L’heure sexuelle/12

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Mercure de France (p. 230-257).
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XII

FILLE DE LA DOULEUR, ANARCHIE, ANARCHIE !

Elle est venue chez moi.

J’étais comme un collégien en vacances ; maintenant, je suis comme un très vieux Monsieur qu’on a brusquement lâché sur les trottoirs en lui disant d’affreuses choses.

Et il m’a fallu enterrer ma tante au lieu de courir chez tous les tapissiers pour y chercher des soieries jaunes.

Chienne d’existence !

Elle est venue. J’écrivais. Elle s’est plantée droite devant mon bureau.

— J’ai besoin de cent sous.

Je suis tombé à genoux, je me suis roulé, j’ai fait des culbutes, j’avais l’air d’un brave animal qui retrouve son maître (je ne dis pas : sa maîtresse).

— Oui, oui ! Cent sous ! C’est extravagant ! Pourquoi pas dix centimes ?

— Quel maboul.

Mais elle restait devant moi comme un autre animal point de la même espèce. Elle flairait le vent, les sourcils un peu froncés, car elle ne plaisante guère, elle, ou ses plaisanteries sont des coups de couteau.

— Je n’ai pas voulu t’envoyer ma maquerelle de concierge parce que…

— Oui, oui !… Je t’aime. Assieds-toi, ôte ta voilette. Tiens, ce coussin sous tes pieds… Tu as remis la robe de notre journée de campagne, c’est délicieux ! Voici du Porto et des biscuits… moi, je suis content pourvu que je boive tes yeux, tu sais ? Tu n’étais pas chez toi, dis, avant-hier ? Oh ! j’ai attendu dans cette loge de concierge une heure mortelle, en face d’une mégère qui me racontait des abominations…

Et j’ai vu descendre de sa chambre, par l’échelle de meunier, un homme, un type, selon son mot, encore tout remué du printemps de son corps.

J’ai vu cela et je suis à genoux devant elle, je lui baise les mains.

— Oui, j’avais du monde. Faut t’y habituer.

« Force dynamique », Tremplin et paroxysme de la passion » conseillés comme système d’art… J’en ai assez. Je ne veux plus qu’elle demeure là-bas. Je la veux près de moi, non pour la torturer à mon tour, mais pour qu’elle se repose tout enveloppée de l’effroi respectueux de mon amour.

Je ne sais plus du tout ce que je dis.

— Reine, pourquoi me demander de l’argent pièce à pièce comme un gosse qui va s’acheter des billes ? Laisse-moi te mettre une bonne fois à l’abri de ton infâme genre de misère. Est-ce que tu aimerais le métier, par hasard ?

— Ne me tourmente pas avec tes bêtises. Je veux rien savoir. Faut me laisser méchante, moi.

Elle trempe ses lèvres dans le Porto, fait une grimace et regarde le salon.

— C’est encore du muscat trop sucré ! Dis donc, chez toi, on dirait le b… de la rue… (Pas de réclame !) il est tendu aussi en soie rouge.

— Très flatteur ! Allons, Reine, un bon mouvement… viens habiter ici, et ce sera complet.

Je ris.

Elle rit, en dedans.

— Est-il maboul, ce garçon-là. (Elle cligne des yeux.) Ce serait pourtant le seul moyen pour me tirer de leurs pattes, en attendant mieux.

Je me croise les bras.

— Seulement, tu aurais peur de manquer sa sortie de prison ?

Elle a un geste de tête en arrière comme celle qui redoute toujours les soufflets.

— Ah, non, j’ai pas peur ! Quand il sortira, je m’en irai, voilà tout.

Je me remets à ses pieds, je tiens ses genoux que j’embrasse au travers de sa robe.

— Sérieusement, veux-tu demeurer ici ? Je serai ton frère, rien que ton frère. J’attendrai pour t’aimer… moins, que tu m’aimes… davantage. Je serai… ton amant de cœur, d’une race nouvelle d’amant de cœur. Pardieu, ne mâchons pas les termes et allons-y gaiement. Ton souteneur comme l’autre, qui donnera des coups de couteau à ceux qui t’embêteront… ou qui en recevra, cela me paraît plus certain. Reine, ma petite Cléopâtre bien aimée, tu essayeras sur moi les poisons tout à ton aise et tu dormiras la nuit. Ce que cela sera doux ! Nous aurons l’aplomb de nous fiche du monde qui se fichera de nous. L’idylle la plus monstrueuse que jamais démon ait pu rêver dans le cerveau d’un homme. Nous serons si chastes étant tellement corrompus déjà, que nous finirons par mourir un jour de nos fièvres. Un joli programme ! Est-ce que cette perspective ne te réjouit pas ? Voyons, Heine, il y a, touchant mon logis, deux chambres à louer qui ont une sortie particulière, un escalier de service… Je veux que tu puisses courir la nuit et me ramener des hommes si tu l’oses, mais je te déclare que si je m’en aperçois, je tire dessus… Je veux qu’on soit libre chez moi.

Je sens que je deviens positivement enragé. Elle rit et hausse les épaules.

— Sois tranquille, mon petit homme, si je reste ici, ce sera pour dormir. J’en peux plus. (Et lasse elle s’appuie sur sa poitrine, ajoute d’une voix bâillante :) Du chiqué, tes histoires, ça finira mal, et ça fait tout de même plaisir quand ça vous passe dans l’oreille. Tu es bien maboul, mais tu es brave. J’aurais pas cru… Vois-tu, c’est crevant leurs petites visites, et ils m’en content, eux aussi, des histoires pour les mœurs. Dis donc, est-ce qu’un type comme toi peut avoir des raisons avec la police ?

J’éclate.

— Non, Reine, non ; je n’ai jamais ni volé ni assassiné personne, et je suis fort net sous le rapport des… mœurs. Je suis ce qu’on appelle un honnête homme. Un assez joli genre de canaille, je t’assure. Tu es donc, toi, une simple petite fille ? Ma parole, tu crois au loup-garou !

Et je l’embrasse, fraternellement, dans le cou, sous la toison noire de ses cheveux relevés.

Élie, d’un ton résigné.

— Déjà les saletés qui commencent ? Je dormirai pas mieux chez toi.

Cette fille a la conscience de l’absolu. Pourquoi ceci et pourquoi pas cela ? Pourquoi cela et pourquoi pas ceci ? Excellent tremplin. Nous allons devenir très gentils ; seulement, il y a le coup de couteau. Le donnerai-je, ou le recevrai-je ?

Je suis nerveux.

Elle se lève, remet sa voilette.

— Je leur laisserai tout mon bazard, hein ? J’arriverai comme je suis… c’est-à-dire sans liquette, j’en ai pas. Je suis forcée de leur écrire mon adresse, je t’ai prévenu.

— J’accepte toutes les responsabilités les yeux fermés… pour ne pas te voir sans liquette.

Et elle part.

… Le lendemain, j’enterre ma tante.

Cérémonie de famille (toujours vraiment funèbres, celles-là !)

Il pleut. Les seules larmes sincères, le ciel les déverse à flots. Ordinairement, je n’assiste pas à ces corvées mondaines, mais il pleut tellement que je ne peux pas voir partir cette vieille femme sans aller lui offrir mon bras.

Pauvre petite tante ! Il ne pleuvait point, en Italie, où nous avons mangé de ces fruits brûlants mûrissant près du Vésuve… et si remplis de cendres !

— Joseph, ma redingote, la dernière, celle cintrée… Joseph, vous serez plein de prévenances pour Mlle Léonie et vous la servirez comme moi-même.

— Oui, Monsieur. Ah ! vous allez en avoir des ennuis. Votre mère, pardon, Madame la comtesse…

— Il n’y a plus de comtesse, Joseph. Il y a la reine et saluez très bas ou je vous flanque dehors…

Maison mortuaire.

Réception froide. Poignées de mains rares et molles. Je fais scandale. Le plus terrible de tous : le scandale muet. Ma mère a un petit sourire protecteur qui me prouve qu’elle n’a pas encore ouvert le moindre testament ! On cherche. Je suis hermétique…

Des dames âgées, des messieurs graves : on n’est pas triste.

Toujours la réunion d’actionnaires qui déclarent quelqu’un en faillite.

Devant moi, les femmes se reculent en rangeant leurs jupes, les hommes, des commerçants ennemis-nés de ceux qui travaillent dans l’amour au mépris des sentiments de famille, affectent de ne pas me parler. Un seul me tend plus gracieusement la main et cause : le gendre juif. Une redingote plus cintrée encore que la mienne, beaucoup de chic. Il me parle avec un pli railleur de lèvres de mes œuvres. Il les a lues et il les admet. Ce Monsieur vend je ne sais quoi dans trois quartiers différents de Paris, et cela doit lui être joliment commode pour tromper sa femme, qui est bossue.

Elle est à côté de moi, petite tortue inquiète rentrant le col sous sa carapace de deuil. Un chignon noir superbe. Les bossues ont toujours de beaux cheveux. Là, sur la nuque, une petite place pâle, un trou de neige rafraîchissant, et pouvant, à la rigueur, mettre l’eau à la bouche.

Pauvre petite cousine ? A-t-elle eu son rêve d’amour, et l’a-t-elle réalisé ?

Déjà trois enfants. Une passive, une résignée, une excellente mère, dit-on. Je devine qu’elle a horreur de moi. Elle me fuit, se dissimule derrière des couronnes de perles gigantesques et ne m’a pas tendu la main.

Je comprends. Selon la légende, je suis le monstre incestueux, l’amant de sa mère, c’est-à-dire qu’au lieu de se dénommer ma cousine, elle pourrait aussi bien représenter ma fille, et son mari, mon gendre. Admirable complication.

Nous partons, Madame Mère est très digne. Elle s’enquiert tout le temps de la couronne des sœurs de la Passion.

Les sœurs de la Passion ! Une confrérie spéciale…

Notre sœur en la passion, ma pauvre petite tante, priez pour moi… et pour la fille Léonie !

À l’église.

Chaleur orageuse dégageant des odeurs de chien mouillé de tous les parapluies. Violent parfum catholique : un mélange de chaussures malpropres et d’encens.

Ma cousine me regarde désespérément, de loin.

Quant on songe qu’à Paris, où tout s’oublie, ma mère a trouvé le moyen d’entretenir cette… légende autour de la malheureuse vieille morte depuis quinze ans !

Les curés nasillent, se dépêchent ou s’attardent, avec le rythme d’une mélopée développant de la fatigue pour tout le monde.

La quête. Je regarde ma cousine.

Elle baisse les yeux sous son voile et j’aperçois la petite place de neige, entre la nuque et le col, qui devient rose.

Toi, ma petite, tu es sensuelle.

Je me rapproche et nous voici, messieurs et dames et la famille.

Bruits de cercle. « Un louis qui tombe. » « Ramassez. » Avec cette différence qu’aucun chasseur ne vient vous rendre la monnaie.

Des panaches ondoient et nous allons recevoir les gens à la porte, une figure de cotillon.

Ma cousine est tout près de moi. Elle tremble. Cela m’énerve. Je la pousse un peu du côté de son mari, sans le vouloir.

— Pardon, Madame.

Une réponse à voix inintelligible, presque un souffle.

— Je vous ai pardonné de tout mon cœur, Monsieur.

Les dévotes ont un art exquis pour vous parler à l’église sans que personne puisse entendre.

J’entends très bien. Celle-ci chasse de race.

Ma mère est impassible. Espérons qu’elle n’a rien saisi.

Elle est forcée, un moment, de s’appuyer sur mon bras, Madame Mère, et je crois que nous allons nous dévorer. Le contact du vice, tous les ferments de corruption… Horreur !

Elle appuie légèrement ses doigt noirs d’exorciste.

On dirait une fiancée qui n’ose…

Brutalement, je presse ce bras dans une inconsciente volonté de lui faire mal.

C’est trop de corvées pour un seul jour.

Nous passons.

Des réflexions, à la sortie : « C’est le neveu ? » « Oui, ma chère, il est bien. » « Quelle figure pâle ! Il a l’air d’un noceur. » « Ah ! Ah ! un de Rogès, ma chère, c’est toujours noceur. » On entoure le corbillard comme on entourerait une voiture de noce, en effet, et l’on parle trop haut.

Ma mère, cette fois-ci, a tout entendu.

Chose singulière, cela ne semble pas la faire s’évanouir, au contraire.

Ses yeux brillent. Elle pince moins la bouche. Ses narines se détendent un peu, lui festonnant un nez moins pointu. Elle pèse davantage sur mon bras, c’est une demi-seconde d’abandon, mais c’est réellement de l’abandon féminin.

J’ai envie de rire.

Est-ce qu’elle serait flattée d’avoir un fils noceur ?

Ou d’être, simplement, au bras d’un Monsieur bien ?

Pauvre petite tante ! Ne les écoute pas, dis ; je suis venu parce que je te pensais seule de ton espèce, ici, mais je m’aperçois qu’elles te ressemblent toutes… et Dieu m’est témoin qu’à l’heure sexuelle ou à l’heure de la mort, le mâle est toujours le roi.

Bonsoir. J’en ai assez.

Je te lâche, petite tante, pour courir après une fille, et je t’entends, souffle dernier de la dévote, au fond de ton cercueil :

— Va ! Va ! Tu seras toujours un mauvais garçon du diable !

— Oui, ma tante… et ce n’est pas absolument de ma faute.

Je rentre.

Ma journée gâchée.

Pas possible d’aller chercher des soieries jaunes, ni de louer les deux chambres séance tenante.

Impossible d’écrire. Je rêve.

Joseph, très anxieux, m’apporte des lampes.

— Monsieur voudrait-il recevoir ?

— Qui ?

— Quelqu’un de… sérieux.

Sans attendre une permission que je ne voulais pas lui donner, il s’efface devant un homme peut-être sérieux, mais très mal habillé.

Nous restons à nous examiner, les yeux hostiles.

Un bonhomme chauve, linge douteux, cravate voyante.

L’ancien prote ou correcteur dans la dèche ayant cinq petits enfants, une femme malade. Je cherche ma bourse.

— Monsieur de Rogès, n’est-ce pas ?

— Monsieur Rogès tout court, s’il vous plaît.

— Ah ! très bien ! Est-ce que l’on pourrait causer gentiment ? Non. Je n’ai besoin de rien. Je viens pour vous rendre un service, au contraire.

Je suis furieux. Il va me lire un manuscrit et m’apprendre à faire un roman.

— Trop heureux. Comment vous appelle-t-on ?

J’ai reçu, un soir, un Monsieur identique qui avait découvert la manière d’écrire deux sonnets différents à la fois et d’une seule main. C’était fort ingénieux.

Il désirait prendre un brevet. Il prit un petit bronze auquel j’avais la faiblesse de tenir, et disparut avec.

Joseph ne garde plus du tout ma porte, décidément.

— Je m’appelle Mathieu. Vous ne me connaissez pas ; moi, je suis charmé de faire votre connaissance. J’ai lu vos livres. Il m’ont rudement amusé, bien que je sois revenu des choses de la bagatelle. Des casse-tête chinois vos livres, entre nous ! Vous savez, sans doute, ce que vous voulez dire, hein, et vous aimez les petites femmes… ça se devine. (Rire gras.) Est-ce que je peux m’asseoir ?

— Non.

J’ai les poings serrés. Je me crois capable de le fourrer dehors sans aucun bronze.

Lui, très doucement.

— Voyons ! M. Rogès… tout court ! Ne vous gardez pas à carreaux. Je viens pour une histoire de petite femme, la fille Léonie.

Je hausse l’abat-jour d’une lampe.

Un de ses amants peut-être ?

Je me sens une pointe de feu sur les reins.

— Léonie ? Que lui arrive-t-il ou que voulez-vous ?

Il est perplexe et me regarde en dessous avec des yeux horriblement câlins.

— Parlerez-vous, à la fin, ou je vous mets dehors ! Je n’ai pas le temps, Monsieur.

— Vous êtes vif.

Il sort un petit portefeuille crasseux, me montre une carte de couleur.

C’est un agent des mœurs, et un vrai

— Monsieur Rogès, je ne me flatte pas d’être un homme du monde, mais je suis tout sucre quand il convient d’arranger les choses. Je ne veux pas vous embêter, je suis ici pour vous être utile. (Il rit.) On n’empêche personne de s’amuser, dans notre arrondissement. Vous faites la noce et c’est de votre âge ; seulement, vous ignorez quelquefois avec qui, et quand on a une famille bien posée, ça peut créer des tas d’embarras. La fille Léonie est sous notre surveillance, Monsieur, est-ce que vous le saviez ?

Je ne reculerai pas d’une ligne. J’ai assez des familles bien posées.

— Oui, elle-même me l’a dit, cher Monsieur, mais cela ne me regarde pas.

— J’entends ! Parbleu, s’il fallait s’occuper de ces détails chaque fois qu’on se… promène… Cependant, quand on est cramponné par de pareils chameaux, il vaudrait mieux venir nous en toucher deux mots à la Sûreté. Monsieur Rogès, voulez-vous qu’on l’emballe ? Ça ne vous coûtera rien et ça nous fera plaisir. Pour ce qui est du côté de votre famille, je crois qu’elle en aurait de la satisfaction ! Ce n’est pas drôle pour une mère de savoir son fils dans ces draps-là et n’osant pas se plaindre.

Je n’ose pas lui répondre tout de suite, à cet homme bienveillant, parce que la colère m’étrangle.

J’ai besoin de sang-froid. Si je n’ai rien à craindre de mon côté, elle, ils peuvent me l’emballer, selon leur expression radicale.

Quand je suis en colère, je n’ai qu’un moyen de me calmer, c’est de casser n’importe quoi.

Je saisis un cornet de faïence, sur la cheminée, et je le brise en deux au coin du marbre.

L’autre me contemple, ahuri.

— Diable ! qu’est-ce qui vous prend donc ? j’ai dit une bêtise ?

— Je ne permets à personne de traiter Mlle Léonie de chameau, et si vous voulez que nous causions, il faut changer de langage immédiatement.

— Ah !…

Il recommence à m’examiner.

— Mlle Léonie doit venir demeurer chez moi, (j’appuie) chez moi, Monsieur. Ceci, pour lui éviter des rencontres fâcheuses. J’espère bien qu’on va nous laisser tranquilles.

— Fichtre ! vous aurez de l’agrément.

— Tout l’agrément qu’il me plaira d’avoir, soyez-en persuadé.

— Un collage, alors… Et vous comptez la garder longtemps ?

— Tout le temps qu’il lui plaira de rester !… Tenez, Monsieur, finissons-en. J’aime cette fille. C’est absurde, ridicule et j’en conviens volontiers, mais c’est réel. J’irai jusqu’où mon amour me poussera, n’ayant d’ailleurs rien sur la conscience que la charge de cet amour… oui… très lourde… Je suis seul responsable de mes actes et de ma folie. Ma famille me dégoûte profondément, surtout depuis ce matin. Je désire que ma famille cesse de s’intéresser à mes affaires, sinon…

— Vous brisez tout comme la porcelaine de la cheminée !

— Oui (et je souris). Préméditation dont vous pouvez faire part à vos chefs.

Le bonhomme prend un air tout triste, un air presque intelligent.

— Écoutez-moi, monsieur Rogès, vous allez vous fourvoyer. Je vois bien, maintenant, à quel point vous en êtes. C’est grave. Aimez-la… de loin. De si près, chez vous, c’est plus dangereux que vous ne le pensez. Elle a un amant sous les verroux, un voyou de la pire espèce, capable de vous faire chanter quand on le relâchera, et même… de vous tuer.

— Ou je le tuerai, Monsieur. Je suis de force à me défendre.

— Vous fabriquez de la littérature en ce moment, Monsieur Rogès.

Du chiqué, n’est-ce pas, comme dit Léonie ? Peut-être, mais j’ai l’intention de vivre mon rêve, et la meilleure preuve, c’est que moi, je vous parle sans changer ma langue, dans le français qui me sert pour écrire, je n’en connais pas d’autre, Monsieur.

L’homme est un peu gêné. Il détourne les yeux. On lui a confié une mission trop délicate. Je ne suis pas un malfaiteur et je protège les filles… en ayant la réputation de ne pas bénéficier de leur travail.

Je lui représente une étrange espèce, il cherche la catégorie…

— Je comprends tous les langages, Monsieur, par métier, seulement je préfère croire que vous n’êtes pas capable…

— De vivre en dehors de la société si elle m’embête ?… Eh bien, vous avez tort, cher Monsieur… Voyons, expliquons-nous, de quoi suis-je menacé ?

Je lui offre un cigare.

Il refuse et feuillette son porte-cartes. Il tire des tas de petits papiers crasseux, huileux, colorés, tachés, et il me lit des choses stupides. J’apprends que j’ai porté des roses blanches à une fille syphilitique, et que la dite fille syphilitique est surveillée par la police pour avoir défendu chaleureusement son souteneur en pleine audience. (Bravo, la reine !) On l’accuse d’un tas de méfaits dont le plus sinistre est d’avoir ouvert sa fenêtre pour respirer à une heure où les filles ne doivent jamais respirer. Elle a dû prévenir pour qu’on lui permette de dépasser les fortifications en ma compagnie. On connaît mes pas et démarches, depuis les roses blanches jusqu’à ma station dans la loge de sa concierge. On mentionne, pour mémoire seulement, que j’ai deux autres maîtresses : la Saint-Clair, (ils sont polis) et une femme mariée : Mme X (ils sont trop polis).

— Concluons, je vous prie, cher Monsieur Mathieu ?

— Donc, Monsieur Rogès, nous devons venir, ou elle se présenter. Coup du dispensaire puisqu’elle est en carte. Analyse de ses correspondances si nous en voyons l’utilité. Interdiction de séjour dans les lieux publics où éclaterait le moindre scandale, et, sur un signe d’un client qu’elle aura simplement pincé au bras, nous la coffrons. Voilà le bilan.

— Vous voulez m’intimider ? C’est vous qui faites de la littérature.

— Monsieur Rogès, vous ne vous amuserez pas tranquille, je vous le promets.

— Qui vous dit que ce soit pour m’amuser que j’introduis Léonie chez moi ?

Silence.

L’agent hoche la tête.

— Et ses clients ? Croyez-vous qu’ils vont la lâcher ? Elle englue le monde, celle-là, parce qu’elle a l’air d’un gosse. Ils monteront chez vous ? Je vous préviens qu’elle est de taille à en abattre douze dans une nuit.

Il me passe un petit papier jaune.

Je lis, sur ce papier, que Cléopâtre a reçu, chez elle, pour des motifs qu’elle avoue en des termes d’une éloquence… épouvantable, sept personnes d’un sexe différent du sien, durant quelques heures de crépuscule.

Je commence à devenir fou.

Plus haut, j’ajoute, souriant :

— La prostitution est une belle chose, n’est-ce pas, cher Monsieur ?

Il accepte un cigare.

— Réfléchissez, Monsieur Rogès, il ne manque pas de grues sous le soleil, si vous aimez les grues… défiez-vous de ce collage, ou vous n’en sortirez pas propre… même avec vos livres et votre nom !

Je me lève brusquement, les poings en l’air.

— Assez ! Assez ! Je suis un homme, entendez-vous, et non pas un enfant. Je veux cette fille, ici, chez moi, et je l’aurai ici, chez moi ! Ce que j’en ferai, ça me regarde. Allez tous au diable ! C’est l’heure, pour moi, de devenir fou. Soit, je deviendrai fou. Je n’y puis rien, ni vous non plus. Est-ce que vous avez le droit d’introduire des sergents de ville dans mes songes, maintenant ? Ce serait grotesque de reculer devant tous vos fantoches et vos sabres de bois ! Il faut de la tranquillité pour concevoir l’amour ! Et vous empêcherez cette femme de m’aimer, peut-être, avec vos discours sur la police, la famille et les mœurs ! Elles sont propres, vos mœurs policières et familiales. Oui, parlons-en ! Je veux qu’elle m’aime. J’ai cette furieuse et humble fantaisie d’être aimé par Cléopâtre, que vous condamnez à vivre déguisée en putain moderne, j’ignore pourquoi. Moi aussi, j’essaye mes poisons sur ce vieux cœur, sans regarder ce trop jeune corps qui vous appartient et dont vous faites un instrument de torture… sur un très vieux cœur libre, datant de plus loin que votre république imbécile où personne n’est libre ! Ma mère, la religion, vous, la loi, je flanquerai tout dehors, et si des clients montent, je tirerai dessus, car il n’ont pas le droit de monter, puisqu’elle est forcée de les recevoir. Vous comprenez bien ? J’emporterai cette fille en Amérique, si la France n’est plus le pays de l’amour. Ah ! mais, dites donc, elles sont dangereuses vos sociétés… ils ont raison !

L’agent tressaille.

— Monsieur Rogès, calmez-vous. Vous allez faire du socialisme !

Et il s’efforce de rire.

— Du socialisme ? (Je repars comme une locomotive.) Ah ! Non ! Je ne veux rien réorganiser du tout, moi ! Une société socialiste, ce serait encore plus sale, ils prostitueraient même le rêve pour le faire servir à quelque chose, les cochons ! Non ! Non ! Rien réorganiser du tout. La mort seule, et l’extinction de toute la race peut réorganiser. Quand le bon Dieu de la Bible, que vous avez l’air de prendre pour un homme estimable et un législateur adroit, veut nettoyer les mœurs de son peuple, il l’extermine et il fait bien !… Son tort est de laisser échapper quelques petits crétins qui se réaccouplent à la page suivante. Socialiste ? Il n’y a que votre bellâtre de Jésus-Christ qui soit socialiste et cherche à raccommoder un antique bateau avec du bois neuf ! Moi, je ne suis pas pour raccommoder aucun bateau. Je cherche l’amour. On m’embête, alors, je fais sauter ma maison… ou la vôtre.

— Ravachol ne pensait pas autrement, dit une voix sourde.

Il y a donc ici quelqu’un qui m’écoute ?

Je réponds, rêvant tout haut, projeté hors de moi :

— Hein ? Ravachol ? un type admirable, Monsieur. Le seul bandit dont on aurait pu faire un empereur dans des temps moins ternes ! Ravachol ? Mais c’est le deux décembre des pauvres ! C’est un de Morny avec la loyauté en plus et des régiments en moins, hélas ! Ravachol tuant un ermite dont la paillasse est pleine d’or comme celle d’un avare hypocrite, c’est la logique nous débarrassant d’un monomane et d’un malfaiteur, car on ne doit pas spéculer sur la pitié pour en faire des rentes !

— Ça va bien ! Ça va très bien ! reprend la voix sourde au fond de ma conscience. Et vous admettez aussi Ravachol dépouillant le cadavre d’une vieille dame, vous un artiste ?

— Oui, Monsieur, plus admirable encore ! Il s’est moqué utilement d’un préjugé ridicule entre tous : la mondanité de la mort. Il a voulu démontrer qu’il était nécessaire que ça finît là, dans la terre. Leurs vieilles dames !. Ils les enfouissent avec leurs diamants aux oreilles, leurs bagues aux doigts, et ils ne peut plus y avoir d’oreilles ni de doigts ! Après les avoir volées, de leur vivant, de tous les espoirs et de toutes les joies, par dignité sociale, ils les font voleuses à leur tour, des femmes pauvres, qui n’ont seulement jamais vu leurs bijoux, et qui attendent l’heure de la dernière toilette en grelottant aussi de tous les désirs inavoués. Il a eu ce courage d’aller dans une tombe de grande dame pour y déshabiller le mannequin social et il a bien fait, Monsieur… Je l’approuve surtout depuis que je suis revenu de l’enterrement de ma tante ! Je suis excédé par la comédie de l’existence devant la mort, et je me demande, vraiment, de quel droit la société toucherait à nos rêves. Si monstrueux soient-ils, je doute qu’ils soient plus monstrueux que son honneur !

— Boulevard Saint-Germain, lorsque la maison a sauté… vous auriez pu vous-même ?…

— Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas m’y être trouvé avec toute ma famille !

Silence profond.

Je tourne autour de la chambre et je me heurte au policier qui sort.

— Tiens !… J’ai donc rêvé devant vous, cher Monsieur ? Vous avez dû passer un joyeux moment. Je ne rétracte rien, vous savez, ce n’est pas dans mes habitudes.

— Monsieur Rogès, je n’ai rien entendu, mais, voulez-vous un bon conseil : couchez avec cette fille le plus tôt possible, car je vois qu’elle n’est pas votre maîtresse. Nous allons vous laisser tranquille… juste le temps de vous en dégoûter.

Comment, il a deviné ça ? Il est très fort psychologue, ce bonhomme, je lui rends mon estime.

— C’est vrai. Elle n’est pas à moi. Je crois qu’elle ne peut pas m’aimer.

— Parbleu ! Il y a l’autre, la brute… si vous n’étiez pas tellement vif… je vous donnerais un détail de mensuration… l’autre, c’est beaucoup plus ce qu’il lui faut.

— Taisez-vous ! L’autre, c’est le tigre. Mais moi, je suis le rêve, et le rêve tuera le tigre. Je vaincrai…

— Hein !… vous êtes surtout capable de devenir anarchiste, ce qui serait propre pour un fils de famille ! Profitez de mon expérience, Monsieur le romancier ; vous êtes dans l’état d’amour qu’il faut pour commettre tous les crimes sans raison. Alors… couchez !

Et il s’éclipse.

Fille de la douleur, anarchie ! anarchie !