La Beauté sur la terre/10

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éditions Mermod (p. 156-183).


X


— Oh ! Juliette, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous ne vouliez pas rester avec nous ? Est-ce qu’il y a peut-être quelque chose dans notre manière de vivre qui ne vous convienne pas ?

Il l’avait fait asseoir devant la maison sur le banc, lui aussi fraîchement repeint avec le reste de la couleur qui avait servi pour la remise.

C’était ce même soir, après le coucher du soleil, mais il faisait encore rose sur les pierres mouillées de la grève et sur les pierres pas mouillées : il faisait rose là de deux roses différents.

— Ici vous ne risquez rien, ici je vous promets que vous allez être bien gardée…

Il est entré dans la cuisine, il reparaît avec le fusil que Bolomey avait été lui chercher.

Elle regarde le fusil sans rien dire ; alors il le pose debout, la crosse à terre, contre le mur.

— Mais si c’est vous qui voulez vous en aller…

Puis, de nouveau :

— Il est prêt à servir, il est chargé à chevrotines ; ce n’est pas de trop avec ces sauvages…

Et, revenant à sa première idée :

— On aurait tant voulu que vous soyez contente ; on aurait tant voulu… Dites, Mademoiselle Juliette, Juliette… Oui, Décosterd et moi, tous les deux. Et est-ce qu’on n’a pas fait ce qu’on a pu ? Dites, est-ce qu’il vous manque quelque chose ?

Elle secoua la tête ; très lentement et par deux fois, elle a secoué la tête :

— Alors ?

Il s’est arrêté devant elle. Il était allé et venu un moment dans le rose, puis il lui a fait face ; il se penche un peu vers elle :

— Alors ?

Il change de voix :

— Quand tout s’arrangerait si bien pourtant, si vous vouliez. Tout s’arrangerait si facilement, malgré Milliquet ; lui, je m’en charge…

Elle secoue de nouveau la tête.

— Vous savez bien qu’ils vous guettent, ils sont deux ou trois à vous guetter. C’est comme ça que c’est fait, les hommes. Oh ! dit-il, ça ne vaut pas cher, c’est méchant, c’est jaloux, c’est envieux. Et puis c’est plein de gourmandise… Ce Savoyard…

Il lâchait à présent ses phrases au hasard, il ne les finissait plus :

— Vous deviez bien penser qu’il ne vous lâcherait pas si vite… Ça rôde dans les bois… Ça peut tout voir, disait-il, de là-haut…

Il montrait dans le rose l’avancement de la falaise ; il lui fallait lever le bras :

— De là-haut… Si ça leur chante, hein ! de là-haut… Et encore, le Savoyard, si on voulait, il ne serait pas difficile de se débarrasser de lui, on pourrait porter plainte…

Elle secoue la tête pour la troisième fois.

— Oh ! je sais bien, dit-il sans avoir compris, et on ne portera pas plainte. Mais pour le reste… C’est que vous ne le savez pas encore : Milliquet veut vous reprendre… Tout le monde est contre nous.

Il pensait qu’elle serait surprise ; elle n’a pas paru surprise, autant du moins qu’on peut voir dans le jour où une cendre grise venait se mettre sur le rose, sur toute cette braise rose qu’elle éteint, qu’elle cache et éteint de plus en plus autour de nous. On voit Juliette qui lève simplement la tête, qui le regarde, et ne dit rien.

— Oui, a dit Rouge, c’est comme ça… Et, Milliquet, c’est seulement la jalousie, mais elle le tient solidement. Et il n’osera plus venir maintenant qu’il sait trop bien ce qui l’attendrait ici…

Il montre le fusil :

— Il sait trop bien qu’on a tout ce qu’il faut pour le recevoir, mais l’affaire n’est pas encore arrangée. Et le Savoyard, ça en fait un. Et Milliquet, ça en fait encore un, et ça fait deux… Mais ça n’est pas tout. Parce qu’il y a encore ces autres…

Il fait un geste en rond avec le bras sur toute la rive devant lui :

— Tous ces garçons, est-ce que je sais ? moi, tous ceux qui veulent, qui voudraient bien, le grand Alexis, le petit Busset, jusqu’à ce vieil ivrogne de Chauvy…

Il se fâchait.

— Oui toute une bande, est-ce que je sais, et où ça se tient ? mais ça en est plein partout et ça vous guette. Et alors si vous dites que vous êtes bien ici…

Elle fait signe que oui.

— Vous dites donc bien que vous n’avez pas à vous plaindre de… de nous. Ni de Décosterd, ni de moi…

Elle fait signe que non.

— Alors pourquoi vous êtes-vous sauvée ?… Juliette, ma petite Juliette. Et pourquoi vouloir me… nous quitter ?…

Mais elle secoue de nouveau la tête ; elle l’interrompt. Elle lui a dit quelque chose.

Il l’écoute qui parle, qui parle encore avec son drôle d’accent un peu rauque, tandis qu’elle s’en va de plus en plus de devant lui, dans la cendre qui tombe sur elle, l’enveloppant sur son contour ; il l’écoute, il s’écrie :

— Ah ! mon Dieu, il fallait le dire ! Alors, c’est à cause du bossu ?… C’est lui que vous alliez chercher ?…

Elle parle, elle parle beaucoup. Elle s’embrouille dans ses phrases, elle rit ; elle s’y emmêle, elle s’en démêle ; des mots lui manquent, elle les invente ; elle rit encore, et lui cependant :

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?

Il rit, lui aussi.

— Mais voyons pourquoi n’avez-vous rien dit ? j’aurais été vous le chercher, moi. Lui, je veux bien ; lui… lui, ça ne compte pas, il n’est pas dangereux… Je comprends… Le petit bossu, pardieu !… Cette musique, je comprends… Ah ! Juliette, tu peux bien te dire que tu m’as fait peur… Je suis vieux, je pensais : « Voilà qu’elle en a assez de moi… » Alors, c’est cet Italien, parce qu’il est bien Italien, ou quoi ? C’est cet Italien que tu veux ? Oui, le bossu, celui qui travaille chez Rossi. Je comprends bien, c’est sa musique… Mais alors, rien de plus facile…

Elle parlait, il parlait :

— Je vais vous le chercher demain… J’irai vous le chercher aussi souvent que vous voudrez. On l’invitera une fois pour toutes. C’est vrai qu’il ne connaît personne, lui non plus, le pauvre garçon, et puis il n’est pas beau, ça n’attire pas le monde… Mais alors vous vous ennuyiez de sa musique ? oh ! je comprends ça ! Je suis comme vous, ça me manque aussi. Juliette, vous voyez, Juliette, on se ressemble…

Il s’arrête tout à coup.

— Quand est-ce que vous aurez vingt ans ?

— Au mois de mars, l’année prochaine.

Il compte sur ses doigts :

— Ça fait huit mois, un peu plus de huit mois…

Il avait recommencé à marcher de long en large :

— L’ennuyeux, c’est qu’en attendant il va avoir la loi pour lui, ce Milliquet… Mais ensuite vous n’aurez qu’à dire. Et si c’était dans votre idée, on pourrait alors… Il faudra que je me renseigne. Juliette, j’ai soixante-deux ans, je pourrais être votre grand-père. Mais on ôterait la première moitié du mot, si vous vouliez, parce qu’il y a une loi aussi pour ces cas-là…

Elle s’était tue.

Il marchait les mains dans les poches, de long en large, devant l’eau, où une étoile était parue et là tout doucement montait, redescendait, comme quand on a jeté la ligne, et le bouchon reste à flotter.

Il a marché encore : elle n’a rien répondu.

Et il a encore changé de voix pour dire :

— En attendant, je vous défends de vous éloigner de la maison. Vous entendez, Juliette, je vous défends de sortir seule.

Est-ce qu’il a pu voir comment tout à coup elle se laisse aller en avant avec tout le haut de son corps et de tout le poids de sa tête ? Est-ce qu’il a pu ne pas le voir ?

Elle avait mis ses mains l’une dans l’autre ; elle les glisse ensemble entre ses genoux.

— Quant au bossu, a repris Rouge, c’est entendu ; demain, je vais vous le chercher…

Ils sulfataient pour la troisième ou la quatrième fois, parce qu’il y a ces nouvelles méthodes. On recommence le traitement, à présent, jusqu’à six et sept fois, on ne s’arrête plus de l’appliquer ; sitôt qu’une averse tombait, ils couraient là-haut à leurs cuves. Là-haut, c’est-à-dire en arrière du village, quand on a traversé des prés, des vergers, puis la route, puis des prés encore ; là où la pente du mont commence avec ses murs. Il y avait eu quelques grosses averses d’été ; eux, tout de suite, avaient recommencé à faire fonctionner la poignée à bascule du pulvérisateur ; — tous ces hommes dans leurs blouses bleues, allant de bas en haut, de haut en bas, entre les ceps ; dans leurs blouses, leurs pantalons, leurs chemises, leurs souliers, leurs chapeaux de paille bleus, avec des figures, les mains, les oreilles, la nuque, le cou, la moustache bleus ; — elle, elle montait vers eux avec son panier. Elle allait porter les dix heures à son père et à ses deux frères. C’est la petite Émilie. Elle avait une jolie robe de toile à rayures, elle avait un chapeau de paille avec un ruban de soie, elle avait ses beaux cheveux blonds : oh ! qu’est-ce qu’on cherche dans la vie ? Elle demande aux arbres s’ils ne l’ont pas vu. Elle va sous des cerisiers dans un chemin herbeux, marqué seulement par deux ornières ; mon Dieu ! comme on est solitaire ! Elle lève les yeux, elle voit qu’il n’y a rien, qu’il n’y a personne nulle part. Personne que sa petite ombre qui est un peu à gauche et un peu en avant d’elle dans l’herbe. Elle regarde alors en arrière d’elle où on voit le village s’abaisser peu à peu, venant à vous maintenant avec sa partie de dessus et ses toits ; mais ça ne compte pas, ces toits. Ni ces pommiers, ni ces noyers, ni ces poiriers, ni toutes ces barrières, ni la ligne du chemin de fer, ni la gare ; et, à mesure qu’on monte, on voit l’eau devenir de plus en plus large, avec en arrière d’elle les montagnes qui balancent dans l’air chaud comme des ballons prêts à partir. Mais ni elles, ni l’eau non plus, ni le beau soleil, ni tout ce qu’on voit. C’est posé à côté de vous et nous on est posé à côté de ça, pour un moment, et puis c’est tout. Elle va seule, avec son ombre. Elle voit venir la vigne où les trois hommes doivent l’attendre. La vigne vient derrière son mur ; on y entre par une ouverture percée dans le mur et qu’on ferme au moyen d’une porte de fer peinte en rouge ; elle voit les larges feuilles dentelées dont le beau vert est taché comme s’il avait plu bleu dessus. Et il a plu bleu par terre, il a plu bleu sur les pierres, sur les échalas, qu’est-ce que ça nous fait ? Elle voit venir son père et ses deux frères sous la hotte de cuivre et le grand chapeau de jonc ; ils ont la moustache comme des morceaux de mur pas encore secs, ils ont la poitrine comme une maçonnerie, ils ont des pantalons comme des tuyaux de ciment. Ils lui ont dit : « Ah ! te voilà, » ils ont été se laver les mains. Il n’y a rien. Elle pose son panier sur le mur, elle a écarté le linge blanc qui le recouvre, en tire les deux bouteilles qu’elle met à l’ombre, prépare les couteaux, le verre, puis elle attend qu’ils soient revenus, parce qu’ils mangent sans assiette, sur le pouce. Et c’est mon père. Et ils reviennent. Ils ont été se laver les mains, ils reviennent ; c’est mon père et c’est mes frères, mais ils ne disent rien, parce qu’ils n’ont rien à dire ; ils ne lui ont rien dit, à elle, et puis c’est aussi qu’ils ont faim. Ils se sont assis l’un à côté de l’autre sur le mur et à une certaine distance l’un de l’autre. Ils sont les trois là, sur le mur. On voit le lac entre leurs têtes. Il y a une grande place entre leurs têtes pour toutes les choses qui viennent, et c’est l’air ennuyeux avec une mouche dedans et un papillon jaune ou blanc, ou bien c’est encore une voile. Qu’est-ce qu’on cherche ? car ils sont là, mais ils mangent, parce qu’ils ont faim. Ils coupent avec leur couteau dans leur pain, ensuite dans leur fromage. Ils portent de la lame le morceau à la bouche et leur main redescend, pendant que leurs mâchoires bougent. Ils font aller de haut en bas leur mâchoire ; eux, ils ne bougent pas, ils ne disent rien. Ils ont la tête qui leur pend en avant, les bras qui leur pendent et les jambes. Ils sont comme s’ils n’étaient pas. Oh ! qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? et qu’est-ce qu’il arrive donc qu’on ne trouve rien nulle part à quoi se prendre ? quand on voit de l’eau entre leurs épaules, et puis c’est tout ; on voit de l’eau autour de leurs têtes, et puis c’est tout. Ô séparation ! ils sont là ; moi je suis ici, ils mangent leur pain et leur fromage. Elle voit l’eau : séparation ; elle voit de l’air, elle voit des arbres : séparation, séparation ! Et là-bas, alors, tout à coup dans le bout du large repli que fait sous la falaise et ses sapins la Bourdonnette, un morceau de grève est paru ; et lui sûrement qu’il est là et il est là et je n’y suis pas ; il est là-bas et je suis ici, ô séparation ! et d’une autre espèce. Elle baisse la tête, elle ne peut plus regarder, elle n’en a plus la force ; eux n’ont rien vu. Ils ne comprennent pas, eux qui sont mon père et mes frères, parce qu’on ne peut pas se comprendre, parce qu’on est seulement posés les uns à côté des autres, parce qu’on ne peut pas communiquer, parce qu’on est un, puis un, puis un ; parce qu’il y a eux, il y a lui, il y a moi. Et on a cru que lui et moi… On avait tout parce qu’on l’avait… Tout s’en va, tandis qu’elle a retenu avec peine un sanglot, mais eux ils mangent toujours et boivent ; ils n’ont rien remarqué, ils n’ont rien vu, ni entendu. Et ils finissent de manger et de boire. Ils se passent le verre l’un à l’autre, ils font claquer leurs lèvres. Ils prennent entre leurs lèvres, leur moustache pour l’essuyer, ils se lèvent. Nous, où est-ce qu’il faut qu’on aille ?

Ils reprennent leurs hottes de cuivre, puis descendent à la cuve où ils puisent avec le puisoir ; elle remet les bouteilles, les couteaux, le verre dans le panier, où aller ? Et qu’est-ce qu’on cherche, qu’est-ce qu’on cherche ?

Elle passe de nouveau sous les cerisiers. Son ombre est à présent en arrière d’elle et à sa droite. C’est toute la différence, rien ne change ; votre ombre tourne autour de vous jusqu’à ce qu’on soit morte et puis c’est tout.

Elle est entrée dans le village. On lui dit bonjour, elle répond ; c’est tout. On ne sait rien de rien, ni de personne, ni de soi-même. Et puis tout à coup elle s’arrête. Tout à coup, cette chose qu’elle voit quand même, c’est Rouge qui passe devant elle, puis qui a pris par la ruelle : alors il y a eu dans son cœur un reste de curiosité qui a fait qu’elle le suit.

Elle l’a vu s’engager derrière les remises, là où est l’atelier du petit cordonnier italien…

C’était pendant qu’ils travaillaient dans les vignes, de sorte que Rouge n’avait rencontré personne ou presque. Rien que quelques enfants sur la grève, et devant chez Perrin au bord de l’eau deux ou trois femmes, mais elles lui tournaient le dos, étant en train de faire la lessive. Il n’avait pas aperçu Émilie. Il a pris derrière les remises jusqu’à ce qu’il soit arrivé devant cette porte à encadrement de ciment au-dessus de laquelle il y a un écriteau où on lit : Cordonnier, en lettres noires sur fond blanc. Ce cordonnier était un vieil Italien et Rouge le connaissait, parce qu’on le rencontrait souvent, se promenant dans le village, avec sa moustache blanche et sa longue cape à la romaine, dont un des pans, jeté par-dessus son épaule, faisait des plis autour du cou. Il s’appelait Rossi, et Rouge le connaissait bien ; seulement il y avait plus de deux mois qu’on l’avait emmené à l’hôpital, avec une double fracture de la jambe. Le bossu n’était que son ouvrier. Il n’était arrivé, d’autre part, que quelques jours avant l’accident de Rossi, si bien que Rouge ne savait rien de lui et personne ne savait rien de lui. Il était paru un beau jour chez Milliquet avec son accordéon ; on avait dit : « Il joue joliment bien ; » il était revenu, on avait dit : « Il n’y en a pas beaucoup comme lui ; » là-dessus, il y avait eu la scène avec le Savoyard, et on ne l’avait pas revu. D’où venait-il ? on ne savait pas. Et aujourd’hui Rouge frappe à la porte, mais tout ce qu’il savait, c’est que l’autre était là, l’ayant vu en passant à travers les carreaux. On a entendu encore le bruit du marteau sur le cuir, puis le bruit s’est tu pendant qu’on crie : « Entrez ! » mais a déjà recommencé. Rouge entre.

L’autre était assis sur un tabouret bas, il n’aurait pas pu être assis sur un siège à dossier, tandis que sa tête allait en avant et il ne pouvait pas la tenir droite, ni la ramener en arrière. On voit qu’il la tourne vers vous, avec ses beaux yeux qui ont brillé, puis s’éteignent ; il lève encore une fois son marteau à bout arrondi au-dessus des clous de laiton. Et Rouge s’avance un peu, Rouge se met à l’aise ; il a enfoncé les mains dans ses poches, il dit :

— Ça n’est pas pour des souliers que je viens ; nous autres, dans le métier, on n’en use pas beaucoup. On s’use plutôt la peau des pieds, son cuir à soi…

Il commence par des plaisanteries dites à l’établi et aux outils de toute sorte qui le couvrent : morceaux de cuir, chevilles, petits pots pleins de poix fondue, tranchets, alènes ; choses dites à toute espèce d’objets qu’il considère :

— Et ce n’est donc pas au cordonnier que j’en veux, Monsieur…

Il cherche le nom, il voit qu’il ne le sait pas.

— Parce que tout le monde est d’accord, là-dessus, moi le premier, qu’il n’y en a pas deux comme vous… Et vous ne savez pas peut-être…

Il regarde alors le bossu, qui l’a regardé aussi, mais a eu beaucoup de peine, Rouge étant resté debout.

— C’est après cette histoire du Savoyard. Ah ! vous savez, on a bien regretté. Mais on espère bien… Moi, je n’étais pas là, c’est elle… Vous vous rappelez bien, Juliette, Mademoiselle Juliette…

Le bossu n’a rien dit, puis voilà qu’il se lève. Il se lève difficilement, à cause du poids de son dos qui le porte en avant et pèse sur son corps, mais il se lève.

Il s’est levé, il n’a rien dit ; il va à cette seconde porte qui ouvre sur la pièce d’à côté, il disparaît un instant, il revient. Et alors Rouge :

— Ah !… Oh ! bien, je vois qu’il n’a pas eu trop de mal, votre instrument, mais c’est aussi que vous êtes adroit… Vous avez eu de la peine à trouver de la peau, hein ? Et de la colle, si ça se colle… Ah ! ça marche joliment quand même… Oh ! il va aussi bien qu’avant, je vous félicite… Oh ! elle va être bien contente…

Puis il s’est tu, parce qu’il n’arrivait plus à se faire entendre.

— Je ne vous ai pas encore dit, Monsieur…

Il est obligé de se taire…

— Je viens de sa part…

L’autre fait courir rapidement ses doigts de bas en haut sur les touches de nacre, puis presse des deux mains sur le soufflet pour un accord ; et Rouge s’est tu, puis :

— Elle s’ennuyait de… oui, de ça, de votre musique. Elle vous fait demander si vous voulez venir. Ça lui manque. Dans son pays…

Il se reprend :

— En somme, ce n’est pas son pays, son vrai pays à elle c’est le pays d’ici ; elle s’appelle Milliquet comme son oncle et il n’y a pas de nom plus de chez nous que ce nom-là… mais enfin elle est née là-bas et c’est là-bas qu’elle a été élevée, alors tout le temps là-bas ils font de la musique et on danse… Et là-bas, à ce qu’elle dit, ils jouent plutôt de la guitare, leur instrument est plutôt la guitare, mais elle dit qu’il y a beaucoup de vos compatriotes qui travaillent au chemin de fer dans la montagne et ils jouent du même instrument que vous… Il faut la comprendre… Elle n’est pas encore bien acclimatée…

Il avait été interrompu de nouveau. Ça repartait.

Toutes ces petites notes d’en haut, puis les basses ; et c’était comme quand on dérange une ruche et on viendrait voler le miel. Rouge a été pris dedans. Ça lui partait de tout côté contre la figure et dans la figure ; il ouvrait la bouche, ça lui entrait dans la bouche. Il n’entend plus lui-même ce qu’il dit. Il faut qu’il attende un moment. Puis il se réentend qui disait :

— C’est comme les voiles, représentez-vous qu’elle se moque des nôtres parce qu’elles sont en toile. Là-bas, ils ont des voiles tressées, c’est fait comme des nattes ; c’est des nattes en rafia, et elle sont carrées. Elle se moque des nôtres parce qu’elles sont pointues et qu’elles sont blanches… Ça s’appelle Santiago là-bas. Mais ça se trouve joliment bien quand même, parce que là-bas c’est un port ; alors elle sait ramer, elle sait pêcher, elle sait nager ; et moi je me suis dit : « Elle va retrouver tout ça ici ; » il n’y avait que la musique…

Une seule petite note longuement tenue, et puis deux ou trois autres qui trottent au-dessus comme à un plafond un pas de souris :

— Mais si vous voulez bien venir… Parce qu’elle… parce que je vous invite et c’est moi qui vous invite, bien sûr. On boira un verre ensemble… Ça lui ferait bien plaisir…

Les petites notes vont toujours.

— Vous, ce n’est pas la même chose… la même chose que ces autres. Tous ces autres, c’est des brigands… Le Savoyard, ces garçons… Vous, non ce n’est pas la même chose, dit Rouge, pendant que les petites notes dévidées semblaient s’enrouler à mesure autour des phrases qu’il disait :

— J’ai confiance en vous… Et, même, j’aimerais bien que vous fassiez attention, au cas où, par hasard, on vous verrait venir chez moi. Il vaudrait mieux que Décosterd vienne vous prendre… Ce soir, voulez-vous ? On lui ferait la surprise. Je lui ai bien dit que j’irais vous chercher, mais elle ne sait pas que je suis venu… Vous lui joueriez un petit air, là, tout à coup…

Il était heureux, il s’était mis à rire :

— Vous voulez bien, alors ce serait entendu… Ce soir. Je vous envoie Décosterd…

L’autre lève encore une fois difficilement vers lui ses yeux qui ont brillé, puis s’éteignent ; il a fait seulement un signe de tête et de nouveau l’air éclate entre le plafond et le plancher, puis tombe en mille petits morceaux autour de vous, comme du verre, comme si on était dans une serre dont tous les carreaux viendraient en bas ; — devant l’établi, devant les petits pots, les alènes, les marteaux à bout rond, les tranchets, les morceaux de cuir.

Un signe de tête, pour dire oui, après que Rouge a reculé un peu ; et le beau soufflet se tend, se détend, se tord, se détord, se plisse finement et à tout petits plis sur un de ses côtés, et sur l’autre il est lisse et bombe.

— Merci bien, disait Rouge. À ce soir donc… Ne vous dérangez pas.

On ne s’est pas dérangé. Rouge ouvre la porte. À présent, c’était de l’autre côté du mur et de derrière les carreaux que ça venait ; mais ça venait toujours. Il va, ça le suivait. Ça l’a suivi jusque dans la ruelle ; là seulement, ça se défait, ça se démaille, ça s’use fil à fil dans l’air, ça se trouve enfin derrière lui. Il marche rapidement dans le soleil pendant ce temps ; et c’est beau, ces brins de paille qui brillent comme des chaînes de montre en or dans la poussière. C’est beau, ces ombres que fait le bord des toits et il n’y en a qu’au bord du chemin ; c’est soigneusement tracé à la règle. Néanmoins, au tournant, il a écorné celle que projette la terrasse de Milliquet avec ses platanes qui ont enfin leurs feuilles, mais c’est la moins bien dessinée de toutes et puis elle prend trop de place. Et aussi on veut montrer à Milliquet qu’on ne se dérange pas pour lui. On lui fera voir qu’on n’a pas peur, Rouge rase l’angle de la terrasse. Il passe tout contre la barrière de fer, pendant qu’on voit, entre les barreaux, les tables vertes, puis on voit Milliquet ; et on voit que c’est un café dont le patron est en même temps aujourd’hui l’unique client ; il pourra toujours, si ça l’amuse, se servir lui-même :

— Salut, crie Rouge, tu es en vacances ?

Alors on entend l’autre qui l’appelle, mais Rouge passe et se contente de lever le bras de côté pour dire : « À une autre fois, » pour dire : « Aujourd’hui, j’ai mieux à faire, » parce que c’est vrai.

Aujourd’hui, on a mieux à faire.

— Rouge, tu entends, j’aurais une communication…

— Oui, mon vieux…

— Une communication importante…

— Oui, mon vieux, une autre fois…

« Mesdames, vous entendez, » a-t-il dit aux femmes qui font la lessive, comme il passait près d’elles.

Elles sont à genoux dans leurs cuveaux, elles ont tourné la tête : « Vous entendez, c’est lui qui me cherche, mais bien le bonjour, Mesdames… Et puis, dit-il aussi, le temps est trop beau aujourd’hui pour qu’on le laisse perdre… »

— Au revoir, Mesdames.

Elles frottent sur la planche avec un morceau de savon de Marseille trop gros pour leur main et carré, mais qu’elles finissent par user aux angles et qui diminue ; elles font une mousse blanche ; on voit sur l’eau bleue, où il y a des cygnes, ces autres taches blanches aller et se balancer. Rouge passe.

Et voilà qu’en rentrant il ne l’a pas trouvée, parce qu’elle était dans sa chambre, mais tant mieux. Au repas de midi, où elle a fini par venir, elle n’a rien dit, mais tant mieux. Elle ne parle pas, tant mieux. Elle a eu de nouveau l’air d’être ailleurs, tant mieux ; elle semble triste, tant mieux…

« Maintenant, on sait pourquoi, pense-t-il, et on lui fera la surprise… »

Et, un peu plus tard, il a dit à Décosterd :

— Écoute Décosterd, tu vas prendre le sac… Tu iras au café du Chemin de fer, tu leur demanderas deux bouteilles d’Aigle… Non, prends-en six… Va seulement jusqu’à la demi-douzaine. Il y a de la place dans le sac. Une demi-douzaine de bouteilles d’Aigle 23, parce que c’est du tout bon. Tu te souviens, on en avait bu une bouteille avec Perrin, l’année passée, quand Perrin avait perdu son pari… Et puis écoute, Décosterd, une fois que tu as les bouteilles, tu prends par les ruelles de derrière… Tu sais où est l’atelier de Rossi ? Eh bien, tu n’as qu’à entrer, le petit bossu sera là ; il va venir nous faire un peu de musique… Je lui ai dit que tu viendrais le prendre, parce qu’il vaut mieux qu’il ne vienne pas seul… Tu l’amènes avec les bouteilles et ne te gêne pas pour passer devant chez Milliquet, au contraire, du moment que c’est ton chemin… Et même arrange-toi de manière à laisser sortir du sac le cou des bouteilles ; ça l’enragera encore un peu plus. Il ne faudrait pas s’en priver, du moment qu’on fait une fête… Tu comprends, dit-il, elle s’ennuyait ; c’est naturel, on vivait ici comme des vieux… Et, dit-il, on n’est pas si vieux que ça, on n’est pourtant pas des vrais vieux, des vieux tout à fait, des vieux pour toujours… hein ? Décosterd.

C’est comme ils finissaient de raccommoder les filets dans le tomber du jour, derrière la remise, et n’étaient que les deux derrière la remise ; Décosterd a été se laver les mains avec du savon.

Il va sur le bord de la grève et s’accroupit là où les cailloux prennent fin, faisant place à une étroite marge de sable que les petites vagues tout le temps s’amusent à descendre et à monter, comme des petites filles un talus.

Une vient. Décosterd la prend dans ses mains.

Le savon a moussé difficilement et pas tout de suite, parce que l’eau du lac est une eau très douce : elle manque de mordant.

Il faut du temps pour faire de la mousse, il faut du temps avant qu’on ait des gants blancs.

Décosterd a pu laisser ainsi, aller et retour, passer quelques vagues ; puis en voilà une qu’il prend de nouveau dans ses mains, pour se les rincer.

Il a été chercher le sac ; Rouge lui a donné pour payer le vin tout un billet.

Puis Rouge alors attend, il va et vient devant la porte. Il est allé et venu un moment. Subitement il a dû penser à quelque chose. Il rentre dans la maison, comme s’il était pressé ; mais c’est qu’il était pressé. Il a fallu, en effet, qu’il aille chercher dans le fond de l’armoire ce complet, il y avait bien longtemps qu’il ne l’avait pas mis ; un complet de cheviotte bleue. Heureusement qu’il n’a pas eu besoin d’allumer la lampe à pétrole, et qu’il y a vu encore assez pour faire son nœud de cravate, pendant qu’il s’impatiente avec ses gros doigts sous les revers de toile raide et parmi ce lacet de soie dont on emmêle les épaisseurs sans s’y retrouver, devant le tout petit miroir à cadre d’aluminium qu’on pend à un des montants de la fenêtre, dans le désordre de vos affaires, dans la poussière, dans la saleté, parce que sa chambre à lui était restée comme elle était et on n’y avait pas touché quand on avait fait les réparations.

Mais l’essentiel pour le moment était qu’il fût prêt à temps. Il a été prêt à temps. Même il a eu assez d’avance pour aller à la rencontre de ceux qui venaient, quand ils sont venus. Il commençait à faire sombre, parce que le ciel s’était couvert ; on voyait juste encore la différence de grandeur des deux hommes. On a vu juste aussi l’instrument dans son étui de toile cirée faire sa bosse, une autre bosse sur la hanche du bossu. Rouge fait signe de loin aux deux hommes de l’attendre. On commençait à voir une petite étoile pâle et blanche dans une bande de ciel vert, entre deux nuages, du côté du couchant. « Ah ! bon, dit Rouge, qui arrivait, je vois qu’on peut compter sur vous… » Et au bossu : « Vous êtes un tout bon, vous, un vrai… Merci. Seulement, je voulais vous dire… Dis donc, Décosterd, tu as le vin ? »

Et, comme Décosterd a le vin, tout va bien. Décosterd fait signe de son seul œil que si la chose ne se voit pas, ou ne se voit plus, il y a du moins son dos qui s’en doute, puis on a été trois amis qui se sont entendus pour que tout aille bien par la suite, du moment que tout a bien été jusqu’ici. « Écoute, dit Rouge à Décosterd, garde les bouteilles pour le moment. Il ne faut pas qu’elle nous entende marcher. On se tiendra, nous deux, près des filets… Et vous (ce n’était plus à Décosterd qu’il s’adressait), il vous faut faire tout doucement ; vous irez vous asseoir sur le banc. Vous ne commencerez que quand vous serez prêt, mais alors partez à plein… »

Et on a fait comme Rouge avait dit. Elle n’a pas dû entendre venir le bossu, tant il a pris de précautions ; nous, elle ne pouvait pas nous entendre. On va se mettre dans le bout des filets, et il faut dire que Rouge en sortant avait allumé la lampe de la cuisine. On voit le bossu qui va s’asseoir à côté du carré clair qu’elle faisait dans l’ouverture de la porte parmi les pierres. Il est mi-sombre, mi-lumière. Il est un peu de nuit dans la demi-nuit. On le voit qui, tout doucement, s’étant assis, amène à lui l’accordéon, le pose en travers de ses genoux. Il a été comme quand une mère déshabille son enfant, tellement il allait doux avec les doigts dans les boutons de l’étui. Et il ne commence pas tout de suite car on le voit d’abord qui lève la tête comme quand on réfléchit ; après quoi, un moment, il a fait courir ses doigts à vide sur les touches…

Il n’y a pas à dire : il avait du brillant. (Décosterd était connaisseur.) Ces notes hautes, ces notes basses, la mélodie, l’accord, tout ça a sauté dehors d’un seul coup comme quand on fait partir un canon. Et puis il avait de la mesure, chose qui ne se rencontre pas tous les jours. Et lui, eh bien ! regardez seulement : des bras de rien, des mains comme un squelette, un corps… un corps, vous savez bien, un corps autant n’en pas parler ; n’empêche qu’il avait une force à faire danser le monde. Il vous attirait les vagues depuis l’autre bout du lac, comme je vous dis, et encore qu’elles ne venaient pas quand elles voulaient, ni comme elles voulaient, mais seulement quand et comme il voulait. Il a commencé par un petit bout d’introduction à trois temps et une espèce d’air de danse ; mais Rouge lui avait dit : « Tâchez de lui jouer un air qu’elle connaisse, un air de par là-bas, un air de son pays ; » alors le voilà qui joue une chanson. Et ensuite…

Ni Décosterd ni Rouge n’avaient bougé. C’est d’où ils étaient qu’ils ont tout vu. On avait d’abord vu venir cette ombre dans l’encadrement de la fenêtre, et sur les rideaux blancs elle allait, se déplaçait ; elle grandissait, se rapetissait. Elle était plus grosse et rien qu’une tête sur les rideaux blancs, puis la tête diminuait de grandeur, alors les épaules venaient à sa suite. Là, il y a eu aussi préparation, parce que deux mains à présent se levaient, allant au visage et dans les cheveux ; puis tout se déformait et toute l’ombre perdait sa forme, s’allongeant et s’amincissant, pendant que les deux hommes étaient toujours à la même place. L’accordéon s’amuse maintenant à des gammes, à des suites de petites notes claires qu’on laisse couler entre ses doigts, comme quand on fait briller des colliers, et on les laisse pendre pour faire valoir la marchandise. Rouge et Décosterd n’avaient pas bougé de leur place ; elle, elle n’avait pas paru encore, mais on l’attendait. C’est alors que Rouge a dit : « Et les bouteilles ? » Elles étaient restées sur le dos de Décosterd. Décosterd n’avait même pas pensé à se débarrasser de son sac. « Mon Dieu ! a dit Rouge, il faut vite aller les mettre au frais. » Il prend le sac à Décosterd qui le lui tend, il descend vers l’eau, il se retourne : « Et toi, va vite préparer les verres ; » ensuite il se baisse, couchant les bouteilles sur le sable. Il n’y avait que les petites vagues pas méchantes de quand le temps comme ce soir est calme ; Rouge se penchait donc et s’est accroupi, couchant les six bouteilles l’une à côté de l’autre. Décosterd venait d’entrer dans la cuisine. Le bossu sur le banc n’a même pas levé la tête, bien au contraire, on le voit qui l’incline et vient avec sa joue tout contre le plat de l’instrument, — alors ça se balance un instant encore, avec hésitation, puis il y a une rupture, puis le balancement recommence sur un rythme plus court, plus marqué ; et Décosterd était en train de prendre les verres dans l’armoire…

On ne l’avait pas entendue ouvrir sa porte, on ne l’a pas entendue venir tellement elle est légère. Ses pieds touchaient la terre comme sans s’y poser. Il n’y a eu que le frôlement de sa jupe comme quand un beau papillon vous effleure de l’aile, rien que ce froissement d’étoffe qui fait pourtant que Décosterd se retourne ; alors il reste là, son verre dans la main. Rouge, à ce même moment, se redresse ; les bras lui sont tombés le long du corps, pendant que la lumière venue par l’ouverture de la porte est sur lui, sur son beau costume de serge bleu-marine, sa chemise à col blanc, sa cravate, sa grosse moustache.

Et c’est qu’elle était plus brillante que jamais, c’est qu’on ne la reconnaissait plus.

Il a fallu d’abord, mais comment dire ?… Il a fallu d’abord qu’on l’eût rejointe là où elle se tenait ; et, avant, il y avait plusieurs choses : là où elle se tient, il n’y en a plus qu’une. Avant, les choses venaient séparément à vous, elles étaient sans communication entre elles, on n’en pouvait jamais tenir qu’une à la fois, — maintenant, elles sont toutes là et c’est comme si elles étaient toutes en une. Mais comment se faire comprendre, et est-ce bien ce qu’il faudrait dire ? est-ce bien ce qui est pensé dans ces têtes, en arrière de la visière des casquettes, sous l’os du crâne, hélas ! soudé et pour toujours, sous les cheveux tondus ras de Décosterd et ceux de Rouge qui sont presque blancs et deviennent rares ? On a vu qu’ils n’avaient plus fait le moindre mouvement, ni l’un ni l’autre, Décosterd avait toujours son verre à la main. On voit Rouge les bras pendants, et en arrière de lui, vaguement, sur le sable gris sont les taches noires des bouteilles…

Le beau soufflet de cuir alors cesse brusquement de rapprocher ses plis entre les petits poings maigres qui se serrent et le retiennent ; elle, sa jupe lui a tourné encore deux ou trois fois autour des jambes, puis elle rejette le poids de ses cheveux avec toute sa tête en arrière.

Rien ne bouge plus : on a entendu venir le silence comme si c’était la fin du monde qui venait. La fin du mouvement a été comme si elle était la fin de la vie. Il n’y a plus rien eu, il y a eu un grand vide, on y est tombé ; on y tombe encore, on y tombe longtemps ; il faut maintenant revenir à l’autre vie, à l’ancienne.

Rouge pensait qu’il allait applaudir, il n’a pas applaudi.

Il s’avança un peu, il vient en avant avec maladresse, puis le voilà qui dit : « Eh bien vous voyez ; » il dit : « Eh bien, vous voyez, ça va bien. » Elle, elle ne savait pas que faire ; elle, elle n’était déjà plus elle ; elle respirait avec essoufflement, et effort, et difficulté ; Décosterd pose sur la table le verre qu’il tenait à la main.

Il fait un léger bruit en le posant sur la table, alors Rouge, comme s’il se réveillait : « Décosterd, il faudrait la tirer de côté, ça ferait de la place… Donne-moi un coup de main. On va la pousser contre la porte de ma chambre… » Il vient. Les deux hommes tirent la table de côté.

Puis Rouge : « À présent, vite les bouteilles ! » et il revient, une bouteille sous chaque bras.

C’est l’autre vie qui recommence ; on n’y a pas sa liberté.

Il débouche les bouteilles. Il n’ose plus la regarder. Elle s’était adossée au mur, elle attendait. Elle sourit toujours avec ses dents qui brillent. Il n’ose plus regarder ces dents. Il s’affaire, il fait des gestes, il débouche les deux bouteilles, il dit à Décosterd : « Il y a bien quatre verres ? ah ! c’est qu’on n’est pas riche en verres… » Il crie ensuite : « Eh ! Monsieur Urbain, vous ne venez pas ? on vous attend… Vous ne venez pas trinquer avec nous ?… »

Il a rempli les verres, c’est de l’or, de l’or un peu vert, mais d’une belle limpidité : il y a tout de même ça dans notre pauvre petite vie.

Il lève son verre plein jusqu’au bord :

— À votre santé, Mademoiselle Juliette.

Elle vient, elle prend le sien.

— Santé et prospérité.

Elle a levé le bras, elle aussi ; il détourne les yeux.

Pourtant c’est un joli petit vin, c’est frais, c’est clair, c’est franc de goût, c’est chaud, ça parle ; mais il n’ose plus parler, lui, il n’ose plus parler davantage, ayant encore bu à la santé du bossu qui est entré, et on a vidé ce premier verre, ensuite on en a vidé un second.

Décosterd regardait entre deux gorgées qui faisaient aller en arrière son cou maigre, moisi de barbe, où la pomme d’Adam était comme un caillou pointu ; — entre deux gorgées, il regardait le beau veston de cheviotte, la chemise blanche, la cravate de soie…

 

Seulement cette même nuit (maintenant c’était une nuit comme toujours, c’était une nuit ordinaire), elle a été réveillée par le bruit de la porte de la maison qui s’est ouverte : elle entend qu’on marche à pas étouffés sur les galets.

Elle n’a pas allumé la lampe par prudence dans la belle chambre neuve où elle est, mais il faisait un peu de lune qui venait jusque sur le lit et sur une chaise peinte en blanc où était jeté le châle à franges. C’était une lumière très pâle qui flottait entre deux bandes de nuages, comme entre les deux bords d’un détroit où de la neige serait tombée. Il faisait grâce à elle assez clair pour qu’elle ait pu très bien voir qui était là. Elle n’a eu qu’à écarter le rideau. C’était Rouge ; il était pieds nus, tête nue. Il n’avait pris que le temps de passer un pantalon sur sa chemise largement ouverte. Il tenait le fusil qu’il avait emprunté à Bolomey. Sûrement qu’il avait dû entendre du bruit, et il allait avec son arme dans la lune qui brillait en longueur sur les deux canons.

Il a été d’abord du côté du village, il revient, il passe devant la fenêtre ; il a dû ensuite s’éloigner du côté du champ des roseaux et de la falaise, parce qu’elle n’entend plus rien.