L’abstraction et les idées abstraites

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L’abstraction et les idées abstraites

L’ABSTRACTION ET LES IDÉES ABSTRAITES



Si l’on prend le mot abstraction en un sens suffisamment large, si l’on s’en sert pour désigner non pas seulement une qualité séparée d’une substance, c’est-à-dire d’un système de qualités, mais un élément psychique quelconque, séparé d’un système d’éléments psychiques dont il fait partie, on reconnaîtra que le travail de l’esprit est un travail continu d’abstraction et de synthèse. Des éléments psychiques groupés ensemble se séparent et vont faire partie de nouveaux composés. L’esprit est une sorte d’alphabet mobile dont les éléments peuvent s’unir en des milliers de combinaisons avec cette différence particulière, entre beaucoup d’autres, que les composés, une fois formés, acquièrent une stabilité quelquefois très grande et que le jeu des éléments est souvent difficile.

L’état premier de l’esprit de l’homme lorsqu’il vient à connaître pour la première fois une chose, l’état de l’enfant lorsqu’il commence à comprendre, à apprécier, à parler, ce n’est ni l’idée concrète, ni l’idée abstraite. C’est une sorte d’état vague, sans précision, sans contours définis, mêlé souvent d’éléments affectifs, auquel il est difficile de donner un nom dans notre langue faite surtout pour exprimer des idées nettes. Si les représentations primitives paraissent n’être ni abstraites, ni concrètes, ni particulières, ni générales, ni analytiques, ni synthétiques, c’est qu’elles sont un peu tout cela sans être une chose plutôt que l’autre. C’est du moins ce qui me semble ressortir aussi bien de l’observation directe que des résultats obtenus par plusieurs psychologues ou linguistes qui se sont occupés de cette question. Peu à peu l’expérience devient plus large, l’esprit se forme et, sous l’influence de cette double cause externe et interne, dont la dernière est jusqu’à un certain point sous la dépendance de la première, mais réagit sur elle à son tour, on voit apparaître de nouvelles idées, de nouvelles conceptions, de nouveaux sentiments, de nouvelles tendances qui sont de plus en plus concrètes et de plus en plus abstraites, de plus en plus synthétiques et de plus en plus analytiques, et, lorsque l’évolution se fait régulièrement, de plus en plus systématisées. Si, en effet, nos idées abstraites telles que nous les employons en algèbre, par exemple, ou en philosophie générale, sont inaccessibles au sauvage, l’homme dont l’évolution psychique est peu avancée encore ne peut avoir l’idée synthétique concrète d’un acide ou d’une base telle que la chimie nous la donne, ou celle du sang, comme le microscope nous le montre, et, si une idée générale analytique comme celle ; de temps ou d’espace ne peut entrer dans l’esprit d’un enfant, cet esprit ne sera pas davantage capable de recevoir la conception synthétique abstraite d’une société ou d’un organisme.

C’est l’abstraction et la généralisation progressives que je voudrais étudier ici. Évidemment il est difficile d’étudier ce côté du développement psychique sans s’occuper en même temps de l’autre face, de l’évolution correspondante des idées concrètes. Mais nous envisagerons surtout la synthèse dans ses rapports avec l’analyse et non pour elle-même, comme j’ai tâché de le faire dans des travaux précédents.

Il ne me paraît pas inutile de faire remarquer ici tout d’abord que ces termes ordinaires d’abstraction, de généralisation, etc., ne sont pas suffisants pour exprimer les diverses opérations de l’esprit, ils manquent à la fois de rigueur et de largeur, ils ont besoin d’être complétés. En fait il y a des abstractions synthétiques et des abstractions analytiques, de même il y a des synthèses concrètes et des produits concrets de l’analyse, qu’on peut appeler des concrétions analytiques, si l’on prend le mot concrétion comme étant pour le mot abstraction ce qu’est le mot abstrait par rapport au mot concret, et comme désignant soit une opération de l’esprit, soit le résultat de cette opération. Nous aurons, du reste, l’occasion de revenir sur les différentes classes de phénomènes psychiques que je me borne à mentionner ici et que nous retrouverons souvent.

J’ajoute que, si j’ai mis le mot idées dans le titre de cet article, c’est faute d’un terme plus général ; en fait les sentiments et les tendances rentrent aussi dans mon sujet. Il y a, en effet, des tendances générales et abstraites et ce sont ces tendances qui produisent nos sentiments généraux et abstraits, nos idées abstraites et générales. Je crois d’ailleurs qu’il est impossible en psychologie de séparer l’étude des tendances de l’étude des phénomènes observés par le sens intime, et l’une des plus fortes raisons pour qu’il en soit ainsi, c’est que l’observation autre que l’observation sur soi-même ne nous révèle directement que des actes, par une induction très simple et absolument sûre, elle nous révèle les tendances ; une induction moins simple nous amène à la connaissance des phénomènes subjectifs, et, bien que leur existence et même leur nature spéciale ne puissent être mises en doute dans certains cas, par exemple quand nous observons un homme en colère ou un écolier qui fait un problème, cette nature et cette existence même restent douteuses en bien d’autres cas. Nous ne savons pas absolument par quels phénomènes subjectifs se manifeste le groupe de tendances qui chez un chien, par exemple, constituent ce que nous appelons l’affection pour son maître. Si nous passons aux animaux inférieurs, nous voyons clairement que, tout en le comprenant, nous ne pouvons guère nous représenter clairement l’état mental d’une araignée femelle dévorant le mâle amoureux ou d’une fourmi reconnaissant une amie. Que sera-ce si nous descendons jusqu’aux organismes mono-cellulaires ? Et pourtant l’on ne saurait douter que l’étude de ces organismes n’intéresse la psychologie[1]. Sans doute la tendance non plus n’est pas chez eux ce qu’elle est dans les êtres supérieurs, mais au moins il est plus aisé de saisir les différences et de n’être pas dupe des ressemblances de mots. En fait les tendances sont essentielles et les phénomènes subjectifs sont relativement accessoires ; c’est pour connaître les tendances que nous les étudions, et, par conséquent, nous étudierons aussi les tendances quand ce sont elles seules que nous pouvons atteindre.

Je n’insiste pas ici sur les rapports généraux des tendances et des phénomènes psychiques, ayant exposé ailleurs la théorie qui me semble vraie[2]. Mais je voudrais en dire quelques mots au point de vue du sujet dont je dois m’occuper ici. Il s’agit de savoir, en particulier, si les termes de général, d’abstrait peuvent convenir à des tendances aussi bien qu’à des idées, et cela sans doute se pourrait déduire de la théorie générale, mais il n’est sans doute pas inutile de l’établir directement.

M. Pannier, dans un article sur le syllogisme et la connaissance, a émis une vue qui me paraît juste au fond, malgré les critiques de détail qui pourraient lui être adressées. « Ou l’expérience, dit-il, n’apporte en nous aucun changement ou ce changement doit pouvoir être conçu comme une disposition mentale d’une certaine durée, n’attendant qu’une occasion pour se manifester par un effet déterminé. Cette tendance existe en nous sans aucune acception des circonstances particulières qui doivent la mettre en exercice. Elle est universelle. L’être rudimentaire chez lequel toutes les impressions résultant d’un choc aboutissent à une contraction, en vertu d’un ajustement préétabli, ignore les événements qui réaliseront pour lui les conditions de ce choc prochain, et ne peut même pas savoir si celui-ci se produira jamais. Il possède néanmoins tous les éléments d’une conclusion applicable à ce choc, et qu’une conscience plus compliquée pourrait essayer de formuler de la manière suivante : « Tout contact implique un danger ou annonce une proie. Tout contact nécessite soit un état de fuite, soit un effort de capture[3]. » M. Bernard Ferez, d’un autre côté, ayant à examiner la question des idées générales, dans un de ses utiles ouvrages sur la Psychologie de l’enfant, émet une opinion tout à fait différente : « Éviter le feu ou la chaleur brûlante, sous un certain nombre de formes, dit-il, est-ce là posséder une idée abstraite et générale, à proprement parler, de qualité brûlante, et l’appliquer soit à un, soit à plusieurs cas ? J’en doute[4]. » Et il ajoute en note, après avoir cité l’opinion de M. Pannier : « Réformée ou perfectionnée par l’expérience, cette tendance ne peut, selon moi, se confondre avec un concept général ; l’application, l’extension, l’inférence qui en résultent, ne sont, comme le dit H. Spencer, « qu’un ajustement des rapports internes aux rapports externes, un processus mécanique d’expériences associées ou groupées ».

La grande différence qu’il parait y avoir entre les deux cas extrêmes, c’est que dans un cas le fait général, tendance ou idée, peut exister en lui-même, à part de chaque fait particulier, sous la forme d’idée ou de proposition exprimée par des mots ; dans l’autre cas, au contraire, le fait général paraît ne se manifester que dans chaque cas particulier et n’exister, en lui-même et à part des cas particuliers, que d’une manière virtuelle. Il y a sans doute chez l’animal inférieur qui réagit une tendance générale qui ne parait pas exister en elle-même, comme phénomène actuel, et non seulement comme trace organique, en activité réelle et non seulement en puissance en dehors des cas particuliers où elle se manifeste en même temps que d’autres phénomènes spéciaux ; la tendance générale n’est pas isolée et abstraite. Il me semble que c’est sur ce point que porte le doute de M. Ferez. Il correspond à un fait réel, sur lequel nous aurons à revenir amplement, mais il faut remarquer d’abord que la tendance générale ainsi comprise peut cependant être considérée comme un des premiers degrés de la généralisation, et ensuite que certaines tendances organiques générales peuvent exister séparément. Le fait d’ouvrir la bouche, par exemple, peut être considéré comme une tendance générale pouvant s’appliquer à des cas divers et variés, et se manifester aussi, abstraitement, en dehors des cas où elle fait partie d’un système habituel. Nous pourrons donc étudier les tendances pour étudier la généralisation et même pour étudier les idées abstraites. Ceci d’ailleurs deviendra, je pense, plus clair par la suite de ce travail ; j’ai tenu surtout ici à indiquer le sujet et à justifier sommairement l’extension que je lui donnais.

I

La conception primitive.

Nos idées abstraites, générales, synthétiques, analytiques sont le produit d’une longue évolution. Pour apprécier cette évolution, pour voir comment elles ont pu se former, pour connaître au juste le mécanisme de l’esprit, il faut tâcher de se reporter à l’état informe déjà mentionné et qui parait avoir été l’état primitif de la pensée, ou à un état qui lui ressemble suffisamment. Nous en trouvons de tels encore aujourd’hui, en nous et autour de nous.

On s’est beaucoup occupé de l’état primitif de la pensée humaine à propos du langage chez l’homme et chez l’enfant. Les psychologues et les linguistes ont émis à ce sujet des opinions absolument opposées. M. Max Muller, M. Taine, M. Paul Regnaud pensent tous, sous des formes différentes, que l’esprit de l’homme a traduit d’abord par le langage des états généraux ; au contraire, Locke, M. Zaborowski, pensent que l’enfant particularise ou que l’homme a débuté par avoir des idées concrètes. Nous avons à examiner ces différentes opinions et aussi à tâcher de tirer des faits une conclusion.

M. Taine trouve des généralisations chez une petite fille de douze mois. « Cet hiver, on la portait tous les jours chez sa grand’mère, qui lui montrait très souvent une copie peinte du tableau de Luini, où est un petit Jésus tout nu ; on lui disait en lui montrant le tableau : « Voilà le bébé. » Depuis huit jours, quand, dans une autre chambre, dans un autre appartement, on lui dit en parlant d’elle-même : « Où est le bébé ? » elle se tourne vers les tableaux, quels qu’ils soient, vers les gravures, quelles qu’elles soient. Bébé signifie donc pour elle quelque chose de général, ce qu’il y a de commun pour elle entre tous ces tableaux et gravures de figures et de paysages, c’est-à-dire, si je ne me trompe, quelque chose de bariolé dans un cadre luisant[5]. » De même le chocolat étant une des premières friandises qu’on lui ait données et le bonbon qu’elle préfère, elle applique à toutes les autres friandises le nom dont elle se sert pour le désigner[6]. M. Zaborowski cite un fait du même genre, mais plus extraordinaire. « Il s’agit aussi d’une petite fille. Elle avait, elle aussi, environ un an. Elle se réveilla un soir assez tard et, pour une raison ou pour une autre, elle ne voulut plus se rendormir. Après bien des criailleries, elle se mit tout à coup à prononcer et à répéter avec insistance : suque nar ! suque nar ! Ni ses parents, ni sa bonne, qui était sa nourrice, ne comprirent rien à ces mots, qu’ils ne lui avaient point dits et qu’ils n’avaient jamais entendus de sa bouche… Tout le monde était dans un grand tourment, s’interrogeant sur le sens de ces mots. » On découvre enfin que c’était de chocolat qu’elle avait envie. « On lui en avait fait manger la veille et le jour même… Elle n’en savait pas le nom. Uayialogie de son goût avec celui du sucre lui en suggéra un. Et elle se servit pour cela du nom même du sucre et dune épithète en rapport avec la différence apparente du chocolat. Elle connaissait le sens de ces mots, mais elle ne pouvait les articuler que très imparfaitement[7] ». M. Zaborowski se refuse malgré tout à voir dans ce fait « le résultat d’une soi-disant faculté native de former des conceptions générales, de généraliser le sens des mots ». Pour lui, « la généralisation n’est en aucun ordre un point de départ ». L’enfant qui applique le nom de bébé à tous les cadres, parce qu’on le lui a fait appliquer à un premier cadre a. saisit entre eux une ressemblance superficielle, ou plutôt il ne saisit pas, ne peut ni comprendre ni dénommer les différences réelles qui en font des objets différents »[8]. Les idées générales d’après M. Zaborowski présupposent l’abstraction, qui ne se rencontre pas dans l’état primitif de la pensée humaine.

M. Regnaud, qui revient sur la question dans un récent ouvrage sur l'Origine et la philosophie du langage, combat à son tour M. Zaborowski. Il réfute certains arguments de ce dernier, par exemple, celui qui se tire de l’absence de certains termes abstraits chez des peuples sauvages. Les tribus brésiliennes possèdent des mots pour les différentes parties du corps, les animaux et les plantes qu’Us connaissent bien ; mais les termes tels que couleur, son, sexe, genre, esprit, etc., leur font défaut ; dans les langages de l’Amérique du Nord, il n’y a pas de mot pour indiquer un chêne, bien que chaque espèce de chêne, le chêne noir, le chêne blanc, y soient désignés par un nom particulier. « Est-ce donc, demande M. Regnaud, que les noms des différentes parties du corps ou des différentes espèces de chênes ne sont pas des termes généraux ?[9] » La conclusion est que « M. Taine a vu juste : les enfants généralisent, comme les premiers hommes ont dû généraliser, par simple incapacité d’analyse. Seulement leurs généralisations, autant du moins qu’elles se traduisent dans le langage, n’ont rien de strict et s’arrêtent aux premières analogies frappantes, au lieu de passer tout d’abord aux genres que constitue un ensemble commun de caractères spéciaux ». « Les premiers hommes qui parlèrent, devaient avoir ainsi des termes génériques s’appliquant à un grand nombre d’objets individuels. L’idée qu’ils avaient des genres est ainsi provenue, non d’une abstraction croissante, mais bien de la détermination de plus en plus précise des classes d’objets que l’on confondait d’abord, faute d’attention et de mémoire[10] ».

Je crois qu’il faut concilier certains éléments de ces opinions diverses. M. Zaborowski a certainement raison de distinguer la généralisation telle que le savant peut la faire et « les analogies les plus obscures », les « rapprochements les moins raisonnes » qui déterminent souvent le sens des mots. Il n’en reste pas moins que nous trouvons dans ces analogies vagues, correspondant souvent à des caractères sans importance, un premier genre de généralisation psychique manifestée par le langage. Le mot, en effet, s’applique bien à une qualité analogue aperçue dans des choses différentes ; cette qualité analogue est donc bien séparée des différences réelles qui l’accompagnent dans la réalité. On pourrait même dire que plus les différences sont fortes et plus la ressemblance est faible, plus aussi l’abstraction est forte, qui permet de percevoir cette ressemblance insignifiante, au milieu de si grandes différences, si ce n’était pas presque toujours, sinon toujours, la qualité sensible de l’analogie qui fait sa force, alors que les différences ne seraient aperçues que par un minutieux examen. Entre Newton percevant la ressemblance profonde de la pomme qui tombe et de l’attraction des astres, et l’enfant percevant la ressemblance du cadre de deux tableaux et manifestant cette perception par la similitude de sa réaction personnelle, il y a sans doute un abîme et personne ne le niera, mais pas un évolutionniste sans doute ne contestera que l’homme ait pu passer d’un état à l’autre, et que ce soit bien la même propriété de l’esprit ou, si l’on veut, du système nerveux qui se manifeste dans les deux cas.

Au reste, on peut remonter plus haut encore et je ne sais pas trop pourquoi on s’arrêterait au langage pour apercevoir des généralisations. On peut, dans des états encore bien plus indifférenciés que celui de l’enfant qui commence à parler, percevoir des généralisations de même ordre. On pourrait d’abord s’en douter à priori si l’on réfléchit que ce que nous appelons l’état primitif de l’homme est en réalité quelque chose de très vieux, de très perfectionné relativement. D’abord si l’on accepte la théorie transformiste, et il est bien difficile de ne pas l’accepter comme représentant très probablement la vérité, l’homme nous apparaît comme le résultat d’une longue évolution psychique commençant aux premiers êtres, aux organismes sans organes et se continuant à travers une série de générations animales dont nous ne pouvons nous faire aucune idée bien précise. Il est à croire de plus que l’homme n’a pas parlé du jour où il a paru sur la terre ; on a pu penser, d’après l’examen de la mâchoire de la Naulette et en se fondant sur le manque de l’apophyse géni, que l’homme à qui elle appartenait, n’avait pas le langage articulé. Les plus anciennes traces de langage que nous puissions retrouver, sont certainement de beaucoup postérieures à l’origine de l’homme. De même, l’enfant résume en lui de longues générations antérieures, il apparaît déjà formé par la vie fœtale, il ne parle que plusieurs mois après sa naissance. Il est à croire a priori qu’il manifestait auparavant quelques traces de cette faculté de généralisation que nous cherchons en lui. En effet, si on donne à l’enfant qui vient de naître le haut du doigt, il se met à le téter, il tette aussi, bien souvent, une autre femme que celle qui l’allaite ordinairement, il prend le biberon. Il y a là évidemment une série d’actes d’une ressemblance frappante[11] et, si nous trouvions une généralisation dans les premiers essais de son langage, il nous faut en trouver une également dans les erreurs ou dans les adaptations de ses premiers actes. Dans les deux cas, en effet, nous trouvons les mêmes éléments : une réaction commune en présence d’objets qui présentent une certaine analogie mêlée à des différences. Dans un cas, il s’agit seulement d’une réaction des lèvres et de la langue ; dans l’autre cas, d’une réaction des lèvres, du larynx, de la langue, etc.

— Mais y a-t-il lieu de faire une différence essentielle entre deux phénomènes semblables dans leur forme, parce que l’un compte quelques éléments de plus que l’autre ?

Mais si nous ne nous arrêtons pas, jusqu’où serons-nous conduits ? Nous sommes logiquement amenés à admettre la généralisation chez les animaux. Jusqu’ici rien d’inadmissible, nous aurons occasion d’en voir des exemples ; mais chez quels animaux devons-nous l’admettre ? Évidemment chez tous. Il n’est pas jusqu’aux micro-organismes, jusqu’aux êtres mono-cellulaires, dont M. Binet a récemment exposé la psychologie, qui ne présentent des rudiments de cette faculté de généralisation, du moins dans la façon dont ils absorbent leur nourriture, qui évidemment n’est pas toujours absolument identique à elle-même et qui nécessite bien qu’une réaction semblable réponde chez l’être à des excitations analogues, mais différentes à quelque degré. Je pense qu’il faut s’arrêter ici. Quelques psychologues ont cherché des analogies entre le monde organique et le monde inorganique. Léon Dumont, par exemple, voyait une sorte d’habitude dans la serrure qui joue mieux après avoir servi, dans l’habit qui, porté longtemps, s’adapte à la forme particulière du corps, etc.[12]. De pareilles analogies sont, semble-t-il, trop lointaines pour pouvoir être utiles à quelque chose. Le fait est qu’un moulin à café serait capable de moudre autre chose que du café, qui lui ressemblerait cependant par la grosseur des grains et leur dureté, — et, avec les habitudes courantes de falsifications, on peut trouver déplorable cette faculté de généralisation, — mais un tel exemple ne peut guère être qu’une parodie.

Remarquons toutefois combien cette généralisation, que Ton remarque dans ces états inférieurs de l’esprit, est vague, sans portée, sans précision, flottante, mal faite, peu durable. Il en est ainsi du moins de celle de l’enfant et de l’homme primitif. Mais ici nous avons une remarque à faire, c’est qu’elle est beaucoup plus vague chez l’homme primitif et chez l’enfant pour le langage, par exemple, et même pour d’autres choses, que chez les animaux pour beaucoup de tendances actives. Il n’y a là rien de surprenant, si nous remarquons que ces états, que nous recherchons chez l’homme primitif et qui nous paraissent constituer ses caractéristiques, sont précisément ceux qui sont le moins organisés, le plus récemment acquis. Mais une réflexion qui se présente immédiatement, c’est que nous sommes toujours primitifs en quelque chose et que, tant que l’évolution humaine ne sera pas terminée, ce qui n’arrivera pas, sans doute, de si tôt, nous pourrons constater en nous ces caractères que nous cherchons curieusement dans les âges reculés que nous pouvons à peine atteindre. Ce n’est que chez les gens et les peuples qui n’apprennent plus, qui ne se développent plus, que les instincts sont fixés, et que cet état de trouble qui annonce le développement de nouvelles tendances, cesse de se montrer. Chez ceux qui nous entourent, chez nous-mêmes, nous trouvons souvent l’état d’esprit qui est celui de l’homme primitif par rapport aux phénomènes qui sont à présent chez nous l’objet de science froide et raisonnée. Chaque fois que nous nous trouvons dans de nouvelles conditions dévie, chaque fois que nous abordons une étude nouvelle, nous pouvons constater en nous des idées qui présentent certainement, avec quelques différences, les mêmes caractères qu’ont présentés autrefois les premières idées formées sur les objets environnants dans l’esprit des premiers hommes, ou que présentent aujourd’hui les conceptions des enfants. Ceux d’entre nous qui abordent de temps en temps des idées, des connaissances qui ne leur étaient pas familières, qui n’ont pas pour leur vie une routine toute faite, sont des enfants et des primitifs par rapport aux hommes qui viendront dans plusieurs siècles et qui feront entre nous et leurs enfants les rapprochements que nous faisons aujourd’hui entre nos enfants et les sauvages. Il ne faut pas même tant de siècles pour produire cet effet ; la politique en fournirait de bonnes illustrations. Combien ne trouverions-nous pas enfantines, vagues, sans précision et sans portée les idées qui étaient en vogue il y a quelque vingt ans et exposées dans des assemblées législatives ? Et, pour remonter un peu plus haut, en lisant, dans les admirables chapitres de M. Taine, la combinaison de l’esprit classique et de l’esprit scientifique au xviii* siècle, n’avons-nous pas l’impression de quelque chose de primitif, de jeune, d’enfantin, de vague, dans les générahsalions de ce siècle si vieux à d’autres égards ?

Lors donc que nous étudions l’état primitif d’une tendance, nous pouvons prendre nos exemples aussi bien chez l’homme de nos jours et en nous-mêmes que chez les Aryas restitués par la philologie, ou chez les sauvages révélés par les voyageurs. Nous ne faisons pas d’ailleurs ici l’histoire de l’homme, mais la psychologie de l’abstraction ou de la généralisation ; ce qui nous importe, c’est donc de constater le caractère vague de la généralisation première. Nous pouvons passer maintenant aux autres caractères de la conception primitive, que cette conception primitive naisse chez un enfant, chez un sauvage ou chez l’un de nous. Tout ce que notre raison peut nous faire acquérir, c’est peut-être de la réserve. Nous pouvons nous retenir d’avoir des idées, mais, si nous essayons de nous en faire sur des sujets trop nouveaux, nous ne pourrons éviter d’être enfantins et les exemples n’en sont que trop fréquents.

Voyons à présent les autres caractères de la conception primitive. Elle est, prétend-on, concrète et individuelle. « Il est tout visible, dit Locke, que les idées que les enfants se font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arrêter à cet exemple) sont semblables aux personnes mêmes, et ne sont que particulières[13]. » M. Bernard Ferez, tout en admettant d’ailleurs des généralisations chez l’enfant, nous dit qu’il particularise le genre et l’espèce. « À six ans, ajoute-t-il, je ne pouvais pas supposer qu’il y eût au monde un colonel autre que le brillant officier de chasseurs que j’admirais les jours de parade, fièrement campé sur son cheval noir, avec de superbes épaulettes d’argent à graines d’épinard, et un colback aux poils soyeux, surmonté d’une blanche aigrette. Quand on me parlait d’un maître d’école, je voyais aussitôt un grand corps maigre et sec, tout de noir vêtu, avec un faux col de soldat d’où s’échappait une petite tête olivâtre, à petits favoris gris, aux yeux indescriptibles, tête ridaillée, couturée, grimaçante[14]. »

En effet, il y a quelque chose de concret dans la conception primitive, mais elle est concrète comme elle est générale, d’une manière vague et quelquefois fausse. Il paraîtra évident à priori qu’il ne peut en être autrement si l’on pense à la manière dont nous formons nos concepts de chose concrète. Il semble parfois, à en croire certains philosophes, que l’expérience ne nous donne immédiatement que des objets concrets, mais c’est une illusion. Les renseignements que nous prenons sur le monde extérieur, nous arrivent séparés, les uns par l’oreille, d’autres par la vue, d’autres par le tact, d’autres par le goût, d’autres par l’odorat. Les qualités des corps nous arrivent naturellement abstraites. Il faut que l’esprit en fasse la synthèse, mais il est bien évident que ce ne peut être là une opération immédiate. Pour que cette synthèse soit possible, il faut que l’esprit ait la force de la faire, il faut aussi qu’il ait les matériaux voulus, c’est-à-dire il faut que l’esprit soit suffisamment développé et que l’expérience soit suffisamment étendue. Or, il est parfaitement sûr que l’expérience ne porte pas toujours à la fois sur les diverses qualités des corps. Nous pouvons savoir qu’un objet est rouge et ne connaître ni son goût, ni son odeur, ni sa dureté, ni le son qu’il peut rendre. Il est vrai que par l’expérience passée nous suppléons à l’expérience présente : si je vois de la neige, je suis capable d’imaginer les sensations qu’elle donnerait à mes mains ; — quand il s’agit d’un objet qui n’est pas directement connu par nous ou qui ne ressemble pas exactement à un objet que nous connaissions, nous jugeons de ses qualités par analogie, et nous nous trompons souvent. Il suit naturellement de là que presque toutes nos conceptions sont des conceptions abstraites, de même presque toutes nos représentations sont des représentations abstraites, elles le sont seulement plus ou moins. Mais toujours certaines qualités de l’objet (et il ne s’agit bien entendu que de celles qui sont accessibles à nos sens) sont seules représentées dans l’esprit, et cela pour l’excellente raison que nous ne pouvons les expérimenter toutes, sauf dans certains cas très rares et pour des objets très familiers. Le soleil n’est guère pour beaucoup d’hommes qu’une représentation visuelle. Nous ne pouvons nous représenter sa température, tout au plus pouvons-nous imaginer la chaleur que nous ressentons quand nous sommes exposés à ses rayons. Une étoile ne peut guère être autre chose aussi pour le plus grand nombre qu’une représentation visuelle, c’est-à-dire une pure abstraction, une qualité sans substratum. A la vérité nous pouvons concevoir ce substratum sous forme de gaz, de matière incandescente, l’analyse spectrale a même permis de reconnaître quels éléments y sont contenus, mais tout cela ne peut former en nous que des images vagues, sans précision, bien différentes de la représentation concrète que nous pouvons nous faire de notre montre ou de notre chapeau.

Sans doute dans la représentation, dans la conception primitive, il arrive souvent que l’expérience est suppléée par l’imagination, mais cette suppléance n’est pas toujours possible et de plus il faut voir de près à quels produits elle donne naissance. Du manque d’expérience il résulte généralement que les diverses représentations sensibles, provenant des différents sens, qui doivent être synthétisées pour former une représentation concrète, ne sont unies que par des liens très lâches, et que souvent l’une d’elles disparait ou est remplacée par une autre. On en a des exemples frappants dans les formes ondoyantes des mythologies primitives, que nous ne connaissons guère d’ailleurs que sous leurs formes traditionnelles, c’est-à-dire les plus arrêtées, les mieux fixées : — qu’on pense à toutes les fantaisies qui se sont produites, qui se produisent encore dans les tentatives faites pour donner une forme concrète aux phénomènes naturels ! On arrive ainsi à des concrétions impossibles et extravagantes, dont on peut souvent comprendre la genèse. Par exemple le Peau-Rouge, dans les habitudes sociales et religieuses duquel les animaux jouent un rôle considérable, se représente certains phénomènes naturels sous une forme animale. « Les grands dieux eux-mêmes, le ciel, le soleil, la lune, les montagnes et les fleuves, sont à chaque instant conçus sous forme animale. Le ciel est un grand oiseau, le soleil un taureau, la lune une vache, les fleuves des serpents, etc.[15] » Remarquons les mots « à chaque instant », qui indiquent que de pareilles croyances ne sont pas continues. De même la vache, qui paraît avoir eu une grande importance sociale à l’époque de la vie pastorale des Aryas[16], a pris place aussi dans les mythologies ; les nuages sont les vaches d’Indra, l’orage est la lutte d’Indra et de Vitra. De même certain peuple se représente son Dieu revêtu de l’uniforme d’officier de dragons russes[17]. Il faut bien voir dans tous ces faits l’effet d’une tendance à se représenter les faits sous une forme concrète ; seulement cette tendance se réduit à accoler, à une représentation visuelle ou auditive d’un phénomène naturel, des concepts, des représentations à peu près absolument hétérogènes d’autres phénomènes connus, amenés seulement par une vague analogie, et surtout par la prépondérance sociale et psychologique de certaines images qui, par leur force de systématisation, tendent à se rattacher tous les phénomènes psychiques qui apparaissent. De semblables représentations n’ont de concret que l’apparence, en fait elles consistent en représentations visuelles ou autres jointes accidentellement à des conceptions qui varient d’un peuple à l’autre, d’un homme à l’autre, probablement aussi, dans une certaine mesure et pour un même peuple, d’une époque à une autre époque. Remarquons d’ailleurs que ces représentations sont toujours non seulement vacillantes, incohérentes et troubles, mais incomplètes. Il ne faut, pour en être convaincu, que se rappeler la manière dont nos représentations des choses se fortifient et se développent avec les progrès de la science. On ne peut mieux, je crois, s’en rendre compte, qu’en comparant l’idée qu’on se fait d’un livre après l’avoir lu, et celle qu’on s’en fait avant de le lire, ou celle qu’on peut s’en faire quand on ne sait pas lire. Il n’est pas besoin d’insister pour montrer en quoi et combien la première est plus concrète que la seconde. La nature aussi est un livre que nous épelons depuis longtemps, mais où l’homme primitif et l’enfant ne pouvaient rien déchiffrer.

Il n’est pas, sans doute, besoin d’insister beaucoup pour montrer que la conception primitive n’est ni analytique, ni synthétique, tout en ayant quelques apparences d’analyse et de synthèse. Nous venons de voir qu’elle avait quelque chose de général, c’est-à-dire, en somme, d’analytique et aussi quelque chose de concret, c’est-à-dire de synthétique, mais on ne peut parler évidemment à propos des conceptions de l’enfant ou de l’homme primitif de synthèse abstraite, comme celle par laquelle nous nous représentons, par exemple, le fonctionnement général d’une société, ou de cette analyse concrète qui nous fait décomposer un objet eu éléments réels. Ces opérations exigent un développement d’esprit déjà considérable.

En somme dans ces conceptions, dans ces représentations primitives, les phénomènes, les qualités semblent être agglutinés sans ordre, — et en cela ils ont quelque chose de concret et de particulier d’autant plus qu’ils tendent à se joindre, pour se concréter encore plus à d’autres conceptions prises en général parmi les plus habituelles et surtout parmi les plus importantes ; — mais d’un autre côté les concrétions ainsi formées ne sont pas stables, de plus les conceptions, les représentations sont maigres et peuvent s’adapter à un certain nombre d’autres complexus différents : en cela elles ont quelque chose d’abstrait et de général. Peu à peu les éléments deviennent plus facilement séparables, l’analyse devient plus aisée et plus fixe, d’un autre côté un plus grand nombre d’éléments peuvent se systématiser et entrer dans une même combinaison ; la combinaison elle-même est plus stable, parce qu’elle se forme d’après l’expérience et dans un esprit de plus en plus formé par l’expérience. C’est ainsi que l’homme apprend peu à peu, et que nous avons, nous-mêmes, appris ce que nous savons. Nous pouvons nous rendre compte de ce double travail d’analyse et de synthèse en nous rappelant l’évolution de nos connaissances et de nos idées. Ce double travail d’analyse et de synthèse suppose une abstraction et une généralisation croissantes.

II

Les formes inférieures de l’abstraction.

§ 1.

Les formes inférieures de l’abstraction forment plusieurs types qu’il nous faut examiner. D’une manière générale, elles sont caractérisées par ce fait que deux conceptions, deux idées, deux tendances sont associées l’une à l’autre, mal à propos, par l’intermédiaire de certains éléments qui entrent dans chacune d’elles et qui ne peuvent se séparer des autres éléments de l’une ou de l’autre, de manière à leur laisser un jeu libre et précis. Par exemple, l’idée du soleil sera rapprochée de celle d’une personne, grâce à quelques ressemblance& vagues ; ces ressemblances ne peuvent être encore abstraites des éléments qui composent l’idée de personne, les autres attributs de la personne suivent dans l’esprit ceux qui peuvent être considérés comme communs à la personne et au soleil. L’adhérence des éléments psychiques est trop grande, ils n’ont pas suffisamment de vie individuelle pour pouvoir se joindre à tel ou tel groupe d’éléments bien défini et parfaitement cohérent, mais le groupe qu’ils composent généralement reste tout d’une pièce et s’introduit dans tous les autres groupes qui ont besoin de quelques-uns de ses éléments au grand détriment de l’harmonie de l’ensemble. Il y a d’ailleurs des cas dans lesquels les éléments psychiques hétérogènes sont introduits volontairement ou par un instinct heureux dans le nouveau système, c’est lorsqu’ils fournissent une nouvelle force, une intensité nécessaire au fonctionnement de l’esprit ; — sans eux les autres éléments pourraient rester sans effet appréciable, soit à cause d’un manque d’habitude, soit à cause d’une disposition naturelle de l’esprit. C’est ainsi qu’une comparaison peut faire mieux entendre une proposition abstraite, bien que généralement elle la défigure quelque peu, mais, une fois que l’essentiel est compris, il arrive que l’esprit peut se débarrasser des éléments parasites qui l’ont aidé d’abord, qui le gêneraient ensuite.

Si nous analysons l’état d’esprit qui correspond aux formes inférieures de l’abstraction, nous voyons qu’il consiste dans une sorte d’enchevêtrement de deux groupes différents d’éléments psychiques qui ont quelques éléments communs, mais chez lesquels les différences créent une sorte d’incapacité à se combiner totalement dans un système harmonique. Max Muller a étudié et exagéré peut-être à certains égards le rôle religieux de la métaphore, mais nous pouvons concevoir l’extension de la métaphore et envisager non seulement les métaphores du langage, mais ce qu’on pourrait appeler les métaphores de l’esprit. Un mot après tout est un système de mouvements, une sorte de geste, un acte. Et nous pouvons supposer que, au lieu de se traduire par des mots, cette sorte de confusion de l’esprit se traduise par un autre geste, par un acte ; c’est supposer évidemment que la confusion par le langage, avant d’avoir été une cause de confusions intellectuelles, a d’abord été un effet d’autres confusions intellectuelles. Mais l’expérience prouve bien l’existence de ces confusions et aussi qu’elles se manifestent par des confusions du langage.

« J’ai fait à la Salpêtrière, dit Esquirol, l’ouverture du corps d’une femme lypémaniaque, laquelle avait cru, pendant plusieurs années. qu’elle avait un animal dans l’estomac. Elle avait un cancer de cet organe. » Voilà une vraie métaphore intellectuelle. Deux groupes d’éléments psychiques, celui des symptômes éprouvés par cette femme, celui de l’ensemble des représentations qui constitue un animal, s’étaient rapprochés et fondus ensemble, agglomérés, de façon à ne former qu’un tout en dépit des raisons qui pouvaient faire renoncer à cette hypothèse. Comparons l’état mental de cette folle à celui des ignorants chez qui survit le préjugé qu’un morceau de viande appliqué sur le cancer lui sert de proie et l’empêche jusqu’à un certain point de dévorer le malade. Évidemment cette conception se rapproche de l’autre, il y a bien encore rapprochement de deux groupes d’éléments psychiques et ces deux groupes sont bien très analogues dans les deux cas, toutefois ils ne sont agglutinés, systématisés que partiellement. L’ignorant ne croit pas absolument que le cancer est un animal, mais il confond vaguement jusqu’à un certain point et à trop d’égards les deux choses. Cette confusion incomplète est encore suffisante pour déterminer des actes qui impliquent la croyance instinctive à une ressemblance entre les deux systèmes de phénomènes beaucoup plus étroite que celle qui existe en réalité. Maintenant passons à l’état d’esprit de celui qui a le premier donné à la maladie en question son nom de cancer ; celui-là a fait une vraie métaphore verbale. Il est bien difficile de savoir jusqu’à quel point il confondait les deux choses, toutefois il est probable qu’il s’exagérait les ressemblances et que dans son esprit il y avait une cohésion assez étroite entre les deux conceptions. On peut la remarquer encore chez certaines personnes quand elles parlent d’un mal qui ronge le malade. On voit quelquefois chez elles une sorte de crainte, de répugnance qui parait causée en partie par ce qu’elles voient de mystérieux dans la nature du mal, par cette sorte de personnification vague qu’elles font et qui persiste, favorisée par la langue courante. Chez un médecin, au contraire, — excepté s’il est en train de faire de la poésie, — le terme a perdu probablement tout ce cortège de phénomènes accessoires, il n’y a plus qu’un groupe systématisé, la conception a gagné en précision et en hétérogénéité systématique, ce qu’elle a perdu d’images parasites et de rapprochements incohérents.

Mais nous n’avons pas à nous occuper encore des phénomènes de cette dernière classe, il s’agit dans ce chapitre des cas où l’abstraction ne s’est pas encore terminée, où les phénomènes psychiques qui devaient constituer la notion, la représentation d’un fait, la tendance à certains actes sont encore englobés dans des associations hétérogènes, et où, d’autre part, ils ne peuvent s’adjoindre certains éléments essentiels, retenus aussi et empêtrés dans d’autres combinaisons de même nature. La dissociation des éléments n’est pas encore suffisante. Nous aurons à étudier cet état d’abord dans l’esprit lui-même, dans les images et les idées, dans les mythes, dans les croyances, dans les habitudes morales, dans les préceptes, dans la littérature, dans le langage, etc.

§ 2.

Le mode de pensée que nous étudions se rapproche beaucoup de celui qui produit ce qu’on a appelé les associations par ressemblance, et qui consiste dans la persistance dans l’esprit d’un élément commun à plusieurs représentations, tandis que des complexus d’éléments différents viennent se systématiser autour de l’élément persistant[18]. Seulement ici les deux représentations, les deux systèmes différents, au lieu de se succéder coexistent et se confondent plus ou moins dans l’esprit. La partie commune aux deux ne peut se dégager complètement ni de l’un ni de l’autre des composés ; la séparation, l’abstraction ne peuvent se produire à un degré suffisant. Il en résulte que deux systèmes d’éléments psychiques qui ne peuvent s’unir en un système supérieur, se trouvent juxtaposés dans l’esprit. Cet état peut être celui d’une pensée très faible et aussi celui d’une pensée très puissante ; il y a des avantages et des inconvénients comme nous pourrons nous en apercevoir.

Occupons-nous d’abord de la pensée prise en elle-même, nous nous occuperons plus tard de ses rapports avec le langage ; si nous nous servons ici d’exemples où le langage paraît jouer un certain rôle, c’est que le langage est notre principal moyen de connaître la pensée des autres, et nous le considérons pour le moment non en lui-même, mais à cause de la pensée, de l’imagination qu’il révèle.

Le calembour est une des formes inférieures de l’état d’esprit qui nous occupe, la poésie en est une des formes supérieures. Nous ne nous arrêterons pas au calembour ; j’en ai cité des exemples et j’en ai analysé ailleurs le mécanisme. J’en citerai un cependant, involontaire, qui est très propre à nous montrer le défaut de séparation suffisante des éléments psychiques.

Ordinairement, comme M. Bréal l’a remarqué[19] les mots qui ont plusieurs sens, ou plus généralement un son qui est associé avec plusieurs systèmes d’idées et d’images, ne réveillent en nous que celui qui peut se systématiser avec les autres images éveillées au même moment. Si l’on parle de chênes dans un champ, ce mot n’éveillera pas en général en moi l’image des chaînes de prisonnier, ou, si cette image s’éveille, elle sera enrayée. Le son ne s’associe réellement qu’avec un seul des systèmes d’idées auxquels il est virtuellement associé. Il est suffisamment abstrait de chacun d’eux, pour former à lui seul un phénomène indépendant et pour passer de l’un à l’autre. Mais en quelques circonstances, distraction, parti pris, maladies mentales, le fait opposé peut se produire. Un ancien prêtre, cité par M. Bail, voulait fonder une théocratie universelle où Dieu devait régner sur terre à la place de tous les rois. Il exposait ses moyens pratiques : « Pour atteindre ce but le gouvernement français doit créer une chancellerie divine, et naturellement, dit M. Bail, c’est le malade lui-même qui occupera le poste de chancelier divin. Il lui sera alloué 20 000 fr. d’appointements. Ce chiffre est toujours écrit de la manière suivante : vin mille francs, parce que la France, éprouvée par le phylloxéra, ne produira plus de vin jusqu’au moment où les ordres de Dieu auront été exécutés[20]. » On voit clairement ici la confusion bizarre qui s’établit sur une similitude de quelques éléments psychiques.

Toutefois ces faits extraordinaires ont le tort de paraître plus différents qu’ils ne le sont en réalité des phénomènes ordinaires. Mais on peut prendre aussi bien des exemples d’abstraction incomplète dans la vie ordinaire, où ils sont en réalité fort abondants. Nous pouvons les prendre à volonté chez les animaux, chez l’enfant, chez l’homme. On voit souvent tout un système de tendances, d’idées, d’images s’appliquer invariablement à certains cas, ne pouvoir être abstraits, séparés des éléments avec lesquels ils sont en conjonction constante. Une petite chienne d’un an et quelques mois me rapportait parfaitement les objets que je lui jetais, même les morceaux de bois que je lançais à l’eau, et ne pouvait jamais me rapporter le gibier. Quand une pièce tombait, elle la prenait, la léchait, ne la mordait guère, ayant été corrigée pour cela, mais ne la rapportait pas. Si je faisais mine de m’en aller, en l’appelant, elle déposait le gibier par terre avant de me rejoindre. Si je lui jetais un oiseau mort, elle agissait de même. Évidemment cette tendance à prendre l’objet qu’on lui lançait et à me le porter, n’était pas parvenue à un degré d’abstraction suffisante. Elle n’existait pas en elle-même et paraissait ne pouvoir s’associer qu’aux objets inanimés que je lui jetais. Mais je crois qu’il y avait un autre défaut d’abstraction chez la chienne. Le gibier mort devait susciter en elle des images, des tendances assez vives qui devaient tendre à empêcher la manifestation d’autres tendances et se manifestaient par l’action de lécher le gibier, faute de mieux. Si d’un côté elle était incapable d’élever à un degré d’abstraction suffisante l’idée et la tendance de rapporter, d’un autre côté elle était surtout, je crois, incapable d’abstraire suffisamment, dans le complexus de sensations, d’images, d’émotions qui représentait en elle le gibier, les éléments qui étaient communs au gibier et aux autres corps qu’elle rapportait sans difficulté. Le cas d’agglutination des phénomènes psychiques est peut-être la règle chez les animaux, les instincts paraissent tellement fixés chez eux qu’ils ont longtemps semblé immuables. Il n’en est rien, au moins en certains cas, mais la plasticité de l’esprit est souvent faible et l’on voit les abstractions et les généralisations les plus simples, les plus faciles en apparence ne pouvoir s’effectuer. « Ayant laissé quelque temps un nid de fourmis sans nourriture, dit sir John Lubbock, je mis du miel sur une petite planchette de bois, entourée d’un petit fossé de glycérine, large d’un demi-pouce et profond d’environ 1/10 ; sur ce fossé je plaçai un pont de papier, dont une extrémité reposait sur de la terre meuble. Cela fait, je mis une fourmi au miel, et aussitôt une petite troupe se rassembla autour. Je déplaçai alors un peu le pont de papier. Les fourmis, ne pouvant passer à travers la glycérine, vinrent sur le bord et tournèrent tout autour, mais sans pouvoir traverser ; il ne leur vint pas à l’idée de faire soit un pont, soit une digue à travers la glycérine, au moyen de la terre meuble que je leur avais donnée si à propos. Gela me surprit beaucoup, étant donnée toute l’ingéniosité avec laquelle elles se servent de la terre dans la construction de leur nid[21]. » Il y a ici un manque très évident d’abstraction et de généralisation sur lequel il est inutile d’insister. Un fait très curieux aussi qui montre jusqu’à quel point les phénomènes peuvent être ainsi soudés dans des associations invariables, est rapporté par M. Fabre et cité par M. Romanes, à qui je l’emprunte : « Un sphex creuse un tunnel, s’envole et cherche sa proie qu’il rapporte, paralysée par son dard, jusqu’à l’orifice de son tunnel, mais, avant d’y introduire sa proie, il y entre seul pour voir si tout est bien. Pendant que le sphex était dans son tunnel, M. Fabre éloigna un peu la proie ; quand le sphex ressortit, il ne tarda pas à retrouver sa proie et l’apporta de nouveau jusqu’à l’orifice ; mais alors il sentit de nouveau le besoin d’aller vérifier encore l’état du tunnel, vérifié à l’instant même, et aussi souvent que M. Fabre retira la proie, aussi souvent toute l’opération fut recommencée, de sorte que le malheureux sphex vérifia l’état de son tunnel quarante fois de suite. Quand M. Fabre enleva définitivement la proie, le sphex, au lieu de chercher une proie nouvelle, et de se servir de son tunnel achevé, se sentit obligé de suivre la routine de son instinct et, avant de creuser un nouveau tunnel, il boucha complètement l’ancien, comme si tout était bien, malgré qu’il fût entièrement inutile, ne renfermant pas de proie pour les larves[22]. » Ce qu’il y a de curieux à remarquer dans ce dernier cas, c’est que le manque presque absolu d’abstraction et de généralisation qui empêchait le sphex de comprendre que son tunnel était inutile et d’agir en conséquence, s’accompagnait d’une certaine possibilité d’abstraction dans un autre sens. Le système ordinaire, bien qu’il y manquât certains de ses éléments, ceux qui donnaient au sphex la connaissance de la présence de sa proie, ne se déroule pas moins comme d’habitude. Un certain nombre d’éléments peuvent manquer au système, il n’en subsiste pas moins, autrement dit, une partie considérable du système comprenant les actes du sphex peut être abstraite et exister séparément, mais ce système ne peut se résoudre en éléments qui feront partie d’autres synthèses.

Chez l’enfant l’état de mélange de l’abstrait et du concret est l’habitude. Ces idées et ces tendances se sont formées, pour ainsi dire, par gros morceaux d’expériences, que des expériences suivantes viendront désagréger, mais qui, en attendant, subsistent ensemble. J’en ai cité déjà des exemples, on en trouvera un grand nombre chez tous les observateurs de l’enfance qui se sont multipliés depuis quelques années. M. Preyer remarque que, pendant longtemps, l’enfant en flairant une fleur ou un parfum tient la bouche ouverte ; il pense que c’est là « un signe d’un état intellectuel peu avancé, mais c’est à la vérité une conséquence, un résultat de l’état peu avancé des expériences faites par l’enfant. Comme précédemment l’odeur agréable (du lait) a toujours été accompagnée d’une saveur agréable, l’enfant pense que partout où il y a une odeur agréable, il doit y avoir quelque chose à goûter. La notion complexe de saveur-odeur ne s’était pas encore différenciée, au dix-septième mois, dans les deux notions de saveur et d’odorat[23]. » Autrement dit, il y a insuffisance d’abstraction. La synthèse saveur odeur donnée immédiatement par l’expérience n’a pas encore été analysée à l’aide d’autres expériences.

Chez l’homme fait, il y a aussi une foule d’abstractions rendues difficiles par l’organisation de tendances très systématisées ; la force de l’habitude en est un exemple bien connu. Beaucoup d’hommes ressemblent au sphex de M. Fabre et je crois bien qu’il y a un peu du sphex dans chacun de nous. Chacun voit et comprend le monde à travers ses propres habitudes et sa structure mentale. J’ai cité ailleurs un grand nombre de faits où l’on voit bien cette cohésion intime de plusieurs sensations, de plusieurs images, de plusieurs idées, de plusieurs mouvements[24]. C’est à un autre point de vue que je les ai examinés, mais il n’est pas bien utile de les reprendre ici, d’autant plus que nous aurons l’occasion d’en voir assez d’exemples en étudiant sommairement les phénomènes de ce genre que présente l’évolution des mythes, des croyances et du langage. Je ne puis me lancer dans une étude approfondie de ces questions. Toutefois il parait intéressant d’examiner l’évolution de la conception de l’âme, depuis les plus primitives jusqu’aux plus abstraites.

Comment se fit-il que les hommes aient distingué l’âme du corps et attribué une âme aux objets inanimés ? Sur le premier point, la lumière paraît faite ; sur le second, qui nous importe moins, il y a doute. L’homme a-t-il fait une sorte d’induction instinctive comme le veut M. Tylor[25], ou, comme le pense M. H. Spencer, l’idée de l’âme des morts a-t-elle été le passage obligé pour en venir à attribuer une âme aux objets inanimés ? Quoi qu’il en soit, il est sûr que ce passage a eu lieu dans les temps primitifs et se perpétue encore chez les sauvages et, à quelque degré, chez un bon nombre de civilisés. Il y a là un phénomène complexe d’abstraction et de concrétion, autrement dit à la fois d’impuissance d’analyser certains phénomènes et d’en synthétiser certains autres, qui rentre bien dans notre sujet et qui me parait offrir un grand intérêt en montrant le caractère mixte et trouble des conceptions d’une humanité déjà vieille et assez civilisée. D’un côté, en effet, par la fausse interprétation de quelques phénomènes (rêves, visions), on sépara l’âme du corps, d’un autre côté on attribua une âme à des objets inanimés et c’est un exemple d’une généralisation mal faite ; enfin on adjoignit, en bien des cas, à l’âme une espèce de corps vague. En somme on en arrivait à supposer un autre individu. Il y a là des exemples de modes primitifs de penser, de séparer et de joindre les phénomènes qui mettent en lumière de nombreuses contradictions logiques et dont nous retrouvons encore de nos jours des traces profondes.

L’homme a vu dans ses rêves ses compagnons morts lui parler et agir devant lui comme de leur vivant, il s’est vu lui-même marcher, courir, chasser, pendant que près de lui d’autres hommes pouvaient le voir dormir immobile[26]. Que, à la suite de ces faits et d’autres analogues, visions, syncopes, maladies mentales et nerveuses diverses, il se soit formé dans l’homme deux systèmes séparés d’images, d’idées, de sensations, qu’il ait admis l’indépendance réelle des objets représentés en lui par ces complexus psychiques, qu’il ait considéré l’un comme donnant à l’autre le mouvement et la vie, comme pouvant l’abandonner et revenir en lui, comme pouvant lui servir après la mort, il n’y a rien là d’étonnant. S’il avait formulé ces opinions, l’homme n’aurait fait que constater à sa manière, et aussi bien qu’il le pouvait, les données de son expérience. Il y avait là une abstraction, une distinction que l’expérience imposait. L’homme conçu comme un tout, ou plutôt l’idée vague qui correspondait chez l’homme primitif à ce que nous appellerions ainsi aujourd’hui, devait forcément se scinder : une partie devait s’abstraire de l’agglomération totale, se constituer à part et par suite pouvoir se réunir à d’autres systèmes qu’à ceux auxquels elle était jointe, et c’est ce qui est arrivé quand on l’appliqua aux objets inanimés. Si les faits se sont passés autrement, cela revient au même au point de vue de notre sujet actuel, sauf que la généralisation a précédé peut-être l’abstraction formelle, en ce sens que la qualité d’être animé, et toutes les qualités psychiques que l’homme pouvait connaître, furent étendues aux objets inanimés avant d’avoir été considérées comme pouvant exister sans être unies au corps. Quoi qu’il en soit, nous aurons toujours des exemples de ces généralisations, de ces abstractions rudimentaires où des paquets de qualités sont transportés idéalement d’un objet à l’autre, sans que leurs éléments se désagrègent suffisamment pour que l’opération s’effectue avec quelque précision. Nous retrouvons toujours ici notre noyau de phénomènes psychiques qui se sépare d’un système pour se joindre à un autre, cet élément commun de diverses synthèses, comme dans la métaphore ou les illusions de l’aliéné.

Mais comment l’âme pourrait-elle être conçue ? L’homme qui dans ses rêves se trouvait transporté en d’autres lieux s’y trouvait transporté avec son corps ; la vie du rêve n’était, à bien des égards, qu’une reproduction de la vie réelle ; de même s’il retrouvait en songe des compagnons disparus, il les retrouvait tels ou à peu près qu’il les avait connus. Si d’un côté l’immortalité du mort et du dormeur, si les visions du songe et de la veille devaient tendre à faire se constituer l’idée d’esprit séparée de l’idée du corps, d’un autre côté l’esprit ne paraissait pouvoir en aucune façon se séparer du corps. Il n’apparaissait jamais sans le corps qu’il animait, et l’idée de l’âme tendait à entraîner avec elle, à s’associer étroitement la représentation d’un corps. Ainsi la représentation du corps tendait à se séparer de l’idée de l’âme et à se joindre à elle à la fois, — on ne séparait l’âme d’un corps que pour lui en donner aussitôt un autre, on ne se la représentait pas en elle-même, ou plutôt on la confondait encore avec le corps. De la sorte, l’âme ne pouvant guère être conçue que comme un corps animé, quand on séparait l’âme du corps, quand on supposait dans un individu une âme qui lui donne la vie, c’était en réalité un autre individu qu’on supposait dans le premier. Il y avait en quelque sorte un dédoublement de l’individu. Par une sorte de jeu d’attraction et de répulsion, l’idée de corps éloignait l’idée d’âme, qui à son tour attirait celle d’un autre corps. On a ici un bon exemple de cet état en quelque sorte pâteux des conceptions primitives ni abstraites, ni concrètes, où les phénomènes s’agglomèrent en dépit de la logique, où les associations que l’expérience ou le raisonnement font rompre sont immédiatement reprises sous une autre forme, où les conséquences, même presque immédiates, d’une croyance ne sont pas perçues ou ne font aucune impression sur l’esprit, où les contradictions les plus énormes se produisent et se perpétuent, faute de pouvoir lutter entre elles et parce que les éléments qui composent les diverses représentations ne peuvent se séparer, s’abstraire et ou bien vivre d’une vie indépendante ou s’enchaîner facilement à d’autres systèmes de faits psychiques, où ils pourraient apporter l’harmonie qu’ils détruisent dans le complexus où ils restent engagés. Cette abstraction rudimentaire, qui consistait à séparer du corps visible quelque chose qu’on se représentait comme la cause de sa vie, est faite et défaite simultanément.

Est-elle complètement défaite ? Probablement non. Que les hommes primitifs aient pris leurs rêves pour des réalités, cela n’est pas bien surprenant. Il faut une certaine habitude de classer, instinctivement ou consciemment, les phénomènes pour distinguer la veille et le rêve. Cette séparation n’est pas absolument accomplie même chez nous, puisque les rêves ont une certaine part dans la formation de nos tendances et dans la puissance des sentiments et des idées. À ce point de vue d’ailleurs tout n’est pas faux dans le rêve, qui est bien la manifestation de tendances existantes et qui existe bien en lui-même et se relie à la veille par des liens étroits. Mais il nous arrive encore quelquefois de ne pas bien discerner la vie réelle et le rêve à propos d’une image vague, d’une représentation que nous ne parvenons pas à rattacher à quelque événement authentiquement réel ; il nous arrive de nous demander si nous nous souvenons d’un fait réel ou d’un rêve. Chez l’enfant la confusion est bien plus grande, chez le tout jeune enfant elle est fréquemment complète, comme j’ai pu le constater plusieurs fois. Un enfant se réveille au milieu de la nuit en vous disant qu’il a vu une bête dans son lit ou quelque chose de semblable, ou qu’il était à jouer, et l’on a beaucoup de peine à lui faire comprendre ou au moins croire qu’il se trompe. Mais l’idée de réalité n’est pas plus formée chez lui que celle du rêve. Il en est un peu de même chez l’homme primitif, — j’entends chez l’homme pour qui ces conceptions sont nouvelles, et cette nature mal reconnue de lune et de l’autre aide puissamment à la confusion des deux. Toutefois il n’est pas difficile de croire que la confusion doit bientôt au moins n’être pas absolument complète. Les images de la réalité, les actes, tout ce que l’on peut constater prend plus de relief et de régularité, bien que la nature avec ses lois immuables, telle que nous la concevons à présent, soit évidemment une conception abstraite bien postérieure. Aussi souvent le corps propre de Tûme, c’est-à-dire l’âme elle-même est-elle représentée comme une forme vague. M. Tylor, qui a réuni une immense quantité de faits se rapportant à ces croyances à l’âme, pense que, « chez les races grossières, on parait avoir d’abord connu l’âme comme étant à l’état éthéré ou de matérialité vaporeuse, et cette idée n’a cessé depuis d’être fort répandue. En fait, l’opinion métaphysique plus récente de l’immatérialité n’aurait eu aucun sens pour le sauvage ». « Il semble, ajoute M. Tylor, que, suivant les idées systématiques de certaines écoles de la philosophie civilisée, les définitions transcendantes de l’âme immatérielle aient été obtenues par l’abstraction de la conception primitive de l’âme éthéréo-matêrielle, de façon à la faire passer d’une entité physique à une entité métaphysique[27]. »

Il n’est pas utile de rapporter longuement ici les différentes pratiques engendrées par cette conception de l’âme ; rappelons seulement les statues que les Égyptiens mettaient dans les tombes pour permettre à l’âme de les animer, les vivres qu’il était de coutume générale de laisser auprès des morts, l’obole destinée à payer le passage du Styx, les sacrifices humains qui envoyaient aux morts des femmes et des esclaves, les pratiques d’où sont sorties, comme on l’a montré, un grand nombre d’institutions politiques[28]. Tous ces faits sont faciles à trouver, grâce aux auteurs qui les ont rassemblés et en ont tiré des vues générales. Il est plus intéressant pour notre sujet d’étudier l’état d’esprit général et moyen des peuples civilisés au point de vue de l’abstraction et de la synthèse. Nous y retrouverons, bien qu’à un degré moindre, les caractères de la pensée primitive, la juxtaposition de l’abstrait et du concret, la cohésion incohérente des éléments psychiques et le dédoublement caractéristique des systèmes différents subsistant sur un fonds commun.

Dans les croyances communes ces formes inférieures de l’abstraction sont très fréquentes. La plupart des idées qui ont cours sur la vie future sont un mélange singulier d’abstractions incomplètes et de concrétions vagues. On admet volontiers que tout n’est pas fini avec la mort, que l’âme survit ; d’un autre côté, on sait à n’en pouvoir douter que le corps pourrit sous la terre. De là une série de conceptions et d’imaginations qui sont tour à tour affirmées et niées explicitement et qui le sont toujours implicitement, parleur non-concordance avec d’autres opinions qui ne sont jamais formellement rejetées. On se représente la vie future sous le double aspect des peines et des récompenses, ou bien quelquefois comme une sorte de continuation de celle-ci. Mais les prédicateurs à croyances plus raffinées ont beau insister sur le caractère spirituel des peines et des récompenses, il est bien difficile pour un esprit ordinaire, à moins qu’il ne se fasse aucune représentation de la vie future et qu’il se borne à répéter les mots qu’il entend sans leur attacher un sens précis, ce qui arrive du reste, de voir par l’esprit quelque chose qui diffère beaucoup du « Paradis painct, où sont harpes et luz » et de l’ « enfer ou damnez sont boullus ». Tout ce qu’on a pu trouver de plus éthéré pour le paradis, c’est la musique et le chant ; mais pourra-t-on se hausser à ce degré d’abstraction de comprendre ce que c’est que de chanter sans avoir une bouche et d’entendre sans avoir un appareil auditif ? Non, sans doute, pas plus qu’on n’a pu imaginer que le diable torturait des esprits purs. Il y a ici ou bien de simples suites de mots, ou bien des mélanges hétérogènes d’abstractions et de concrétions. D’un côté on admet que l’âme est immatérielle et se distingue du corps, de l’autre on lui donne un corps et on lui fait faire ou subir toutes sortes d’actes qui impliquent sa matérialité. Nous voyons bien encore ici les deux systèmes d’idées retenus et comme collés sur un fonds commun, dont ils ne peuvent se séparer, et persistant ainsi, malgré la logique et sans causer la moindre inquiétude intellectuelle à l’esprit en qui ils vivent et dont leur nature reste inconnue.

Mais si nous passons des opinions populaires aux opinions de personnes instruites et d’une intelligence cultivée et même distinguée, nous ne voyons pas que les opinions perdent ce caractère incohérent, ce mélange de concret et d’abstrait que nous avons déjà remarqué. Il y a un progrès cependant en ce sens que, si l’on pense autant à la vie future, on se la représente peut-être moins.

Autant que j’ai pu en juger, j’ai vu les personnes, sauf quelques rares exceptions, les plus croyantes, les plus convaincues de l’immortalité de l’âme penser fort peu à la vie future. Quelquefois, à l’occasion d’une mort surtout, ces idées se réveillent et peuvent prendre une certaine importance. Dans le courant ordinaire de la vie, elles me semblent négligeables. En somme, elles sont surtout un moyen de diminuer la séparation qui résulte de la mort d’une personne chère, en transformant la disparition en une sorte de voyage vers un lieu éloigné où l’on se rejoindra un jour ; — la vie future joue un certain rôle encore dans la morale, mais surtout peut-être au point de vue des conseils qu’on donne aux autres. Quoi qu’il en soit, les idées qu’on s’en fait paraissent peu précises et peu nettes. La plupart du temps, quand on en parle en dehors des cas que j’ai cités, ce qu’on en dit n’a pas grande signification : on espère un état meilleur, on se le représente négativement par la suppression des inconvénients que l’on est bien forcé de trouver en ce monde, mais il est difficile de voir au juste ce qu’on en pense. Je crois qu’on n’en pense pas grand’chose.

Nous n’examinons pas encore les opinions des philosophes. Il est bien sûr que, pour les personnes d’intelligence cultivée et ouverte qui croient à la vie future, le principal caractère de cette vie est d’être une sorte de développement de la vie présente, et surtout une manière de continuer les affections de la famille. Or, si une mère tient à la vie future pour ne pas être séparée de son fils, je suppose, et si j’essaye de comprendre la façon dont elle doit se représenter l’âme de son fils et la sienne, je trouve qu’il doit lui être à peu près impossible de faire abstraction de la partie matérielle de l’être auquel elle tient tant. L’idée de se retrouver avec son enfant implique sûrement l’idée de le voir, de l’entendre, de lui parler, de le caresser, c’est-à-dire qu’elle implique des représentations visuelles, auditives et tactiles dont l’idée de l’âme ne s’est pas détachée. De même toutes les fois qu’on pense à revoir un ami, un parent dans un autre monde, c’est lui encore, semble-t-il, comme on l’a connu que l’on doit retrouver. D’un autre côté sans doute, on admet que le corps se dissout ; si la résurrection des corps est une croyance religieuse, elle ne fait que montrer le genre d’imagination concrète des esprits qui l’ont imposée aux autres. Mais, en dehors de l’Église, cette croyance ne parait pas très répandue.

Une des périodes intermédiaires de l’évolution qui a modifié l’idée de l’âme est bien indiquée par la croyance à la métempsycose, qui fut si répandue et dans laquelle l’âme est représentée comme indépendante d’un corps en particulier, puisqu’elle peut lui survivre, mais non pas comme absolument indépendante du corps en général, puisqu’elle ne quitte un corps que pour s’incarner dans un autre.

Chez les philosophes, chez les théoriciens, il ne parait pas que l’abstraction ait pu aller jusqu’au bout. Les philosophes de l’école spiritualiste ont fait de grands efforts pour bien distinguer le corps et l’âme. Est-il bien sûr qu’il ne reste rien de physique dans leur manière de concevoir l’âme ? et du reste leur entreprise pouvait-elle aboutir et n’était-elle pas condamnée d’avance ? Examinons d’abord la première question.

Si les philosophes spiritualistes sont tous convaincus du fait même de l’immortalité de l’âme, ils sont très réservés quand il s’agit de donner des détails sur la nature de la vie future. Cependant il semble, malgré la prudence des auteurs, malgré leur habitude de manier des abstractions, je dirais malgré l’élévation de la pensée, s’il était prouvé que l’esprit pur pût être conçu d’abord et ensuite considéré comme forcément supérieur à la matière, — il semble que tout élément matériel et concret n’a pas disparu de leur imagination. Chez eux encore je crois retrouver, à côté de l’idée de l’âme distincte du corps, quelques restes de la conception primitive, du double ; il reste encore quelques lambeaux d’organisme attachés à cette âme, et tous leurs soins n’ont pu que débarrasser leur idée de la plus grande partie des conceptions hétérogènes qui faisaient sans doute sa faiblesse logique, mais qui faisaient peut-être aussi sa force psychologique en la rendant plus facile à concevoir, et plus capable d’éveiller les sentiments. La cause de ce qui me semble un reste de matérialisme chez les spiritualistes, c’est leur volonté de conserver non pas seulement l’existence de la substance comme le panthéiste, mais encore de faire survivre l’identité de l’homme. Et il est bien difficile, pour dire en quoi consiste l’identité, de ne rien emprunter à la vie corporelle. « Un être, dit M. Franck, dont les seuls attributs sont l’unité et cette identité vague, qui n’est que la continuité de l’existence, ce n’est pas moi, ce n’est pas ma personne, ni aucune autre personne humaine ; c’est une abstraction, c’est la substance de l’être en général : et l’immortalité qui lui convient, la seule à laquelle le panthéisme puisse ajouter foi est sans relation avec la vie présente, sans responsabilité et sans conscience. Il reste donc encore à disputer à la mort et au néant non pas le principe spirituel en général, mais cette âme particulière qui pense, qui aime, qui agit et qui respire en nous[29]. » Je ne veux pas tirer parti de l’expression métaphorique de respirer, bien qu’on soit peut-être en droit d’y voir au moins une tendance à la matérialisation de l’âme, mais en laissant ce terme se représente-t-on bien la pensée, l’amour et l’action sans aucune base physique ? Est-ce une conception réelle que celle qui sépare l’intelligence des perceptions et des données des sens, et surtout que celle qui sépare l’affection de tous les phénomènes physiques qui l’accompagnent ? On dira sans doute d’une part que c’est moi qui ici ne me forme pas une idée suffisamment abstraite de l’intelligence et de la sensibilité, — mais il faudrait prouver en ce cas que cette idée abstraite correspond à une réalité, et la démonstration n’est pas faite. D’un autre côté, on peut dire que, à supposer que l’idée abstraite de l’âme ne correspondit à aucune réalité, il se pourrait tout de même qu’il fût subjectivement possible de la former. Mais n’est-il pas à croire que l’on introduit sans le vouloir et sans le savoir des idées concrètes ou des résidus d’idées concrètes, loi^qu’on se représente cette vie future où l’on veut voir la continuation de notre personnalité présente si étroitement liée au corps, à ses besoins et à ses actes. Toutefois je ne prétends pas qu’il soit absolument impossible de se représenter abstraitement une âme distincte du corps, je me borne, au sujet du passage que j’ai emprunté à M. Franck, à émettre un simple doute sur la conservation instinctive d’éléments matériels dans la conception de l’âme. Examinons la doctrine d’un autre spiritualiste qui a tâché de donner plus de précision à la conception de la vie future.

« À quelle condition, se demande M. Caro[30], puis-je réellement me retrouver, me reconnaître moi-même dans mon éternité future, garder enfin cette identité personnelle que l’on veut bien me permettre, mais que l’on semble craindre de définir ? » La première condition, d’après M. Caro, c’est le souvenir, puis la survivance des affections de la vie terrestre ; mais cela ne lui suffit pas et ici, il me semble, si atténuée, si voilée, si épurée, si l’on veut, que soit la pensée, il me semble commencer à voir apparaître un germe de matérialité.

« Donc, pas d’identité personnelle sans mémoire, pas de mémoire sans amour. Pour me ravir le souvenir de ce que j’ai aimé, il faut détruire tout mon passé, et pour m’empêcher d’aimer encore, il faut que j’oublie que j’ai aimé. L’éternité de mes affections semble donc être un élément de l’immortalité personnelle, la seule qui m’intéresse, la seule qui soit l’immortalité.

« Est-ce tout ? Pas encore. N’est-ce pas un principe évident que tous ces caractères essentiels de la nature humaine doivent être conservés comme les conditions mêmes et les garanties de l’identité ? Jusqu’où s’étend ce principe ? Jusqu’où pouvons-nous l’appliquer sans déroger à la sévérité d’une sage induction, sans tomber dans d’indiscrètes puérilités ? Pouvons-nous faire encore un pas dans cette voie de l’identité ? Pourquoi non ? il s’agit de préserver un attribut essentiel de la nature humaine. Et, pour poser la question dans toute sa sincérité, l’identité est-elle complète, si la différence des sexes disparait, si l’âme ne garde pas la spécialité de ses aptitudes et de ses innéités, s’il n’y a plus qu’un genre d’âmes au ciel, quand il y en a deux si nettement tranchés sur la terre ? » Si épuré que soit l’amour, je crois bien qu’il est difficile de ne rien voir de matériel au moins dans les causes du sentiment ; je sais bien que l’amour platonique existe et peut-être plus qu’on ne croit, mais se manifeste-t-il chez les eunuques ? et ce désintéressement des sens est-il apparent ou réel, momentané ou essentiel ? J’ai essayé d’expliquer ailleurs ce sentiment singulier ; le fait seul qu’il se produit très souvent à la puberté indique bien que l’état des organes n’y est pas étranger[31]. Il semble bien que la tendance fondamentale qui produit ce qu’on appelle l’amour pur, comme s’il y avait quelque chose d’impur à la procréation d’un être, soit exactement la même que celle qui produit l’amour le plus brutal, et que seul le milieu psychique auquel doit s’accommoder cette tendance, varie d’un cas à l’autre. Ceci devient, il me semble, d’autant moins incertain que l’on trouve des traces de l’amour physique, des traits de matérialité incontestable dans des affections qui ne sont pas proprement de l’amour sexuel[32]. Au reste et quoi qu’il en soit, et bien que l’auteur ait tâché de spiritualiser autant que possible sa conception des sexes, l’opinion que j’indique me paraît encore fortement appuyée par le fait que l’auteur a fait suivre le passage déjà cité de celui que je transcris à présent.

« Mais ce corps lui-même que le dogme philosophique de l’immortalité semble reléguer si loin avec un souverain mépris, il a été pendant la vie terrestre l’instrument principal, l’expression de notre personnalité, et, si tout le corps périt, notre personnalité est-elle intacte ? L’identité véritable n’est-elle pas en péril ? Aucune doctrine n’a montré pour la personnalité de l’homme le même respect que le christianisme, et le christianisme, on le sait, professe explicitement la résurrection des corps… La philosophie, il faut bien l’avouer, ne peut aller jusque-là sans s’aventurer dans un ordre de questions inaccessibles à la raison. Mais si elle ne peut rien pour établir rationnellement ce dogme, serait-elle pour cela dans son droit en essayant de le détruire ? M. Th. Henri Martin le nie, et l’un des plus curieux chapitres de son livre a pour objet de soutenir que les spiritualistes qui admettent la vie future sans prétendre la définir, pourraient se dispenser d’attaquer ce dogme et se tenir sur ce point sur une prudente réserve. »

Dès que l’on cherche à préciser, l’idée de corps vient se mêler à l’idée de l’âme. Il est vrai que ce corps lui-même est quelque peu métaphysiquement conçu par M. Th. H. Martin ; il s’agit d’une sorte de corps principe, impondérable quoique non immatériel. Et précisément il me semble qu’il y a là un phénomène fort intéressant au point de vue de ce travail ; l’idée de corps et l’idée d’âme paraissent toujours s’attirer et se repousser sans se séparer jamais et presque sans jamais se fondre en une unité réelle, au moins dans le cas qui nous occupe. On sépare l’âme du corps, on la réduit, on la spiritualise, on la volatilise de plus en plus ; on aimerait alors, pour l’aider à vivre, à recourir au corps sans lequel la personnalité vraie paraît bien compromise. Mais ici de nouvelles difficultés se présentent, celles mêmes qui ont fait séparer l’âme du corps et, cette fois, c’est le corps lui-même qui se spiritualise, qui s’abstrait : on tire du corps réel une manière de corps principe, impondérable ; mais, qu’on y prenne garde, ou bien ce corps restera concret, tangible, visible, etc. ou bien il finira par n’offrir plus, comme l’âme pure, qu’un support trop frêle pour la personnalité de l’homme, et l’on sera obligé de demander autre chose à la réalité, — quitte à recommencer la série des opérations.

M. Caro, du reste, n’accepte pas très nettement toutes ces opinions, au moins ne les accepte-t-il pas au nom de la philosophie et. dans un livre de philosophie, il n’avait pas à se prononcer sur le dogme religieux. Mais il est visible que ces idées lui plaisent et qu’il penche vers l’assentiment. Est-il besoin de faire remarquer que je n’ai pas pour but ni de réfuter ces idées, ni de prouver l’impossibilité d’une existence future, ni de démontrer que l’âme ne peut être conçue d’une manière tout à fait abstraite ? Mais il m’intéresse de montrer qu’en fait elle ne l’est pas toujours et que, chez les philosophes mêmes qui professent la distinction complète de l’âme et du corps, l’imagination intervient quelquefois encore pour restituer à cette âme ou pour lui adjoindre certains attributs matériels. D’un côté on place bien dans l’âme la cause essentielle de la personnalité, de l’identité ; de l’autre, quand on serre de près la question, on voit que le corps a son rôle et la conception de l’âme paraît se troubler, l’âme pure diminue d’importance, et cette conception amenée à un certain degré d’abstraction est remplacée par une autre,

M. Caro s’en rend bien compte. Par un autre effet de ce rythme que je signalais, il revient à l’idée la plus abstraite de l’âme. Il expose, d’après M. Jules Simon, ce que la philosophie spiritualiste, réduite à elle-même, peut nous apprendre sur la vie future. « Voilà, ajoute-il, les félicités que la philosophie nous permet. Combien tout cela est vague ! Je sais bien qu’en réclamant davantage, je m’expose à de sévères critiques. Si nous reprochons à la philosophie la pauvreté de ses promesses, c’est, nous dira-t-on, que nous ne savons rien penser et rien imaginer sans mettre dans nos conceptions le corps et les instincts du corps. Si ces doctrines purement spiritualistes nous semblent vagues, c’est peut-être parce qu’elles sont spiritualistes ; prenons garde que le besoin de rendre l’idée du ciel plus précise ne soit le désir de le rendre plus matériel. — À qui donc pourtant suffira cette vie future dont la spiritualité raffinée ne parvient pas à dissimuler les perspectives abstraites et mornes ? »

Si j’ai analysé longuement les belles pages d’un philosophe qui fut trop et trop mal attaqué, c’est que j’ai pensé y voir un exemple intéressant d’une forme très atténuée de l’état d’esprit que j’étudie. Nous voyons ainsi l’idée de l’âme se séparer de l’idée du corps, et cependant s’adjoindre une sorte de corps d’une autre espèce ; c’est en somme un être nouveau, une personnalité nouvelle qui se superpose à un organisme existant. Cette nouvelle personnalité dépouille peu à peu ses caractères matériels, mais jusque dans les conceptions les plus abstraites on voit encore de temps en temps apparaître des restes de la conception primitive. Le panthéisme, qui dans ses formes rigoureuses est plus abstrait que le spiritualisme en ce qu’il tient moins à l’identité personnelle, garde cependant encore des traces de matérialité ; il est bien difficile de concevoir la substance absolument dépouillée de formes matérielles et, on a beau la déclarer inconnaissable, on ne se garde pas toujours de laisser pénétrer dans ce concept des traits empruntés à notre expérience des corps. Si l’on analysait à ce point de vue la formule habituelle : « Les phénomènes sont la manifestation de la substance », on trouverait, je crois, que le mot manifestation est emprunté à des phénomènes très concrets et que, en dehors d’eux et appliqué à un prétendu monde transcendant, il ne conserve plus aucun sens précis. Il me semble bien que nous retrouvons encore ici cette sorte de confusion psychique, de métaphore intellectuelle inconsciente dont j’ai donné déjà un certain nombre d’exemples. Il semble que la conception la plus abstraite de l’âme est celle qui en fait un système de lois extraites des phénomènes concrets.

Peut-être serait-il de quelque intérêt ici de faire remarquer que, inversement, la notion synthétique de l’homme, considérée comme comprenant à la fois le corps et l’âme, a de la peine à se constituer, précisément ou en grande partie à cause de ce manque d'abstraction qui retient de part et d’autre dans des complexues insuffisamment cohérents des éléments psychiques qui devraient s’unir ensemble. Si l’abstraction consiste, au sens ordinaire du mot, et pour nous dans une des formes les plus fréquentes, dans la séparation dun attribut d’avec sa substance, inversement la concrétion consiste à joindre à sa substance un attribut qui en aura été séparé, une substance n’étant d’ailleurs pour nous, selon la théorie de M. Taine, qu’un système de qualités. Nous formons des représentations concrètes, des concrétions quand nous prenons connaissance, par exemple, de la dureté ou du goût d’un corps dont nous percevons la couleur et la forme. Le problème soulevé par la nature des phénomènes psychiques demanderait, pour être résolu, que ces phénomènes considérés comme une qualité particulière dune substance fussent joints au reste de la substance, au système de qualités dont il fait naturellement partie. On peut à présent affirmer que ces systèmes de qualités, cette substance est précisément le système nerveux, et, en particulier, les centres nerveux encéphaliques, et plus particulièrement encore la substance grise corticale. La théorie des localisations, les recherches cliniques de Broca, et tout récemment de M. Charcot ont même permis de rattacher certains phénomènes psychiques à des phénomènes physiologiques, se passant en des points très déterminés du cerveau. On rattache ainsi les phénomènes psychiques à une véritable substance, à un ensemble de phénomènes visibles, tactiles, etc., dans le détail desquels on ne peut pas d’ailleurs entrer encore. Mais cette synthèse concrète est évidemment fort gênée par le fait que les phénomènes psychiques adhèrent fortement, dans l’esprit de beaucoup de personnes et d’un grand nombre de philosophes, à une substance d’un autre genre, au reste vidé du double des croyances primitives.

{La suite prochainement.) F. Paulhan.

L’abstraction et les idées abstraites

L’ABSTRACTION ET LES IDÉES ABSTRAITES

(Suite [33].)

§I.

Les représentations figurées, les tableaux, les reproductions de la réalité nous manifestent clairement des états d’esprit analogues à ceux que nous avons déjà passés en revue. Au point de vue de l’histoire de l’âme, on peut remarquer la façon matérielle dont l’âme a été représentée depuis les temps de la civilisation égyptienne, où l’on voit l’âme d’un mort se présenter devant ses juges, jusqu’aux images d’Épinal où Ton voit l’âme sortir de sa tombe et monter « à travers les lauriers » ; mais le défaut d’abstraction se manifeste de bien d’autres façons. Je citais tout à l’heure une observation de M. B. Pérez qui nous dit que pour lui, dans son enfance, le seul colonel de chasseurs était celui qu’il avait admiré passant la revue de son régiment. Le nom s’était ici étroitement lié à l’ensemble des perceptions. Ainsi on ne peut guère parler d’un cygne sans éveiller l’idée de blancheur bien qu’il y ait des cygnes noirs. Tant que l’expérience ou le raisonnement n’ont pas amené les rectifications voulues, l’idée demeure empâtée dans l’image. M. Vianna de Lima, rappelant « les nombreux traits d’anthropomorphisme et de fétichisme de la mythologie catholique », ajoute que : « L’iconographie chrétienne est intéressante à connaître sous ce rapport. Le lecteur pourra parcourir entre autres le savant ouvrage de M. Didron, Histoire de Dieu, qui n’est nullement écrit dans un but de critique, — bien au contraire. Aux pages 231 et 232, on y voit, par exemple, Dieu figuré en pape ; dans des peintures plus anciennes, on le costumait en roi avec la couronne des Valois ou d’autres familles régnantes. Je rappellerai à ce sujet que les Tartares de l’Altaï représentent Dieu sous la figure d’un vieillard portant l’uniforme d’officier de dragons russes. » Dans les ouvrages un peu anciens, ces représentations de l’antiquité ou d’un monde céleste sont faites avec une naïveté fort intéressante, on voit les compagnons des patriarches habillés en soldats du XVe siècle ; l’auteur non plus ne concevait d’autres combattants que ceux qu’il avait sous les yeux[34]. Mais, dans les représentations les plus abstraites, telles que les cartes, les plans, on trouve pendant longtemps des traces de représentations concrètes. Les plans de ville que l’on trouve dans les géographies modernes sont remplacés par des sortes de vues à vol d’oiseau sans exactitude et sans précision ; mais le mélange des notions abstraites et des images concrètes se voit mieux dans les cartes où les villes et les villages sont représentés par des agglomérations de petites maisons figurées[35]. Évidemment les maisons n’ont pas la prétention d’être la représentation matériellement ressemblante de la ville ou du village qu’elles indiquent, elles ne sont qu’un symbole, mais ce symbole n’est pas arrivé encore à n’être qu’un symbole abstrait, il conserve des traces de la représentation visuelle. Au lieu de représenter une agglomération de maisons par un point, comme on le fait aujourd’hui, on choisit instinctivement un signe qui ne soit pas entièrement dégagé delà réalité visible. Il est à remarquer que les montagnes ont été très longtemps représentées sur les cartes par une sorte d’imitation grossière. À une époque un peu plus éloignée, les forêts sont représentées par des arbres et peintes en vert, on voit aussi des arbres figurés sur des montagnes, et leurs dimensions ont une disproportion choquante. Sur la mer on aperçoit des vaisseaux de taille gigantesque ; quelques-uns, rapportés à l’échelle de la carte, ont une longueur de trois milliaria gallica. Dans les traités de cosmographie, on voit, pour figurer les éclipses, le soleil représenté par une tête d’or entourée d’une couronne de rayons d’or, sur un fond roux et jaune coupé de lignes noires[36].

De nos jours on trouve encore des restes de l’imagination concrète. Sur les feuilles de la carte de France au 1/100 000e, dressée par le service vicinal et dont l’exécution n’est pas encore terminée, je crois, les cours d’eau sont gravés en bleu, les bois et les forêts en vert. Évidemment le choix de cette couleur a bien été déterminé par la couleur réelle des bois et des eaux ; on ne saurait, certes, trouver que des avantages à cette dernière trace d’image visuelle dans une carte, mais il n’est pas moins intéressant de voir combien persiste cette tendance de limage concrète à se conserver et à reparaître dès que l’occasion le permet.

§ II.

Après les représentations figurées, nous pouvons prendre, comme expression de l’état psychique de l’homme, la littérature. C’est donc une étude de l’imagination littéraire qui s’impose à présent. Il s’agit d’entrevoir, derrière ces formes de langage, les formes mêmes de l’esprit. Il me semble qu’il y a là une riche mine de documents psychologiques que la psychologie contemporaine, sauf quelques rares exceptions[37], n’a pas suffisamment creusée.

L’étude des figures de rhétorique peut être ici, je crois, de quelque intérêt, mais elle serait trop longue : la métaphore présente une interprétation facile ; au point de vue où nous sommes placés ici, la catachrèse peut être considérée comme une sorte de métaphore, une métaphore dans laquelle le sens concret primitif a disparu et où il ne reste plus que le sens abstrait dérivé, ou un autre sens concret qui a supplanté le premier, ou plutôt qui, se rattachant à une partie des éléments psychiques qui constituèrent le premier sens, a remplacé les autres. Elle indique donc une forme supérieure de l’abstraction. Mais il n’y a sans doute pas de distinction bien précise entre la métaphore et la catachrèse, et ce qui est métaphore pour l’un est catachrèse pour un autre. Telle personne, à l’esprit abstrait, emploiera un mot en lui donnant simplement le sens abstrait et général qui convient à la circonstance, en lui retirant par conséquent une partie du sens qu’il a d’ordinaire. Il risque seulement d’être mal compris. Quand nous disons, à présent, le soleil se couche, la nuit arrive, nous ne faisons aucune personnification, mais pour l’enfant, par exemple, les termes auront un sens moins abstrait et, quand le jour naîtra, il demandera : « Où est la nuit, maintenant ? » et non dans le sens où la question pourrait recevoir une réponse précise, mais dans un sens vague, moitié concret. moitié abstrait, un peu dupe de la métaphore dont il ne sent pas trop la valeur. Il arrive souvent que, pour un esprit abstrait, une métaphore n’est uniquement que le moyen de donner plus de force et de relief à l’idée sans éveiller aucun élément hétérogène, comme cela se produit dans les formes inférieures de l’abstraction. En fait les mots employés dans ce cas perdent presque complètement leur signification concrète, ils n’en gardent qu’un relief, une vivacité plus grande qu’ils communiquent à l’idée.

Nous devons trouver, dans les formes employées par tel ou tel écrivain et dans celles qu’il s’interdit, la révélation des procédés particuliers de son esprit ; nous devons pouvoir restituer la nature des images qui naissaient dans son esprit, la manière propre dont les objets et les idées lui apparaissaient. Il faut évidemment, pour que le procédé puisse donner quelque chose, s’adresser à un véritable artiste, non à quelque copiste plus ou moins adroit. Rien n’est plus aisé aujourd’hui que de se faire à volonté, avec un travail suffisant, un style très imagé sans avoir une imagination bien vive : il n’y a qu’à s’inspirer de bons auteurs, mais chez ceux-ci, chez les maîtres, c’est bien l’esprit lui-même qui paraît à travers la forme.

Il est facile de retrouver chez les écrivains contemporains certains types déterminés de nos jours par la psychologie normale et la psychologie morbide. Je n’ai pas à rappeler à mes lecteurs les travaux de M. Galton[38] de M. Charcot et de ses élèves[39] J’ai essayé ailleurs, dans un essai de psychologie appliquée à la littérature, de comparer divers auteurs au point de vue de la qualité des images qu’ils employaient le plus volontiers et des effets particuliers qu’ils pouvaient obtenir ainsi[40]. Mais notre but ici est différent ; c’est toujours l’abstraction que nous devons avoir en vue. Il faut donc rechercher dans la littérature les manifestations de cet état d’esprit à moitié concret, à moitié abstrait où l’idée reste engagée dans l’image, où l’image prend dans certains cas la valeur générale de l’idée, en tâchant d’interpréter avec le plus de précision possible les données que nous pourrons rassembler.

Pour montrer la différence de l’idée, même de la représentation, de l’impression abstraite avec l’idée abstraite-concrète, nous pouvons prendre la même opinion exprimée par deux écrivains différents :

Le grand romancier russe Tolstoï raconte dans ses Mémoires comment il subit l’obsession du scepticisme, d’un idéalisme subjectif qui le faisait douter de la réalité du monde extérieur. Il nous prévient à la même page du même livre qu’il développe en lui à cette époque d’une manière peu ordinaire sa capacité pour les conceptions abstraites. Nous aurons à revenir plus tard sur ce dernier passage ; voici le premier : « … mon esprit ne fut jamais plus entraîné que sur la pente du scepticisme. J’ajouterai même qu’elle me conduisit si loin que je crus, un certain jour, atteindre à la folie. Je m’imaginais, par exemple, que, excepté moi, rien ni personne n’existait, que les objets n’étaient pas des objets, mais des apparences seulement, qu’ils apparaissaient et disparaissaient selon que je faisais attention à eux. En un mot, je me rencontrais avec Schelling dans cette conviction que les objets n’existent pas, mais que mon œil seul les voit. Sous l’influence de cette idée obsédante, il m’arriva d’en venir à un tel degré d’aberration que je me détournais comme pour saisir le néant et le voir où je n’étais pas[41]. » La description est tout entière dans un style assez abstrait ; cependant j’y relèverai deux traces de l’imagination concrète : 1° Tolstoï exprime sa conviction en disant : Les objets n’existent pas, mon œil seul les voit. Mais cela implique que l’œil existe et par conséquent qu’il y a quelque chose de réel dans le monde visible. C’est la remarque que l’on peut faire aussi au sujet de la proposition de Schopenhauer : « Le monde est un phénomène cérébral. » L’imagination concrète se mêle donc encore ici à l’idée abstraite, il reste dans l’idée quelque chose de lumineux, de coloré, de tangible, 2° Cet acte enfantin (le souvenir de Tolstoï que je cite se rapporte à son adolescence) de se retourner pour saisir le vide, et qui implique des idées assez confuses et insuffisamment abstraites. Mais il ne faut pas oublier d’observer que cette seconde remarque et la première n’ont en rien la même portée, la seconde se rapportant au fond même, et ne pouvant servir qu’à caractériser l’esprit de l’adolescent ; la première, au contraire, impliquant un reste d’image concrète plus ou moins implicitement acceptée par l’esprit de l’écrivain.

Comparons à ce style abstrait un passage où Théophile Gautier, un de nos écrivains les mieux doués au point de vue de l’imagination visuelle, exprime une idée analogue. « Par suite de ma concentration dans mon ego, cette idée m’est venue maintes fois que j’étais seul au milieu de la création : que le ciel, les astres, la terre, les maisons, les forêts, n’étaient que des décorations, des coulisses barbouillées à la brosse, que le mystérieux machiniste disposait autour de moi pour m’empêcher de voir les murs poudreux et pleins de toiles d’araignées de ce théâtre qu’on appelle le monde ; que les hommes qui se meuvent autour de moi ne sont là que comme les confidents des tragédies, pour dire Seigneur et couper de quelques répliques mes interminables monologues[42] » Ce passage n’a évidemment aucune prétention à la profondeur philosophique et ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut l’examiner, mais au point de vue de la psychologie il me paraît instructif. Quand un esprit construit comme celui de Gautier veut exprimer cette théorie idéaliste de la non-réalité du monde (une idée qu’il exprimait volontiers d’ailleurs), comment s’y prend-il ? Il supprime justement ce qu’il y a dans le monde de non accessible immédiatement aux sens, la nature intime des êtres, leur constitution interne, les sentiments, les idées des personnes, et il se représente ce qui reste précisément comme quelque chose de parfaitement matériel, visible, tangible, cachant encore une sorte d’autre objet fort matériel aussi : « les murs poudreux et pleins de toiles d’araignées de ce théâtre qu’on appelle le monde » ; ce qu’il supprime de la réalité, c’est précisément la partie abstraite. On voit quelle forme concrète prend chez lui une idée générale et par elle-même abstraite.

Il n’est pas possible de méconnaître que ces deux exemples nous font connaître deux types d’intelligence bien distincts, deux cerveaux organisés différemment. Il est probable que chacun de nous a sa manière de se représenter les idées abstraites, qui lui appartient en propre et n’appartient qu’à lui. J’ai déjà signalé ce que M. Renouvier a appelé la puissance mythique de Victor Hugo. Le poète abonde en personnifications. Voici un exemple tout à fait comparable aux conceptions primitives, sauf qu’il se présente avec une vigueur, une cohésion, une splendeur de formes et une perfection de rythme qui dénotent évidemment une organisation exceptionnelle :

La brume redoutable emplit au loin les airs.
Ainsi qu’au crépuscule on voit le long des mers

Le pêcheur, vague comme un rêve.
Traînant, dernier effort d’un long jour de sueurs,

La nasse où les poissons font de pâles lueurs

Aller et venir sur la grève ;

Sa nuit tire du fond des gouffres inconnus
Son filet où luit Mars, où rayonne Vénus,

Et, tandis que les heures sonnent,

Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs,
Et, dans ses mailles d’ombre et dans ses réseaux noirs,

Les constellations frissonnent.

Il n’est pas besoin d’insister sur le mécanisme de la métaphore, la partie commune aux deux systèmes d’images est assez faible et saisissable seulement à l’œil d’un poète, le scintillement des étoiles dans le ciel et le reflet des poissons dans un filet. On voit sous quelle forme cette représentation du ciel le soir se présente et quelles images doit s’adjoindre la représentation primitive pour arriver à faire un tout concret.

Dans la littérature, les exemples ne manquent pas. Souvent la pensée, comme dans le passage que j’ai cité de Gautier, se présente avec une forme très concrète, elle s’incarne dans un système de représentations. Un esprit artiste, tourné vers l’observation des choses concrètes, dira, par exemple : « Il semble que, dans la création du inonde, Dieu n’a pas été libre et tout-puissant. On dirait qu’il a été lié par un cahier des charges… Pour pouvoir faire l’été, il a été obligé défaire l’hiver[43]. » Dans la description des sentiments, des impressions morales, nous voyons arriver une comparaison tirée de la nature physique et qui, se rapprochant par quelque analogie de la forme, de l’allure du sentiment éprouvé, lui permettent pour ainsi dire de rester plus longtemps et plus facilement dans l’esprit, le fait mieux comprendre et mieux sentir, au moins à ceux qui sont construits sur le modèle de l’écrivain. Tels sont ces exemples empruntés à Flaubert par M. Brunetière[44], qui y voit « la transposition systématique du sentiment dans l’ordre de la sensation, ou plutôt la traduction du sentiment par quelque sensation exactement correspondante ». Voici quelques exemples : « Si Charles l’avait voulu, cependant, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. » — « Elle se rappela toutes les privations de son âme et ses rêves tombant dans la boue, comme des hirondelles blessées » ; ou encore : « Si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. » Remarquons comment dans ce dernier exemple la comparaison se tourne en métaphore.

Il arrive quelquefois qu’un esprit habitué aux représentations concrètes et fait pour elles, s’embarrasse dans des idées abstraites. Il faut voir avec quel plaisir il saisit la moindre image qui peut donner un peu de corps à sa pensée. M. Zola, par exemple, expose les idées de Claude Bernard sur l’expérimentation ; on sait la théorie singulière qu’il en a tirée et qui, comme on le lui a fait remarquer, repose sur une confusion complète. Il expose donc de son mieux, avec peine, mais il trouve sur sa route une image que tout esprit abstrait jugera, je crois, insignifiante et il s’en empare avec empressement. « Je citerai encore, dit alors M. Zola, cette image de Claude Bernard qui m’a beaucoup frappé : » L’expérimentateur est le juge d’instruction de la nature. » Nous autres romanciers nous sommes les juges d’instruction des hommes et de leurs passions. »

L’esprit chez qui les idées ne se dégagent pas de la sensation est généralement sans pitié pour les images incohérentes. Gautier se vantait de faire des métaphores qui se suivent. « Je suis un homme, disait-il, pour qui le monde visible existe[45]. » Aussi était-il, comme Flaubert[46], très dur pour la langue du xviie siècle, pour Molière, pour Racine, à qui on reprochait des métaphores incohérentes. Victor Hugo pensait de même, au moins à l’égard de Racine. Il était même fort sévère dans les conversations qu’a rapportées M. Paul Stapfer : « Tenez, voici quatre vers qui passent pour très beaux :

D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis,
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.

« À l’exception du vilain que redoublé au second vers, cette période flatte agréablement l’oreille ; mais analysez un peu ce galimatias suave : voici une fille qui va tendre sa tête au fer (on dit tendre le cou) d’un œil content et d’un cœur soumis, du même œil et du même cœur dont elle aurait bien voulu se marier ! C’est grotesque ! Vous rencontrez à chaque instant dans Racine des expressions impropres et incohérentes, comme celle-ci : « Le jour que je respire[47]. » Le même Racine paraît être condamné par son éditeur, M. Paul Mesnard, qui le défend sur plusieurs points pourtant, à propos du vers suivant :

Il éteint cet amour, source de tant de larmes[48].

M. Théodore de Banville montre bien, il me semble, l’état d’esprit qui engendre de pareilles remarques. « Le morceau (de Boileau), dit-il, que j’ai cité plus haut contient et résume en lui toutes les hérésies qu’il soit possible d’imaginer contre la poésie et contre la rime. Aux deux premiers vers :

Rare et fameux esprit dont la fertile veine
Ignore, en écrivant, le travail et la peine ;

nous rencontrons tout d’abord une veine qui écrit et qui ignore le travail. Voyez-vous d’ici un peintre sachant son métier, Ingres ou Delacroix, condamné à représenter cela sur une toile ! »

C’est bien cela, le poète ou le littérateur a souvent une représentation vive de ce qu’il écrit, il pourrait le peindre, son crayon est une manière de pinceau, et, quand il se heurte à une phrase dont le sens ne pourrait être figuré, il crie à l’incohérence. Au fond les critiques me paraissent s’expliquer par des différences d’organisation mentale, les uns étant portés à la synthèse concrète, les autres à la synthèse abstraite. Analysons les deux cas, nous verrons en quoi ils diffèrent et par quels côtés ils se ressemblent.

Il est probable que chez les uns les mots éveillent des images ; l’ensemble des mots, la phrase, la strophe, la période, donne naissance à une image synthétique, ou plutôt à plusieurs systèmes d’images. La phrase n’a pas une signification abstraite, elle éveille un tableau, la signification abstraite existe, mais elle ne se sépare pas, au moins complètement, elle n’existe pas à part en dehors des images ; aussi s’ils rencontrent dans la même phrase des mots qui éveillent en eux des systèmes d’images qui ne peuvent s’accorder, si on accole, par exemple, le mot éteindre au mot source, ils sont choqués, le heurt des deux systèmes d’images, l’impossibilité de les unir causent une impression désagréable, et déterminent un jugement de blâme.

Chez les autres, au contraire, les mots ne paraissent pas éveiller d’images, ils produisent un état d’esprit qui peut n’avoir rien ou presque rien de sensible, ils éveillent une disposition générale, un sentiment ; les mots pris isolément passent presque inaperçus, c’est la phrase prise dans son ensemble qui est conçue, qui éveille dans l’esprit une tendance, un sentiment, un système d’éléments abstraits. Pour eux source ne représente pas une fontaine, de l’eau qui coule ; de même éteindre n’amène pas des images de souffle ou d’éteignoir : source est un synonyme de cause dont le sens n’est pas plus concret, éteindre veut dire simplement supprimer, faire disparaître. Le vers peut ainsi offrir un sens parfaitement clair et net et passe sans produire un heurt sensible. Ce n’est qu’à la réflexion, en analysant la phrase, que l’incohérence se découvrira.

Et il serait aisé aux esprits abstraits de retourner contre les autres leurs propres critiques. En fait une métaphore parfaite n’existe pas, une métaphore est toujours et forcément incohérente. Prenons les vers de Victor Hugo que j’ai cités plus haut : un esprit abstrait qui les analysera, comme il aura analysé les vers de Racine, ne sera pas embarrassé pour les déclarer dépourvus de sens et pour fournir des preuves à l’appui de son dire. Essayez consciencieusement d’appliquer à la nuit la métaphore du filet, essayez de vous représenter réellement l’image réalisée, vous serez bientôt arrêté, ou vous verrez un filet avec des poissons, ou vous verrez un ciel sombre avec des étoiles ; mais fondre les deux représentations en une seule n’est pas le fait d’un esprit qui s’apphque et cherche la précision. Si l’on voulait employer contre Victor Hugo les arguments de M. Théodore de Banville, son fidèle admirateur, il serait facile de mettre au défi un peintre de représenter un clairon fait « avec de l’équité condensée en airain » et qui nous est ainsi dépeint :

Sa dimension vague, ineffable, spectrale,
Sortant de l’éternel, entrait dans l’absolu.
Pour pouvoir mesurer ce tube, il eût fallu
Prendre la toise au fond du rêve, et la coudée
Dans la profondeur trouble et sombre de l’idée ;
Un de ses bouts touchait le bien, l’autre le mal ;
Et sa longueur allait de l’homme à l’animal,
Quoiqu’on ne vît point là d’animal et point d’homme ;
Couché sur terre, il eût joint Eden à Sodome[49].

Ces critiques prouveraient surtout que l’on ne comprend pas la poésie de Hugo, mais elles peuvent nous servir à faire un pas de plus dans notre analyse psychologique. Pour l’esprit qui se fait volontiers des représentations concrètes, qui matérialise les idées, qui leur donne un corps, qui les incarne spontanément dans un système d’images, toutes ces images n’ont pas la même valeur, ni la même importance. C’est toujours la forme, c’est-à-dire l’élément abstrait qui garde la première place, le reste de l’état de conscience, les images, a une vie en quelque sorte subordonnée et sert de support à l’idée ; les systèmes dimages existent pour eux-mêmes, dirait-on, sans se synthétiser complètement ; les liens qui les unissent indirectement, par la forme commune, ne sont pas bien étroits et leur laissent la faculté de jouer librement, de se développer parallèlement sans adhérer étroitement l’un à l’autre. On sent qu’ils se tiennent, et c’est tout ; mais on comprend que si, dans ce système d’images, on introduit d’autres images d’ordre hétérogène, le bon ordre soit troublé. Sans doute il existe souvent dans l’esprit concret plusieurs systèmes séparés d’images. Nous en avons un bon exemple dans la description de la trompette du jugement ; dans le passage que j’ai cité il y a plusieurs métaphores dont les images ne peuvent s’unir, mais alors précisément elles restent séparées et ne sont jointes que par la forme, l’idée abstraite, générale, autour de laquelle elles se groupent toutes deux, semblables à deux fleurs épanouies sur une même tige. Chaque système est complet par lui-même et sans rapport direct avec les autres, ce qui ne peut avoir lieu, quand, par exemple, des mots ayant un Uen logique entre eux et qui ne doivent former qu’un tout dans la pensée, éveillent chacun séparément des systèmes contradictoires.

Il est une forme de poème qui semble destiné à mettre en évidence, à incarner un état d’esprit abstrait-concret. C’est le pantoum. La règle du pantoum qui s’écrit en strophes de quatre vers est que : « Du commencement à la fin du poème, deux sens soient poursuivis parallèlement, c’est-à-dire un sens dans les deux premiers vers de chaque strophe et un autre sens dans les deux derniers vers de chaque strophe[50]. » Mais ces deux sens qui sont séparés ne le sont pas absolument, comme le remarque très bien M. Th. de Banville. « Il n’y a rien, dit-il, de si simple que cela dans un art, qui, pour la moitié au moins, est musique et qui vit d’affinités mystérieuses. Oui, en apparence, les deux sens qui se poursuivent parallèlement dans le pantoum, doivent être absolument différents l’un de l’autre, mais cependant ils se mêlent, se répondent, se pénètrent et se complètent l’un l’autre par de délicats et insensibles rapports de sentiment et d’harmonie. Ceci rentre dans le côté presque surnaturel du métier de la poésie. Non que les procédés par lesquels s’obtient cette similitude dans la dissemblance ne puissent être ramenés, comme tout peut l’être, à des principes mathématiques, mais ce sont là des calculs transcendants que le maître imagine tout seul et que l’écolier ne saurait apprendre[51]. »

Un des caractères du pantoum est, en effet, de réunir deux suites de vers présentant deux sens différents, non seulement par renchaînement des rimes, mais surtout par quelque chose de commun aux deux sens qui se poursuivent parallèlement, par une qualité commune aux deux systèmes d’images et d’idées qui s’éveillent peu à peu. Supposez que dans une comparaison on sépare complètement les deux termes, qu’on les pose à part, qu’on les développe à part, mais en entrelaçant les différents traits de la description, en développant simultanément les deux images, on aura quelque chose qui se rapprochera beaucoup du pantoum. On pourrait très bien faire quelque chose de ce genre avec le mythe du filet de la nuit. Mais dans le pantoum les liens qui unissent les deux systèmes deviennent aussi ténus que possible, l’abstrait, la forme commune est vague, insaisissable et sentie cependant. Au reste, ce n’est là qu’un côté du pantoum, il comporte aussi des effets de contraste, et tout ce que M. de Banville exprime avec autant de poésie que de justesse. Il me suffit ici d’indiquer ce qui regarde notre sujet[52].

On peut rattacher à la littérature certaines manières de formuler des préceptes, je veux parler de la fable et du proverbe. La fable pour nous n’est guère une leçon de morale, ce n’est pas l’idée abstraite que nous cherchons dans les fables de la Fontaine, mais bien un plaisir littéraire. Mais la fable n’en présente pas moins, prise en elle-même, un exemple assez remarquable de cette concrétion de l’idée abstraite. Pour rendre une vérité abstraite plus sensible on l’incarne dans un fait. Je ne finirais pas si je voulais énumérer tous les cas analogues ; rappelons simplement les pièces et les romansà thèse qui se rapprochent de l’apologue et les énigmes où précisément il s’agit de trouver l’abstrait étant donné le concret, de dégager de la sensation, des images une idée, ou bien de trouver une autre synthèse d’images qui présente la même forme abstraite que le premier. On donne en somme un des termes d’une métaphore, il faut trouver l’autre. Ou bien on donne une phrase abstraite dont les mots, peuvent éveiller plusieurs systèmes d’images, les mots sont choisis de telle sorte que chacun d’eux doit tendre à éveiller d’abord des images qui ne s’accordent pas entre elles ; il faut prendre des mots dans un sens un peu détourné, assez rare, pour trouver un sens cohérent. C’est ainsi du moins que l’énigme se présente souvent. Analysez, par exemple, l’énigme : « Qui me nomme, me rompt » (le silence), ou l’énigme de la puce, de Boileau. Les énigmes zouloues que cite M. Tylor, et qui sont « recueillies avec les commentaires singulièrement naïfs des naturels sur la philosophie de la matière î, me paraissent instructives quant au mécanisme psychologique de l’abstraction. « D. Devinez ceci : Un certain nombre d’hommes sont en rang, vêtus de blanc, qui dansent la danse nuptiale. — R. Les dents. — Nous les appelons hommes en rang, car les dents se tiennent comme des hommes, s’apprêtant à danser la danse nuptiale qu’elles savent fort bien danser. Quand nous disons : ils sont vêtus de hlanc, nous introduisons ces mots parce que autrement personne ne saurait penser aux dents, tout le monde au contraire en étant détourné par le fait qu’il s’agit d’un homme vêtu de blanc et a sans cesse à l’esprit l’idée d’hommes, etc. » — « D. Devinez quel est l’homme qui jamais ne se couche la nuit ; il demeure couché du matin au coucher du soleil ; alors il s’éveille et travaille toute la nuit ; mais de jour il ne travaille et l’on ne le voit plus quand il travaille. — R. La fermeture d’un parc à bétail. » — « ; D. Devinez quel est l’homme dont les hommes n’airnent point le rire, car il est connu que son rire est un grand mal, et qu’il est suivi de lamentations et qu’il met fin à toute joie. Les hommes pleurent, et les arbres et les herbes ; et l’on entend toutes choses pleurer dans la tribu où il rit, et il se dit’que l’homme qui d’ordinaire ne rit pas, a ri. — R. Le feu. Nous lui donnons le nom d’homme pour que l’on ne puisse saisir du premier coup le mot de l’énigme, lequel est caché par cette expression d’homme. Pour deviner pareille énigme on peut longtemps chercher et s’égarer sans trouver le fil. Or l’énigme est bonne lorsqu’on ne peut tout d’abord rien y comprendre, etc. » [53]. Ainsi ce qu’il y a de commun entre des hommes rangés et des dents, entre le bruit du feu et le rire, entre la fermeture d’un parc à bétail et un ouvrier qui ne travaille que la nuit, devient le point de départ dune sorte de mythe, et sert à relier divers systèmes d’images, d’idées et de mots qui se développent chacun de leur côté, parallèlement. On voit la ressemblance qu’il y a entre un mythe et une énigme, il serait facile de faire des énigmes avec les mythes qui ont servi à interpréter les phénomènes naturels ; inversement une énigme est comme un mythe dont celui à qui on la propose ne connaît pas l’interprétation à l’aide de phénomènes réels. Au reste les mythes et l’énigme me paraissent résulter à peu près du même degré de développement intellectuel, à cela près que l’énigme paraît exiger plus de retour sur soi-même, plus de réflexion, plus de conscience et par conséquent un peu plus de maturité. « La composition des énigmes, dit M. Tylor, appartient si essentiellement à la période du mythe dans l’histoire de la pensée humaine, que toute comparaison du langage poétique, si elle n’est pas trop cherchée, n’a besoin que d’être retournée pour devenir une énigme. » Ajoutons que la poésie voulue, cherchée donne lieu à la même remarque. On sait avec quelle facilité on tourne en énigme les descriptions générales et sans termes précis des poètes de second ordre du xviiie siècle.

A propos des proverbes on pourrait insister encore sur le rôle de l’imagination concrète qui donne une image comme exprimant une idée, un fait concret comme renfermant l’enseignement général, seul essentiel et qu’il faut savoir dégager. Pierre qui roule n’amasse pas mousse ; À bon chat, bon rat ; On prend plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec des tonneaux de vinaigre, etc. Souvent, dans le cas où l’esprit est plus abstrait, le sens littéral devient incohérent et seul le sens abstrait présente une signification, comme dans le proverbe : Une clef d’or ouvre toutes sortes de serrures ; etc.

§ III.

Pour montrer la généralité de cette période d’agglutination de l’image et de l’idée, il faudrait passer en revue tous les domaines de Tactivité humaine. On comprend que ce soit impossible ; ce que nous avons vu donne déjà à croire que cet état est extrêmement répandu, mais on peut en montrer des traces visibles dans l’instrument même de la pensée dont tout le monde se sert, dans le langage.

Si certains mots ont passé d’un sens concret à un sens abstrait, cela suppose évidemment la perception d’une certaine ressemblance entre l’un et l’autre de ces sens. Ici encore nous avons bien deux systèmes, l’un concret, l’autre abstrait, renfermant des éléments communs qui les ont liés. Nous devons toutefois nous tenir en garde contre une erreur que l’on fait quelquefois : on paraît prendre le mot psychique et le mot abstrait comme des termes synonymes. Une émotion n’est pas cependant plus abstraite qu’une couleur, ni une saveur plus concrète qu’une image. Ce qui explique cette confusion, c’est que la plupart des termes matériels ont une signification synthétique et comprennent les différents attributs qui constituent une substance, mais c’est à ce titre seulement et non comme désignant une qualité sensible qu’ils peuvent être considérés comme plus concrets que les termes psychologiques. En ce sens rien n’empêche d’attribuer un sens concret à un terme psychique, comme impliquant lui aussi tout un complexus d’états physiologiques qui le constituent réellement. Mais le véritable passage d’un sens concret à un sens abstrait, et réciproquement d’un sens abstrait à un sens concret, paraît bien devoir s’accompagner d’un état psychique mixte, soit que l’idée abstraite ne se soit pas encore dégagée de la sensation et de l’image, soit, au contraire, qu’elle revienne, après s’en être d’abord dégagée, à se confondre de nouveau avec des systèmes d’images. — Un fait analogue se produit quand un mot passe peu à peu d’un sens concret à un autre sens concret. La facilité avec laquelle l’esprit passait d’une image à l’autre a déterminé l’application du même mot aux deux images et seulement peut-être enfin à la dernière. Tout au moins, si les images ne s’éveillent pas. ce qui peut arriver sans doute chez quelques personnes qui n’ont pas l’imagination sensible développée, il y a toujours une partie du sens du mot qui se sépare de l’autre, qui en vient à exister à part ou à se joindre à d’autres complexus d’idées ou d’images. C’est ce qui arrive dans la généralisation des noms empruntés aux types littéraires. Nous isolons certains caractères et, en les reconnaissant dans une autre personne, dans un autre complexus de phénomènes, nous appliquons le même nom à ce nouveau complexus. Quand nous disons de quelqu’un qu’il est un Alceste, ou un Tartuffe, nous ne voulons pas dire forcément qu’il est amoureux d’une coquette, ou bien qu’il a « l’oreille rouge et le teint bien fleuri », mais nous voulons dire certainement que le premier est un misanthrope ou un bourru et le second un hypocrite. Mais dans les premières applications que l’on fait d’une appellation de ce genre, il y a toujours apparition d’une certaine quantité d’images ou d’idées qui ne sont pas absolument essentielles. Ce n’est que peu à peu que la signification du mot s’épure ou se déforme et en tout cas s’abstrait. Si, par exemple, on relit Monsieur Alphonse, d’Alexandre Dumas, on verra comment le nom du héros, qui est maintenant couramment employé dans la presse, est venu prendre une signification beaucoup plus abstraite et générale que celle qu’il pouvait avoir à l’origine. Les traits particuliers ont disparu. Ces généralisations de sens sont très fréquentes, elles s’accompagnent d’une abstraction évidente. Le boucher était primitivement le marchand de viande de bouc, le cordonnier a tiré son nom du cuir de Cordoue[54], « panier signifie proprement ce qui est relatif au pain (panarium) et est appliqué — de par l’usage — à une espèce de corbeille : la corbeille au pain ; par extension panier prend le sens général de corbeille, » etc. — M. Michel Bréal cite aussi de très curieux exemples. « Si je parle, dit-il, d’une personne accablée de chagrin, j’emploie trois mots qui ont tous trois, par-devant eux, une longue et curieuse histoire. Personne nous ramène au masque de la tragédie antique ; accablée fait allusion aux machines de guerre que le moyen âge avait empruntées de Byzance ; chagrin est le terme turc sagri, a peau », et représente une image de même espèce que chiffonné dans notre parler d’aujourd’hui[55]. »

On pourrait aussi étudier à ce point de vue la formation des mots. Il arrive qu’un mot, se liant étroitement à un autre mot ou à un suffixe, perd quelque chose de son sens. Quand cette composition prend une forme fixe et déterminée, le tout prend un sens synthétique où souvent le sens du composant finit par disparaître. Un certain nombre de linguistes ont accepté cette idée que les différentes formes qui constituent, par exemple, la déclinaison d’un mot sont dues à l’adjonction à la racine de pronoms démonstratifs ayant une signification propre. On a proposé d’expliquer d’une manière analogue l’augment dans les verbes sanscrits et grecs[56]. Ces résultats sont contestés encore et il ne m’appartient pas de prendre parti pour l’une ou pour l’autre théorie, mais on paraît admettre plus généralement que les formes personnelles de verbes, ou du moins presque toutes, consistent, pour employer les termes de M. Regnaud, « dans la soudure d’un pronom personnel à un terme adjectif ou substantif » [57]. De même notre futur français s’est formé par l’adjonction au verbe de l’indicatif du verbe avoir, j’aimerai ="j’ai à aimer" [58]. Il n’est pas utile d’insister pour établir que dans tous ces cas un au moins des composants perd quelque chose de son sens, ne réveille plus en nous les mêmes idées ou les mêmes images, prend une signification plus abstraite et souvent plus générale. Il y a un phénomène psychologique du même ordre, quand un mot se modifie et se combine à un autre pour prendre un sens synthétique où le sens concret des deux composants finit par disparaître, ou encore quand un mot désignant une chose concrète est pris dans un sens métaphorique, et que l’on voit le sens primitif s’affaiblir et disparaître. Les exemples de ces transformations abondent chez tous les linguistes[59].

Ces exemples suffisent pour montrer combien est général, combien a été universel l’état d’esprit semi-abstrait dont je m’occupe en ce moment. Toutefois le langage ne nous révèle pas absolument et toujours d’une manière bien claire ce qui se passe dans l’esprit. Évidemment, aux époques de transition, il n’y a pas de doute, quand une métaphore ou une catachrèse est employée pour la première fois, elle ne va généralement pas sans éveiller quelques images concrètes, sans exciter quelques impressions d’ensemble qui conviennent au sens primitif et non au sens dérivé plus abstrait et plus général ; mais il se peut que ce phénomène soit de très courte durée, il se peut que ces images disparaissent vite et que l’abstraction vienne à être complète ou à peu près. Nous examinerons ces cas dans le chapitre suivant ; il nous suffît de reconnaître ici l’universalité au moins relative et temporaire de l’état semi-abstrait.

§ IV.

Ainsi au début d’une conception, au début d’une science, au début de la religion, un état primitif amorphe, moitié concret, moitié abstrait, moitié particulier, moitié général, moitié analytique, moitié synthétique. Peu à peu les notions s’organisent, la représentation devient plus concrète, plus individuelle, plus particulière, mais en même temps ce qui en elle ressemble à d’autres tend à se séparer, à se constituer à part, à s’agglomérer à d’autres états. Ces parties communes deviennent un trait d’union entre divers systèmes psychiques, et nous voyons les divers systèmes psychiques s’associer indirectement l’un à l’autre par le moyen de ces éléments communs, tout en gardant encore leur individualité propre. Mais généralement, quand l’esprit agit, il n’a pas logiquement besoin de tous ces phénomènes accessoires qui viennent particulariser sa conception et surtout des systèmes concrets qui s’éveillent par association indirecte. Il y a, en ce cas, une force psychique dépensée d’une manière relativement incohérente, et l’on pourrait comparer les divers types, abstrait, semi-abstrait et concret, au point de vue de leurs inconvénients et de leurs avantages, de leur faculté propre, des divers emplois qu’ils doivent trouver.

Nous n’avons envisagé jusqu’ici que des phénomènes isolés. Mais il faudrait envisager à présent leur rôle dans la vie. Ces phénomènes n’existent pas à part, ils font partie d’un organisme psychique qui est l’expression d’un organisme physique. Les phénomènes doivent, grâce à leur nature propre, se grouper d’une certaine manière, ils doivent aussi avoir dans la vie une influence particulière, de plus ils doivent être la marque d’une certaine tournure générale de l’esprit. Une feuille prise sur un arbre révèle la nature de l’arbre, de même dans l’esprit, où tout se tient, un phénomène que nous pouvons d’abord considérer en lui-même et analyser doit nous conduire à des données d’ensemble sur la nature de l’esprit qui le produit.

D’une manière générale on peut croire que le poète Victor Hugo, par exemple, a l’esprit autrement fait qu’un philosophe comme Stuart Mill : chez le premier tout se traduit par des images, chez le second il semble que les idées sont soigneusement dépouillées de tout ce qu’elles peuvent contenir de concret et de sensible qui gênerait la marche d’un raisonnement. Mais les types ne sont pas toujours aussi tranchés, il semble que la plupart des gens se servent tantôt d’idées abstraites, tantôt d’images, dont la nature varie d’une personne à l’autre. Les types intellectuels que l’on peut établir ne sont pas plus précis que les types de caractère. Ils répondent à quelque chose de réel, ils indiquent la prédominance dans tel individu de telle ou telle forme mentale qui implique ou qui détermine souvent une manière d’être particulière du reste de l’esprit ; nous devons nous représenter ces types comme des moyennes idéales, où se retrouvent à ce qu’il me semble toutes les variétés, mais elles semblent bien se grouper autour de certaines formes déterminées. Le type de pensée que nous venons d’étudier se rencontre d’ailleurs fréquemment même chez les esprits naturellement portés aux conceptions abstraites, et chez qui le libre jeu des éléments psychiques se manifeste le mieux. C’est au point de vue de la psychologie générale que nous l’avons étudié, en réservant pour plus tard la détermination de sa valeur et l’interprétation des types.

L’abstraction et les idées abstraites


L’ABSTRACTION ET LES IDÉES ABSTRAITES[60]


LES FORMES LES PLUS ÉLEVÉES DE L’ABSTRACTION

I

Les abstractions plus élevées que nous devons étudier à présent sont de plusieurs genres et plus ou moins élevées. Tantôt, la portion d’un système d’éléments psychiques isolée par l’abstraction peut subsister seule, et elle constitue ainsi une représentation abstraite ou une idée abstraite, tantôt elle peut s’associer avec un nouveau système de phénomènes et de tendances, pour former de nouveaux composés. Ces derniers cas montrent une abstraction peut-être plus pure, mais moins complexe en général. C’est par eux que nous commencerons, car leur étude pourra servir à élucider la question des représentations et des idées abstraites, telle que les philosophes l’ont comprise et qui n’est qu’une dépendance de la question plus générale que j’ai abordée dans ce travail.

Nous avons vu que, dans les cas d’abstraction imparfaite, la portion abstraite entraînait après elle dans le nouveau système auquel elle s’associait quelques éléments du premier système où elle était contenue, ce qui produisait nécessairement une sorte d’incohérence plus ou moins forte, plus ou moins grande qui, dans certains cas même, peut être belle ou utile ou servir à la beauté ou à l’utilité. Au contraire, quand l’abstraction est plus parfaite, le nouveau système formé ne contient rien d’incohérent ; ce qu’il emprunte aux systèmes précédemment formés, c’est seulement ce qui s’harmonise parfaitement avec lui. L’abstraction ici sert à faire une bonne généralisation théorique ou pratique. Des faits de ce genre nous sont donnés par l’observation des animaux. D’après le révérend C. Henslow « le renard arctique, trop prudent pour se faire tuer comme le premier qui saisit un appât attaché par une ficelle à la gâchette d’un fusil, plongerait sous la neige et amènerait ainsi l’appât au dessous de la ligne de tir. Le Dr John Ray ajoute qu’il a connu plusieurs cas où, dans des conditions semblables, au lieu de creuser une tranchée dans la neige pour éviter le coup de feu, « un renard arctique avait coupé la ficelle allant à la batterie d’un fusil avant de prendre l’appât[61] ». Il y a là des combinaisons mentales dont la formation exige évidemment la séparation de plusieurs éléments psychiques de groupes auxquels ils appartenaient et leur réunion en un système nouveau. M. Romanes raconte un fait très curieux qui montre bien ce phénomène : « Il y a trois ans, dit-il, je confiai à une poule de brahma un œuf de paon pour le couver. La poule était vieille et avait élevé de nombreuses couvées de poussins avec un succès extraordinaire, même eu égard à sa race. Pour faire éclore le petit paon, elle dut couver l’œuf pendant une semaine de plus que cela n’est nécessaire pour les poussins de poule, mais il n’y a rien là de bien anormal, car, comme le fait remarquer M. Spalding, il en est de même toutes les fois qu’une poule élève une couvée de canetons. Mon but, en faisant cette expérience, était de m’assurer si la période des attentions maternelles qui suit l’incubation, peut, dans des conditions particulières, se prolonger au delà du délai habituel, car le petit du paon a besoin de ces soins pendant un temps beaucoup plus long que n’en a besoin le poussin de la poule. Comme la séparation entre la poule et le poussin semble toujours venir de ce que la mère les chasse dès qu’ils sont en état de pourvoir à leurs besoins eux-mêmes, je m’attendais à peine à ce que la poule prolongeât dans ce cas la durée de la période normale des soins maternels, et je ne tentai l’expérience que parce que je croyais que, si elle le faisait, le fait serait un des meilleurs qu’on pût imager pour montrer à quel degré l’instinct héréditaire peut être modifié par des expériences individuelles particulières. Le résultat fut très surprenant. Pendant la longue période de dix-huit mois, cette vieille poule brahma demeura avec son poussin toujours grandissant, et durant tout ce temps elle veilla sur lui avec une attention incessante. Elle ne pondit aucun œuf durant cette période prolongée de soins maternels, et, si elle était un instant séparée de son poussin, mère et enfant en étaient très alarmés. La séparation finit cependant par s’effectuer, en apparence du moins, elle sembla venir du paon ; mais il faut remarquer que, malgré cette séparation, ils ne s’oublièrent jamais, comme semblent le faire poule et poussins. Tant qu’ils restèrent ensemble, la vanité anormale manifestée par la poule au sujet de son merveilleux poussin était extrêmement comique. » Il est très remarquable de voir cette poule, habituée à élever des poussins, faire abstraction de toutes les différences qui séparent un jeune poulet d’un paon et exercer avec ce dernier ses habitudes générales, tout en les modifiant convenablement, c’est-à-dire encore en séparant certains éléments psychiques associés par l’habitude.

Mais c’est évidemment chez l’homme qu’il faut chercher les plus beaux exemples de cette abstraction qui permet d’appliquer une tendance générale à un grand nombre de cas particuliers différents. Nous n’avons pas à nous occuper ici de la généralisation, mais de l’abstraction seulement qu’elle présuppose. Et ce processus d’abstraction nous pouvons le vérifier à chaque instant, soit chez nous, soit chez les autres. Nous avons en nous un grand nombre de tendances, d’habitudes qui nous permettent de varier quelque peu nos actes, de les adapter à des circonstances nouvelles, précisément en supprimant dans les systèmes psychiques qui composent ces habitudes et ces tendances les éléments qui ne conviendraient pas aux cas particuliers qui se présentent.

Mais si cette plasticité, cette souplesse des tendances, si cette liberté relative des éléments psychiques qui permet l’abstraction et l’isolement de ces éléments est très fréquente chez l’homme, elle n’est pas absolument générale, nous avons vu de nombreux exemples de systèmes psychiques réunis par des éléments qui ne pouvaient se séparer ni de l’un ni de l’autre. La plasticité des systèmes psychiques qui est innée à quelque degré ne se développe que par une longue expérience ; certains éléments deviennent inutiles ou gênants en certains cas et, par l’activité systématique de l’esprit, ils tendent à être supprimés, le reste du système en acquiert un certain degré d’abstraction. La conception primitive, nous lavons vu, est un état vague et vide, moitié abstrait, moitié concret, moitié analytique, moitié synthétique, certains éléments y sont agglomérés qui doivent être séparés ensuite pour permettre le bon fonctionnement de l’esprit, de même certains éléments y sont isolés qui doivent s’associer à d’autres. Il est nécessaire que l’expérience désagrège ces éléments et permette de nouvelles combinaisons. Aussi voyons-nous que c’est en ce qui concerne les objets habituels de notre expérience que nos idées sont, au moins dans le cas des occupations journalières, le plus plastique, et que les éléments peuvent se séparer le plus facilement, à condition, bien entendu, que l’expérience ait agi en ce sens, comme cela arrive fréquemment. Nous voyons tous les jours des personnes qui ont la pratique d’un commerce, d’un métier, et qui ne possèdent d’ailleurs que des facultés intellectuelles assez bornées, trouver des expédients particuliers que ne trouverait pas, sans la pratique, un homme d’une intelligence générale bien supérieure. Il arrive aussi, évidemment, que la pratique et l’habitude rendent les idées plus raides et moins modifiables, — il est sûr que les philosophes de profession ont des préjugés philosophiques que le vulgaire n’a pas, parce qu’il n’a pas d’idées arrêtées sur la question, — mais c’est en partie parce qu’il s’agit alors des matières où l’intervention constante de l’expérience pour désagréger la conception primitive et nécessiter de nouvelles adaptations ne peut pas se produire et, en tout cas, cette vérité n’infirme certainement pas la vérité précédente.

Nous n’avons pas à énumérer ici les tendances abstraites et générales que l’homme peut acquérir et manifester, il n’y a d’ailleurs qu’à considérer l’évolution d’une science ou d’une industrie quelconque pour voir les abstractions et les généralisations successives qui ont été rendues nécessaires. À vrai dire, quelques-unes de ces abstractions semblent nécessitées par l’organisation générale de l’homme, par la constitution essentielle du système nerveux. Les organes de l’intelligence sont forcément des complexus d’habitudes abstraites, de même que les organes du mouvement. On sait combien l’enfant est maladroit lorsqu’il s’agit d’exécuter des mouvements très restreints, d’un seul doigt, par exemple ; on sait combien l’homme est maladroit quand il commence pour la première fois une opération nouvelle. Non seulement les synthèses de mouvements ne peuvent s’effectuer, mais encore chaque mouvement en entraîne plusieurs autres qu’il ne devrait pas entraîner. Ce n’est que peu à peu que les éléments se dégagent de leurs associations naturelles pour pouvoir exister à part et entrer dans de nouvelles combinaisons. Il en est de même certainement pour les sens : nous apprenons à isoler les plus petites sensations, à les considérer en elles-mêmes, à en prendre conscience et ce travail d’analyse nécessaire pour l’établissement des synthèses suffisamment systématiques est en somme un travail d’abstraction, chaque élément étant ou pouvant être abstrait des autres. Ainsi, en tant qu’ils sont en train de se perfectionner et de s’adapter à des conditions plus complexes, nos organes des sens, nos organes intellectuels, nos organes moteurs sont des appareils d’abstraction, sans cesse agissant, et des groupes de systèmes d’habitudes abstraites.

Un exemple nous montrera comment ce processus d’abstraction arrive à un état de perfection presque complet. Nous avons maintenant un système de lettres qui nous permet de figurer assez aisément tous les mots et il nous semble bien naturel de considérer h part ces lettres, voyelles ou consonnes. On ne dirait pas en général qu’une lettre est une abstraction. Cependant nous pouvons remarquer que, comme le disent toutes les grammaires, les consonnes n’ont guère d’existence réelle, si on les sépare des voyelles, et d’un autre côté on sait aujourd’hui l’histoire de l’alphabet et il n’est pas douteux qu’une longue période de désintégration ait été nécessaire pour amener l’abstraction au degré où nous la voyons portée aujourd’hui. Nous trouvons d’abord un état primitif semblable à celui que nous avons eu à examiner déjà. Les premiers moyens employés par l’homme pour rappeler ou communiquer ses idées paraissent avoir été fort grossiers. Les marques de boulanger et les nœuds faits à un mouchoir en donnent une idée approximative. L’écriture, même l’écriture figurative, représente déjà un progrès considérable. La représentation figurée des objets permet d’en éveiller l’idée ; de plus, certaines représentations matérielles peuvent indiquer par analogie des états de l’esprit[62]. Le symbolisme est inévitable dans ce système d’écriture. M. Lenormant pense, avec raison sans doute, que « la présence du symbole dans l’écriture hiéroglyphique doit remonter à la première origine et être presque contemporaine de l’emploi des signes figuratifs[63] ». L’idéographisme se développe et disparait ensuite peu à peu devant le phonétisme. Nous avons un premier degré d’abstraction dans le moyen employé pour passer de l’écriture figurative à l’écriture phonétique[64]. On commence par séparer le sens et l’image auditive ou motrice qu’éveillait la figure tracée. On ne rattachait plus le signe écrit à l’idée, mais seulement au son et ce son entrait lui-même en composition avec d’autres sons obtenus de manière analogue pour former des mots. Ce fut la phase du « rébus ». « On avait, dit M. Maspero, à peindre de la même manière des mots semblables de son, mais divers de sens dans la langue parlée. Le même assemblage de sons nowek marquait, en égyptien, l’idée concrète de luth, et l’idée abstraite de bonté : le signe [illisible] rendit par figure l’idée de luth, par rébus l’idée de bonté. En groupant plusieurs signes on écrivit de longs mots dont la prononciation se composait, en partie, du son de tel signe, en partie de celui de tel autre. Le lapis-lazuli se dit, en égyptien, khesdeb ; on écrit quelquefois ce mot par la figure d’un homme qui tire (KHES) la queue d’un cochon (DEB)[65]. » Du rébus on passa, par une nouvelle abstraction, au syllabisme. Par la méthode analytique on fit « d’un signe hiéroglyphique d’idée un signe de son, en lui faisant représenter la première syllabe ou la première lettre du mot qui constituait sa prononciation la plus habituelle comme idéogramme[66] ». Une nouvelle abstraction fait enfin séparer la consonne de la voyelle et donne un « signe spécial à l’expression, indépendante de toute voyelle, de l’articulation en consonne qui demeure muette tant qu’un son vocal ne vient pas y servir de motion[67] », Un seul système d’écriture idéographique, celui des hiéroglyphes égyptiens, parvient à ce degré d’abstraction, et ce progrès fut dû sans doute au caractère vague des voyelles de la langue égyptienne. Les Phéniciens enfin achevèrent de régulariser l’abstraction par l’alphabet proprement dit[68]. L’écriture a répudié peu à peu toute espèce de représentation figurée, elle s’est progressivement abstraite, chacune de nos lettres est le résultat d’une abstraction longtemps imparfaite et qui est arrivée enfin à un degré élevé. Sur le langage, sur la numération, on pourrait faire des remarques analogues, mais le langage est encore dans un état relativement imparfait, la signification des mots est insuffisamment abstraite, les confusions sont fréquentes, malgré les immenses progrès accomplis par les générations qui nous ont précédés.

Si je ne me trompe, nous avons déjà commencé à aborder le problème des idées abstraites et générales. Les lettres sont des éléments abstraits, comme nous venons de le voir, et ce ne sont certes pas des éléments primitifs, elles sont générales en ce qu’elles peuvent faire partie de plusieurs mots différents, elles sont des éléments abstraits, généraux, analytiques, — comme les couleurs, — si l’on admet que les progrès de l’écriture représentent les progrès de l’esprit humain, ce que l’on paraît pouvoir admettre sans hardiesse pour ce qui nous occupe et ce qui ne serait d’ailleurs nié que par des psychologues qui admettraient l’existence, indépendamment du langage, de représentations abstraites. On est donc autorisé, je crois, à dire, que, quand nous nous représentons un a, ou un t, nous avons une représentation abstraite. En effet, à examiner ce fait de près, on voit que quand on se représente un a ou un t on met faiblement en activité un système de tendances qui primitivement ne se mettait en activité que par association avec d’autres systèmes. Ces systèmes présentement restent inactifs, mais ils peuvent s’éveiller aussi à notre désir et nous pouvons joindre le système qui constitue un a à tout autre système représentant une autre lettre, de manière à former ainsi des syllabes et des mots. Nous éveillons donc en nous un élément abstrait et général, quelle que soit, d’ailleurs, la manière — visuelle, auditive, motrice phonétique ou motrice graphique — dont nous nous représentons la lettre, pourvu que, telle que nous nous la représentons, elle puisse entrer dans certaines combinaisons. Nous avons donc ici un cas évident où l’expérience, le raisonnement peut-être, des besoins nouveaux et l’activité systématique de l’esprit qui leur a donné satisfaction ont déterminé la formation de véritables éléments abstraits. Ces éléments abstraits diffèrent des abstractions que nous avons examinées déjà en ce qu’ils subsistent par eux-mêmes. Jusqu’ici, en effet, nous avons vu les éléments s’abstraire d’une combinaison pour entrer dans une autre, ils étaient abstraits par rapport à la combinaison dont ils se dégageaient, mais ils ne sortaient d’une combinaison que pour entrer dans une autre. La poule peut couver des œufs de canard ou même de paon, mais si nous voyons bien la généralisation de l’acte de couver et s’il n’est pas douteux que cette généralisation ne suppose une abstraction, cependant nous n’avons pas vu en activité les produits isolés de l’abstraction, l’idée abstraite et générale de couver ne se présente probablement pas à l’esprit des oiseaux. Elle reste, sans doute, perpétuellement sous une certaine forme, comme trace organique, comme disposition des organes, mais elle n’existe en somme que virtuellement, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas et que seules persistent quelques conditions permanentes essentielles de son existence. Et, sans doute, c’est bien là une de ces habitudes abstraites dont nous avons parlé, qui sont dans notre organisme et dans notre esprit, et qui sans doute, à proprement parler, le constituent, mais nous n’avons pas rencontré encore en activité ces éléments abstraits dont l’existence a été fort contestée et dont nous avons à présent à nous occuper directement.

L’état d’abstraction, d’isolement auquel les tendances ont été portées dans cette fonction du langage apparaîtra bien plus complètement encore si l’on considère les phénomènes morbides, l’analyse faite par la maladie dépasse certainement les prévisions des psychologues. Certains malades peuvent écrire et ne peuvent plus lire (cécité psychique) ; d’autres peuvent comprendre les mots écrits, mais ne comprennent plus les mots qu’ils entendent (surdité psychique) ; d’autres perdent l’usage des mots, non celui des lettres ; certains malades ne peuvent se souvenir de certaines lettres ou de certains mots, ou bien encore ils peuvent copier tout en étant incapables de lire. Ces phénomènes ont pu être reproduits expérimentalement par la suggestion hypnotique. Ils nous montrent merveilleusement quelle indépendance peuvent acquérir certains éléments psychiques et certaines tendances, et à quel degré d’abstraction possible sont parvenus les éléments psychiques qui interviennent dans le processus du langage écrit, parlé, ou pensé simplement.

II

Les idées générales étant forcément des idées abstraites, c’est la question du nominalisme, du réalisme et du conceptualisme qui se présente ici.

M. Spencer[69], M. Galton[70], M. Huxley[71], M. W. James[72], M. Binet[73], M. Ribot[74], ont écrit quelques pages importantes sur la question des représentations abstraites, mais les études complètes sur ce sujet sont rares dans la psychologie expérimentale contemporaine. M. Taine a brillamment repris et développé les idées de Berkeley, de Hume[75] et de Condillac[76], il arrive à cette combinaison que, « par delà nos mots généraux, nous n’avons pas d’idées générales ». L’idée est un mot ou une tendance expressive[77] Il me semble que cette théorie qui paraît avoir été assez généralement acceptée pendant quelque temps ne correspond pas à la réalité, et que l’opinion qui ramène tous les faits de conscience à des sensations et à des copies affaiblies de la sensation est pour le moins incomplète. Déjà d’ailleurs plusieurs psychologues parmi ceux que je viens de citer, ont indiqué et précisé plus ou moins l’existence et la nature des faits de conscience, les uns vagues et mal définis, les autres plus précis, formés de la fusion de plusieurs images, ou propres par leur nature incertaine à entrer dans plusieurs représentations différentes, et qui paraissent échappés à la classification ordinaire. J’ai moi-même essayé ailleurs de définir ces états en tant que jouant un rôle dans le langage intérieur[78]. Nous avons ici à reprendre la question à un point de vue plus général, et nous sommes amenés par tout ce qui précède à examiner l’existence dans l’esprit de représentations et d’idées abstraites composées par la suppression de certains éléments de l’expérience sensible et par la systématisation des éléments persistants. Remarquons que le problème tel qu’il se pose ici perd une grande partie de son intérêt par cela seul que nous avons dû déjà reconnaître l’existence incontestable de tendances abstraites en chacun de nous. Il s’agit seulement de voir ici si ces tendances abstraites, ou des fragments de ces tendances peuvent agir en nous, en dehors de tout cas particulier auquel elles s’appliqueraient.

Notre reconnaissance des objets extérieurs n’est pas faite seulement des impressions que ces objets produisent sur nous, par l’intermédiaire des organes des sens, mais aussi des réactions que ces objets déterminent. Un cheval n’est pas seulement un complexus de sensations de couleur, de forme, de contact, etc., c’est aussi pour nous un moyen de traction ou de locomotion, ce dernier élément est un des plus importants pour notre connaissance. D’une manière générale nous ne connaissons bien un objet, un être quelconque que quand nous savons comment agir à son égard, nous savons que la viande est non seulement un muscle d’animal, d’une certaine couleur et d’une certaine consistance, mais encore que, cuite d’une certaine manière, elle fournit un excellent aliment. Tous ces objets, tous ces êtres déterminent plus ou moins en nous certaines réactions qui composent une partie importante de l’idée totale que nous en avons. On peut considérer à ce point de vue, un ami, un parent, un animal, une plante, et même les corps célestes, qui sont hors de notre portée, mais qui déterminent en nous des mouvements appropriés et combinés pour les examiner.

En un certain sens, d’ailleurs, cette classe d'impressions actives rentre dans la classe des sensations, cela du moins parait probable. Si, en effet, comme il semble ressortir de travaux récents, le sentiment de l’effort se ramène à des sensations musculaires, les impressions actives rentrent dans la classe des sensations, et se rattachent particulièrement aux sensations de tact. Mais il n’en était pas moins utile de les distinguer, au point de vue du sujet qui nous occupe.

Un objet est donc pour nous un complexus de sensations réelles ou possibles de diverses sortes, visuelles, auditives, tactiles, olfactives, gustatives, musculaires, la connaissance incomplète de l’objet implique la représentation de ce complexus. Comment s’effectue cette représentation ?

Lorsque je pense à un objet, à un être, à une personne, l’état de conscience qui s’éveille est assez complexe ; si je pense, par exemple, à une personne de connaissance, j’ai une image visuelle assez faible qui me la représente telle que je l’ai vue, cette image visuelle chez moi manque souvent de précision, je ne peux dire la couleur des vêtements, et si je cherche à fixer mon attention sur un détail, l’image de l’ensemble s’évanouit, et généralement le détail n’apparaît pas ; de plus cette image varie et se transforme, des fragments d’attitude, diverses expressions de physionomie se succèdent sans ordre, j’ai aussi une image auditive du timbre de la voix, sans me représenter toutefois une phrase ou même un mot prononcé. En même temps, il naît en moi un état de conscience particulier qui naît de mes rapports particuliers avec la personne que je me représente. Si c’est, par exemple, une personne avec qui il m’est arrivé plusieurs fois de jouer aux échecs, les dispositions voulues pour jouer à ce jeu s’éveilleront faiblement ; si c’est une personne avec qui j’ai parlé plusieurs fois de philosophie, des fragments de conversation me reviendront à l’esprit, ou bien les idées que nous avons agitées ensemble, se représenteront à moi et je réfléchirai plus ou moins sur le sujet qui nous a préoccupés. Enfin, les impressions actives se réveillent comme les impressions de la vue et de l’ouïe et donnent à l’esprit un ton particulier, et cet ensemble peut servir à constituer une idée ; mais des facteurs de cette idée les uns sont bien plus importants que les autres. Examinons-les successivement en les analysant plus à fond.

Les impressions visuelles peuvent aller à ce qu’il semble de l’hallucination à l’extrême opposé qui est le défaut complet ou à peu près de puissance de visualisation. M. Galton a trouvé ce dernier caractère chez les personnes adonnées aux études abstraites ; la faculté de se représenter les images visuelles étant au contraire assez forte relativement chez les enfants et chez les femmes. Brierre de Boismont a cité le fait d’un peintre qui pouvait à volonté se représenter devant lui son modèle comme s’il y était en réalité. Les formes vives de l’image visuelle sont d’ailleurs bien connues, on en trouve une description très bonne dans l’ouvrage de M. Taine, sur l’Intelligence. Je voudrais surtout insister ici sur les formes faibles et peu accusées. Ce sont elles que je trouve en moi le plus facilement, en général, du moins, car la faculté de la visualisation me paraît varier selon les circonstances. En ce moment elle est presque atrophiée. Je prends une boîte en bois clair, en forme de parallélépipède, portant écrit sur le couvercle la mention Timbres-Poste, je la mets devant moi, je la regarde un moment et j’essaye ensuite de me la représenter. L’image reste très vague, les mots écrits, en particulier, ne m’apparaissent pas, à peine en concentrant mon attention puis-je faire naître l’image visuelle d’une lettre, mais alors le reste disparait. Cependant je me rappelle très bien les mots qui sont sur la boîte, je sais qu’ils y sont, mais cette représentation n’est pas visuelle, j’ajoute que dans certains cas elle ne me paraît être ni motrice, ni auditive, je tâcherai plus tard de mieux préciser sa nature. De même, je puis penser à tel ou tel salon où je me suis trouvé, mais ma représentation visuelle est vague, confuse, je saisis un détail et je sens vaguement le reste[79]. Nous reviendrons plus lard sur cette impression d’un ordre particulier qui est, je crois, une idée, mais nous devons nous occuper pour le moment des images visuelles.

De nombreux faits prouvent au reste que les images visuelles n’ont pas toujours une grande précision. M. Francis Galton[80] cite des extraits de cent réponses à lui adressées par cent personnes, « dont la moitié au moins sont distinguées dans la science ou dans un autre champ du travail intellectuel ». Je cite ici quelques-unes de celles où l’on trouve la preuve que les images visuelles peuvent atteindre un remarquable degré de vague ; il ne serait peut-être pas besoin d’insister beaucoup sur ce point s’il ne devait servir à montrer que les partisans de la non-existence des idées abstraites ont fait fausse route.

« 90. — Ternes, non comparables en éclat à la réalité…, très incomplètes.

« 91. — Ternes, pauvrement définies ; les dessiner serait impossible ; j’éprouve de la difficulté à voir deux images à la fois.

« 92. — En général très faibles. Je ne puis parler de leur éclat, mais seulement de leur faiblesse. Mal définies et très incomplètes.

« 93. — Faibles, imparfaites.

« 94. — Je suis très rarement capable de me rappeler un objet quelconque d’une manière quelque peu distincte. Par occasion (very occasionally) un objet ou une image reviendra de lui-même (will recall itself), mais, même alors, c’est plutôt une sorte d’image généralisée qu’une image individuelle (it is more like a generalised than an individual image).

. . . . . . . . . . . . . . .

« 97. — Pas d’objets particuliers, seulement une idée générale d’espèce très indéterminée (no individual objects, only a general idea of a very incertain kind).

« 98. — Non. Mes souvenirs n’ont pas la nature d’une vision spontanée, quoique je me rappelle bien où se trouve un mot dans une page, et quel est l’aspect du mobilier dans une pièce. Les idées ne sont pas des peintures mentales, mais plutôt des symboles des faits,

« 99. — Extrêmement faibles. Les impressions sont à tous égards si faibles, vagues et passagères, que je doute qu’elles puissent être raisonnablement appelées des images…

« 100. — Ma faculté (de visualisation) est nulle (my powers are zéro)… Je me rappelle la table du déjeuner, mais je ne la vois pas. »

Je retrouve dans ces réponses les caractères que j’avais pu constater déjà par mon expérience propre, le vague, le peu d’étendue et le peu de durée de l’image visuelle. Une observation de M. Taine nous montre également comment les images visuelles peuvent être réellement abstraites à de certains égards, comment la couleur peut, par exemple, exister sans la forme. M. Taine nous dit avoir à un degré ordinaire la mémoire des formes, à un degré un peu plus élevé celle des couleurs. « Je revois sans difficulté, ajoute-t-il, à plusieurs années de distance cinq ou six fragments d’un objet, mais non son contour précis et complet ; je puis retrouver un peu mieux la blancheur d’un sentier de sable dans la forêt de Fontainebleau, les cent petites taches et raies noires dont les brindilles de bois le parsèment, son déroulement tortueux, la rousseur vaguement rosée des bruyères qui le bordent, l’air misérable d’un bouleau rabougri qui s’accroche au flanc d’un roc : mais je ne puis tracer intérieurement l’ondulation du chemin, ni les saillies de la roche ; si j’aperçois en moi-même l’enflure d’un muscle végétal, ma demi-vision s’arrête là ; au-dessus, au-dessous, à côté, tout est vague ; car même dans les résurrections involontaires qui sont les plus vives, je ne suis qu’à demi lucide ; le fragment le plus visible et le plus coloré surgit en moi, sans éblouissement ni explosion ; comparé à la sensation, c’est un chuchotement où plusieurs paroles manquent à côté d’une voix articulée et vibrante[81]. »

Les éléments de la perception, la couleur et la forme se dissocient. Nous venons de voir des images colorées sans forme précise, voici maintenant des images de forme sans couleur : une personne qui a le type visuel en ce qui concerne la parole intérieure, me dit qu’elle se représente bien les gens qu’elle connaît, je lui demande si elle se représente bien la couleur des yeux, par exemple, de la personne à qui elle pense, elle me répond que non, que généralement elle voit les formes, non les couleurs, bien qu’elle se représente aussi les couleurs en certains cas. Dans les hallucinations, on retrouve ces images abstraites ; voici à cet égard un fait cité par Griesinger : « J’ai vu, dit-il, un fait intéressant de transformation de cette espèce de demi-hallucination interne, obscure et pâle des sens, qui accompagne la pensée à l’état ordinaire, en hallucinations véritables avec vision objective distincte : c’était un malade qui avait des visions extraordinairement nombreuses, dans lesquelles il se complaisait beaucoup ; il en parlait souvent, disant que tantôt il voyait simplement des contours sans couleur, tantôt c’étaient des ombres foncées, tantôt enfin des images vives, colorées, ayant tout à fait l’aspect d’objets extérieurs réels[82]. »

On peut tirer de ces faits deux conclusions : la première, c’est que la représentation visuelle ne constitue pas essentiellement l’idée, plusieurs des correspondants de M. Galton distinguent soigneusement les deux choses, — nous verrons qu’il en est de même pour les autres représentations sensibles.

La seconde conclusion, c’est que ces faits font tomber la principale objection élevée contre l’existence des idées abstraites. Berkeley qui, comme l’a fait remarquer M. Ribot, parait se représenter l’idée générale sous la forme d’une image visuelle et qui doit avoir été doué d’un remarquable pouvoir de visualisation, à moins que ses arguments ne soient des considérations purement logiques, dit qu’une représentation ne peut être que particulière. « Je ne sais, dit Berkeley, si d’autres personnes ont cette admirable faculté d’abstraire leurs idées : pour moi, je trouve que j’ai la faculté d’imaginer ou de me représenter les idées des choses particulières que j’ai perçues, de les combiner et de les séparer de diverses manières. Je peux imaginer un homme à deux têtes, et la partie supérieure de son corps jointe au corps d’un cheval. Je peux considérer la main, l’œil, le nez, l’un après l’autre abstraits ou séparés du reste du corps. Mais quelle que soit la main ou quel que soit l’œil que j’imagine, il faut qu’ils aient une forme, une couleur particulière. De même, mon idée d’homme doit être l’idée d’un homme blanc, ou noir, ou basané, droit ou contrefait, grand ou petit, ou de taille moyenne[83]. » La représentation visuelle ne constitue pas l’idée, elle ne lui est pas indispensable, par conséquent il peut se faire que, par d’autres moyens, l’esprit puisse se faire des idées abstraites des choses. Mais le raisonnement de Berkeley n’a pas même une grande valeur en ce qui concerne la représentation visuelle elle-même ; on a pu voir par les exemples donnés plus haut que tout le monde n’a pas la constitution mentale de Berkeley et que plusieurs personnes peuvent se faire des représentations visuelles abstraites. Je rappelle que M. Taine voit mentalement la couleur sans forme précise. On peut d’ailleurs, en suivant logiquement le raisonnement de Berkeley, arriver à des conclusions qui en montrent bien la faiblesse. — Si, en effet, d’après lui, l’image d’un homme doit être forcément l’image d’un homme « blanc ou noir, ou basané, droit ou contrefait, grand ou petit, ou de taille moyenne », si en un mot tout doit être déterminé dans l’image, on peut soutenir que toute image d’homme doit avoir une chevelure plus ou moins fournie, et même composée d’un certain nombre de cheveux et, en effet, si le nombre de cheveux n’y est pas exactement déterminé, on n’a plus qu’une image abstraite qui peut être aussi bien celle d’un autre homme, en tant que la différence entre les deux ne porterait que sur le nombre des cheveux, mais de même le dessin des petites veines de l’œil doit être exactement déterminé, sans quoi on n’a plus qu’un œil abstrait et général, et de même pour les plus petites rides du visage, de même pour les pores de la peau, de même pour tous les détails sans lesquels évidemment l’image perd quelque chose de son individualité et n’est plus qu’une image abstraite et générale en ce qu’elle peut représenter un certain nombre d’individus qui pourtant seraient différents. Et je pense que la conclusion à tirer c’est que toutes les images et toutes les représentations si vives et si nettes qu’elles soient sont à quelque degré abstraites. On peut même en dire autant de nos perceptions et elles aussi présentent les caractères de l’état primitif que nous avons examiné au commencement de cette étude, surtout quand elles se rapportent à des objets que nous ne connaissons pas suffisamment.

Les voyageurs qui arrivent dans un pays habité par une race différente de la leur, trouvent que tous les habitants se ressemblent et ont de la peine à les distinguer ; dans un troupeau tous les moutons nous paraissent se ressembler ; dans un cent d’épingles nous ne trouvons pas, à moins de les examiner bien en détail, des différences telles que nous puissions en général les faire réapparaître dans une image. Il est bien certain cependant que tous les êtres ou les objets dont je viens de parler sont, en réalité et pris en soi, individuellement distincts, et qu’ils présentent certaines différences. Les voyageurs le constatent chez les indigènes s’ils restent quelque temps dans le pays. Le berger pourra reconnaître tous les moutons de son troupeau, et certainement en examinant les épingles à la longue on pourrait les distinguer et en faire des représentations distinctes. Mais il faut pour cela un travail, — nous pouvons donc avoir naturellement des représentations qui peuvent représenter indifféremment tel ou tel autre objet, — c’est la seule explication à donner des faits bien connus que j’ai rappelés, — et en cela les représentations sont générales ; déplus elles sont évidemment formées par la sélection de ce qu’il y a de commun à tous les objets représentés et par l’abandon du reste, et ce sont certainement des représentations abstraites. Remarquons qu’elles ont très probablement quelque chose de vague et de non spécifique, — je dis probablement et non certainement parce que l’on pourrait à la rigueur soutenir que dans certains cas l’image est précise quoique tous les détails n’en puissent être reconnus par l’esprit ; — de même que souvent nous voyons des objets sans nous en rendre compte, il peut bien arriver que nous nous en représentions aussi sans avoir une connaissance complète de cette représentation. Mais ceci ne saurait certainement ni être pris comme l’expression de ce qui se passe toujours ni avoir à notre point de vue une importance capitale.

La possibilité des images et des perceptions visuelles vagues, générales et abstraites, est donc prouvée. Jusqu’à quel degré cette abstraction, cette qualité d’être abstrait et général peut-elle aller, il n’est pas aisé de le déterminer. En effet, une image visuelle ne peut devenir indéfiniment plus abstraite, elle doit finir par ne plus être une image visuelle. On se représente bien des images visuelles à forme vague et à couleur mal définie, cependant si la forme peut à la rigueur disparaître, ce qui est même difficile à admettre absolument, il faut bien qu’il reste encore quelque couleur et quelque luminosité, autrement je ne sais pas trop pourquoi nous appellerions l’image en question, une image visuelle.

Il faut remarquer d’autre part que les représentations visuelles ont une certaine tendance à paraître plus concrètes qu’elles ne le sont en réalité. Fontenelle cherchait un jour à comprendre et croyait avoir déjà compris en partie un amphigouri qui n’avait réellement aucun sens, mais qui était adroitement construit. Un fait analogue se produit quelquefois à propos des images visuelles. Ainsi lorsque je pense à un paysage, il peut me paraître, si je n’y porte pas une grande attention, que je me le représente visuellement tel qu’il est en réalité, tel que la perception me le montre alors que mes images visuelles sont presque toujours assez vagues et incomplètes. Cette illusion naît probablement de ce que, en même temps que ces formes visuelles, il se produit en moi un état mental très net composé de signes, de sentiments, d’idées, associé à la vue ou à la représentation du paysage. Se représenter une chose c’est éveiller en soi tout un système de tendances correspondant à cette chose. Si ce réveil de tendances s’accompagne d’un réveil faible de certaines images visuelles, nous serons, par un raisonnement inconscient, porté à croire ce réveil d’images plus complet qu’il ne l’est à cause du lien établi par l’esprit entre les sensations correspondant à ces images et les tendances éveillées. Les tendances éveillées nous paraissent un effet des sensations ou de leur réapparition sous forme d’images et, constatant le réveil des tendances, nous passons sans nous en rendre compte de l’effet à la cause et nous concluons de ce réveil au réveil des sensations. Les images doivent paraître naturellement plus vives, plus nettes qu’elles ne le sont en réalité. Nous avons d’autres occasions de nous en apercevoir. Il est bien entendu que je parle seulement ici des cas où, comme cela arrive souvent pour moi, l’image est réellement faible et vague. Une personne avec qui je causais me dit qu’elle se représentait très bien, qu’elle voyait par la pensée une figure de connaissance. Pour éclaircir un doute qui m’était venu, je lui demandai si elle voyait clairement si cette figure avait une barbe, et la réponse fut que cela n’était pas vu clairement. J’en conclus que la visualisation n’était ni aussi nette ni aussi forte qu’il le semblait et qu’il y avait dans la conception autre chose que des images visuelles et probablement cette impression particulière, mêlée de sentiments et de représentations, qui, comme nous le verrons, paraît être le côté psychique de nos concepts.

Si l’image visuelle ne peut se confondre avec l’idée, si l’idée peut exister sans image visuelle, comme nous venons de le voir, à plus forte raison pourra-t-elle exister sans image auditive et sans image olfactive ou gustative ; ces images sont relativement plus rares à ce qu’il semble que l’image visuelle ; d’ailleurs l’examen direct nous montre qu’il en est réellement ainsi et nous montre aussi l’existence de véritables images abstraites, et d’une série d’intermédiaires entre la représentation concrète et l’idée. Comme l’existence de ces images parait être mise en doute[84] et que d’ailleurs leur examen est indispensable à l’étude de l’abstraction et de ses formes élevées, nous nous arrêterons surtout sur ces images vagues.

J’ai dit tout à l’heure que, lorsque je me représentais une personne, il m’arrivait souvent d’avoir en même temps que des images visuelles, certaines images auditives, des représentations de sa voix ; en ce cas, souvent je perçois une image auditive assez vague, un timbre sans paroles prononcées, comme dans d’autres cas j’entends des paroles sans timbre. Ici encore nous aurions beau jeu à recommencer la critique du raisonnement de Berkeley. Rappelons-nous seulement que l'image représentant une voix et un timbre de voix sans paroles prononcées est exactement l’analogue de la sensation que nous donne la conversation de personnes placées trop loin de nous pour que nous entendions ce quelles disent, et que cette abstraction que l’on a refusé de reconnaître dans l’imago et dans l’idée existe déjà dans la perception.

Voilà évidemment des images abstraites ; en effet, elles sont bien abstraites de la réalité concrète par une décomposition des éléments de cette réalité ; elles sont en même temps générales, en ce sens qu’elles représentent une qualité commune à plusieurs phénomènes : la représentation du timbre de voix d’une personne, par exemple, est générale en ce qu’elle indique le timbre qui accompagne ou qui peut accompagner un grand nombre de paroles.

Ces images abstraites ont été indiquées par plusieurs observateurs. Elles se rapprochent à certains égards de ce que M. Baillarger appelait des hallucinations psychiques. On voit en certains cas comment l’image abstraite se renforce, s’adjoint d’autres éléments psychiques et finit par devenir concrète, et sa nature finale nous aide à bien comprendre sa première forme. « Au début de ma maladie, dit une malade, c’est comme si on m’avait communiqué une pensée. On me répétait sans cesse : « Tu es une… » Je répondais : « Vous en avez menti ! » Tout cela se faisait sans bruit, c’était tout intérieur. Il en a été de même environ pendant trois mois ; mais cela se change : les voix que j’entends maintenant font du bruit, elles viennent de loin et m’arrivent comme si l’on me parlait avec un porte-voix[85]. » « Quelques hallucinés, dit encore M. Baillarger, entendent des voix fortes ou graves, plus souvent les voix ont quelque chose de mystérieux, elles ressemblent à des chuchotements, à des murmures[86]. »

L’interprétation ne paraît pas douteuse, il me semble que c’est dans le même sens qu’il faut comprendre ce passage de Griesinger. « Le fait rapporté par M. Sandras (Ann. m. psychologiques, 1855, p. 542) est très remarquable. Il parle d’hallucinations qu’il a eues lui-même dans une maladie, pendant laquelle il prenait ses propres pensées et ses désirs pour des voix ; ces voix lui répondaient à ses questions mentales, comme une troisième personne, mais toujours dans le sens de ses désirs. Des malades intelligents nous disent souvent aussi qu’au début, c’est seulement quelque chose d’idéal, comme un esprit qui parle en eux, mais que ce n’est que plus tard qu’ils entendent réellement parler. » Griesinger admet parfaitement d’ailleurs l’existence de ces images vagues, abstraites. « Nous voyons, dit-il, d’après la description exacte que les aliénés nous font de leurs hallucinations, qu’elles peuvent aller depuis l’apparence la plus pâle et la plus confuse jusqu’à la vivacité sensuelle la plus grande[87]. » On pourrait soutenir que ces images auditives vagues ne sont pas en réalité des images auditives, et que la parole intérieure et ces hallucinations sans timbre sont composées d’images motrices. Il me semble que l’autre interprétation est seule probable si l’on considère que, dans l’état pathologique, les malades parlent de voix ou de pensées qu’ils entendent et que, à l’état normal, cette interprétation est en conformité avec ce témoignage de M. Victor Egger, pour qui la parole intérieure consiste essentiellement en des images auditives et qui parle ainsi de la parole calme : « Celle-ci est à la précédente ce que la parole intérieure vive est elle-même à la parole extérieure ; elle est l’écho d’un écho. Les caractères de la parole subsistent encore en elle, mais effacés, elle paraît moins une parole ou quelque chose de la parole qu’un élément ou une détermination de la pensée[88]. » J’ajouterai qu’elle est également en conformité avec mon expérience personnelle.

Une autre preuve de l’existence des images abstraites, c’est qu’elles concourent à la formation de nos représentations des choses que nous ne connaissons pas directement. Voici à ce sujet une note que j’ai prise il y a quelques mois : « Je dois entendre ce soir un artiste que je n’ai jamais entendu et dont on m’a fort vanté la voix. Je peux bien m’imaginer jusqu’à un certain point cette voix, et si j’essaye de me former cette représentation, voici ce que j’éprouve : j’ai des représentations visuelles faibles des scènes de la pièce que je verrai jouer ou de scènes analogues, de plus j’ai des images auditives assez faibles d’une voix puissante, enfin j’ai une disposition à faire les mouvements voulus pour chanter avec largeur et force si ma voix s’y prêtait. Remarquons ces images auditives faibles d’une voix très forte ; il y a ici un certain artifice de l’esprit, — comment cette voix qui est naturellement très faible, puisqu’elle est beaucoup plus faible en tant qu’image que la moindre des sensations que me donnerait une voix réelle, peut-elle paraître puissante ? D’abord je ne la compare qu’à d’autres voix imaginaires, et il y a, par conséquent, dans le fait de l’image faible d’une voix forte un acte intellectuel très marqué. De plus, je sais, parce que je le veux, que c’est une voix forte et vibrante, et j’éprouve en même temps à l’état faible les états psychologiques affectifs, organiques, intellectuels ou vagues que fait éprouver la sensation d’une voix forte. Il y aurait quelque illusion à me figurer que j’ai réellement une image auditive d’une voix forte, j’ai une image auditive très faible, mais je sais, grâce aux impressions concomitantes, que cette image très faible représente une voix forte quoiqu’elle ne lui ressemble guère. Il en est un peu de ces images comme des décors primitifs représentés par un écriteau portant, par exemple, ces mots : Ceci est une forêt ; car grâce à l’organisation psychique, l’effet produit pouvait être à peu près le même que si la forêt avait été là, sans que d’ailleurs il se produisît une image visuelle de la forêt. La voix imaginée tient, dans une certaine mesure, son caractère, de ce fait que toutes les images paraissent faibles, mais cela est tout à fait secondaire. L’intelligence et la volonté ou l’orientation spontanée de l’esprit ont certainement beaucoup plus de part dans le phénomène que la représentation proprement dite. »

Les représentations tactiles sont chez moi assez nettes et assez fidèles. Je me représente assez bien les sensations que fait éprouver le contact de divers corps. Si j’imagine que je saisis un objet, j’imagine bien la sensation tactile qui en résulte, je me représente bien aussi la sensation de pression qui se produirait si je plaçais un poids sur le dos de ma main, toutefois, ces images concrètes que je puis former sont fugitives et ne s’enchaînent pas ; elles ne me paraissent pas différer essentiellement des images visuelles et auditives au point de vue auquel nous avons à nous placer ici. Je puis essayer, par exemple, de me représenter que je monte mon escalier la nuit sans lumière. Je me représente déjà par des images tactiles plus ou moins fortes les sensations de la main qui tient la rampe, des pieds qui appuient sur les marches, j’imagine aussi assez nettement par des rappels de sensations les mouvements des bras et des jambes, l’incertitude relative de la démarche, etc. Je note en passant que je ne puis bannir complètement les images visuelles, et quelles reviennent facilement s’associer aux autres impressions ; je me représente assez aisément l’obscurité, mais cette représentation ne se maintient pas. La différence entre les images concrètes et les images abstraites du tact, ne s’établit pas chez moi avec une netteté aussi grande qu’entre les images concrètes ou abstraites de la vue ou de l’ouïe. Mais si les images tactiles ne présentent pas la série de gradation que peuvent offrir les images visuelles et auditives, elles ne m’en paraissent pas moins propres à l’étude des phénomènes que nous examinons ici. En effet, ces images sont d’une manière générale beaucoup moins différenciées que les images de la vue ou de l’ouïe ; il en résulte à priori qu’elles doivent à de certains égards offrir plus facilement un caractère abstrait et général. À en juger par ce que je puis constater chez moi, l’expérience confirme entièrement cette déduction. Mes images tactiles ont facilement une forme abstraite et générale ; si j’imagine le poli du marbre cette image est abstraite et générale, ce n’est pas le poli d’un morceau de marbre en particulier ; de même, si j’imagine la sensation d’un papier glacé, cette image peut s’appliquer à bien des représentation concrètes différentes. Les images tactiles peuvent être précisées par l’association avec des images d’autre sens, mais, par elles-mêmes, elles ne sont pas toujours particulières, bien que, évidemment, elles puissent l’être. C’est que les perceptions de tact elles-mêmes ne sont pas différenciées comme les perceptions visuelles et sonores, elles sont, semble-t-il, moins concrètes et plus générales par elles-mêmes.

Sur les représentations musculaires, olfactives et gustatives il n’y a pas non plus beaucoup à dire. Les images olfactives et gustatives peuvent se rapprocher plus ou moins de la sensation, elles peuvent être plus ou moins abstraites. Il me semble que les images gustatives ont facilement aussi quelque chose d’abstrait et de général. Mais ces images paraissent se rapprocher des représentations primitives, elles sont abstraites et générales parce qu’elles ne peuvent pas être précises. Elles sont bien parfois abstraites de nombreuses expériences, mais c’est parce que ces expériences ont été semblables, ou nous ont paru complètement semblables au point de vue de l’odorat ou du goût, que leur souvenir est une image abstraite et générale ; elle est abstraite par le seul fait qu’elle est séparée des autres images visuelles ou tactiles qui ont accompagné chaque fois les sensations olfactives ou gustatives. J’ai bien ainsi une représentation générale du doux ou du salé.

Ainsi l’examen des différentes sortes d’images nous amène à conclure qu’il existe réellement des images abstraites. Ces images abstraites sont également générales en ce qu’elles peuvent représenter un certain nombre de sensations et d’images concrètes. Elles paraissent contenir seulement certains éléments qui se retrouvent dans toutes ces sensations. Et nous arrivons à des états de plus en plus abstraits qui peuvent nous permettre de ramener à des lois générales tous ces phénomènes vagues et mal connus encore.

Avoir l’idée d’un homme ou d’un encrier, nous l’avons dit, ce n’est pas précisément avoir l’image d’un encrier ou d’un homme. Il est facile de s’en rendre compte. Supposons qu’un individu voie une locomotive sans savoir ce que c’est, comment elle fonctionne et à quoi elle sert ; supposons avec cela qu’il ait une imagination visuelle très forte et très vive, qu’il puisse se représenter la machine comme s’il la voyait, ou au contraire que son image soit très faible, il n’aura ni dans un cas ni dans l’autre une idée de la locomotive : supposons, au contraire, un mécanicien, sans aucune image visuelle, même sans aucune représentation sensible apparente, il pourra avoir une idée de la locomotive. C’est ce qui reste à établir en recherchant quelle est la nature de cette idée, et quel rôle jouent dans sa formation les diverses images.

(La fin prochainement.)

L’abstraction et les idées abstraites
L’ABSTRACTION ET LES IDÉES ABSTRAITES[89]

LES FORMES LES PLUS ÉLEVÉES DE L’ABSTRACTION

III

C’est un fait reconnu maintenant et généralement admis que toute idée, toute représentation, est accompagnée d’une tendance motrice (ce qui ne signifie nullement qu’elle s’accompagne d’une représentation de mouvement) ; si je me représente vivement un acte, j’ai une certaine tendance à commettre cet acte ; si je me représente un mot, j’ai une certaine tendance à prononcer ce mot. Une idée implique par conséquent toute une synthèse psycho-physiologique d’éléments divers.

Quels sont les rapports de l’idée abstraite et générale (toute idée est générale et abstraite) des images et des autres phénomènes psychiques, c’est ce que nous aurons à rechercher ici. Nous tâcherons d’abord en analysant les faits de déterminer ce qu’est l’idée et en quoi elle se distingue des autres phénomènes qui l’accompagnent et qui la masquent ; nous étudierons ensuite l’idée en elle-même pour tâcher de bien déterminer sa nature ; nous pourrons voir ensuite comment elle se lie avec les autres phénomènes et avoir ainsi une synthèse générale, théorique des diverses formes de l’abstraction que nous trouvons dans l’étude de la psychologie.

Les images se présentent en moi comme morcelées et sans suite, je ne puis facilement fixer mon attention sur un système d’images successives. Je parle bien entendu de la vie normale, car il n’arrive de suivre en rêve des séries cohérentes d’images, encore ceci est-il assez rare, mes rêves sont généralement peu colorés, peu concrets. Quand je suis une série de propositions concrètes, les images ne se présentent pas et ne s’enchaînent pas comme les idées, elles se présentent de temps en temps par fragments qui disparaissent, tandis que j’ai la sensation interne de l’enchaînement du sens des propositions : je comprends sans imaginer. Si je tâche de ramener mes idées à des images, je ne les ramène guère qu’à des possibilités de sensations, je sais que telle idée signifie que j’aurai dans telle ou telle circonstance, telle ou telle sensation, mais ces sensations, je ne me les représente pas. Je puis par un effort m’en représenter quelques-unes, mais c’est à peu près tout en général. Ainsi je comprends très bien ce que veut dire ceci : « Parmi les constellations australes visibles pour nous, la plus belle est Orion, le grand chasseur, qui est formée d’un superbe trapèze de quatre étoiles, partagé au milieu par une magnifique ceinture qui est posée presque sur l’équateur céleste. » (Secchi, Les étoiles.) Mais c’est à peine si en lisant ou en écrivant ces lignes j’ai eu quelques visions d’étoiles, j’ai aperçu mentalement d’abord le quadrilatère, puis le baudrier en étoiles brillant sur fond bleu sombre, mais ces images ont été fugitives. Tout le reste des phénomènes psychiques que je puis constater en moi consiste en mots et en sensations internes ; ces sensations internes paraissent résulter du classement qui s’opère dans l’esprit. Quand je lis, par exemple, que la ceinture est placée à peu près sur l’équateur céleste, j’ai bien en m’arrêtant sur cette idée, quelques vagues images de sphère, de globe, sans même avoir une représentation distincte de l’équateur et du baudrier en tant que placé tout auprès ; mais je sens que j’ai compris en ce que si je voulais, je pourrais éveiller d’autres idées avec lesquelles se coordonneraient celles que la lecture vient d’éveiller en moi. Mais ces idées je ne les éveille pas, je les laisse à l’état latent. Je sens seulement l’accord qui s’établit entre elles et les nouvelles. Si au contraire, ce que je lis éveille des idées qui gênent mes idées antérieures, celles qui sont à l’état latent, mais qui existent dans mon organisation cérébrale, je sens une sorte de trouble psychique, et je me rends compte que cela provient d’un désaccord que je puis analyser, si bon me semble, en éveillant les idées dont les résidus ne permettent pas à la nouvelle venue de s’imposer harmoniquement à mon esprit, en mettant en activité les tendances contrariées par l’arrivée de la nouvelle représentation. De même quand je suis arrêté par une phrase que j’ai besoin de relire pour la bien comprendre, je sens que le classement dont je parlais ne se fait pas, que les mots que je lis ne correspondent pas à des systèmes d’idées ou d’images, une sensation interne m’avertit de cela sans que j’aie besoin d’analyser le fait, de voir en quoi je ne comprends pas, ce que je puis faire pourtant si je veux.

Ce classement des opérations mentales se fait avec une très grande rapidité quand nous lisons, les idées arrivent et s’arrangent, il se forme des associations et des dissociations très promptes d’éléments psychiques et cependant tout en lisant nous n’avons guère conscience que des mots et même souvent que des phrases. Ce travail psychique n’en est pas moins réel, et il est mis en évidence lorsque nous nous heurtons à quelque proposition que nous ne pouvons pas accepter. Le classement devenant plus difficile s’arrête. Lorsque la lecture se fait bien, lorsque nous acceptons ce qui est offert à notre esprit, nous avons un exemple de l’activité la plus abstraite de l’esprit, les idées qui s’éveillent sont si abstraites qu’elles passent à peu près inaperçues, nous n’éprouvons qu’une sorte de conscience générale d’ordre ; si nous y réfléchissons cependant, nous voyons bien que les tendances s’éveillent à demi et entrent en activité, mais seulement en tant que cela est essentiel au sujet même qui nous occupe. Il est bien évident que le mot, comme représentation ou sensation, n’est pas le seul phénomène psychique qui se produise en nous, car nous pourrions aussi bien en ce cas lire une langue que nous ne comprendrions pas pourvu que les caractères nous en fussent familiers. L’effet produit en ce cas se marque directement par le profit, de quelque nature qu’il soit, que nous retirons de nos lectures, et indirectement par l’effet que nous produisent plus tard des lectures différentes. Si ces dernières nous apportent d’autres idées, nous voyons que les nouvelles s’étaient imposées à notre esprit, que nous avions pris certaines habitudes mentales, qui se trouvent ainsi dérangées. Il y avait donc éveil de phénomènes psychiques abstraits, d’idées, qui se sont organisées dans notre esprit. De même quand on nous parle, nous comprenons ce qu’on nous dit sans que des images s’éveillent en nous. Si on me dit : il pleut, il se peut très bien que je n’aie aucune image visuelle, auditive et tactile de la pluie et que néanmoins je prouve que j’ai compris en prenant un parapluie. On dira peut-être en ce cas, il y a simplement une action réflexe provoquée par l’audition du mot, et sans doute, cela est exact, mais cette action réflexe s’accompagne souvent d’un certain état de conscience qui est ce que l’on appellera une idée et qui est le concomitant psychique de l’acte réflexe réduit à peu près à ses éléments essentiels. Si des éléments accessoires viennent s’y joindre, le réflexe est moins pur et l’idée devient moins abstraite, je puis me représenter la pluie, la boue, le froid, le parapluie, les passants, etc., mais tout cela n’est qu’une végétation parasite développée autour de l’idée et nous ramène aux formes inférieures de l’abstraction. Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/82 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/83 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/84 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/85 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/86 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/87 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/88 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/89 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/90 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/91 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/92 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/93 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/94 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/95 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/96 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/97 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/98 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/99 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/100 Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/101 mitives vagues, vides, ni abstraites, ni concrètes que nous avons des objets de notre expérience et qui sont composés d’émotions, d’idées, d’images, de sensations, se désintègrent peu à peu, parviennent à se dissocier les uns d’avec les autres et peuvent entrer en de nouvelles combinaisons. L’état primitif fait place alors à une sorte d’état intermédiaire mixte, dans lequel les éléments en entrant dans des combinaisons différentes traînent avec eux un certain nombre d’autres éléments qui les accompagnaient dans la conception primitive, ce qui nuit à la cohérence du nouveau système psychique ainsi formé. Peu à peu ces associations nuisibles s’affaiblissent si l’évolution se continue régulièrement, elles finissent par ne pas nuire à la netteté des idées et quelquefois même elles peuvent rendre service à l’esprit en les faisant exprimer avec plus de force et d’éclat, c’est l’usage de la métaphore poétique par exemple, mais ces dernières associations peuvent se rompre encore et on a alors des tendances générales et abstraites qui s’incarnent dans diverses manifestations particulières selon les besoins et les occasions, sans que aucun élément de ces tendances particulières passe dans une autre, à l’exception de ceux qui constituent la tendance générale. Enfin nous avons vu que la tendance générale et abstraite pouvait entrer en exercice à quelque degré sans se particulariser et que le fonctionnement suffisamment systématique donnait lieu à des phénomènes psychiques faibles qui constituent proprement les représentations et les idées abstraites et générales, tandis que, plus systématique encore, il ne s’accompagnait pas de conscience. Ainsi la réalité psychologique des idées abstraites et générales nous a paru prouvée par l’expérience et expliquée par ce processus général de désintégration psychique dont elles sont un moment particulier.

À côté de cette désintégration un processus parallèle d’intégration se produit, nos idées deviennent de plus en plus synthétiques et quelques-unes de plus en plus concrètes, toutes deviennent, non pas toujours, ni peut-être même généralement, mais lorsque la systématisation de l’esprit s’opère progressivement, plus précises, plus nettes, mieux définies, moins vagues, c’est-à-dire i)lus distinctes de ce qui n’est pas elles. Une idée abstraite peut n’avoir rien de vague, et souvent elle est moins vague à mesure qu’elle devient plus abstraite. Les limites réelles des corps telles que la perception nous les donne sont bien moins nettes que les lignes des figures géométriques abstraites. Ce double processus d’association et de dissociation qui s’opère continuellement et produit sans cesse, quand tout va bien, une systématisation croissante de notre organisation mentale, constitue réellement la vie de l’esprit.

  1. Voir les intéressants articles de M. Binet, Revue philosophique, novembre et décembre 1887.
  2. Voir l’introduction de mon volume, les Phénomènes affectifs.
  3. Revue philosophique, sept. 1882, page 298.
  4. B. Ferez, l’Enfant de trois à sept ans, p. 204.
  5. Taine, De l’Intelligence, 3e édition, tome I. Appendice I, p. 361, 362.
  6. Taine, ouvrage cité, tome I, p. 367.
  7. Zaborowski, l’Origine du langage, p. 156, 157.
  8. Zaborowski, ouv. cité, p. 160.
  9. Paul Regnaud, Origine et philosophie du langage, ou Principes de linguistique indo-européenne, p. 243, note.
  10. Paul Regnaud, ouv. cité, p. 247.
  11. Voyez d’autres faits analogues, Bernard Ferez, la Psychologie de l'enfant : les trois premières années, 2e éd., p. 158-159.
  12. L. Dumont, De l’Habitude (Rev. philosophique, avril 1876).
  13. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Coste, t. III, p. 68.
  14. B. Perez, l’Enfant de trois à sept ans, p. 165.
  15. A. Réville, les Religions des peuples non civilisés, t. I, p. 245.
  16. Voyez Pictet, les Origines indo-européennes, 2e éd., t. II, p. 62, 73, 75, 84, etc.
  17. Sir John Lubbock, Origines de la civilisation.
  18. Voyez Brochard, la Loi de similarité (Revue philosophique.) ; — Binet, la Psychologie du raisonnement, et de curieux exemples dans Gallon, Inquiry on human faculty and its development.
  19. M. Bréal, Comment des mots s’associent dans notre esprit, article publié dans la Revue politique et littéraire.
  20. B. Ball, Leçons sur les maladies mentales, p. 445.
  21. Sir John Lubbock, Fourmis, abeilles et guêpes, éd. française, t. II, p. 11.
  22. Romanes, l’Évolution mentale des animaux, p. 175 de la trad. française.
  23. Preyer, l’Âme de l’enfant.
  24. Voir août 1888, la Finalité comme propriété des éléments psychiques (Rev. philosophique).
  25. Tylor, la Civilisation primitive.
  26. Voyez Spencer, Principes de sociologie, t. I.
  27. Tylor, ouv. cité, p. 531.
  28. Fustel de Coulanges, la Cité antique.
  29. Franck, Dictionnaire de sciences philosophiques, art. Immortalité.
  30. Caro, l’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques, p. 339.
  31. Les phénomènes affectifs au point de vue de la psychologie générale. (Revue phil., déc. 1885.)
  32. Voyez Arréat, Sexualité et altruisme. (Revue philosophique.)
  33. Voir le numéro précédent de la Revue.
  34. Vianna de Lima, L’Homme selon le transformisme, p. 182.
  35. Voir en particulier les Libri cronicarum imprimés à Nuremberg, par Ant. Koberger, en 1493 ; la Cosmographie universelle de Munster, augmentée par François de Belle-Forest, Paris, MDLXXV ; le Theatrum orbis terrarum de G. et J. Blacu.
  36. L’Usage des globes célestes et terrestres et des sphères du monde, précédé d’un traité de cosmographie, recueillis par le sieur Bion, à l’usage de Son Altesse Monseigneur le Prince électoral de Brandebourg. Amsterdam, M. D. C. C.
  37. Voir les belles études de M. Renouvier sur Victor Hugo, particulièrement celle qui est intitulée La puissance mythique, dans la Critique philosophique. Voir aussi Taine, de l’Intelligence, passim, etc. ; P. Janet, la Psychologie de Racine. (Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1872.)
  38. Galton, Mental imagery, Number form, etc., in Inquiries into human faculty and its development.
  39. Voir, surtout pour la question de la parole intérieure : Féré, les Troubles de l’usage des signes (Revue philosophique) ; Bernard, de l’Aphasie ; G. Ballet, le Langage intérieur et les différentes formes de l’aphasie. Voir aussi mon article sur le Langage intérieur et la Pensée (Rev. phil., janvier 1886.)
  40. De la description pittoresque. (Revue bleue, 17 juillet 1886.)
  41. Tolstoï, Mes Mémoires, trad. Halpérine, p. 202.
  42. Th. Gautier, les Jeune France, préface.
  43. Journal des Goncourt, t. I, p. 347.
  44. Flaubert, Madame Bovary ; Brunetière, le Roman naturaliste, p. 142, 143.
  45. Journal des Goncourt, I, p. 182.
  46. Voyez Maxime du Camp, Souvenirs littéraires (Rev. des Deux Mondes).
  47. P. Slapfer, Deux grands poètes ennemis, Victor Hugo et Racine. (Rev. bleue, 22 mai 1886, p. 641.)
  48. Racine, édition des Grands Écrivains, t. VIII. p. 6.
  49. Victor Hugo, la Légende des siècles : la Trompette du jugement.
  50. Th. de Banville, ouv. cité, p. 245.
  51. Th. de Banville, p. 248.
  52. Voir en particulier Leconte de Lisle, Poèmes tragiques : Pantoum malais, IV, p. 49.
  53. Callaway, Nusery tales, etc., of Zulus, t. I, p. 346, etc., cité par E. Tylor, la Civilisation primitive, trad. franc, t. I, ch. iii.
  54. Voir l’excellent petit livre de M. A. Darmesteter, la Vie des mots étudiés dans leurs significations, p. 61.
  55. M. Bréal, l’Histoire des mots (Rev. des Deux Mondes), 1er juillet 1887, p. 196. Voir aussi, pp. 197-198, comment le même mot a pu signifier le lézard et le muscle (lacertus), le muscle et la souris (musculus).
  56. V. Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes, t. III, p. 173 ; M. Bréal, introduction à la Grammaire comparée de Bopp, t. III, p. lx.
  57. Voyez M. Bréal, Mélanges de mythologie et de linguistique, p. 314 ; Regnaud, Origine et philosophie du langage, p. 277 ; etc.
  58. A. Brachet, Grammaire historique de la langue française, p. 186, 209 ; Littré, Histoire de la langue française.
  59. Voyez, par exemple, Bopp, Grammaire comparée ; Pichet, les Origines indo-européennes ; Max Muller ; M. Bréal, Mélanges de mythologie et de linguistique ; Regnaud, Origine et philosophie du langage ; Darmesteter, la Vie des mots ; M. Bréal, l’Histoire des mots (Revue des Deux Mondes, 1887) ; C. Paris, la Vie des mots (Journal des savants, 1887) ; Littré, Histoire de la langue française ; Brachet, Grammaire historique de la langue française ; etc.
  60. Voir les numéros de janvier et février 1889.
  61. Charlton Bastian, Le cerveau organe de la pensée, t. I, p. 246.
  62. Voir, dans les Origines de la civilisation de sir John Lubbock, une planche représentant une pétition faite par des tribus indiennes.
  63. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient, I, p. 419.
  64. On pouvait trouver encore en France, il n’a pas bien longtemps, une sorte de système d’écriture figurative. Voir l’article de M. A. Landrin, Écriture figurative et comptabilité en Bretagne. (Revue d’Éthnographie, t. I, p. 369 et suiv.).
  65. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, p. 571-572.
  66. Lenormant, ouv. cité, I, 431.
  67. Même ouvrage.
  68. Voir pour l’histoire de l’alphabet : Lenormant, ouv. cité, t. I, p. 396-450 ; — Maspero, ouv. cité, 570-608 ; — Maury, Revue des Deux Mondes, 1er sept. 1875 ; — Lenormant, art. Alphabetum, Dictionnaire des antiquités romaines et grecques de Daremberg et Saglio.
  69. Spencer, Principes de psychologie. II, chap. sur les sensations.
  70. Galton, Inquiry on human faculty. Mental Imagery et Composite Pictures.
  71. Huxley, Hume, sa vie, sa philosophie, trad. française de M. Compayré, p. 251.
  72. William James, article sur le sentiment de l’effort, traduit dans la Critique philosophique (1881, t. II), analysé dans la Revue philosophique.
  73. Binet, La psychologie du raisonnement, p. 107 et suiv.
  74. Ribot, Le mécanisme de l’attention. Rev. philosophique, novembre 1887. Voir la note à la page 505-506.
  75. Hume, Traité de la nature humaine, trad. Renouvier et Pillon, p. 39 et suiv.
  76. Coudillac, Langue des calculs, p. 47 et suiv.
  77. Taine, De l’Intelligence, vol. I. Voir aussi Stuart Mill, Philosophie de Hamilton. Doctrines des concepts ou notions générales, p. 358 et suiv., trad. Gazelles.
  78. Le langage intérieur et la pensée. (Revue philosophique, janvier 1886.)
  79. La faculté de visualisation varie, au reste, beaucoup chez moi selon les époques, selon mes occupations, selon l’état de l’organisme, selon que je suis à la campagne ou à la ville ; elle a varié aussi avec l’âge autant que je puis me rappeler mes souvenirs d’enfance. Il me reste des premières années de ma vie quelques images visuelles plus vives que celles que je forme d’ordinaire à présent. Je n’insiste pas ici sur ce sujet, qui demanderait à être traité à part.
  80. Galton, Inquiry on human faculty. Mental imagery, p. 91-92.
  81. Taine, De l’Intelligence, I, 79.
  82. Griesinger, Traité des maladies mentales. p. 105.
  83. J’emprunte cette citation à l’ouvrage de Mill sur Halmilton, chap. cité, trad. franç. de M. Gazelles.
  84. Voir la lettre de M. Jorisenne, Revue philosophique, 1886.
  85. Baillarger, Des hallucinations, p. 388.
  86. Baillarger, ouv. cité, p 293-294.
  87. Griesinger, Traité des maladies mentales, p. 104-105.
  88. V. Egger, la Parole intérieure, p. 187-188.
  89. Voir le numéro précédent de la Revue.