La Beauté sur la terre/08

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éditions Mermod (p. 106-130).


VIII


Ce dimanche matin, la petite Émilie est arrivée vers onze heures devant la grande maison rose, ayant mis sa plus belle robe. Une terrasse faisait avancement sur un des côtés de la cour. Au rez-de-chaussée, il y avait une chambre de domestique, puis venait une remise, plus loin venaient les étables et la grange ; pour monter à l’étage, il fallait passer par la terrasse où conduisait un escalier de pierre à rampe de fer dans l’ombre d’un grand platane non ébranché. Généralement, autrefois, elle montait tout droit ; maintenant elle est restée dans la cour. Elle regarde vers les fenêtres. Elle reste sur le petit pavé bien balayé de la veille et où les traces du balai restaient marquées dans la terre qui lui faisait encadrement. Elle regarde vers les fenêtres, vers la grange, vers la remise ; vers la grange à la haute porte ronde qui est fermée, vers la remise à la porte carrée, vers l’étable à la porte bordée de tresses de paille. On ne voyait personne nulle part. Généralement, autrefois, elle montait tout de suite à l’étage et sûrement qu’elle y trouverait quelqu’un, parce que l’heure du repas de midi n’était pas loin, mais elle n’osait pas. Elle tenait son livre de cantiques qui était noir dans sa main gauche, et, de dessous son chapeau à ruban bleu, elle se contente de lever les yeux, pour le cas où on viendrait par hasard, pour le cas où peut-être on l’aurait aperçue, et on viendrait.

Mais on ne venait pas, personne ne venait.

Elle s’en est allée au bout d’un moment. Elle a remonté la rue qui, peu à peu, se changeait en route, croisant des gens qui lui disaient bonjour et elle leur disait bonjour sans les regarder, la tête baissée, les yeux cachés (heureusement) par le bord de son chapeau. Elle a remonté la rue jusqu’à la sortie du village ; là elle revient sur ses pas.

Elle avait une jolie robe de foulard blanc avec des bouquets de fleurs bleues, un col de lingerie. Elle tenait son livre de cantiques dans la main gauche, elle avait des gants blancs. Elle s’était faite belle pour lui. Elle n’avait pas plus de dix-sept ans, lui dix-huit. On lave ses cheveux blonds avec un shampoing à la camomille dans sa cuvette, avant de se coucher ; on en roule les mèches avec soin dans des papillotes de cuir ; et au matin, le soleil revenu, on voit la belle couleur de miel qu’ils ont, tout crêpelés, tout frisottants, — et tout ça inutilement, et toutes ces choses pour rien.

Et vos jolis souliers décolletés couleur noisette, de même, et vos bas de soie blanche, et tout, et qu’on soit rose et fraîche, et les belles joues qu’on a ou qu’on avait, — qu’on aurait de nouveau s’il voulait seulement.

Il ne voulait pas, elle est revenue sur ses pas. Et c’est comme elle allait arriver de nouveau devant la maison qu’elle a vu venir trois de ses amies qui montaient la rue, cette rue qui menait au lac et dans l’autre bout de laquelle se trouve le café Milliquet. Elles venaient en se tenant par la main ; de loin, elles ont fait signe à Émilie.

— Ah ! heureusement qu’on te trouve… Que fais-tu cette après-midi ?

— Je ne sais pas.

— Alors on compte sur toi. C’est Mathilde qui nous invite. Elle nous avait dit de passer te prendre, mais on pensait que tu avais peut-être des projets… D’ailleurs, tu sais, tu n’as qu’à amener Maurice…

Elle dit :

— Merci. Je verrai.

Elles n’ont rien dit de plus. Maurice…

Et déjà elles s’éloignaient, disant encore : « Eh bien, alors, à tout à l’heure… » elle, elle continue à pas toujours plus lents, parce que peut-être qu’on va venir et qu’il viendra ; elle passe de nouveau devant la cour qu’elle longe, et lève encore légèrement la tête, mais elle ne s’est pas arrêtée, elle n’en a pas la force, elle aimerait bien, elle ne peut pas.

Vers deux heures pourtant, elle s’était décidée. Est-ce qu’ils n’étaient pas à peu près officiellement fiancés, après tout ? Depuis toujours ils s’étaient connus et on ne sait pas quand on a passé de se connaître à autre chose. Il y a une ligne de frontière qui n’est marquée que sur la carte et dans les livres ; elle n’est pas visible dans le cœur. Ça se fait sans qu’on sache, et ce qu’on sait ensuite c’est seulement que ça s’est fait ; et maintenant bien sûr qu’elle pouvait venir, même elle se disait qu’elle le devait, sans quoi la mère de Maurice serait étonnée.

Elle a trouvé Madame Busset sur la terrasse :

— Eh ! Émilie.

Mme Busset lisait son journal, assise dans un fauteuil de jonc sous le grand platane ; elle a ôté ses lunettes.

Puis :

— Ma pauvre Émilie, tu arrives trop tard… Mais oui, Maurice est déjà sorti… Ah ! tu ne savais pas… Il m’a dit qu’il y avait une réunion de la société de jeunesse cette après-midi ; c’est pour la fête… Vous n’aviez pas pris rendez-vous ? Ah ! eh bien, assieds-toi… Je suis toute seule, tu me tiendras compagnie. Peut-être qu’il reviendra plus tôt qu’il ne comptait.

Mais Émilie ne s’est pas assise.

Mme Busset a remis ses lunettes et elle a repris son journal, parce qu’elle considérait qu’Émilie était déjà de la famille. C’est seulement quand elle l’a vue rester debout qu’elle lève de nouveau les yeux à travers les verres qui brillaient :

— Tu ne veux pas t’asseoir ? tu as peur de t’ennuyer avec moi ?… Oh ! c’est naturel, tu es jeune. Eh bien, reviens pour le goûter, peut-être que tu le trouveras…

Émilie n’a rien répondu. Elle redescend l’escalier. Et elle va ; mais où aller ? On n’existe que là où il est ; rien n’existe où il n’est pas.

Elle essaie encore de pousser jusqu’au café Milliquet où elle se dit sans y croire qu’elle le trouvera peut-être ; en effet, il n’y était pas.

Quelques personnes seulement sont assises sur la terrasse ; dans le jeu de quilles, il y a deux ou trois vieux, c’est tout, avec leurs pipes.

Deux ou trois vieux avec leur pipe et un morceau de craie, et la planche noire clouée dans un tronc, et rien, et le vide partout ; — tandis qu’on entend les quilles, en dégringolant les unes sur les autres, faire un bruit par moment comme quand on éclate de rire et ça vous fait mal dans le cœur.

Lui se tenait, pendant ce temps, dans le haut de la falaise, s’étant glissé là loin de tout chemin.

Juste au-dessous de lui sur la grève, il y avait la maison de Rouge ; elle était à présent de trois couleurs. La partie du toit nouvellement ajoutée était rouge clair ; la partie ancienne de ce même toit montrait des tuiles déjà brunies par les averses et le soleil ; pour finir, venait la remise avec sa couverture en carton bitumé.

La maison de Rouge était de trois couleurs par son toit, mais les murs, ou du moins ce qu’on en pouvait voir, étaient partout du même beau jaune couleur de beurre d’herbe (quand les vaches sont nourries à l’herbe ce qui donne au beurre une couleur plus foncée).

C’était justement dans le temps que Rouge, un jour, avait sorti devant Juliette d’une armoire une cassette de fer et il avait dit : « Moi, je n’ai jamais mis mon argent à la banque… Je me ferais l’effet d’aller le leur voler… Moi, mon argent, je l’ai chez moi… Je vous dis ça, Mademoiselle Juliette, pour que vous sachiez où le prendre en cas de besoin ; et vous voyez que c’est bien commode : pas besoin d’écrire, ni de faire vendre des actions… »

C’était après que la maison avait été repeinte et, les travaux extérieurs étant finis, il avait fallu passer à ceux du dedans. Il avait sorti sa cassette et disait à Juliette : « Heureusement qu’on a cet argent sous la main… Vous voyez, vous n’avez qu’à dire… Il y a déjà longtemps qu’il dort et il me semble qu’il a assez dormi… Il faudrait que vous me disiez pour le papier de votre chambre, Mademoiselle Juliette. Et puis il y aura les meubles… »

Et il disait : « Comme ça se trouve quand même !… J’agrandissais, j’agrandissais, pourquoi est-ce que j’agrandissais ? On se rapetisse en devenant vieux… Je remettais à neuf ; je remettais à neuf, et moi pendant ce temps… Ah ! comme ça se trouve quand même ! Il faut croire que vous deviez venir… C’était écrit… »

Puis :

— Mais, à présent, ce papier…

— Écoutez, je ne sais pas si j’ose…

— Que oui, vous osez.

— Eh bien, chez nous, on ne se sert pas de papier, on peint les murs en blanc…

— Entendu ! rien de plus facile… C’est même plus propre et plus vite fait. Alors tout en blanc ?

— Tout en blanc.

Et la chambre avait été passée simplement au lait de chaux par Décosterd et lui, et elle s’y était aidée, riant et s’amusant de ces pots pleins de crème et des gros pinceaux. En guise de plancher, il y avait un carreau rouge ; et quand tout avait été fini, elle s’était mise à danser dessus, disant : « C’est tout à fait comme chez nous. »

— Comme chez vous ? Chez vous, c’est ici, à présent.

Mais elle :

— Comme chez nous, comme chez nous, chantait-elle, en se tournant vers Rouge, dans la forte odeur de plâtre et de colle, mais le soleil, donnant en plein par la fenêtre, n’allait pas tarder à tout sécher.

Et Rouge semblait tout content, puis on l’avait vu qui consultait un indicateur et comme Décosterd, ce soir-là, était sur le point de partir :

— Décosterd, je compte sur toi pour demain. Tâche d’être là de bonne heure. Et tu ne bouges plus d’ici. Vous pourrez toujours mettre les rideaux aux fenêtres, Mademoiselle Juliette et toi.

Il avait en effet commandé des rideaux à la couturière du village, mais maintenant restaient les meubles, et Décosterd une fois parti :

— Eh bien, pour les meubles, disait-il… Je vous prendrais bien avec moi, mais… Rien à craindre avec Décosterd ; j’aime mieux que vous restiez ici, seulement il vous faudrait un peu me dire…

— Oh ! comme vous voudrez… Chez nous…

— Comment sont-ils ?

— Oh ! il n’y en a point ou presque… Il fait trop chaud…

— Les voulez-vous blancs ?

— Si vous voulez.

— Une table, disait Décosterd, une ou deux chaises… J’ai une bonne adresse…

Il notait à mesure sur son carnet les objets qui faisaient besoin :

— Et puis, disait-il, je vous achèterai une belle grande glace : c’est le plus important de tout pour les femmes… Je pars demain matin de bonne heure, je serai rentré au commencement de l’après-midi. Vous m’attendez. J’aime mieux, a-t-il dit que vous ne sortiez pas. Je me méfie… Mais tant que Décosterd est là…

Il reprend :

— Maintenant, il y a encore une question. Celle… Oui, pendant qu’on y est. Cet argent qui dort, on pourrait en faire…

Il a dit :

— Des habits…

Il dit :

— Je voulais dire, si vous n’aviez peut-être pas assez de linge, pas assez de robes…

Mais elle s’est mise à rire :

— Oh ! des robes. Oh ! vous n’avez pas vu encore, c’est dans ma valise. Mon père me disait de me faire belle quand il venait à la ville le dimanche et il m’apportait toujours un cadeau… C’est des robes de mon pays…

Elle avait toujours sa même petite robe noire de satinette, et il jette un regard sur elle, puis s’est tu ; puis il a repris :

— Eh bien, alors… Enfin, si je voyais par hasard quelque chose qui pût vous aller, puisqu’on y sera…

Et le lendemain matin, il prenait le train ; puis, le surlendemain, tout le village a vu avec étonnement une voiture de livraison, peinte en vert clair avec des lettres d’or, s’engager sur la grève en cahotant, de sorte qu’on l’a suivie.

On avait pu voir de loin toutes les choses qu’on en sortait :

— Oh ! disait-on, c’est qu’il est riche, la preuve est là…

— Pardi ! depuis combien de temps est-ce qu’il fait son métier ? quarante ans. Et il le fait bien, pas à dire. Et puis il ne dépensait rien…

Pendant que deux employés en casquette continuaient à décharger d’énormes paquets à emballage de papier gris :

— Ça doit être une chaise, ça…

— Et ça, ça doit être un bois de lit…

— Oui, voilà l’autre.

— Mon Dieu ? il lui achète un lit…

Et, là-bas, les deux employés ont encore tiré trois ou quatre cartons ficelés de la voiture, après quoi, en ronflant et soufflant une épaisse vapeur bleue, elle a tourné sur la grève non sans peine, les roues de derrière ayant fini par empiéter sur l’eau où elles sont entrées jusqu’au moyeu.

C’était un vendredi, un vendredi après-midi. Il y avait un peu plus de trois semaines qu’elle était installée chez Rouge. Le samedi matin, alors, elle est partie avec eux pour la pêche ; Rouge l’avait fait asseoir sur le banc d’arrière : « Est-ce que vous sauriez manœuvrer le gouvernail, parce que ça nous servirait bien si vous saviez ; » elle savait. Ils vont sur l’eau dans le matin, les trois, ils vont vers les petites lumières des deux falots qui vous attendent sur leurs moitiés de tonneaux, et que le grand jour a éteintes ou presque, faisant leurs flammes devenir toutes pâles derrière le verre bombé. Ils pêchent. Ils avaient fait bonne pêche. Ils avaient commencé une vie à trois où il semblait bien qu’elle avait sa place ; puis Décosterd est parti pour la gare avec les caisses de poisson. Voilà alors que Rouge, lui, était entré dans la remise, où on voyait une balance, plusieurs paires de rames neuves et vieilles, des nasses empilées dans un coin ; puis, pendus en guirlande le long du mur à des chevilles, les filets qui sont verts, ou sont bleus, ou vert-bleu, parce qu’ils ont été trempés dans le sulfate.

Il était entré dans la remise ; il s’était attaché autour du corps un tablier de coutil qui avait une grande poche sur le devant ; il sort, il va derrière la remise.

Il va là où sont les perches où on pend les filets pour qu’ils sèchent, et celui du matin était là et séchait, parce qu’il faut les faire sécher, sinon ils moisissent. Elle était venue elle aussi ; elle voyait qu’il prenait dans la grande poche de son tablier une navette, puis a été contre ces murs de mailles, se tenant le ventre tourné vers eux, pendant qu’elle regardait faire. Ils commençaient à côté de la remise pour aller jusqu’à une dizaine de mètres plus loin, ces filets, et, parce qu’ils étaient transparents, ils semblaient se lever de terre à la manière d’une légère brume, celle qu’on voit le matin sur les prés quand il y a une forte rosée. Rouge s’est penché sous sa casquette bleu-marine à la visière qui brillait, et, prenant dans sa main une poignée de mailles, il les laissait couler entre ses doigts. C’est à cause des trous qu’il faut boucher tout de suite si on ne veut pas qu’ils s’étendent. Les trous que font dans le filet un poisson trop gros en se débattant ou bien les vagues, ou encore quand on le lève et il se prend aux taquets ; alors, chaque matin, on vient et Rouge venait, et maintenant on le voyait, tenant la navette entre ses gros doigts, la faire aller la pointe vers en haut, la glisser vivement dans l’entrecroisement des fils. Le gros homme baissait la tête sous sa casquette. Il ramenait à lui sa navette, on fait un nœud. Il faisait un nœud. Il prenait son couteau dans la poche du tablier, il coupait le fil avec son couteau.

C’est un ouvrage minutieux, délicat ; c’est une des deux moitiés du métier, et qui ne ressemble guère à l’autre ; ― il laisse de nouveau couler les mailles entre ses doigts et le plomb du bas les entraîne ; puis il pousse plus loin, le ventre et son tablier bleu toujours tournés vers le mur transparent. À ce moment, il lève les yeux. Elle était là, elle le regardait faire. Elle s’était assise contre le talus ; elle tenait ses mains sur ses genoux. Et lui, alors, la considère de son côté, puis il a dit :

— Vous voyez, c’est le métier.

Il reprend :

— Ça vous intéresse ?

Elle se met debout.

— Est-ce difficile ?

— Oh ! non.

— Vous me montreriez ?

Elle était venue et lui :

— Bien sûr. Mais est-ce vrai que vous vous y mettriez ?

Et il la regarde :

— C’est que c’est justement un ouvrage de femme. On est bien obligés, nous autres, de faire le métier jusqu’au bout, mais c’est un métier qui est double. Il y a une première moitié, et puis il y a cette seconde moitié. On faisait l’homme et la femme, parce qu’il n’y a point de femme ici ou du moins il n’y en avait point. Mais à présent…

Il a été lui chercher une autre navette.

Elle prenait sa place parmi nous, elle avait parmi nous sa place toute prête. On ne lui en aurait pas trouvé une qui pût mieux lui convenir.

Il était venu avec une seconde navette, ensuite ils ont été les deux qui se penchaient ensemble, les cheveux noirs et la casquette ; puis cette autre casquette est venue s’en mêler, celle de drap gris de Décosterd, ce samedi-là.

Le lendemain, ils se reposeraient. Rouge avait dit à Décosterd :

— Demain tu ne viens qu’à huit heures…

Il avait arrangé la journée avec Décosterd :

— Demain repos. On ne pêche plus le dimanche. Il faut la laisser dormir, puisqu’à présent les autres jours elle va venir avec nous et ça en fera déjà six de suite… À huit heures au plus tôt. Huit heures ; huit heures et demie…

Décosterd avait fait comme on lui avait dit. Il était près de huit heures quand Rouge s’est réveillé. Elle dormait encore. Il marchait sans bruit dans ses pantoufles. Il va sur le pas de la porte qu’il entr’ouvre ; il voit qu’il fait beau. Il voit ensuite Décosterd qui arrive et on voit que Décosterd tient quelque chose à plat sur sa main, marchant avec précautions, une miche sous l’autre bras. Rouge va à sa rencontre :

— Qu’est-ce que tu as là ?

Décosterd :

— C’est une surprise.

C’était une large feuille de bette qu’une autre large feuille de bette recouvrait : ce qu’il y avait entre les deux feuilles ne pouvait pas être vu, c’est pourquoi Décosterd faisait une grimace de plaisir, regardant Rouge avec un œil tout brillant, ce qui faisait paraître l’autre plus éteint et plus mort encore.

Et Rouge alors qui cache sa curiosité :

— C’est pour qui ?

— Ah !

Et Rouge qui s’est tu, mais il reprend tout à coup :

— Écoute, il nous faut vite aller mettre la table… Et puis, a-t-il recommencé, puisque c’est une surprise, tu la mettras dans son assiette.

Décosterd avait hoché la tête ; et, en effet, quand elle vint, il y avait à sa place les deux feuilles de bette ; — quand elle vint dans sa petite robe noire, puis :

— C’est pour moi ? Qu’est-ce que c’est ?

Rouge :

— Ma foi, je ne sais pas…

Décosterd :

— Moi, non plus.

— J’ose regarder ?

Et, levant la feuille de dessus, elle découvre au creux luisant de l’autre avec sa côte blanche et ses gaufrures, les premières fraises de la saison, les premières fraises des bois.

— C’est vous ? a-t-elle demandé à Rouge.

Rouge avait fait signe que non.

— C’est vous ? a-t-elle dit à Décosterd.

Il fait signe que non, lui aussi ; elle hausse les épaules.

La porte était restée grande ouverte ; tout le beau dimanche entrait, avec ses bateaux à rames, avec ses bateaux à vapeur. Volontiers on descend le dimanche du haut pays et des villages qui sont sur le mont ou en arrière du mont : des jeunes gens, garçons et filles ; et c’est quand cette belle eau se met à briller d’en bas entre vos échalas et vous appelle par-dessus vos petits murs. Volontiers ils venaient et louaient à Perrin un de ses bateaux pour une heure ou deux. C’étaient aussi les grands bateaux à vapeur tout blancs avec leurs drapeaux rouges, ou verts et blancs, ou tricolores, et leur grosse roue qui battait, faisant entendre son tapotement sourd bien avant qu’on ne la vît paraître ; ou bien encore on entendait chanter. Des voix de garçons et des voix de filles chantant des chansons à deux temps ou à trois, et à deux voix, et on ne savait pas bien où non plus, parce que l’eau porte le son et le propage de tout côté. Par la porte grande ouverte, sont entrées les voix en même temps qu’entrait d’en bas le reflet des petites vagues qui venait frapper le plafond nouvellement blanchi. On était éclairé deux fois, on était éclairé d’en haut et d’en bas, pendant que la cafetière brillait sur la table. Un nouveau bateau à vapeur avec son nom qu’on pouvait lire (c’était le Rhône) n’a eu ni arrière, ni avant, pendant un instant, entre les montants de la porte, tandis que le bout de la cheminée touchait tout juste le linteau. La cafetière brillait, les tasses avaient plusieurs luisants, au lieu d’un seul. Ils venaient de finir de manger ; elle piquait ses fraises du doigt sur la belle feuille verte. Tout à coup, Rouge se lève. Le bateau à vapeur avait passé. Décosterd en repoussant le banc l’a fait crier sur le sol cimenté. C’est un beau dimanche. On voit Rouge qui sort, les mains dans les poches, allant vers l’eau par habitude ; Décosterd, lui, s’était mis à desservir la table. Elle avait voulu l’aider, il ne le lui a pas permis : « Non, Mademoiselle, ça me regarde. »

Elle était alors rentrée dans sa chambre et là aussi tout brillait à neuf : le lit, les murs, le plafond, le carreau. Il y avait à la fenêtre des rideaux blancs. Et il n’y avait pas ici deux lumières seulement, mais tout un entrecroisement de lumières, à cause du grand miroir fixé au mur. Le jour lui a dansé dans les cheveux, il lui bougeait sur les épaules. Elle est allée devant le miroir, elle a dû fermer les yeux. Elle va jusque devant le miroir, roulant entre ses doigts, au-dessus de son oreille, une mèche de cheveux ; et il fait tellement beau ; — alors pourquoi est-ce que, tout à coup ?…

C’était pendant qu’elle était là et que Rouge était sur la grève, où elle l’entend aller et venir ; qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?

Elle regarde entre les rideaux ; elle voit que lui non plus n’a pas l’air de savoir que faire, se promenant de long en large, les mains dans les poches.

Qu’est-ce qu’il y a ? elle ne sait pas. Et on chantait quand même dans une barque au large ; des baigneurs dans le pied de la falaise s’appelaient l’un l’autre à grands cris et avec des rires que l’eau étouffait ; elle sort, elle avait été rejoindre Rouge ; à ce moment, les cloches s’étaient mises à sonner.

On pouvait voir, par-dessus le bois de pins, cette tour carrée et son toit aux arêtes d’angle en fer-blanc rouillé, surmonté d’un coq peint en rouge. Elle était venue se mettre à côté de Rouge ; voilà qu’il lui montre le clocher. Puis il lui montre autour de lui les autres choses, pendant que les poissons sautaient à l’angle de son épaule et en avant de sa figure, sur la pente de l’eau. C’est dimanche, c’est fête partout. Ils sonnent les cloches, ils chantent sur l’eau dans les barques ; — il la regardait de côté, puis a semblé triste, se détourne d’elle… On entendait un bruit de vaisselle dans la cuisine où Décosterd était en train de mettre le ménage en ordre ; et les deux cloches ont encore balancé dans l’air, l’une à notes courtes et rapides, l’autre à longs coups sourds, espacés.

Tout à coup :

— Vous ne trouvez pas que c’est une belle sonnerie ? C’est que c’est dimanche aujourd’hui. Tout s’est fait beau.

Il recommence :

— Il n’y a que vous.

Il se tait, on écoutait le dimanche. On a écouté encore chanter dans les bateaux à rames, les baigneurs crier et rire en s’appelant sous la falaise, les derniers merles ; il la regarde. Et, elle, elle se regarde ; elle voit sa petite robe noire, elle voit qu’elle est pieds nus dans de vieilles pantoufles de cuir ; alors est-ce que ce serait ça ? est-ce que ce ne serait que ça ?

— Oh ! dit-elle, je n’osais pas… L’autre fois, vous vous rappelez, j’ai été tellement grondée.

— À présent, je crois, a-t-il dit, que vous ne seriez plus grondée.

— C’est que ce n’est pas la coutume d’ici, et on n’a pas les mêmes modes, nous…

— Vous ?

— Oui, nous, là-bas.

Et lui :

— Justement.

— Oh ! si vous voulez.

Elle a ri, elle a dit : « Alors attendez-moi un moment… »

 

Et c’est pourquoi, là-haut, il ne l’avait pas reconnue (Maurice là-haut sous son buisson), — beaucoup plus tard, quand elle était venue ; car une grande couleur jaune l’enveloppait à présent tout entière dans le soleil où elle sort, puis elle s’est avancée dans le soleil.

Il ne l’avait pas reconnue tout de suite : il faut qu’elle s’avance encore jusqu’à l’eau : là, elle se retourne comme si elle parlait à quelqu’un.

Le devant de la maison de Rouge se présentait pour Maurice un peu de biais et était masqué par son angle, de sorte qu’il n’a pas pu voir à qui elle parlait ; mais elle, du moins, il l’a vue de face, et il a pu voir que c’était bien elle et qu’un grand châle jaune à fleurs lui tombait autour du corps jusque plus bas que les genoux.

Il voit tout maintenant comme dans des verres de lunette ; il voit qu’elle est là, qu’elle se redresse, puis qu’elle se retourne en riant par-dessus son épaule et la belle étoffe de soie jaune ; qu’elle revient sur ses pas lentement ; — ensuite, le biais du mur l’a ôtée peu à peu de devant nos yeux, le biais du mur nous l’a reprise.

De dessous son buisson, Maurice assiste à toutes ces choses : c’est ainsi qu’un moment après ce radeau était arrivé. Il y avait deux gamins dessus ; ils ne pouvaient pas s’y tenir assis, ils étaient forcés de rester debout, les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles, maniant des espèces de godilles qu’ils s’étaient fabriquées eux-mêmes, et, le radeau aussi, ils se l’étaient fabriqué eux-mêmes avec deux ou trois bouts de planches clouées à une traverse et à une moitié de tonneau. Ils étaient tout nus, tout bruns déjà, parce qu’on avait recommencé depuis assez longtemps à pouvoir se baigner, ils n’avaient qu’un petit caleçon à rayures bleues et blanches autour du ventre.

Le radeau venait de paraître en avant du bois de pins ; on les entendait qui criaient et se disputaient ; on entendait :

— Ernest, veille-toi, tu fais pencher la mécanique…

— Non, c’est toi.

— C’est toi, je te dis !

Et ils étaient encore en arrière de la grande barre de lumière qui traversait le lac en oblique, allant depuis sous le soleil jusqu’à la rive ; tout à fait une grande route de chez nous, avec les mêmes bosses, les mêmes creux, les mêmes nœuds (des nœuds comme dans un plancher usé) ; — puis voilà qu’à présent ils abordent sur son côté et deviennent tout noirs dessus et la machine toute noire.

C’était cette après-midi de dimanche. Partout on parle, partout des chants, des voix, des rires. Maurice voit qu’il y a des promeneurs sur la grève, il voit de dessous son buisson qu’il y a toujours ces bateaux à rames qui vont et viennent, plus au large ; — les cris des gamins lui arrivent, il cherche le radeau des yeux, il s’est brûlé la vue à vouloir la fixer dessus. Tout un grand moment, il n’a plus rien distingué devant lui que des cercles grenat, rouges, roses, des cercles qui vont s’élargissant à partir de son regard jusqu’à remplir entièrement les deux trous de ses orbites. Et elle-même, quand elle est reparue, elle n’a plus été d’abord, au milieu d’un de ces cercles jaunes, qu’une tache du même jaune, comme si sa vue à lui le trompait toujours, et la lui créât faussement ; — mais il y a eu ensuite que la tache jaune a bougé, qu’elle s’anime, se déplace ; elle devient noire aussi sur l’étincellement des eaux…

— Eh ! là-bas, criait Rouge, quels apprentis vous faites !… Voulez-vous bien ramer en même temps…

Rouge était venu, Rouge avait rejoint Juliette, puis Décosterd à son tour est arrivé ; et pendant ce temps, le radeau a retrouvé la belle eau bleue qui fait que les petits corps bruns ont eu de nouveau leur couleur.

— Ernest, rame à droite… Toi, Louis, mets-toi à gauche. Plus à gauche, Louis, voyons…

C’est alors qu’elle s’était approchée de Rouge. On l’a vue qui parlait à Rouge ; elle devait lui demander quelque chose. On la voit qui lui parle, puis elle se tait, penchant la tête de côté, puis elle la hoche à plusieurs reprises comme quand on insiste. Finalement Rouge avait dû dire oui. Elle se met à battre des mains.

Et Maurice voit Décosterd venir à grands pas dans sa direction, comme si Décosterd l’eût découvert dans sa cachette ; mais celui-ci ne levait pas la tête, la tenant baissée au contraire, le cou tendu en avant. Il s’engage dans les roseaux.

Là-haut, Maurice a suivi un instant Décosterd des yeux ; il les ramène sur la grève : il voit que de nouveau elle n’était plus là.

Décosterd cependant détache le bateau qui s’était appelé la Coquette et ne s’appelait plus la Coquette ; il monte dedans. Le bateau avait été entièrement remis à neuf ; il était peint en vert à l’extérieur, en jaune d’ocre à l’intérieur. Décosterd avait empoigné les rames. Il rame d’abord entre les roseaux, dans l’eau trouble ; il tourne sur la droite, l’eau propre le reçoit. Il tourne du côté de Rouge ; il a abordé devant Rouge, donnant un dernier coup de rame qui fait entrer la quille en grinçant dans le sable et la fait remonter légèrement contre sa pente. Décosterd saute sur la rive ; alors il attend, Rouge attend. Et la Juliette semble attendre aussi, pendant qu’elle se balance tout doux sur le ventre, ses larges hanches montant et descendant à coups irréguliers sous les rames laissées à plat ; pendant aussi qu’on voit toujours briller beaucoup de petits poissons, on les voit sauter hors de l’eau comme dans une poêle à frire.

C’est alors qu’elle était reparue ; il y avait eu une grande joie sur les montagnes. Elle s’est avancée, elle s’avançait sous le châle de soie ; dans le mouvement en avant de la marche, on voyait les longues franges monter en glissant le long de ses jambes, puis aller de chaque côté de leur rondeur en s’écartant. Elle a posé ses beaux pieds nus sur les cailloux. Et tout à coup le châle jaune l’a quittée, — en même temps Décosterd pousse à l’eau la Juliette, en même temps les montagnes brillaient, les poissons sautaient hors de l’eau, — mais elle brillait à présent, elle aussi, elle brillait de ses bras nus, elle brillait de ses larges épaules. On a entendu crier les enfants sur le radeau : c’est qu’elle leur venait droit dessus, par jeu. Elle s’était mise aux rames, elle avait dirigé sur eux la pointe de la Juliette : alors ils ont essayé d’abord de lui échapper en ramant aussi, puis, voyant qu’ils n’y réussissaient pas, ils se jettent à l’eau l’un et l’autre…

Lui, là-haut, regarde toujours. Il a vu que les montagnes en ce moment avaient été atteintes sur leur côté par le soleil qui descendait, en même temps que sa lumière était moins blanche ; il y avait comme du miel contre les parois de rocher. Plus bas, sur la pente des prés, c’était comme de la poudre d’or ; au-dessus des bois, une cendre chaude. Tout se faisait beau, tout se faisait plus beau encore, comme dans une rivalité. Toutes les choses qui se font belles, toujours plus belles, l’eau, la montagne, le ciel, ce qui est liquide, ce qui est solide, ce qui n’est ni solide, ni liquide, mais tout tient ensemble ; il y a comme une entente, un continuel échange de l’une à l’autre chose, et entre toutes les choses qui sont. Et autour d’elle et à cause d’elle, comme il pense et se dit là-haut. Il y a une place pour la beauté…

Les gamins se hissaient à grand’peine, avec des rires, sur leurs planches. Ils ont crié quelque chose à Juliette tout en crachant de l’eau par la bouche et en se passant les mains dans les cheveux et le long de la figure ; — on comprend à présent ce qu’ils crient, ils criaient : « Mademoiselle, attendez, on va vous prendre à la remorque ; » et la suite a été qu’elle s’est laissé faire ; ils viennent, ils passent entre les planches à l’arrière de leur radeau la corde d’avant du canot, ils se sont penchés sur leurs rames.

Elle se laissait faire : elle s’approchait lentement, étant tirée et amenée par eux ; elle est venue, elle est venue encore ; — puis tout à coup, on a vu que Chauvy était là avec son même chapeau melon tout cabossé, sa grosse barbe, sa jaquette ; on le voit qui s’avance vers le point de la rive où elle allait aborder ; là, d’un grand geste, il ôte son chapeau.

Il a montré sa tête chauve.

Mais Rouge lui arrive dessus.

Puis Rouge, se tournant vers les autres personnes :

— Et vous ? qu’est-ce que vous faites là ?

Et avec colère :

— Êtes-vous chez vous ici, ou quoi ? Fichez-moi le camp, vous avez compris ?

Toute cette même après-midi, pendant qu’on jouait aux quilles chez Milliquet, et entre deux roulements de boules, cette drôle de petite musique était venue.

Toute l’après-midi, de derrière les remises.

On n’y faisait pas attention parce que ceux qui jouaient aux quilles étaient trop occupés à inscrire leurs points sur la planche noire ; puis c’était tout là-bas derrière, et ça ne venait que par moment.

D’abord une seule note toujours la même, longtemps tenue, puis un silence, puis cette même petite note qui revenait. Puis un silence.

Puis une autre note est venue.

Peu à peu, elles montent la gamme, lentement d’abord, puis plus vite, et plus vite encore, et toujours plus vite ; elles la montent, elles la redescendent ; elles la montent et la descendent tout ensemble comme le jet d’eau qui s’élève et il retombe en même temps.

Le soir était venu ; maintenant on essayait les basses. On les essayait par des accords. Le soufflet s’étire et le torrent de l’air ronfle par les issues. Un premier accord, un second.

Il y fallait beaucoup de soins. On entendait combien le mouvement des mains était amoureux dans ses prudences.