ruiner ; c’est ainsi qu’un syndicat de dentellières, imposant une majoration des salaires, aurait pour effet immédiat de forcer les fabricans, qui ont déjà bien du mal à faire leurs frais, à abandonner la partie. La force ou la menace ne pourraient avoir ici que des effets désastreux, et c’est dans un tout autre esprit que la solution doit être cherchée.

Le fabricant peut et doit être le premier artisan de cette reprise : son rôle sera de se rendre compte de ce que la dentelle à la main doit être dans l’état actuel de nos mœurs, puis d’en faire un article intéressant et répondant par un mérite spécial aux nécessités de sa fabrication.

Cette dentelle est une œuvre de patience et de temps, son exécution est lente : pour rémunérer convenablement son ouvrière, elle doit nécessairement se vendre un certain prix, et là le bon marché ne peut exister qu’au détriment du facteur ou de la qualité du produit. Elle devra donc, pour justifier son prix de revient et triompher de la concurrence de l’imitation, se distinguer par des qualités artistiques qui lui confèrent une valeur particulière et indéfectible. En un mot, la dentelle à la main (il ne s’agit ici que des grands modèles) sera une œuvre d’art ou ne sera pas.

Jusqu’ici, par sa nature même et son procédé d’exécution, la dentelle aux fuseaux exigeait de l’ouvrière plus de pratique que d’intelligence et se réduisait parfois à une simple routine machinale. De plus, sa tonalité uniforme, la répétition exagérée des mêmes modèles et leur impersonnalité faisaient qu’elle ne pouvait être appréciée qu’au point de vue de l’exécution, et par un lot assez restreint de connaisseurs, dont le suffrage préoccupe assez peu les élégantes. Enfin la concurrence de plus en plus savante des machines jette la confusion et le trouble dans les esprits ; devant une dentelle arborée par une dame, instinctivement les profanes, c’est-à-dire presque tout le monde, se demandent si elle est vraie ou imitée.

Il faudrait donc, par un procédé à trouver, affirmer et rendre plus apparente la marque d’authenticité de la dentelle, à la main ; en faire un article de luxe et un objet d’art qui se payât assez cher pour rémunérer convenablement l’ouvrière ; enfin lui donner un caractère de rareté propre à décourager l’imitation, et faire en sorte que son exécution exigeât de la part de la dentellière un effort d’intelligence qu’une machine ne saurait donner.

Voilà les termes du problème industriel qui nous occupe ; je croirais assez que la nouvelle dentelle polychrome de Courseulles-sur-Mer (Calvados) nous en donne une solution, et à ce titre il convient de l’examiner avec attention.

L’idée en est simple : jusqu’ici, la dentelle était obtenue par des croisemens de fils de même couleur ; à Courseulles, on y a substitué des soies de couleurs variées, permettant de faire intervenir dans le tissu, avec leur valeur et leur tonalité propres, les divers motifs décoratifs qui en forment la composition. C’est, on le voit, une véritable révolution dans la technique de cet art, et les heureux inventeurs de ce procédé, MM. Georges Robert et Félix Aubert, en ont obtenu des résultats tout à fait décisifs : évidemment, nous sommes là en présence d’un art nouveau, susceptible de grands effets.

Cette dentelle polychrome séduit d’abord par l’aimable variété des couleurs, par une gamme de notes fines et gaies, qui tranchent avec la sévérité un peu monotone des anciens genres ; il y a là une réelle surprise de l’œil et un charme tout spécial en présence de ces dégradations savantes, de ce moelleux des nuances, de l’unité du tissu et du décor, de l’harmonieux équilibre des clairs et des surcharges, des pleins et des ajours. Et la nouveauté, la simplicité du dessin, l’habileté hors ligne de l’exécution, la fermeté du tissu, jusqu’à ces hésitations exquises, qui trahissent l’effort et attestent la sincérité et l’absence de tricherie, tout concourt à un ensemble d’un haut mérite artistique.

En outre, les conditions mêmes de son exécution permettent à cette dentelle de défier la concurrence mécanique et d’assurer l’exercice du travail manuel en augmentant sensiblement le salaire de l’ouvrière ; elle porte donc en elle le remède aux causes principales de la crise. Elle est, en effet, essentiellement un objet de luxe et une œuvre d’art ; elle se paiera donc un certain prix, et chaque modèle n’aura qu’un nombre limité d’exemplaires.

Sa confection réclame ainsi un travail minutieux et des frais de mise en œuvre assez importans. Chaque article demande presque un dessin et un piquage de carte spéciaux. Autrefois, comme les mêmes modèles étaient répétés indéfiniment, l’acheteur ne payait qu’une minime partie de ces frais particuliers ; aujourd’hui, il devra en supporter la presque totalité : mais aussi, par la rareté du produit, on décourage l’imitation, car la raison d’être de la machine est la répétition multipliée du même modèle.

Elle exige encore une opération nouvelle, l’échantillonnage, travail de tâtonnement long et délicat. On doit assortir les soies d’après les indications du dessin, et, comme il y a des couleurs que l’action de la lumière décompose, il convient de trouver leur équivalent par des combinaisons de nuances éprouvées : ainsi, trois tons différens sont exigés pour composer un vert durable ; pour le violet, il faut mêler au violet ordinaire un violet blanc et un violet rose ; c’est donc trois soies différentes, torses ensemble, que l’on placera sur un seul fuseau et qui feront l’office d’un seul fil. On conçoit aisément la difficulté et la lenteur de ce travail ; si l’on songe encore à la déperdition fatale dans l’emploi des soies, à la majoration quadruple du prix de cette matière et de celui du fil, on verra quels frais la dentelle polychrome nécessite avant même d’avoir été commencée par la dentellière.

Le travail d’exécution est à l’avenant et marque le plus haut degré de l’habileté technique professionnelle. Il faut une main exceptionnelle pour donner au tissu l’énergie et la consistance nécessaires ; une extrême prudence est indispensable dans le maniement des soies, car les couleurs, avant d’être combinées, sont extrêmement fragiles ; — certaines haleines pourraient même en ternir l’éclat et compromettre l’homogénéité d’une pièce entière ; — enfin, l’attention doit toujours être en éveil, les yeux ne doivent pas quitter le métier : le calcul des points, en effet, se complique ici du placement des couleurs, et la moindre erreur, sans conséquence dans la dentelle ordinaire, ferait manquer tout un morceau, puisqu’il ne s’agit plus d’intervertir un point, mais une couleur. Aussi sont-elles rares, les dentellières capables d’exécuter cet article ; mais déjà elles ont pu voir leurs salaires relevés dans des proportions notables, et celles qui gagnaient un franc en faisant de la dentelle ordinaire sont payées 1 fr. 50, quand elles travaillent en couleur.

En même temps qu’elle permet de rétribuer plus largement l’ouvrière, la dentelle polychrome brave l’imitation par la difficulté de son exécution, par la part d’initiative qu’elle exige de la dentellière, par la rareté de chaque modèle, qui, combinée avec l’élévation du prix, ne permet pas de compenser par la multiplicité du produit les frais de la mise en œuvre et de la main-d’œuvre. Elle est enfin éminemment matière à caprice, et offre un attrait extérieur, un aspect original, qui la font aisément apprécier. En ne la prenant même que comme simple article de fantaisie, il est à prévoir que la faveur dont elle bénéficierait irait également à des genres plus classiques, car elle aurait pour effet de rendre aux élégantes, en la leur faisant mieux apprécier, l’habitude de la dentelle à la main. N’est-ce pas ainsi qu’en 1848 l’invention et l’adoption d’un article de fantaisie, des blondes, provoquèrent la reprise générale de cette industrie ?

Si j’ai signalé avec cette insistance cette curieuse tentative, ce n’est point que je la tienne pour l’unique mode de salut, le suprême espoir de la dentelle : c’est plutôt pour proposer un exemple, pour donner une indication de ce qui doit être fait et de la nature de l’effort à tenter ; d’autres peuvent faire mieux ou autre chose ; l’essentiel est de trouver quelque chose de neuf et d’artistique.

En résumé, le fabricant doit de moins en moins essayer de lutter avec ces articles de lingerie et de simple usage, qui sont forcément des objets d’instruction, les premiers essais de l’apprentissage, et qui doivent être tenus à des prix, assez bas pour être achetés, — un peu par charité, — par des personnes, averties de leur importance et de leur nécessité. La lutte doit se mener sur un autre terrain : la grande dentelle doit être une œuvre d’art. Jusqu’à présent, il semble qu’on n’ait pas encore tiré de ce genre tout le parti possible ; depuis plus d’un siècle, son état est un peu demeuré stationnaire et son avancement artistique n’a jamais été très notable, même à l’époque de sa grande prospérité. Avec les merveilleuses ouvrières dont cette industrie dispose, la dentelle est encore à exploiter, et cette entreprise devrait tenter notre jeune école, qui a traduit dans les divers arts décoratifs, avec une si curieuse exactitude, les inquiétudes et le tourment de l’esprit moderne.


III

On vient de tracer le rôle du fabricant et de définir l’action qui lui incombe dans l’œuvre éventuelle du relèvement de cette industrie ; comment, maintenant, et par quels moyens déterminer le concours du facteur essentiel de cette reprise et redonner au haut public féminin l’habitude des dentelles à la main ? Nous pouvons ici apporter autre chose que des raisonnemens ou des impressions personnelles. La crise, dont l’examen nous occupe, n’est pas, en effet, particulière à la Normandie et à la France ; elle s’est produite dans d’autres pays, où l’on est parvenu à la conjurer. Il importe donc de regarder autour de nous, et de reconnaître ce que les autres ont fait pour en tirer profit et leçon.

En Italie, vers 1870, l’industrie dentellière était complètement tombée comme technique et comme vente : dans l’île de Pellestrina, on n’aurait pas trouvé cent femmes qui fissent de la dentelle aux fuseaux, si l’on peut donner ce nom à un assemblage informe de fils mal croisés, sans dessin ni régularité ; à Burano, il y avait tout juste une vieille femme à connaître encore le point de Venise.

A Pellestrina, le célèbre fabricant Jesurum choisit, en 1872, la dentellière la plus habile et l’installa à Venise, où, pendant deux ou trois ans, elle copia sous sa direction des dentelles modernes françaises et belges, puis d’anciens modèles. Quand elle fut suffisamment instruite, on ouvrit dans l’île une école d’apprentissage pour une vingtaine de femmes ; ces nouvelles dentellières, une fois au courant, retournèrent dans leurs villages, apprirent à leur tour ce métier à leurs filles et à leurs voisines : aujourd’hui, on compte 3 000 dentellières dans la contrée, et la vente de cet article est assez active, grâce à la faveur de la haute société italienne.

A Burano, l’œuvre du relèvement de la dentelle fut directement le fait de l’aristocratie. Une dame d’honneur de la reine d’Italie, la comtesse Marcello, avec le concours de quelques membres de la noblesse vénitienne, fonda un comité de patronage et ouvrit à Burano une école où l’on enseigna le point de Venise : le travail y fut bientôt en pleine activité. La Reine s’intéressa à cette œuvre, protégea l’école, et fit en faveur de cette industrie la plus chaleureuse propagande. La haute aristocratie reprit vite l’habitude des belles dentelles, et la condition des dentellières de Burano est actuellement des plus prospères[3].

A la même époque, la dentelle subit en Autriche une crise analogue. Dans les pays montagneux de l’Erz et du Riesengebirge, 20 000 dentellières se virent dépossédées par des mineurs sans travail, qui s’étaient mis à ce métier pour gagner leur vie ; les salaires, en même temps que le niveau artistique, baissèrent alors dans des proportions incroyables ; cette industrie semblait perdue. Une action parallèle de la Chambre de commerce de Prague et de l’aristocratie autrichienne en opéra le relèvement. Un comité de patronage fut créé, qui constitua trente autres comités régionaux aux fins d’encourager la vente de la dentelle et de fonder des écoles d’apprentissage. De leur côté, les dames de la noblesse formèrent une sorte de ligue qui, la première année, en 1876, acheta et revendit pour 53 000 florins de dentelles ; l’Impératrice prit la tête du mouvement et fit des commandes personnelles très importantes ; la Cour suivit. Des écoles professionnelles furent établies sur tous les points de l’empire ; le gouvernement institua, à l’Ecole d’art industriel (Kunstgewerbeschule), un cours de dessin sur dentelles et un atelier modèle pour perfectionner la technique de l’aiguille et du fuseau : des dentellières viennent là apprendre les procédés nouveaux, leurs frais de séjour sont assurés, et, quand leur instruction est suffisante, elles retournent dans leurs villages et font profiter les autres du savoir qu’elles ont acquis. Les résultats obtenus ont été magnifiques, la technique de cet art est aujourd’hui supérieure ; et, malgré la concurrence des machines, la dentelle, patronnée par l’aristocratie, est florissante en Autriche, où les élégantes se font un point d’honneur de ne porter que des articles nationaux.

Comme en Italie et en Autriche, vers 1870, la dentelle avait en Suède un marché des plus étroits. En 1874, quelques artistes et un groupe de femmes du monde, à la tête desquelles figurait la femme du prince héritier, fondèrent une société des « amis du travail manuel » (Handarbetets Vänner), qui avait pour but d’encourager et de pousser dans une voie artistique le travail des femmes à domicile : la dentelle fut spécialement patronnée. Cette société a créé dans tout le royaume des écoles d’apprentissage et de perfectionnement ainsi que des ateliers féminins ruraux ; elle organise des expositions de ses produits et de ses modèles, et fait faire à l’étranger des enquêtes sur les diverses industries féminines ; enfin elle possède à Stockholm un comptoir d’achat, de vente et de commission : le client s’adresse là et choisit son modèle, le comité le fait alors exécuter dans l’un de ses ateliers ruraux. En ce qui concerne la dentelle, les résultats ont été particulièrement décisifs : autrefois, les dentelles de Scanie et de Dalécarlie servaient exclusivement à l’ornementation des costumes nationaux ; elles ont aujourd’hui des marchés d’exportation.


Ces divers exemples sont assez significatifs, et il s’en dégage plus qu’une indication, — on oserait presque dire une loi, — qu’il convient de bien mettre en évidence : c’est que la solution du problème industriel et social de la dentelle, aisée dans un pays monarchique, plus difficile dans une république, dépend surtout de l’intervention de l’aristocratie et des hautes classes ; en fin de compte, nous arrivons à la conclusion de M. Charles Benoist dans sa magistrale enquête sur les Ouvrières de l’aiguille, et nous constatons qu’ici encore « le sort de la femme qui travaille est entre les mains de la femme qui fait travailler. »

Il conviendrait donc, à l’instar de ce qui se fit en Italie, en Autriche et en Suède, de constituer au plus tôt en France un comité de patronage de la dentelle à la main, principalement recruté parmi les femmes du monde, seules capables, à l’heure présente, de reconquérir quelque influence sur la direction générale de la mode. Mais sur quelles bases l’établir et quel serait son fonctionnement, son mode d’action ? le lecteur comprend sans peine que ce sont là des questions d’appréciation, qui appellent la discussion et le contrôle le plus réfléchi ; quant à nous, nous ne pouvions qu’en émettre l’idée et en faire entrevoir les heureuses conséquences.

Pour ma part, voici comme j’en concevrais la réalisation : un comité central serait créé à Paris, et des comités régionaux dans les pays où cette industrie s’exerce encore ; celui-là s’occuperait surtout de la dentelle, ceux-ci des dentellières. Le comité de Paris aurait pour but de favoriser la vente des dentelles à la main et s’efforcerait d’en remettre l’usage en honneur. Bien convaincues de l’utilité morale et sociale de cette industrie, les dames patronnesses feraient en sa faveur dans leur monde et près des artisans immédiats de la mode la plus chaleureuse propagande, prêchant d’ailleurs d’exemple et se faisant une règle de ne porter jamais que de vraies dentelles françaises. Elles prendraient donc la dentelle sous leur protection, s’y intéresseraient, l’étudieraient, en feraient même un travail d’intérieur ; elles entreprennent souvent des ouvrages plus compliqués, pourquoi le métier ne prendrait-il pas place au salon ? il y ferait assez bonne figure. Enfin notre comité encouragerait les achats sur commande directe au fabricant ; au besoin il en ferait en vue de ventes de charité, d’expositions, de réunions mondaines, etc. Voilà quelques vœux que j’émets pour bien prouver que le champ d’action est assez étendu : au reste, sur le terrain de la charité, l’ingéniosité féminine est extrême, et, adoptée, cette idée serait chez nous rapidement menée à bien.

Ce comité central « essaimerait, » — pour employer un terme économique assez expressif, — dans les pays dentelliers des comités régionaux, dont la haute société provinciale et les châteaux formeraient les cadres, et qui auraient pour fonction de s’occuper plus spécialement du sort des dentellières, d’en assurer et d’en faciliter le recrutement. Le château est naturellement fait pour protéger la chaumière, et il y aurait pour une châtelaine un rôle charmant à jouer en groupant dans son village un noyau de dentellières qui lui feraient ses dentelles : la charge ne serait pas des plus lourdes, et ce serait vraiment l’une des manifestations les plus nobles et les plus touchantes de l’assistance par le travail. C’est, au reste, moins une indication qu’un exemple que l’on propose : Mme la comtesse de P..., depuis des années, assure ainsi du travail aux femmes de C... et fait apprendre ce métier aux enfans.

C’est en ce sens que devrait s’exercer l’effort des comités régionaux ; c’est à faire ouvrir dans les villages des écoles de dentelle que s’emploierait leur propagande. Nous arrivons ainsi à l’une des questions les plus capitales pour l’avenir de cette industrie et qui se pose actuellement avec une force particulière : celle de l’apprentissage.


IV

C’est peut-être là, en effet, l’une des plus grosses inquiétudes de nos fabricans et la plus grave menace pour l’avenir. Étant donnée la disgrâce prolongée de la dentelle, si une reprise se manifestait, trouverait-on, et dans un avenir peu éloigné trouvera-t-on assez de dentellières habiles pour assurer la supériorité de la marque ? ou, si l’on n’y prend garde, dans un délai rapproché, le niveau artistique de nos dentelles n’arrivera-t-il pas forcément à baisser, les dentellières, aujourd’hui, se faisant de plus en plus rares et le recrutement en étant presque nul ?

Le travail de la dentelle est un travail de perfectionnement ; on fait encore assez rapidement de la « petite dentelle, » mais il faut un apprentissage minimum de quatre et cinq ans pour aborder les genres supérieurs. L’acheminement à la perfection se faisait autrefois tout naturellement, car l’apprentissage commençait au foyer et se poursuivait à l’école. La dentelle était, dans chaque famille, l’objet d’un enseignement très sérieux ; les mères apprenaient le métier aux enfans dès l’âge le plus tendre, à cinq ou six ans (plus on s’y met jeune, en effet, et plus facilement on apprend), et, si toutes les fillettes n’arrivaient pas à la grande habileté, au moins en résultait-il une éducation solide et un travail de moyenne excellent. L’œuvre du foyer était portée à sa perfection par l’école, dans ces temps où l’on croyait que l’enseignement professionnel devait avoir, dans l’instruction générale, une part prépondérante.

La dentelle était alors dans les campagnes l’objet d’un enseignement spécial : on la faisait en commun dans les classes de dentelle, dans les chambres de dentelle et dans ce qu’on appelait les « paillots. »

Les classes de dentelle, uniquement destinées à l’apprentissage, étaient d’ordinaire une dépendance de l’école et sous la direction d’une « maîtresse d’ouvrage, » choisie parmi les meilleures dentellières du village ; ces classes étaient parfois subventionnées par les municipalités, le plus souvent par le château, par le presbytère, ou par l’effet de quelque générosité particulière. Les parens payaient un prix d’apprentissage variant de 5 à 10 francs ; les enfans avaient le produit presque intégral de leur travail, car la dentelle ainsi faite était vendue par l’entremise de la maîtresse à un fabricant attitré. L’enseignement primaire prenait à peine deux ou trois heures, et le reste du temps, c’est-à-dire sept et huit heures, ainsi que toute la journée du jeudi, était consacré à la dentelle. Les enfans, la première année, gagnaient au moins le prix de leur instruction générale ; les autres années, elles faisaient des journées de dix et quinze sous, et plus elles avançaient en âge, plus leurs gains s’élevaient : il y en avait ainsi qui arrivaient à deux francs. Ces classes de dentelle existaient dans presque tous les villages, et toutes les fillettes sans exception y travaillaient.

Les chambres de dentelle, au contraire, n’étaient pas exclusivement fréquentées par les apprenties ; c’étaient plutôt des sortes d’ouvroirs, où toutes les dentellières du village se réunissaient et travaillaient en commun. Une maîtresse d’ouvrage surveillait tout ce monde et apprenait le métier aux petites qui venaient là dans l’intervalle des classes ; on plaçait la débutante près d’une ouvrière habile, qui la surveillait et la conseillait dans les momens embarrassans. C’était donc un véritable atelier, où chacun mettait en commun son expérience et son savoir-faire. On travaillait depuis 6 ou 7 heures du matin jusque, parfois, à 10 heures du soir ; la maîtresse vendait la dentelle ainsi faite, et chaque ouvrière percevait le produit de son travail particulier : il n’était pas rare que l’on distribuât ainsi, au bout de six semaines, 1 600 francs aux femmes de l’ouvroir.

Dans les communes qui ne possédaient pas de chambres de dentelle, ce travail en commun se faisait, pendant la saison froide, dans les « paillots » ou crèches. Le « paillot » n’était autre chose qu’une étable où les dentellières se réunissaient ; elles s’asseyaient sur de la paille, leur métier sur les genoux, autour d’une bougie, entourée de globes remplis d’eau qui en multipliaient l’éclat et donnaient une lumière douce et tamisée ; la chaleur et le souffle des bestiaux tenaient lieu de foyer. Grâce à cette combinaison rudimentaire, ces pauvres femmes réduisaient d’autant, sur leur maigre budget, le chapitre du chauffage et de l’éclairage. Cette communauté de travail était la meilleure école de fraternité et de solidarité. Quelles idées aussi n’évêque point le spectacle de ces humbles ouvrières exécutant ces parures luxueuses à cette lueur tremblante, dans ce décor misérable et tout évangélique ! et quand elles quittaient leur ouvrage pour regagner, sous la lumière glaciale de la lune, leurs chaumières sans feu, songeaient-elles seulement que c’était l’heure où les élégantes se paraient de leur travail, pauvres Cendrillons qui ne demandaient qu’à leur continuer, sans en soupçonner la destination, leurs discrets offices ? Ce travail en commun, ces classes, ces chambres de dentelle eurent sur le développement de cette industrie et le perfectionnement de ses ouvrières la plus grande influence, stimulant le zèle et provoquant l’émulation la plus féconde, fournissant l’apprentissage le plus sérieux, présentant enfin ce grand avantage de centraliser la production et de permettre de la contrôler, au besoin même de la diriger.

Aujourd’hui, la crise de la dentelle, aggravée dans des proportions encore insoupçonnées par les tendances nouvelles de l’enseignement primaire, a ruiné presque radicalement l’apprentissage de cet art.

Par le fait de la loi de 1881, les enfants sont retenus à l’école jusqu’à treize ans, et, comme les inspecteurs ne toléraient pas qu’on juxtaposât l’enseignement professionnel à l’enseignement primaire, les classes de dentelle ont été du coup détruites et les enfans n’ont pu fréquenter que les seules écoles primaires : c’est à peine s’il existe encore dans le Calvados trois ou quatre classes de dentelle.

On juge alors de ce que peut être l’apprentissage. A treize ans, quand l’instruction est achevée, c’est-à-dire à un âge où naguère sept et huit années d’exercice de la dentelle leur permettaient de gagner un et même deux francs par jour, il faut que ces fillettes apprennent de toutes pièces un métier tombé, dont l’entière possession est affaire de quatre et cinq ans ; à un âge où, selon les habitudes de la campagne, l’enfant doit apporter son appoint au budget familial, il faut sacrifier plusieurs années à l’étude d’un art précaire, dont le relèvement, s’il est espéré par tous, n’en demeure pas moins assez problématique.

Le goût des gains précoces et le besoin d’un salaire immédiat détournent donc les enfans de cette profession et les éloignent de leur village, qu’elles aiment sans doute, mais où elles ne peuvent gagner leur vie. Et ces fillettes, dont on voulait relever la condition, émigrent vers les villes : autrefois, elles eussent été dentellières ; aujourd’hui, elles seront servantes. Reviendront-elles jamais au pays quitté ?

Dans la région où nous avons mené cette enquête, cet exode des fillettes est la cause principale de l’effroyable dépopulation des campagnes, qui est, pour qui sait réfléchir, une cause réelle d’épouvante. Dans les petites paroisses, on ne fait plus maintenant de mariages, et, pour ne citer qu’un exemple entre cent, depuis la crise de la dentelle, un village comme Amblie a vu sa population tomber de 700 à 300 habitans. Par suite du départ des enfans, la vie de famille se trouve brisée ; qu’advient-il alors des femmes qui restent ? Les vieilles, pour qui la dentelle est une habitude, continueront sans doute à en faire ; mais les femmes de trente à quarante ans, d’habileté moyenne, estiment que travailler toute une journée pour récolter dix sous et encore là-dessus payer son fil, est une duperie et qu’il vaut mieux ne rien faire. La plupart resteront oisives, tristes, inoccupées, et, à la campagne, un tel état d’esprit n’est que trop souvent la première étape sur la route de l’alcoolisme.

Le Conseil général du Calvados a peut-être soupçonné la gravité de cet état de choses quand il décida, pour ranimer l’apprentissage, d’allouer aux maîtresses d’école qui enseigneraient la dentelle une indemnité de dix francs par élève. Pour louable qu’elle fût, cette initiative ne pouvait être et n’a été d’aucun effet : pour apprendre la dentelle aux autres, il faudrait d’abord la savoir soi-même, et les institutrices n’ont jamais été préparées à un tel enseignement.


Le remède est ailleurs, et la seule chose, qu’ici nous voulions demander à l’État, c’est d’en permettre l’application.

Il réside, en effet, dans une atténuation, à l’usage des contrées dentellières, des dispositions de la loi scolaire, et cette modification était, dès 1883, proclamée nécessaire par un homme aussi peu réactionnaire que le fut M. Tolain. Il faut permettre, dans notre système actuel d’éducation, de juxtaposer pour le moins l’enseignement professionnel à l’enseignement primaire, et s’inspirer de ce mot si sensé d’Herbert Spencer, qui devrait être gravé au frontispice de tous nos établissemens scolaires : « La meilleure instruction est celle qui prépare le mieux l’enfant à l’avenir qui l’attend. » Il faut recréer d’urgence des classes de dentelle ; l’entreprise n’est pas bien onéreuse, le traitement d’une maîtresse d’ouvrage est une affaire d’une centaine de francs ; nos comités de patronage seraient tout désignés pour trouver des débouchés à la dentelle ainsi faite, et les enfans, encouragés, pourraient ainsi reprendre l’habitude de ce métier. Mais, pour ces petites ouvrières d’art, il faudra notablement alléger les programmes (est-il indispensable d’apprendre à de petites villageoises la physique, la chimie, l’histoire naturelle, voire l’astronomie ?) et réduire les heures de classe afin de permettre un exercice normal et profitable de la dentelle.

Ce sont là des réformes possibles ; avec de la bonne volonté et un peu de tact, même en fermant simplement les yeux, les pouvoirs publics pourraient singulièrement avancer les choses. Mais il faut se hâter, car, si la situation actuelle se prolongeait, la dentelle, un jour, pourrait venir à reprendre : ce seraient alors les dentellières qui feraient défaut.


V

Dégageons maintenant la conclusion pratique de cette enquête.

La dentelle à la main fut pendant longtemps pour plusieurs régions de notre pays une source admirable de prospérité, et elle contribua à fortifier, sur le terrain artistique et industriel, le renom du travail français ; elle eut un rôle moralisateur des plus appréciables et apporta le bien-être dans les chaumières : c’est donc, au premier chef, une industrie nationale. Elle est, en outre, au moins pour la contrée que nous avons étudiée, le moyen le plus sûr d’enrayer cette désolante dépopulation des campagnes en permettant à la paysanne de gagner sa vie chez elle et d’apporter un appoint sérieux au salaire du mari ; ainsi elle retient, elle fixe la femme au village, et où est la femme est le foyer : au point de vue social, son importance est extrême.

Il ne faut donc pas laisser tomber une industrie intéressante à tant de titres, et le devoir de tous et de chacun est d’en faciliter le relèvement, puisqu’il est susceptible de telles conséquences. Nous avons alors signalé les facteurs possibles de cette reprise : les fabricant, qui perfectionneraient cet article et lui conféreraient un mérite artistique manifeste ; les hautes classes qui patronneraient cette industrie et ses ouvrières. Et nous avons souhaité, à l’instar de ce qui s’est fait en Italie, en Suède et en Autriche, la création en France d’un comité de patronage de la dentelle à la main. Les femmes du monde peuvent beaucoup en cette affaire : par leur prestige, elles sont à peu près seules capables d’en remettre l’usage en honneur, et leur exemple peut déterminer un courant de la mode ; par l’autorité locale que leur donne leur situation de châtelaines, elles peuvent favoriser puissamment l’apprentissage de cet art en aidant à la réouverture des classes de dentelle. Ce faisant, elles donneraient par surcroît une haute leçon démocratique en montrant au peuple que ceux qui l’aiment le mieux ne sont pas toujours ceux qui le flagornent le plus.

C’est donc vers elles qu’il faut se tourner, c’est sous leur protection qu’il convient de placer cette aimable industrie. Le luxe et l’élégance peuvent avoir une utilité sociale, qui les excuse et mes justifie ; et « la dépense est vraiment le travail du riche, » si elle est sagement ordonnée et suivie dans ses destinations diverses. Qui donc obtiendra de celles qui détiennent la richesse ce petit effort de songer, avant d’en disposer, à qui va leur argent et quels offices il rémunère ! Quand voudront-elles que leur élégance soit bénie par celles qui peinent pour le service de leur beauté, et qui passent leur vie à satisfaire leur luxe, sans espoir de le jamais partager ?


FERNAND ENGERAND.

  1. Rapport de l’Exposition internationale de Londres, 1851.
  2. Commission d’enquête sur la condition des ouvriers et des industries d’art, instituée par décret du 24 décembre 1881. Séance du 3 février 1882.
  3. Il en va de même en Angleterre, où la dentelle d’Honiton fut remise en faveur à l’instigation de la Reine, qui y subventionne une école professionnelle spéciale : l’article est devenu l’objet d’une demande continue. Voyez, sur la nécessité de relever le travail manuel, dans l’intérêt même de l’art, l’étude sur John Ruskin (Revue du 1er décembre 1895).