L’Industrie et les Ouvriers du Coton aux États-Unis depuis la guerre de sécession

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L’Industrie et les Ouvriers du Coton aux États-Unis depuis la guerre de sécession
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 272-295).
L'INDUSTRIE
ET
LES OUVRIERS DU COTON
AUX ETATS-UNIS

I. L’Industrie cotonnière aux États-Unis, par M. Alfred Engel, 1870. — II. History of American manufactures, by Bishop. — III. Introduction and carty progress of the cotton manufacture in the United States, by Samuel Batchelder. — IV. United States tariff. Report of the Commissioner of interna retvenue, by Ogden, 1870.

Plus on avance dans le siècle, plus il est démontré qu’avant qu’il soit révolu, les États-Unis auront introduit chez eux la plus grande partie de nos industries et de nos cultures. Ce n’est pas de leur part un caprice, c’est un système et une précaution ; ils veulent se suffire, quoi qu’il arrive, et maintenir entre eux et l’Europe une certaine séparation d’intérêts. Presque toutes les nations ont suivi cette marche dans leurs premiers arrangemens économiques : se posséder sans partage, rester maître chez soi, quoi de plus naturel ? L’Amérique du Nord avait d’ailleurs d’autres motifs d’agir ainsi, les distances, l’isolement, le régime politique et, il faut l’ajouter à notre douleur, les convulsions dont l’Europe semble être désormais le siège. Hier c’était une épidémie de grèves qui vidait un à un nos ateliers, et frappait d’inertie les services du débouché extérieur ; aujourd’hui c’est un vertige militaire qui pousse non plus des armées, mais des races à s’exterminer. Comment, à ce spectacle, ne pas douter d’une civilisation qui l’a rendu possible ? comment ne pas douter aussi des peuples qui en sont auteurs, victimes ou témoins ? comment, dans tous les cas, garder comme pourvoyeurs habituels des marchés sujets à de tels fléaux ? Ainsi ce que l’instinct seul avait d’abord conseillé, les événemens ont pris à tâche de le justifier, et le calcul des Américains, très étroit en principe, se convertit chaque jour, par la force des choses, en une plausible prévoyance.

Il faut donc s’attendre avoir le parti politique qui défend à outrance le privilège manufacturier aux États-Unis profiter des tristes temps d’épreuve que traverse notre continent. On sait que ce parti est celui qui, ayant conduit la dernière guerre, gouverne depuis lors la confédération. Son pouvoir paraissait ébranlé par l’abus qu’il en a fait ; nos calamités sont de nature à le raffermir. Elles viennent à l’appui de cet argument souvent reproduit devant le congrès, que le rôle de l’Europe est fini, et qu’il est temps de la suppléer dans tous ses modes diction sur l’Amérique. Ce serait tout uniment notre exclusion ; avant d’y souscrire, il est bon d’examiner les faits. Déjà du reste la Revue avait appelé l’attention sur ce sujet, notamment dans un très bon travail de M. John Minet[1] ; voici aujourd’hui, sous une date très récente, un document qui rectifie sur quelques points les renseignemens antérieurs, et qui les complète sur tous les autres. C’est le récit digne de créance d’une tournée faite aux États-Unis dans les districts de fabriques. L’auteur, M. Alfred Engel, appartient à l’une des plus honorables familles de l’Alsace, celle de M. Jean Dollfus ; petit-fils et fils de manufacturiers, manufacturier lui-même, il parle de ce qu’il a étudié et vu, simplement, sincèrement, sans l’ombre de parti-pris et avec l’autorité d’un homme qui a vécu au sein des ateliers. Avant de publier son mémoire, il l’a soumis, dans une suite de lectures, à ses juges naturels, les membres de la Société industrielle de Mulhouse, qui en ont ordonné l’insertion dans leur bulletin. Ces conditions de recherche et de contrôle ne sont pas communes, et font de M. Alfred Engel un guide sûr et des mieux informés.


I

Dès qu’on débarque à New-York, l’engouement du public pour ce qui est de provenance locale frappe inévitablement les yeux. Si à Paris c’est l’étiquette anglaise qui prévaut dans les enseignes et les étalages, à New-York c’est l’étiquette américaine partout on la retrouve dans des proportions et avec des assortimens qui étonnent. On cite par exemple la maison A. T. Steward, dont le chef a été un instant désigné pour le ministère des finances ; ses magasins sont un monde en miniature dont nous n’avons en France que de très minces équivalens. En 1868-1869, le mouvement des affaires de cette maison a représenté 30 millions de dollars, 120 millions de francs. Là-dessus, l’impôt prélevé par le fisc était de 150,000 francs. Quant au personnel, c’est un régiment complet, 3,000 employés avec des traitemens qui, à tous les degrés, dépassent de beaucoup ceux que nous avons coutume d’accorder. Voila déjà un bel instrument de commerce ; il y en a un autre plus considérable : c’est la maison H. B. Claftin et C°, qui s’occupe exclusivement de la vente des domestic goods, produits domestiques, et encore ne comprend-elle sous cette dénomination que les tissus de fabrication américaine. S’imaginerait-on que, dans ces conditions restreintes, cette maison atteint en une année un débit de 42 millions de dollars, 172 millions de francs, sur lesquels elle paie à l’état, suivant sa déclaration, qui sert de base à l’impôt, une somme de 217,000 francs ?

La vogue est donc aux produits domestiques ; c’est toujours la revanche des intérêts du nord contre les intérêts du sud, la suite du combat engagé en 1859 aux noms de Lincoln et de Buchanan. Au fond, il n’y a pourtant là qu’un abus de mots. Les vrais produits domestiques sont ceux que le sol américain a fournis amplement, et qui longtemps ont défrayé une exportation aussi riche que variée, les cotons, les farines, les pétroles, les pelleteries, les viandes et poissons salés, les tabacs, les bois de teinture, les substances médicinales. Est-ce ainsi qu’on l’entend à New-York ? Non. Est-ce au débit de ces produits domestiques que s’ouvrent ses vastes établissemens ? Non encore. Ce serait trop élémentaire, trop agricole ; ce ne serait pas assez industriel. Or le goût du jour aux États-Unis veut que l’agriculture se trempe dans l’industrie et s’y confonde. Le coton par exemple, quel pays ne se contenterait du lot qui en est échu à l’Amérique du Nord, du milliard de francs en chiffres ronds qu’avec ce seul article elle a prélevé et tend à prélever de nouveau sur les ateliers de l’Europe ? Ce n’est pas assez pour les Américains, qui, au risque d’amoindrir leur fortune au lieu de l’accroître, entendent filer eux-mêmes, tisser, retordre, teindre et imprimer ce coton. À ce prix seulement, il deviendra un produit domestique digne de figurer avec honneur dans les grands assortimens de la métropole, et d’autant plus domestique qu’il aura reçu plus de façons, coûté plus de main-d’œuvre. Pures questions de mots que tout cela, et dont un peuple si sensé aurait dû mieux se défendre.

En fait d’industrie, il est vrai, le coton était la matière qui devait se présenter d’abord à l’activité ingénieuse de l’Américain. La première fabrique suivit de près les premières cultures. On en cite la date et le lieu ; on cite également le nom de l’entrepreneur, Samuel Slater : il s’établit en 1790 à Pawtucket dans le Rhode-Island. La spéculation était des plus naturelles : introduire la fabrication au siège même des récoltes de la matière première ; cette fois pourtant le calcul ne fut pas justifié, Pawtucket n’eut qu’une existence éphémère. L’Angleterre, armée de ses découvertes mécaniques, ne souffrait plus de concurrens pour le débouché des tissus de coton. Pendant trente ans, il fallut, sous peine d’échec, courber la tête aux États-Unis comme ailleurs ; la production de ceux-ci, très limitée, se réduisait à quelques étoffes communes d’usage local. En 1822 seulement, un élan sérieux partit de Boston, qui avait donné à la confédération de grands hommes politiques, et devait lui donner aussi d’habiles manufacturiers. A 10 lieues de la ville coule le Merrimack, dont les chutes sur un espace resserré fournissent une force de 12,000 chevaux. Une société de capitalisas eut bientôt vu ce qu’elle pouvait tirer de ces trois conditions réunies : un moteur presque gratuit, du coton sous la main et l’emploi de machines anglaises arrivées au dernier degré de la perfection. Ce fut l’origine de l’établissement de Lowell, dont Ha notoriété est devenue si grande, petit bourg d’abord, aujourd’hui ville de 36,000 âmes. Qui n’a lu l’histoire de cette colonie racontée à ses débuts ? A voir les lieux, c’est toujours la même légende, quoique le temps et les effets du nombre en aient un peu altéré les traits ; mais cette légende dût-elle complètement s’effacer, il n’en resterait pas moins à Lowell l’honneur d’avoir été aux États-Unis le berceau de l’industrie des tissus de coton.

Cette industrie n’a eu depuis lors d’autre éclipse que celle dont les calamités d’une guerre de quatre ans ont été cause : sauf cet incident, la marche en a toujours été aussi heureuse que rapide ; on s’en assure en la suivant jusqu’à la période la plus récente. En 1831, huit ans après la fondation de Lowell, le nombre des établissemens distribués dans la zone qu’il occupe était de 795, mettant en œuvre l,246,503 broches et 33,506 métiers, lesquels consommaient 215,000 balles de coton, et employaient environ 19,000 hommes, 39,000 femmes et 5,000 enfans. La valeur annuelle de cette fabrication était de 26 millions de dollars, 130 millions de francs. À cette date, il n’y avait pas encore de filatures au sud de la Delaware. En 1840, le rayon s’étend ; on arrive à 2,112,000 broches : Lowell a des villes rivales dans Lawrence, Providence et Fall-River. Dix ans après, le nombre des broches est de 2,510,000, la consommation du coton de 540,000 balles. Enfin entre 1850 et 1860, une sorte de révolution s’opère dans l’économie de la manufacture ; les petits ateliers désarment devant les grands ; le nombre des exploitations diminue, tandis que la puissance de la production s’accroît. Quand arrive 1860, à la veille même de la guerre, on est en face de 5,230,000 broches employant 900,000 balles de coton. C’est sous le régime de l’esclavage le dernier effort et le dernier résultat.

Survint alors cette crise qui devait durer, non pas des semaines ni des mois, mais des années, et aujourd’hui encore on se demande comment tout ce travail manuel, fondé par la paix et pour la paix, a pu survivre a une si longue prise d’armes. Le génie du peuple américain ne s’est nulle part montré sous un jour plus significatif ; il a été plus fort que l’insuffisance des récoltes, le renchérissement de la denrée, les embarras du papier-monnaie et les charges du service militaire. La manufacture, comme un vaillant navire, a traversé cet ouragan en serrant une partie de ses voiles, et s’est trouvée, quand le calme est revenu, sinon intacte, du moins en mesure de réparer ses avaries. En 1861, première année de la guerre, la manufacture réduisait le chiffre des opérations à 550,000 balles, et en 1862 à 300,000, limite extrême de ce recul. En 1863, elle remonte à 310,000 balles, et en 1864, à la fin des hostilités, elle est à 330,000. Puis la revanche commence, rapide comme la reprise des immigrations, le réveil de l’activité commerciale et la reconstruction du régime politique. Dès 1865, l’industrie cotonnière est ramenée à une consommation de 550,000 balles, et trois ans après, en 1868, on la voit déjà s’élever à 950,000 balles, c’est-à-dire à un chiffre qui excède de 50,000 balles celui de l’année la plus favorisée avant la rébellion. En quatre ans, le terrain perdu à donc été regagné et au-delà : non pas que la culture ait marché du même pas que la manufacture, des influences particulières ont, comme on le verra, pesé favorablement du côté de celle-ci, et en ont accru le lot ; mais, si incomplète qu’elle ait été, la liquidation à bref délai d’affaires aussi embarrassées n’en demeure pas moins, pour l’activité d’une nation, un beau signe de virilité, et pour sa fortune une de ces réparations qui indiquent un changement de veine.

Le détail des faits est de nature à fortifier cette opinion. Un document très précis a été publié dans les derniers mois de l’année 1869 sur la situation de l’industrie du coton aux États-Unis. C’est un rapport dressé en comité et contrôlé en assemblée générale par l’Association des planteurs et des manufacturiers. On y récapitule état par état l’importance de la fabrication, le nombre des établissemens en activité et des broches qu’ils comptent, les numéros des filés, le travail annuel par broche et les quantités de matière employée. C’est la fabrique en action ; les hommes compétens peuvent d’un coup d’œil en juger le mécanisme et l’économie. Il suffira d’en détacher les traits essentiels. Le tableau comprend deux grandes divisions, les fabriques du nord, les fabriques du sud ; il va de soi que les premières sont prépondérantes. Le nord comprend 693 filatures qui mettent en jeu 6,452,974 broches, emploient 398,433,134 livres américaines de coton à raison de 61,46 livres par broche, avec un numéro moyen de filature de 27 3/4. Deux états sur quinze, le Massachusetts et le Rhode-Island, absorbent à eux seuls la moitié de ces quantités. Le premier emploie 2,395,050 broches, le second 1,082,376 broches avec 35 1/4 pour numéro moyen de filés, qui est le maximum du travail moyen par état. Au-dessous des deux vétérans de la fabrique du nord, il n’y a guère de place que pour le New-Hampshire, le Connecticut, le New-York et la Pensylvanie avec des chiffres légèrement inférieurs, enfin le New-Jersey, qui, opérant sur de petites quantités, se relève par la finesse des fils. Dans cette nomenclature, on a l’état-major de l’industrie du coton ; le reste se compose d’appoints dont les plus pauvres appartiennent à la fabrique du sud. Ici la qualité décroît avec le nombre ; la plus forte filature n’atteint pas 90,000 broches, et le total pour les dix états est de 247,557 broches. Quant aux numéros des filés, on descend entre 15 et 8, types des fabrications les plus communes. L’ensemble, nord et sud compris, aboutit à une production résumée par les chiffres suivans : 6,700,557 broches, employant 434,293,883 livres américaines de coton.

Il importait d’autant plus que ces chiffres fussent fixés avec une autorité suffisante, avec une précision à l’abri de tout débat, que les évaluations fournies jusqu’à présent par les annuaires et les statistiques étaient plus arbitraires et plus contradictoires. L’intérêt, la passion, l’esprit de parti, s’y donnaient toute carrière. Quelques documens portaient à 15 millions le nombre des broches montées par la manufacture américaine, d’autres disaient 12 millions, les plus modestes se réduisaient à 9 millions. On sait maintenant à quoi s’en tenir ; c’est moins de 7 millions de broches. Rien de plus significatif dans ce nombre que la proportion minime pour laquelle le sud y figure. Il y avait là pourtant une légitime revanche à prendre contre le nord, un moyen d’atténuer les préjudices de la guerre. Quel siège plus naturel pour la manufacture du coton que la contrée où on le cultive, où, malgré l’abolition de l’esclavage, la main-d’œuvre et les denrées sont restées à plus bas prix que dans les autres parties de la confédération ? Les versans orientaux des monts Cumberland ne manquent pas de chutes comparables à celles du Merrimack, et fallût-il employer la vapeur pour les suppléer en tout ou partie, ce qui est le cas pour les usines les plus favorisées, le sud a les moyens d’y pourvoir dans des conditions qui ne craignent point la concurrence. En effet, tandis qu’à Lowell et à Lawrence dans le Massachusetts la tonne de houille se paie 8 dollars (31 fr. 20 cent.), qu’à Providence dans le Rhode-Island le prix s’en élève jusqu’à 10 dollars (39 francs), on a sous la main à Augusta et à Granitevillet, dans la Géorgie et la Caroline du sud, des forêts de plus qui, après avoir fourni leur résine, sont encore un combustible de choix. Voilà en somme des élémens précieux : d’où vient que les gens du sud n’en ont pas mieux profité ? C’est probablement qu’ils se regardent toujours comme des opprimés, et qu’ils résistent à s’engager dans une voie que les gens du nord ont ouverte. Leur vraie industrie à eux était la culture du coton ; ils y ont excellé, et ils ne sont pas encore d’humeur à prendre le second rang après avoir si longtemps figuré au premier.

Ce n’est pas d’ailleurs sans avoir pesé assez lourdement sur la fortune de la communauté que les états manufacturiers ont édifié et maintenu leur propre fortune. Le procédé employé pour cela est des plus simples : battre monnaie avec les tarifs des douanes ; c’est ainsi que dans la dernière reprise d’activité la fabrique a marché plus vite que la culture. User du tarif pour relever leurs prix est du reste une coutume familière à tous les entrepreneurs d’industrie quand ils peuvent mettre les bonnes cartes dans leur jeu. Les prétextes spécieux ne manquent jamais, et aux Américains moins qu’à personne. De 1813 à 1816, ce fut la haine contre l’Angleterre ; depuis 1865, c’est une revanche contre l’Europe. Il est bon de remarquer que, pour obtenir un effet matériel, c’est toujours d’un prétexte moral que l’on se couvre. Le taux varie d’ailleurs selon les temps, les circonstances et le mouvement de l’opinion. En 1816, le coup du début est des plus fermes, 25 pour 100 de droits. Depuis lors, dans le demi-siècle qui s’est écoulé, il y a eu presque autant de tarifs que de présidences : les plus obscures, les plus insignifiantes, comme celles de Van-Buren et de Polk, ont payé ce tribut et donné ce gage ; les plus fertiles en événemens, comme celles de Jackson et de Lincoln, n’y ont pas échappé. Qui plus, qui moins, chacun mettait la main à ce mécanisme fiscal dans un sens ou dans l’autre, suivant le parti qui avait le dessus. Comme cependant les forces politiques se balançaient, les écarts n’étaient pas très grands ; les vainqueurs se contenaient, n’étant jamais sûrs du lendemain. On a traversé ainsi près d’un demi-siècle sous l’empire de droits de douane tolérables, entre un minimum de 8 pour 100 et un maximum de 15 pour 100, qui n’apportaient point aux échanges une entrave trop sensible. L’industrie locale s’en accommodait aussi, et cheminait à petit bruit. Ce n’était pour personne une complète satisfaction ni un gain de cause marqué ; mais c’était néanmoins un régime de faveur sans lequel l’industrie du coton n’aurait eu d’autre alternative que de désarmer, ou de chercher son salut dans ses propres forces.

Précisément M. John Stuart Mill a imaginé là-dessus, probablement en vue des États-Unis, une théorie plus ingénieuse que solide, et dont il doit être aujourd’hui, en présence des faits, bien désabusé. Cette théorie remplit un chapitre du livre intitulé Philosophie de l’économie politique. Raisonnant dans l’hypothèse d’une industrie à fonder de toutes pièces dans un pays neuf, avec des élémens informes, il considère une protection fiscale comme très légitima, à la condition qu’elle demeure temporaire, et que celui qui est admis à en jouir s’en désiste spontanément dès que, par des perfectionnemens successifs, le but proposé est atteint. Soit ; mais la limite du perfectionnement à obtenir, où est-elle et qui en sera le juge ? Si c’est la partie intéressée, on attendra longtemps l’arrêt, témoin les États-Unis. Après un demi-siècle d’une protection modérée, est-il sur les lieux un seul des privilégiés qui ait parlé de s’en dessaisir ? Loin de là ; ils profitent d’une révolution sociale pour pousser les choses à outrance, et des taxes de 8, de 15 pour 100, ils arrivent d’emblée, sans ménagement, à la fiscalité la plus écrasante, à 45, à 50, à 70 pour 100. Voilà où vont les intérêts quand on leur rend la bride ; c’est beaucoup de candeur que de les laisser juges dans leur cause et de compter sur leur discrétion.

Il est aisé de comprendre tout ce que cette situation renferme d’embarras et d’artifices. Les 7 millions de broches qui tournent aux États-Unis ne sont pas des instrumens naturellement acquis et fournissant une besogne régulière ; pas un brin du coton qu’elles filent, pas 1 mètre du tissu ourdi par ces fils, ne peuvent franchir la frontière : tout cela est prélevé par voie de taxes sur la vie du pays, qui a voulu se donner ce luxe quand il aurait pu se pourvoir ailleurs presque à moitié prix. Quelques exceptions sont pourtant à noter : d’un côté, le marché des États-Unis reste ouvert malgré les droits à quelques étoffes d’Europe dont le goût et la délicatesse se refusent à toute imitation ; de l’autre, le génie américain s’est approprié certains articles qui demandent plus de soin que d’art, et où il soutient sérieusement la lutte pour les qualités et pour les prix ; c’est ce que rendra plus sensible un coup d’œil que nous allons jeter, avec M. Alfred Engel, sur les principaux établissemens de la confédération, les meilleurs types, les têtes de colonne, soit pour l’importance des affaires, soit pour le régime auquel le travail est assujetti.

II

Aux États-Unis, comme en Angleterre et en France, le type le plus complet de la manufacture de coton est celui qui réunit les trois ordres de travaux par lesquels passe la matière : la filature, le tissage et l’impression, groupés autant que possible dans la même enceinte et sous les mêmes mains. Lowell ne tient plus aux États-Unis le premier rang ; il a été dépassé par des localités plus hardies et plus heureuses. C’est d’abord dans le Rhode-Island Providence, où la maison Sprague, ayant à sa solde 6,000 ouvriers, dispose de 220,000 broches, de 4,600 métiers à tisser et d’une fabrique d’impressions d’où sortent annuellement 53 millions de mètres, c’est-à-dire de quatre à cinq fois autant que le principal établissement de Mulhouse ; c’est ensuite dans le Massachusetts Lawrence et sa vaste fabrique des Pacific Mills avec 113,040 broches de coton, 18,098 broches de laine, 3,519 métiers en deux salles, 22(machines à imprimer. Lowell vient en troisième par le Merrimack manufacturing, qui compte 103,000 broches, 2,500 métiers et 14 machines à imprimer.

Rien ne manque à ces trois établissemens. Les constructions en sont monumentales, avec plus de recherche, il est vrai, que de goût. Ce sont des emprunts faits à la Grèce ou à Rome, parfois au moyen âge, emprunts dont le style jure avec la destination, mais qui, sans caractère pour des yeux exercés, n’en produisent pas moins un certain effet sur la foule. Tantôt les travaux sont distribués sur divers points, tantôt ils sont groupés dans la même enceinte. Les Pacific Mills de Lawrence sont dans ce dernier cas, si bien que le coton y entre brut et en sort amené au dernier degré de l’ouvraison. Point de discontinuité dans les opérations ni de transport à bras ; tout marche par le jeu seul des machines. Voici une balle de coton qu’un wagon de chemin de fer dépose à l’entrée de l’usine ; suivez-la. Un treuil s’en empare pour l’empiler dans le magasin général, d’où elle passe par des salles successives à l’étirage, au battage, à la carde, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive à l’apprêt et au conditionnement. Elle a parcouru ainsi, cheminant toute seule, la série entière des transformations qui doivent en assurer le débit. Chacun des engins qui ont poussé la balle dans ce trajet et en ont modifié la forme aboutit à une économie de main-d’œuvre, et concourt à l’objet que toute manufacture se propose : obtenir le plus possible avec le moins de dépense possible. Les sept fabriques qu’exploitent MM. Sprague dans le Rhode-Island, le Maine et le Connecticut, le Merrimack manufacturing à Lowell ne le cèdent en rien aux Pacific Mills de Lawrence pour le choix et le nombre des outils. Par une inconséquence dont ils ne se vantent pas, ces trois établissemens ont dérogé pour cette fois à leur préférence pour les produits domestiques ; c’est en Angleterre et en France qu’ils ont acheté leur matériel d’exploitation, en s’attachant à ce que ces deux pays of fraient de plus perfectionné. Pour mieux battre l’Europe, ils ont eu recours à ses propres armes.

Ou cela les a-t-il conduits ? où en est l’industrie américaine après cette campagne que, depuis cinq ans surtout, elle poursuit avec tant d’ardeur ? On voit avec quelle masse de capitaux et d’instrumens elle agit, quels puissans ateliers elle fonde, et, comme si ce n’était pas assez, elle y ajoute des droits d’entrée qui varient de 40 à 70 pour 100. À ce compte, il ne devrait rien rester debout en Amérique des échanges avec l’Europe. Les statistiques cependant ne concluent pas tout à fait ainsi ; malgré quelques fluctuations, le mouvement entre l’ancien continent et le nouveau n’est pas si nul qu’on pourrait le croire. En 1868, les États-Unis ont encore importé pour 17,750,000 dollars de tissus et articles de coton (93,187,500 francs). On est en arrière, il est vrai, sur 1861, qui a donné 25,500,000 dollars, et 1866 qui atteignit le plus haut chiffre connu, 30,200,000 dollars ; mais ce sont là deux années d’exception : 1861 a vu commencer et 1866 a vu finir la guerre, double cause d’un approvisionnement irrégulier. Dans les circonstances ordinaires, les entrées de tissus se rapprochent davantage du chiffre le plus récent : c’est 13 millions de dollars pour 1840, 19 millions pour 1850, 12 millions pour 1862, 18 millions pour 1863, 17 millions pour 1864 et 22 millions pour 1865. Nous luttons donc encore, nous tenons pied, quoique la partie soit devenue difficile. Il est à croire qu’elle finira par un partage d’attributions, si le régime des tarifs dure ou empire ; à un certain degré, ce partage est même déjà fait.

On a vu qu’en général la manufacture américaine ne s’attaque pas aux filés fins. Dans le sud, elle s’en tient aux bas numéros, le 8 et le 9 ; à peine arrive-t-on jusqu’au 15. Il s’ourdit dans le premier cas des toiles pour l’usage des nègres, dans le second des cretonnes et des croisés (chaîne et trame 14), qui se vendent dans l’ouest sous le nom de shirting, drills, etc. Dans les fabriques du nord, les genres se relèvent, sans sortir pourtant des étoffes que l’on peut confectionner avec des fils de 27 1/2, numéro moyen, pures imitations pour la plupart, et marchandise de pacotille, comme on dit en termes de métier. Ce qu’on en fait d’ailleurs est moins par impuissance que par système. Les bons ouvriers ne manquent pas pour une besogne soignée, skilled labor ; mais dans ces manipulations monstrueuses la masse emporte le détail, les qualités s’absorbent dans les quantités. En filature, il y a bien des défectuosités qui échappent au contrôle ; dans le tissage, c’est pis encore. Des métiers qui battent cent quarante ou cent cinquante coups par minute seraient déjà, comme unités, des instrumens difficiles à conduire ; on a pris à tâche d’en rendre la surveillance presque impossible en les multipliant sous les mêmes mains. Au début, deux métiers pour chaque tisserand semblaient être la limite d’une bonne exécution, et c’est cette limite qu’aujourd’hui encore les ouvriers de Roubaix imposent à nos fabricans sous peine de grèves. En Angleterre, ce pas est franchi depuis bien des années, et c’est la règle de quatre métiers par tisserand que la coutume a consacrée. Les États-Unis, toujours prompts à aller en tout plus loin que l’Europe, ont porté ce nombre à cinq métiers par tisserand, et dans quelques ateliers on exagère en outre le maximum de vitesse. Il est aisé de comprendre que dans ces conditions on n’arrive pas, pour les étoffes de vente courante, à un grand degré de perfection, et qu’on s’interdit de gaîté de cœur des articles qui, comme les piqués, exigent une certaine habileté de main.

En fait d’impressions, mêmes écarts de goût, même manque d’invention. Ici encore les machines sont la fleur de ce que peuvent fournir les premiers ateliers du monde, chacun pour le détail qu’il traite le mieux : les entrepreneurs n’ont regardé ni au prix des objets, ni aux risques du transport ; mais, en manufacture comme ailleurs, à côté de la matière il faut toujours chercher l’esprit, à côté de l’instrument le génie de l’homme qui le met en jeu. Par où pèche l’exécution américaine, le sait-on bien ? On le sent mieux qu’on ne le définit. Ce sera ou l’idée initiale, ou l’agencement, tel effet ou tel contraste, un je ne sais quoi qui choque les bons juges. On peut en outre, dans les toiles peintes, relever des imperfections très appréciables : la gravure par exemple, qui se fait presque toujours au pantographe, les couleurs, qui sont rarement composées par des chimistes habiles, de grandes inégalités dans l’impression, qui tiennent surtout aux inégalités dans le tissu. Point d’originalité d’ailleurs, et on n’y vise même pas. Il semble plus commode et surtout moins coûteux au fabricant américain de copier nos dessins et les dessins anglais que d’en avoir qui lui soient propres. Un article de nouveauté parait-il à Manchester, à Rouen ou à Mulhouse, les premiers coupons, quelquefois même des échantillons surpris en fabrique, partent pour les États-Unis, et avant même que des pièces originales soient arrivées d’Europe, on peut en voir des copies aux étalages de New-York et de Boston. Ce plagiat expéditif s’appellerait ailleurs contrefaçon, et serait puni par les lois ; aux États-Unis, la loi n’a rien à y voir, et la conscience, à ce qu’il paraît, encore moins : le seul châtiment est dans la médiocrité de l’imitation, qui ressemble beaucoup à un travestissement. Du reste ceux qui consomment ces produits sont, en fait d’art, les pareils de ceux qui les exécutent, et ces toiles, que nous traiterions de rebut, trouvent là-bas un débit assuré par grandes masses. C’est la part qu’il faut abandonner à l’Amérique tant que ses tarifs seront ce qu’ils sont. La nôtre, ce qui nous reste malgré tout, c’est l’étoffe mieux faite, mieux traitée dans le détail, mieux ourdie, couverte de meilleurs dessins.

Dans ce partage à peu près constant, M. Alfred Engel ne signale guère qu’un petit nombre d’exceptions, notamment les percales, qui, dans deux ou trois maisons, lui ont paru comparables aux produits français. Son opinion est bonne à citer. « MM. Sprague et C°, dit-il, les Pacific Mills, le Merrimack manufacturing et C°, font des percales qui ne le cèdent en rien à nos exportations ; d’excellens connaisseurs préfèrent cet article américain à la marchandise française à prix égal, sans en savoir la provenance, et j’ajouterai que les établissemens que je viens de citer sont à même de vendre à 31 cents currency le yard de ce tissu avec un fort bénéfice, quand le nôtre, droits payés, nous revient en ce moment sur ce marché à 37 cents or, c’est-à-dire à l’équivalent de 46 currency. Ils peuvent donc vendre une qualité égale à la nôtre à 15 cents par yard meilleur marché que nous. » Soit ; mais il y a un autre compte à faire, c’est le droit que notre tissu paie et dont le tissu américain est affranchi. Ce droit est de 20 pour 100 ad valorem et de 5 cents et demi en or par yard carré, en tout 50 pour 100 environ. Prenons le currency ou cours du papier-monnaie pour base : le coût de la percale étant de 46 cents le yard, c’est 23 cents à déduire pour le droit, ce qui réduirait le prix du tissu à 23 cents, c’est-à-dire à 8 cents meilleur marché que le similaire américain. C’est donc une protection de 26 pour 100 qui demeure acquise à ce dernier, et par conséquent un débouché strictement fermé à toutes les concurrences. Dans ces conditions, il est difficile d’admettre, avec M. Engel, que sur un marché libre les percales américaines puissent tenir tête aux percales anglaises et françaises, à moins d’une supériorité très marquée dans l’exécution.

Sur un autre article, le retordage du coton, les niveaux naturels entre l’ancien et le Nouveau-Monde semblent également se rapprocher. Cette branche n’est pas à dédaigner. D’après M. Greene, l’un des hommes qui l’exploitent avec le plus de succès, la production totale des États-Unis en fils à coudre est de 10 millions de douzaines de bobines de 200 yards. Sa fabrique est à Pawtucket dans le Rhode-Island, et se distingue par une tenue supérieure. On y voit 20,000 broches, transformant par an 850,000 livres de coton en 1,250,000 bobines ; excellens en blanc, les produits laissent beaucoup à désirer en couleurs. Ces chiffres ne sont rien d’ailleurs auprès des formidables récapitulations du travail des fabriques d’indiennes qu’il convient de fixer comme élémens de statistique et objets de curiosité. La maison Sprague par exemple réunit à elle seule dans ses vastes établissemens 16 pantographes, 4 gravures sur rouleau à la molette, enfin 30 machines à imprimer, produisant 30,000 pièces de 40 yards par semaine, soit 1,200,000 yards de calicots ordinaires (prints), plus 1,200 pièces de 35 yards de jaconas (lawns), soit 42,000 yards : en tout 1,242,000 yards par semaine. De leur côté, les 22 machines des Pacific Mills donnent issue chaque jour à une expédition de soixante-quinze à quatre-vingt-cinq caisses d’impression contenant chacune 2,000 yards. Enfin le Merrimack manufacturing livre à la consommation 475,000 yards de tissus par semaine. Il y a sans dire qu’à chacune de ces grandes existences manufacturières répond une existence commerciale analogue dont le siège principal est à New-York, avec des agences distribuées dans toute la confédération. Naturellement l’impulsion que donnent ces établissemens de premier ordre est suivie par les moyens et petits établissemens, et il en est beaucoup parmi ces derniers où, sur une échelle plus réduite, on retrouve les mêmes résultats, si ce n’est des résultats meilleurs. Il ne faut pas croire en effet que tout soit profit dans une production exagérée ; il y a une limite où les avantages de ce système sont au moins balancés par d’inévitables inconvéniens. Ce qui est commun à tous, c’est la nécessité d’écouler sur place toute la matière Qu’ils emploient, de convertir tous leurs filés en tissus et de placer tous ces tissus écrus ou teints sur leur propre marché, sans en rien distraire. Des gens irréfléchis verraient là un sujet de triomphe, c’est au contraire une condamnation et un signe irrécusable d’infériorité.

Nous voici fixés sur les locaux et les machines, sur la matière qui entre dans ces ateliers ou qui en sort, sur les richesses qui s’y créent ; il ne nous reste plus qu’à voir et étudier de près la population répartie entre les divers services. Comme en Europe, le mélange des sexes est le régime dominant ; l’on peut même dire que l’emploi des femmes a été l’idée initiale de l’industrie du coton aux États-Unis. Au début, dans la période des grands défrichemens, aucun bras d’homme ne pouvait s’en détourner, les femmes y aidaient dans la mesure de leurs forces ; même lorsque le peuplement se fut accru, il n’y eut de disponibles que des jeunes filles, rares d’abord, puis plus nombreuses, que les fermiers, devenus plus aisés, répugnaient à employer aux durs labeurs des cultures. Ce fut là-dessus que la colonie de Lowell fut fondée, non-seulement à cause des chutes de son fleuve, mais pour tirer parti de l’essaim d’ouvrières répandu dans les exploitations du voisinage. Sorties de familles honnêtes, ces jeunes filles s’imposèrent de telles règles de conduite, qu’il en sortit une communauté exemplaire où les fautes n’étaient que de rares exceptions. L’atelier n’était d’ailleurs pour elles qu’un lieu de passage, un assujettissement limité. Elles quittaient la maison paternelle les mains vides, elles y rentraient avec une dot et la connaissance d’un métier qui, le cas échéant, pouvait leur être encore une ressource. Cette tradition de Lowell survit dans la fabrique et en forme le meilleur élément. Aussi, dans le traitement du coton, voit-on les femmes mener presque seules les travaux qui n’exigent pas des muscles trop vigoureux : l’étirage, le battage, les cardes, le tissage et une partie des détails de l’impression. Il reste aux hommes les ouvrages de force, comme la filature, la teinture, le blanchiment, l’emploi des machines à bras. Aux États-Unis, c’est environ le tiers des ouvriers ; les deux autres tiers se composent de filles ou de femmes avec des fonctions appropriées à l’âge ou aux aptitudes. C’est bien à la rigueur le mélange des sexes, avec cette distinction pourtant que, partout où la séparation peut se faire d’une manière absolue ou relative, elle se fait : dans les salles pendant le travail, aux sorties en variant non-seulement les issues, mais les heures, de manière à empêcher la simultanéité et par suite les occasions de rencontre.

On se ferait d’ailleurs une idée inexacte de l’ouvrier et de l’ouvrière des États-Unis, si on empruntait à l’Europe des termes de comparaison. C’est un autre monde et un autre peuple, on s’en aperçoit sur-le-champ. Les allures ne sont plus tes mêmes, la tenue est différente. Il y a toujours en Europe chez l’ouvrier quelque chose qui rappelle la tradition et la vie ancienne ; il est encore et malgré tout l’homme du corps de métier, il n’est bien dégagé ni des servitudes du moyen âge, ni de la mise en scène des compagnons du devoir. Il a les préjugés de la corporation ; au besoin, il en aurait les violences. Les États-Unis n’offrent rien d’analogue à de telles mœurs. L’ouvrier est un citoyen comme un autre qui ne se distingue ni par la mise, ni par les manières ; l’ouvrière, sans y mettre d’affectation, s’habille comme les autres femmes. Les robes sont plus ou moins riches, c’est la seule distinction, et encore dans le monde opulent se pique-t-on plutôt de simplicité. D’esprit de corps chez l’ouvrier, il n’y en a pas l’ombre, et il n’y en saurait avoir. On est ouvrier ou ouvrière par occasion, non à demeure ; il y a dans l’Américain un coin du cerveau ouvert à toutes les ambitions. M. Engel cite à ce sujet un détail bien, caractéristique. L’établissement des Pacific Mills à Lawrence occupe 4,000 ouvriers des deux sexes. Qu’il se déplace chaque mois dans ce nombre quelques unités, même quelques dizaines, c’est ce qui arriverait partout ; mais comment croire que le roulement s’élève à 400 individus par mois, et que dans l’espace de dix mois le personnel entier des ouvriers ou ouvrières soit renouvelé ? On ne voit évidemment cela que dans un pays où l’esprit d’aventures tourne les têtes. Être ouvrier, c’est une condition qu’on traverse faute de mieux ; on ne s’y arrête pas, et au premier appel de l’imagination on passe outre. C’est le cas des jeunes filles de Lowell, engageant leurs services pour se former une dot et quittant l’atelier dès que cette dot est faite. Ce peuple a liberté de choisir, il en use ; il a de l’espace devant lui, il en profite.

Devant une si grande mobilité, il semble que les entrepreneurs d’industrie pourraient se croire dispensés des obligations du patronage, dispensés surtout de fournir des logemens à des cliens qui prennent si facilement congé. C’est le contraire. Dans aucun pays de fabrique, on ne porte un soin plus attentif à la condition de l’ouvrier, à son bien-être, au ménagement de ses ressources. Que les hommes attachés à un établissement en sachent ou n’en sachent pas gré au patron, ce n’en est pas moins pour ce dernier un devoir de leur rendre autant que cela dépend de lui l’existence moins coûteuse et plus facile. Le logement vient en première ligne : tenir les hommes à portée de leurs ateliers est à la fois de l’intérêt des ouvriers et des maîtres. Aussi dans la généralité des cas l’usine est-elle entourée de maisons qui en-dépendent. Les gérans des Pacific Mills, que nous citions tout à l’heure, en ont construit plusieurs groupes qui demeurent à la disposition de leurs ouvriers, si nomades qu’ils soient. Chaque maison à un ou deux étages est bâtie avec soin, en briques rouges généralement, et entourée d’un petit jardin. Les locations, chères pour la France, passent pour très modérées aux États-Unis. Une maison pour famille avec trois chambres se loue 52 dollars (202 fr.), avec huit chambres 150 dollars (685 fr.) par an. Quelquefois un ouvrier emploie ses épargnes à une de ces constructions, et trouve soit dans la caisse de son patron, soit auprès des banques, des facilités exceptionnelles ; on lui avance la moitié de la somme à débourser, avec des termes très avantageux de libération. Quant aux célibataires, garçons ou filles, leurs essaims se partagent entre des boarding houses, pensions particulières, dont Lowell a fourni les premiers modèles. M. Engel en a visité plusieurs. La tenue lui en a paru excellente ; elles offrent toutes les garanties que l’on peut désirer. La règle est celle d’un externat qui comporte quelques assujettisse-mens, par exemple d’être rentré le soir à dix heures. L’une de ces pensions logeait et nourrissait 200 jeunes ouvrières, une autre logeait et nourrissait 40 femmes ; en outre 20 hommes qui habitaient des maisons voisines venaient y prendre leurs repas. Les chambres, petites en général, sont bien aérées et d’une propreté extrême ; elles contiennent, suivant la grandeur, un lit à deux personnes, ou deux lits à deux personnes. Il y a de plus dans la maison une grande salle à manger et un salon. Ce qui frappe l’étranger assistant à midi à la sortie des ateliers et ensuite à l’entrée dans la salle à manger, c’est la toilette des ouvrières, d’une fraîcheur qui va jusqu’à l’élégance. Les étoffes en sont de bon goût, bien coupées et bien portées. En France, cette coquetterie serait une mauvaise note ; en Amérique, elle ne préjuge rien : les jeunes filles qui font le plus de frais pour plaire ne sont pas celles qui défendent le plus mal leur vertu.

L’ordinaire dans ces pensions consiste en mets de bonne qualité et copieusement servis. Nous empruntons à M. Engel la composition des repas d’une journée prise au hasard. — Déjeuner à six heures du matin : café ou thé, viande, biscuits, pain chaud, beurre ; — dîner à midi : thé pour les hommes seulement, viande, pommes de terre, légumes verts, gâteaux ou puddings, pain, beurre ; — souper à six heures et demie du soir : thé, gâteaux, pain, fromage, beurre, biscuits. C’est là évidemment l’équivalent d’une bonne table bourgeoise. Le prix total de la pension par semaine, logement, nourriture, blanchissage et éclairage compris, est de 3 dollars 50 (13 fr. 65 cent.) pour les hommes, et pour les femmes de 2 dollars 75 (10 fr. 50 cent.). Nous retrouvons chez MM. Sprague et Ce des prix un peu supérieurs ; la pension pour les hommes est de 5 dollars, environ 20 francs par semaine. Le coût des maisons paraît également plus élevé ; la moyenne est de 600 à 1,000 dollars pièce, suivant les grandeurs (2,400 à 4,000) ; le loyer seul est à des conditions assez douces. On a des habitations en bois, à rez-de-chaussée, accompagnées d’un petit jardin, qui peuvent loger deux familles au prix de 40 dollars (156 francs) par an et par famille de six personnes. Dans les fabriques peu nombreuses encore qu’on rencontre dans les états du sud, la vie est meilleure pour l’ouvrier que dans le nord. Les ressources alimentaires, en raison du climat, sont plus abondantes, tandis que les besoins sont moindres : on s’y nourrit, on s’y vêtit à moins de frais. Des constructions en bois de sapin sont une défense suffisante contre des hivers très tempérés. Dans l’établissement de Granité ville en Géorgie, les logemens ne sont chauffés que de loin en loin ; ce n’est pas une dépense. La compagnie d’ailleurs en a la charge ; elle met gratuitement à la disposition des ouvriers les constructions très économiques dont la manufacture est environnée. — Pour la nourriture, il y a aussi des pensions tenues soit par des ménages d’ouvriers, soit par des personnes qui en font état : dans le premier cas, c’est à dollars, (15 fr. 60 cent.) par semaine pour trois repas par jour, dans le second 5 dollars (19 fr. 50 cent.). À ce prix, on a d’amples portions de porc et de lard, avec accompagnement de mais, de riz, d’œufs et de patates. Le bœuf figure également sur les tables et coûte beaucoup moins que dans le nord, 20 cents la livre contre 30 cents (0 fr. 78 cent, contre 1 fr. 17 cent.). Dans tout cela, pas l’ombre d’une de nos misères industrielles, point de privation, point de souffrance : l’Américain ne s’obstinerait pas dans un métier où il y aurait trop à pâtir.

Ce budget de l’ouvrier d’outre-mer, qui porte sur les premiers besoins de la vie, donne lieu à quelques réflexions. La dépense y est de beaucoup supérieure à ce que nos ouvriers ont à payer pour les mêmes objets. En effet, 20 francs ou 22 francs par semaine sont chez nous, dans beaucoup de cas, la totalité du salaire, qu’absorberaient dès lors les vivres et le logement, sans rien laisser de disponible pour le vêtement, l’entretien, les frais d’école et la monnaie de poche, dont il faut bien faire la part. Pas plus en Amérique qu’en Europe, on ne se passe de ces nécessités-là, et comment y pourvoir ? Tout uniment par un supplément de recettes, en d’autres termes par une meilleure rétribution des services. Il y a quarante ans que l’on cherche le mot du problème social ; les Américains croient l’avoir trouvé d’emblée et sans beaucoup d’efforts : ils ont augmenté les salaires. Rien de plus curieux à ce sujet qu’une page du mémoire où M. Engel compare en quelques tableaux les prix de la main-d’œuvre en Europe et en Amérique dans tous les détails du traitement du coton. On n’ignorait pas qu’entre les deux pays l’écart était considérable ; mais ce document montre combien cet écart s’est aggravé. Pour ne pas abuser des chiffres, nous ne citerons que les plus saillans. Dans les filatures, un contre-maître américain a 280 francs par quinzaine, tandis que le contre-maître français n’en a que 60 ; le chauffeur américain a 84 fr. 25 cent., le chauffeur français 36 fr., et ainsi du reste : les soigneuses de cardes ont 42 fr. contre 16 fr., les conducteurs d’automates 93 francs contre 43 francs, les débourreurs 84 francs contre 36 francs, les bobineuses 50 francs contre 14 fr. Dans le tissage, mêmes proportions ; enfin dans les impressions, les contre-maîtres ont 156 fr. contre 60 francs, l’ouvrier sur rouleaux responsable des malfaçons de 117 fr. à 195 fr. contre 80 fr. et 50 fr. Le reste des tableaux garde à peu près les mêmes rapports, soit une marge de 125 pour 100 en plus que les salaires américains ont sur les nôtres. Pour quelques articles, la proportion est même des deux tiers contre un tiers et des trois quarts contre un quart. C’est là encore, dans les plans de la politique locale, une aime contre l’Europe et une amorce pour l’immigration. L’Europe résiste, l’immigration craint des pièges ; mais l’effet voulu ne s’en produit pas moins, et la confédération compte aujourd’hui plus de 40 millions d’âmes.

Au fond, qu’on ne s’y trompe pas, cette fortune se compose d’apparences, au moins pour une bonne part ; c’est affaire d’habiles metteurs en scène : il faut bien rabattre de ce qu’ils montrent comme acquis. Bien de moins consistant qu’une échelle de salaires poussée si loin. Il a fallu, pour la rendre possible, les abus du papier-monnaie ; elle ne résisterait certes pas au retour des paiemens en or. Jusqu’à un certain point, il est vrai, le papier est aux États-Unis convertible en espèces à un cours déterminé ; oui, mais pour des quantités également déterminées, si le change est réel, et dans la plupart des cas pour des quantités fictives. Dans une conversion intégrale, on verrait cesser le règne des services surfaits, comme le sont ces salaires d’ouvriers. Ils n’ont pu s’établir et durer qu’au moyen d’une circulation irrégulière ; ils ne survivraient pas au retour des garanties les plus élémentaires du crédit. Ce n’est pas tout ; l’ouvrier rend d’une main ce qu’il a reçu de l’autre : cette plus-value de son travail est à peine la compensation des charges que les taxes lui imposent. Point d’objet de consommation que le tarif n’atteigne aux dépens de ses petites finances ; le thé, le café, les fils, les toiles, les confections, les fers, les tissus riches ou communs, la mercerie, les meubles, coûtent sur le marché américain, après l’acquit des droits, un tiers, quelquefois moitié plus qu’ils ne coûteraient dans les entrepôts. Dans un document officiel, le commissaire spécial du revenu, M. Wells, a même établi, preuves en main, qu’entre 1861 et 1867, c’est-à-dire dans une période de sept années, la vie aux États-Unis a renchéri de 80 pour 100, tandis que les salaires n’ont monté que de 60 pour 100. Il donne le détail et cite les chiffres ; la démonstration est complète, la conclusion forcée. L’ouvrier est surpayé, et à son tour il surpaie ; c’est la loi du talion. Comment en serait-il autrement et de quoi se plaindrait-il ? Il n’est pas le plus mal partagé, comme on le voit dans les tableaux que nous avons analysés. Voici par exemple un imprimeur sur rouleaux qui gagne, à une petite fraction près, 200 francs par quinzaine, c’est-à-dire 400 francs par mois ou 4,800 francs par an. L’homme sans doute est habile dans son art et répond des malfaçons ; mais de tels émolumens couvrent bien des risques. Or on a en France l’équivalent au moins de cet ouvrier pour 60 francs par quinzaine, 120 francs par mois, 1,440 francs par an. Cet écart n’est-il pas significatif ? N’est-il pas surtout de nature à faire naître des doutes sur la solidité de contrats de louages où les mêmes bras, dans les mêmes conditions, se paient trois fois plus cher de l’autre côté de l’Atlantique que de ce côté ? N’importe, le fait existe ; il ne constitue pas une exception, il est général : c’est, toutes réserves faites, le point essentiel à retenir.

Maintenant, par la force des choses, on est conduit à le rapprocher de cet autre fait, que les districts manufacturiers de l’Amérique ne sont hantés par aucun de nos fantômes familiers : la coopération, le crédit gratuit, la participation aux bénéfices, l’anathème contre le capital, rien de ce qui est chimérique ne germe dans ce sol ; les grèves y sont à peine connues et n’amènent pas de violences. A quoi bon là où le salaire est librement débattu et facilement modifié ? L’atelier n’est plus alors une eau stagnante sujette à se corrompre, l’eau court et se purifie en se renouvelant. C’est l’individu qui traite et non la masse ; il faudrait des abus crians ou de grands sévices pour motiver des désertions collectives, et on en a peu d’exemples. Ainsi conditions et caractères diffèrent également des nôtres, et il en est de même des relations d’homme à homme. Les démarcations politiques et sociales n’étant là-bas ni rigides ni profondes, l’esprit de conduite s’en ressent, les ménagemens réciproques sont plus naturels. Le patron sait faire la part de l’indépendance et de la dignité de l’ouvrier, l’ouvrier tenir compte des bons procédés du patron. Si ce n’est pas de la bienveillance de part et d’autre, c’est au moins le respect des personnes fortifié par un véritable esprit de justice. Tout cela est empreint de sincérité et de virilité, et demeure supérieur, à tout prendre, à notre régime manufacturier, qui procède depuis trente ans tantôt par de coupables indifférences, tantôt par des patronages énervans.


III

On a souvent parlé de la rigueur de certaines lois que l’Amérique du Nord conserve à titre de singularités, comme la loi de tempérance, qui compte peu d’infractions ; sur d’autres lois, certes plus essentielles, il y a plus de relâchement. Le même Massachusetts, qui frappe d’interdit jusqu’à un verre de bière, et qui tient la main à ce qu’il ne s’en débite point dans les lieux publics, n’est pas aussi vigilant, à ce qu’il nous semble, au sujet des enfans qui fréquentent les ateliers. La loi est formelle pourtant ; elle dit « qu’aucun enfant ayant moins de dix ans ne sera employé dans les manufactures, et qu’aucun enfant de dix à quinze ans n’y sera employé, s’il n’a suivi, au moins trois mois de l’année précédant son entrée dans l’établissement, une école publique ou particulière dirigée par des instituteurs approuvés par le comité local des écoles. » Et la loi ajoute que « ce travail ne pourra continuer qu’autant que l’enfant aura suivi l’école au moins trois mois de chaque année, et à la condition que trois heures de classe par jour seront jugées l’équivalent de trois mois de fréquentation de l’école. » Elle stipule en outre qu’aucune période moindre de soixante jours de fréquentation effective et qu’aucune période moindre de cent vingt demi-jours de fréquentation ne seront considérées comme l’équivalent de trois mois. Enfin elle fixe à soixante heures par semaine le maximum du travail de l’enfant au-dessous de quinze ans, et à 50 dollars l’amende encourue pour chaque contravention. Cette loi est récente ; elle porte la date de 1867. Le constable de l’état est chargé de l’inspection, et a mandat pour exercer les poursuites.

Or c’est ce constable de l’état, l’honorable Henry K. Oliver, qui va nous dire comment cette loi est exécutée ; aucun témoignage ne saurait avoir ici plus de valeur. Par les devoirs de sa charge, M. Henry K. Oliver a des rapports annuels à faire, et c’est sur ces rapports que l’on pourra juger et conclure. Ni le sujet, ni les développement dont il est susceptible ne sont d’ailleurs une nouveauté ; il n’y a de nouveau que le siège des observations. Le travail des enfans a provoqué en Angleterre, outre beaucoup d’opuscules, deux livres qu’on peut appeler classiques, l’un de M. Horner, l’autre de M. Samuel Baker, tous deux inspecteurs commissionnés de la police des manufactures. Ils ont exploré le champ et ouvert le sillon. Au lieu de voiries choses en beau, comme en France on n’eût pas manqué de le faire, ils se sont attachés à signaler les côtés par où elles péchaient, et, mus de pitié, ils en ont fait un tableau lamentable ; ils ont frappé fort, au risque de ne pas frapper toujours juste. Ils ont réussi, M. Baker surtout, et on leur doit de sérieux amendemens apportés à l’état ancien. M. Oliver n’avait point à prétendre aux mêmes effets ; l’industrie aux États-Unis s’est créée en glanant çà et là dans une population qui a beaucoup d’aventuriers et peu de misérables. Il n’y avait donc pas à s’apitoyer sur le sort d’enfans à peine vêtus, mal nourris, esclaves des machines et pressés de travail jusqu’à l’exténuation. De telles scènes, c’est une justice à rendre à l’Amérique, y sont inconnues, même dans l’exploitation des mines de charbon, la plus ingrate de toutes ; mais M. Oliver pouvait, comme constable de l’état, s’assurer si bs prescriptions de la loi étaient observées dans le Massachusetts. C’est ce qu’il a fait avec autant de modération que de fermeté. La tache était rude en face d’un indomptable esprit d’indépendance et d’une haine peu endurante de toute ingestion de police. M. Oliver n’en persista pas moins. Point d’enquête trop manifeste ni de pression trop brusque, mais une insistance polie sous le couvert d’une mission d’ordre public, quelques visites à l’appui discrètement renouvelées. A cet examen personnel, M. Oliver avait joint un questionnaire qu’il distribuait à tous ses ressortissans, entrepreneurs d’industrie, directeurs de travaux, ingénieurs, contre-maîtres, ouvriers. Le moyen ne réussit pas toujours. Les uns ne répondaient à aucune des questions qui leur étaient posées, d’autres n’en relevaient qu’un petit nombre pour les commenter à leur profit, d’autres enfin se jouaient du constable par des renseignemens évidemment dérisoires. De là un triage nécessaire et difficile pour distinguer le vrai du faux.

Comme impression générale, M. Oliver ne cache pas que la loi non-seulement n’est pas exécutée, mais ne le sera jamais pleinement. Il y aura des soumissions partielles, on n’obtiendra point l’obéissance complète, comme cela doit être en matière de législation. D’ordinaire ce sont les chefs d’établissemens qui se montrent accessibles à des concessions sérieuses ; ces concessions, on les demandera vainement aux subordonnés, d’autant plus rebelles qu’on descendra plus bas dans la hiérarchie. Jusqu’ici, la loi a donc été impunément et universellement violée. La plupart des manufactures travaillent jusqu’à soixante-six heures par semaine, c’est-à-dire six heures de plus que le temps prescrit ; ceux qui emploient les enfans prennent sur les heures d’école pour augmenter les heures de travail, tantôt imposant de trente à soixante heures par semaine, tantôt et dans beaucoup de cas plus de soixante heures. C’est comme un défi jeté au texte légal, que chacun brave à sa façon. En France, sous une inspection gratuite, nous avons vu les mêmes abus se produire ; il est douteux qu’ils disparaissent sous une inspection salariée. En Angleterre, le contrôle mutuel des fabricans a plus fait que la surveillance des inspecteurs, et encore les abus persistent-ils, au dire des hommes du métier ; les apparences seules sont sauvées. Il n’est pas étonnant dès lors que l’humeur ombrageuse des Américains se soit offusquée de ce que n’ont toléré qu’avec peine les Anglais et les Français. Le Massachusetts risque donc de n’avoir en fait de loi qu’une lettre morte, et il ne semble pas plus heureux dans la police de ses écoles. M. Oliver cite à ce sujet une de ses déconvenues, bien faite pour rendre suspects les calculs qui ont pour objet le degré d’instruction chez le peuple. Il n’est dépense que cet état ne fasse en vue de ce service ; son ambition, la plus louable des ambitions, était qu’il ne restât pas un illettré sur son territoire. Voici pourtant ce qui s’est passé à Lawrence, en plein Massachusetts : sur les registres de la paie, M. Oliver a relevé les signatures de 4,000 ouvriers qu’occupent les quatre principaux établissemens de la localité. Vérification faite, il s’est trouvé que 1,400 d’entre eux, plus du tiers, ne savaient pas écrire, et comme acquit avaient mis une croix au bas de leurs noms. Multipliez donc les écoles pour aboutir à de telles surprises !

En serait-il de même à Lowell, qui, sur 37,000 âmes, compte 7,000 enfans reçus dans 57 écoles, et qui s’est imposé pour cela en 1866 une charge de 78,000 dollars ou 342,000 francs ? M. Oliver ne le dit pas ; il est pourtant à craindre qu’il n’y ait à Lowell, ainsi qu’à Lawrence, des non-valeurs dans le budget de l’éducation. Ces accidens sont communs partout où les institutions sont meilleures que les hommes et leur créent des devoirs qu’ils peuvent éluder ; puis dans une fédération où chaque état agit à sa guise, les disparates abondent. Près du Massachusetts, si jaloux de ses écoles, le Rhode-Island néglige presque les siennes ; dans l’ouest, on en fait cas sans tomber dans l’excès. Dans le sud, il y a beaucoup de laisser-aller. Presque partout c’est l’action privée qui s’en mêle, non le règlement officiel. C’est ce qui a lieu aussi pour le travail des enfans, que les districts manufacturiers du nord ont seuls rangé dans le domaine de la loi, et, on l’a vu, d’une loi à peu près impuissante. En réalité, c’est la conscience des entrepreneurs qui en décide, et ajoutons que les abus ne sont pas grands. Pour la généralité des cas, la durée du travail des adultes est dans le nord de onze heures par jour, et, comme le travail s’arrête à cinq heures du soir le samedi, il est de soixante-quatre heures par semaine. Dans le sud, le régime varie ; sur deux établissemens qu’a visités M. Engel, l’un donnait au travail une durée de douze heures par jour et de soixante-dix heures par semaine, l’arrêt du samedi ayant lieu à quatre heures et demie, l’autre une durée de soixante-quatre heures seulement, avec arrêt à quatre heures le samedi. C’est de l’arbitraire sans doute, mais quoi de plus arbitraire que le travail ? Savoir au juste ce qu’il dure est déjà une tâche malaisée ; comment savoir ce qu’il vaut, c’est-à-dire ce qui importe le plus ? Ce serait s’achopper de contrôle en contrôle, d’expédient en expédient, tandis qu’il est loisible de marcher à l’abri d’un principe aussi simple que sûr, la liberté des contrats et le consentement des parties.

Voilà donc, sur les documens les plus récens, où en est aux États-Unis l’industrie du coton. Dans un mouvement parallèle, l’industrie des fers a rencontré les mêmes problèmes, qui ont reçu les mêmes solutions. Le siège de cette industrie est dans la Pensylvanie ; mais chaque jour voit s’en étendre le domaine. Elle est, comme le coton, la gardienne vigilante des tarifs, et n’a pas moins abusé que lui des complaisances de la loi fiscale. Pour le métal brut, le droit est des trois quarts de la valeur ; pour le métal ouvré, il n’a pour ainsi dire pas de limites : l’objet est surtaxé jusqu’à ce que l’introduction n’en soit plus possible. On dirait un cordon sanitaire imaginé contre des produits contagieux. Aussi les fonderies et les forges se multiplient-elles à vue d’œil ; en 1866, la production du fer brut n’était que de 1,300,000 tonnes, elle est aujourd’hui de près de 2 millions. C’est au nom du fer que le congrès engage chaque année ses débats les plus vifs ; le fer est le produit favori, un instrument de défense pour lequel on ne saurait faire trop de sacrifices. En maintenir la production et la fabrication à tous les degrés passe pour une œuvre d’affranchissement. On ne manque pas d’insister sur le nombre des établissemens fondés ou à la veille de l’être, sur les sommes qui y ont été dépensées, sur les ouvriers qui y trouvent de l’emploi et les gros salaires qu’ils touchent, après quoi on demande au congrès s’il voudrait, en abaissant les tarifs, convertir en ruines ces ateliers florissans, réduire à la misère ces populations laborieuses. Le thème est vieux et a été l’objet de bien des variantes ; ni ceux qui le débitent ni ceux qui l’écoutent n’en semblent pourtant las. Le peuple lui-même, sans trop savoir de quoi il s’agit, s’en accommode si bien que depuis cinq ans il n’y a plus aux États-Unis ni politique de principes, ni politique de sentiment ; à peine y reste-t-il une politique d’intérêt domestique, dont l’objet est de prélever sur tout le monde des largesses pour quelques-uns. Fer ou coton, peu importe ; le prétexte est assez bon dès qu’il réussit.

Que le gouvernement fédéral trouve quelque avantage à prolonger ce jeu, c’est son affaire ; la nôtre en Europe est de bien voir ce que nous en avons souffert et en pourrons souffrir. De l’avis de bons juges, le gros du mal est fait ; nous ne conservons plus dans le débouché américain que la part dont nous ne pouvions pas être dessaisis, les articles dont à aucun prix on ne trouverait là-bas l’équivalent, ou dont on ne pourrait se priver sans blesser sensiblement les habitudes. Les toiles ordinaires, les tissus à bas prix, tout ce qui n’exige pas un certain art nous a été enlevé, et jusqu’à nouvel ordre il faut en faire notre deuil. Dans ce qu’on nomme la fabrique de Paris, on a détourné également, par des imitations imparfaites, des détails d’assortiment, des objets de fantaisie, et l’usage de la machine à coudre, découverte américaine, a fixé dans le pays une partie des confections qui autrefois nous étaient dévolues ; mais dans ces catégories même tout ce qui est de choix, de bon goût et de bon usage nous est resté. Nos grandes réputations industrielles sont intactes ; Lyon tient toujours à New-York la tête pour les soieries, Mulhouse pour les piqués ou les nouveautés du coton, Elbeuf pour les draps de fantaisie : point de signe de déchéance sur aucun de ces points. Aucun fer américain ne vaut encore nos bons fers de Champagne ; nos bronzes d’art, nos industries décoratives, nos meubles se maintiennent. Si ce sont là des débris, ils nous font encore honneur et nous valent plus de 100 millions d’importation par an, ce qui n’est point à dédaigner. Nous perdons une quarantaine de millions sur les objets communs, ce n’est qu’une revanche à voir venir. Elle viendra, les signes en sont évidens.

Comment n’être pas frappé en effet de ce vertige qui pousse un pays au brusque renchérissement de toutes choses, services et denrées, en obligeant la circulation, papier ou or, à se mettre au même pas ? La valeur d’un objet, toute relative qu’elle soit, n’est point si élastique qu’on puisse s’en jouer impunément. Elle a pour hausser ou baisser des motifs qui ne sont pas un simple caprice, mais qui tiennent sur les lieux à un cours de convention, en pays étrangers aux fluctuations du change. De là un rapport, un équilibre, qui ne se prêtent pas à de trop grands écarts, et qu’il convient de ménager. Or cette nécessité existe pour le marché des salaires comme pour les autres marchés, et les États-Unis l’ont méconnue. Sans se mettre en peine des embarras qu’ils pourraient se créer et créer à autrui, ils ont porté chez eux au double et au triple le prix de la main-d’œuvre régnicole, servis en cela par une véritable débauche de fiscalité. La réponse à cette violence économique a été une hausse correspondante et même supérieure, comme l’attestent les papiers d’état distribués au congrès, sur le coût des consommations usuelles, 88 pour 100 sur les alimens, 86 pour 100 sur le vêtement, 81 pour 100 sur les loyers. Ainsi sur les lieux mêmes, la compensation s’est faite par un nivellement de cherté ; avec l’Europe, elle ne s’établira qu’au moment où, par la modération des taxes, les denrées et les salaires auront été ramenés à des cours réguliers. Dans tous les cas, cette situation ne saurait se prolonger sans dommage pour la fortune publique : les conditions d’existence y sont trop tendues, trop artificielles, la circulation est trop surmenée, les abus sont trop flagrans ; avant peu, il n’y aura plus de choix qu’entre une crise financière et le retour à la liberté commerciale.

Un peuple sensé ne court pas cependant de telles aventures sans avoir un but et sans obéir à un motif sérieux. Sous le coup d’une dette noblement faite, dignement reconnue, les États-Unis ont voulu deux choses : surexciter l’activité nationale, accélérer le peuplement de leurs territoires, comme instrumens d’une prompte libération. Il n’était pas besoin cependant d’outrer à ce point l’effort : le motif est des plus légitimes, le but leur échappera peut-être pour avoir été dépassé. D’un côté, on pouvait imprimer un élan à l’activité nationale avec des moyens plus simples, plus naturels que ceux dont on s’est servi ; de l’autre côté, pour accélérer le peuplement, on pouvait s’en remettre à la démence de l’Europe, aux calamités qui l’assiègent, au règne de la force, qui désormais y prévaut. Les distances ne sont pas un obstacle quand il s’agit de recouvrer le premier-dés biens, la sécurité. New-York, nous dit-on, voit chaque jour débarquer sur ses quais près de 100,000 émigrans : pour peu que les choses durent, ce nombre ira grandissant ; le continent européen se videra au profit de l’Amérique, et de l’humeur dont elle est, avec les dispositions qu’elle montre, la politique qu’elle suit, l’Amérique ne fera rien pour l’empêcher.


Louis REYBAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1869.