La Belle Violette

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII, 1903
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LA BELLE VIOLETTE !



Le front appuyé à l’immense vitre de la devanture, Jean contemple, admire, dévore des yeux les bonbons qui forment l’étalage d’un élégant confiseur parisien. Ils sont là, en face de lui, si proches, et aussi inaccessibles qu’aux antipodes. Sur des plateaux de cristal s’étagent les pyramides régulières des fondants. Ici les roses si délicieusement parfumés, là les verts à la pistache, plus loin les blancs, les mauves, les « fourrés », avec toutes les surprises de leurs diverses saveurs. Voici les « chocolats » crémeux à la fine odeur de vanille, les « pralinés », les « noisettes » et les « nougatines » si alléchants dans leurs coupes de porcelaines artistiques.

Sûrement, pour rester si longtemps en extase devant ces friandises, Jean est un enfant très gourmand. Sans doute il revit ses régals passés et fait mentalement son choix pour le prochain Noël. Fi, monsieur, que c’est laid !…

Hélas ! Jean n’est coupable de rien de tout cela. Il serait bien en peine de se rappeler le goût des bonbons… il n’en a jamais mangé !… Quant au Noël prochain, comme les dix précédents Noël de sa jeune vie, il ne lui apportera la faculté d’aucun choix…

Jean est un pauvre petit marchand de violettes, l’aîné d’une misérable famille. Son chétif commerce forme pour l’heure tout le revenu de la maison. Il n’a plus de père, sa mère est malade depuis de longs mois et ses deux petits frères sont trop jeunes pour gagner quoi que ce soit. Tous quatre manquent souvent de pain… Comment Jean connaîtrait-il la saveur des bonbons qui sont là… de ces gâteries raffinées faites pour les bourses opulentes ? Des voisins, ou des camarades plus favorisés, lui ont parfois donné de naïves sucreries aux couleurs violentes, qui lui ont paru exquises. Ces humbles produits différent cependant autant des fondants et des chocolats somptueux que le pain noir s’éloigne du gruau doré et croustillant comme du biscuit.

Avec un soupir où il n’entre nulle amertume, seulement un instinctif regret de l’impossible, Jean quitte la vitrine du confiseur. Sa bonne petite nature droite a traversé, intacte, les périls de sa vie de gamin de Paris. Il n’est ni curieux, ni aigri, et s’il s’est attardé devant cette boutique, c’est qu’il ne sait guère où aller et que faire par ce morose jour de novembre où le ciel gris promet la neige. Il fait froid, la bise pique et le hâtif crépuscule donne à toute chose un aspect hostile et désolé.

Jean voudrait bien rentrer. La misérable mansarde qui est son chez lui n’est ni chaude, ni confortable. Le vent y pénètre, les meubles y font défaut et l’on n’a pas les moyens d’y allumer le feu. Mais elle abrite sa mère et ses frères et il se sent si seul, si perdu dans ce grand boulevard bordé de maisons luxueuses, d’hôtels solennels et de rares magasins coquets. Tout ici dit la fortune et respire la vie fastueuse. C’est pour cela que l’enfant y est venu, espérant que ses fleurs y trouveraient de plus nombreux amateurs.

Il a fait tout le possible, hélas ! mais son panier reste plein. Ses violettes, flétries par le froid, n’ont ni parfum, ni apparence. Les belles dames qui descendent de voiture devant quelque grande porte cochère traversent le trottoir sans regarder le mince marchand. Les autres, celles qui passent les mains dans leur manchon, trottant menu sur l’asphalte sec, n’ont nulle envie de s’arrêter pour une telle emplette.

Jean a le cœur gros… Comment dînera-t-on ce soir à la maison ? Les petits l’attendent impatients et affamés. La pauvre maman, couchée sur son grabat, aurait bien besoin d’un peu de bouillon chaud acheté en face chez le traiteur. Son aîné s’était promis tant de joie de lui en apporter si la recette était bonne. Et jamais le produit n’en fut si léger ! La dernière pièce blanche a pris la veille le chemin du pharmacien pour un remède indispensable à la malade. — Comment dînera-t-on ce soir à la maison ?.. Lugubre interrogation qui tinte comme un glas dans la tête pâle où la faim met déjà son vide douloureux…

Et il n’est que quatre heures !…

Traînant ses pieds chaussés de bottines trouées et trop larges — don de quelque voisine compatissante, — le petit longeait tristement le boulevard.

« La belle violette, madame, la belle violette ! … » proposait-il de temps en temps ; mais sa voix se faisait de plus en plus mélancolique et découragée. D’avance, il savait que personne ne s’arrêterait.

Comme il errait, transi et pitoyable, sous la morsure toujours plus aiguë de la bise, son pied heurta quelque chose par terre. Il se baissa. C’était une jolie bourse à mailles dorées comme les dames en portent à leur ceinture. Un anneau pendait, brisé, près du fermoir, indiquant que le mignon porte-monnaie d’or avait dû se détacher brusquement de la trousse dont il faisait partie. Sous les doigts gourds de Jean les deux boules du fermoir jouèrent et, émerveillé, il put contempler plusieurs louis de dix et vingt francs accompagnés de quelques menues pièces d’argent. Une fortune ! De quoi chasser la misère du logis et ramener les couleurs de la santé sur le visage de la pauvre mère…

Les yeux élargis de surprise, le cœur battant à grands coups pressés, Jean resta un instant en admiration, hypnotisé par sa précieuse trouvaille, dont le volume exigu tenait tout entier dans le creux de sa main et n’attirait, par conséquent, l’attention de personne.

(D’ailleurs, les passants se faisaient de plus en plus rares sur la longue avenue silencieuse que le soir glacé envahissait lentement.)

Un tourbillon de joie folle balaya ses angoisses de tantôt… De l’or ! de l’argent ! Le bonheur pour sa mère et ses frères ! (si tendre était le cœur du pauvret que sa joie personnelle était faite tout entière de celle des aimés. Pas une idée égoïste, pas une pensée aux friandises considérées tout à l’heure).. Quelle fête ce soir dans la mansarde ! En une apparition délicieuse, il se vit rentrant chez lui… annonçant la fabuleuse nouvelle ! il entendait déjà les cris de joie saluant le miracle. S’il rapportait dès maintenant le plus pressé ?.. Du bouillon pour la malade, du vin, du pain, de la charcuterie, des gâteaux, un festin pour les bambins ?.. Le lendemain, sa mère lui indiquerait ce qu’il faudrait acheter pour vêtir chaudement chacun. C’est cela… En route !…

Rêvait-il ?… Mais non ! La bourse était là dans sa main. Elle lui meurtrissait délicieusement la chair, tant il la serrait avec amour. Vite !… vite à la maison !… Il s’arrêterait pour les provisions tout près de chez lui.

Tremblant d’allégresse, Jean, transfiguré, prit sa course.

Il ne faisait plus ni froid ni sombre. Le soir de novembre n’était plus triste, lui semblait-il. Il se sentait des ailes et le cœur si ravi qu’il avait peine à ne pas chanter bien haut son incroyable félicité.

Afin d’être arrivé plus tôt, il courait presque, au lieu de marcher. Devant ses yeux passait et repassait la vision de toutes les douces choses qu’allait procurer cet argent, tombé du ciel.

« Maman !… maman !… comme tu vas être contente !… » murmurait-il.

Subitement, il s’arrêta court, cette brève phrase qu’il venait de prononcer à demi voix le frappant tout à coup comme une décharge électrique. Quelque chose en lui, une voix mystérieuse, avait crié soudain :

« Mais non !… ta mère ne sera pas contente ; tu sais bien qu’elle t’a appris à respecter le bien d’autrui… Elle ne sera pas contente… car cet argent n’est pas à toi !!!… »

La gorge sèche, les yeux brûlants de larmes, Jean voyait fuir son rêve… Sans doute cet argent n’était pas à lui !… Où avait-il la tête ? La faim le troublait-elle à ce point qu’il méconnût ainsi les leçons maternelles ?… Cette bourse, quelqu’un l’avait perdue, et personne ne la lui avait donnée. Ceux qui gardent ce qu’ils trouvent, on les appelle des voleurs… Voleur !… il allait devenir un voleur… par étourderie… par légèreté. Encore quelques instants et il entamerait ce trésor qui ne lui appartenait pas…

À cette idée, le rouge de la honte saine, de la honte des honnêtes cœurs, monta jusqu’à sa frimousse pâlotte.

« Oh ! maman… qu’aurais-tu dit ?… » gémit le pauvre garçonnet.

Certes, le regret de sa joie déjà morte, de toutes les riantes perspectives envolées, serrait bien fort le cœur de Jean ; mais l’appréhension du blâme maternel, auquel il courait si inconsciemment, l’oppressait tout autant.

Elle était bien malheureuse physiquement, cette mère du petit marchand de violettes… Malade elle-même, elle n’avait ni pain ni vêtements à donner à ses enfants… Et pourtant ! quelle maman riche et comblée ne lui eût envié l’âme enfantine, droite et pure qu’elle avait su former ?

En effet, pas un instant Jean ne recula en présence de ce devoir, si dur après les rêves spontanés de la première minute. Pas un prétexte ne lui fournit son subterfuge pour vaincre la difficulté. Dès que ses yeux dessillés virent le droit chemin, il s’y engagea tout entier, sans hésitation ni murmure…

Rendre l’argent… Il fallait le rendre tout de suite… À qui ?… Entrer dans un bureau de police ?… c’était bien intimidant… Jamais le pauvret n’oserait… Non ! il valait mieux s’adresser à un des agents qui stationnent dans les rues.

Où en trouver un ?

L’enfant regarda autour de lui pour tâcher d’aviser le képi d’un gardien de la paix.

Arrêté dans la pleine lumière d’un magasin brillamment illuminé, il tournait et retournait d’un mouvement machinal la bourse dans ses mains, rouges de froid.

Il ne s’était pas aperçu qu’un monsieur, enveloppé dans une pelisse de fourrure, l’examinait depuis un instant. Tout à coup, celui-ci l’interpella brusquement :

« Que fais-tu donc là, gamin ? » lui dit-il, la voix rude.

Interloqué par cette apostrophe, Jean répondit, timide :

« Rien, monsieur ; je cherche quelqu’un.

— Ah ! vraiment, tu cherches quelqu’un. Et pourquoi faire, s’il te plaît ? »

La conscience de Jean n’était pas sans reproche. Si ce monsieur si bien habillé était par hasard le propriétaire de la bourse !… Il avait peut-être vu Jean la ramasser et deviné qu’il n’avait pas pensé tout de suite à la restituer !… Quelle confusion !…

Très rouge, l’enfant balbutia des mots inintelligibles, tandis que la bourse, du même mouvement machinal, passait sans cesse de sa main droite dans sa main gauche.

« Ah ! mon gaillard, je crois que te voilà pris au piège ! ricana le gros monsieur, en posant le bout de son doigt ganté sur l’épaule du petit, terrorisé. Veux-tu me dire, continua-t-il, où tu t’es procuré ce bijou d’or que je te vois soupeser depuis dix minutes. »

Jean ne mit pas en doute, à ces paroles, qu’il était en face du propriétaire, lésé par son hésitation coupable :

« Pardon, monsieur, lit-il en lui tendant l’objet… pardon… Voilà ce qui vous appartient. Je viens de trouver ce porte-monnaie par terre, et je cherchais un agent pour le lui remettre.

— Vraiment, tu cherchais un agent, fit le monsieur — qui n’avait rien perdu du tout, mais qui croyait rendre un simple service à la société en dénonçant un coupable. — Eh bien ! moi aussi j’en cherche un… seulement c’est pour te déposer entre ses mains, petit gredin… jeune gibier de potence ! »

Désespéré, Jean fondit en larmes devant ce qu’il considérait comme la punition de sa légèreté criminelle.

« Pardon, monsieur, pardon ! répéta-t-il. J’ai eu tort de ne pas rendre la bourse sans retard, mais j’ai commencé par être si content, à cause de maman », expliqua-t-il ingénu.

Et le petit joignait les mains vers son persécuteur involontaire, qui, tout en le guettant du coin de l’œil, examinait le total des louis d’or.

« Peste ! tu as fait un joli coup. Tu n’es pas maladroit pour ton âge. »

Sans comprendre l’ironie, Jean répétait :

« Pardon… pardon », d’une pauvre voix, lamentable et brisée.

« Assez de discours, conclut le monsieur. Tout ça, c’est très gentil ; mais tu raconteras ton histoire au poste. »

Ce disant, il appela d’un signe un sergent de ville qui passait non loin.

« Tenez, mon brave, voilà un bonhomme que je vous recommande. Il promet pour son âge. »

Éperdu, Jean sentit la terre vaciller sous ses pieds.

« Oui, continua le monsieur, le petit malheureux a volé cette bourse, je ne sais où, par exemple. Je l’ai surpris au moment où il la soupesait dans ses mains, se demandant quel parti il allait pouvoir tirer de son larcin. À mes questions, il s’est troublé ; maintenant il demande grâce en prétendant qu’il s’agit d’une trouvaille et non d’un vol. Tenez, le voilà qui pleure. Ah ! ces gamins, sont-ils assez comédiens ! »

L’agent saisit Jean par l’oreille, sans écouter ses protestations désolées.

« Au poste, galopin », prononça-t-il, convaincu à priori de la culpabilité de celui qu’il confondait avec un vagabond sans aveu.

Le monsieur avait remis la bourse au représentant de la loi. Il lui avait également donné sa carte de visite pour le cas où l’on aurait besoin de son témoignage ; puis, avec la satisfaction du devoir accompli, il s’en était allé, très digne, à ses affaires.

Le poste de police était proche, grâce à Dieu. Ce court trajet représenta néanmoins, pour le malheureux Jean, une éternité d’humiliations.

Suffoqué de honte, il se vit traîné ainsi qu’un malfaiteur, en butte aux sarcasmes d’une bande de désœuvrés, comme il en survient toujours autour des incidents de la rue.

Tant que dura le chemin, il n’eut pas la force d’articuler un mot.

Arrivé à destination et délivré des curiosités malignes, il essaya d’implorer l’agent et de lui raconter son aventure et la fatale méprise dont il était victime.

Mais celui-ci, blasé sur ce genre d’événement, lui coupa la parole d’un brusque : « Assez de jérémiades, tu t’expliqueras devant monsieur le commissaire ! »

Quelques instants plus tard, tous deux étaient introduits dans un bureau enfumé.

Derrière une grande table couverte de papiers et de registres, siégeait un vieillard, blanc de cheveux et de barbe, dont l’aspect paternel réchauffa quelque peu le cœur transi de Jean.

Sur l’ordre qui lui en fut donné, le gardien de la paix raconta ce que l’accusateur du marchand de violettes lui avait dit du soi-disant larcin commis par le précoce dévaliseur.

Lorsque celui-ci entendit ce récit et comprit bien nettement que le monsieur à la pelisse n’était pas le propriétaire de la bourse, un semblant de courage remonta jusqu’à son cerveau.

Puisqu’il ne s’agissait que d’une erreur, tout allait, bien sûr, s’arranger. En conséquence, il essuya ses yeux, raffermit de son mieux sa voix tremblante et se prépara à répondre.

Sans mot dire, le commissaire de police examina attentivement la physionomie de son nouveau client. Évidemment, cette frimousse ouverte et intelligente n’avait rien de commun avec les mines sournoises des apprentis du vice qui défilaient d’ordinaire devant lui. Cependant l’accusation était vraisemblable, plausible, presque accablante. Cette bourse aperçue aux mains de ce jeune mendiant… l’anneau arraché… enfin, on allait voir !…

« Où as-tu pris cet objet ?… commença le vieillard, les yeux fixés sur ceux de Jean, qui ne se baissèrent pas.

— Je ne l’ai pas pris, monsieur, répondit le petit, je vous assure que je ne l’ai pas pris ! Je l’ai trouvé… Je ne suis pas un voleur, monsieur, je vous le jure. Tout le monde le croit, mais je ne sais pas pourquoi ! »

Les larmes lui coupèrent la parole.

« Mais si tu n’es pas un voleur, tu aurais dû remettre cette bourse à un agent, au lieu de la garder ?… Le monsieur qui t’a fait arrêter assure qu’il t’a observé pendant longtemps !

— Oh ! j’ai eu bien tort, c’est vrai… Mais je n’ai pas pensé tout de suite qu’il fallait la rendre. Il me semblait que, l’ayant ramassée à terre, elle était à moi. J’étais si content ! Je courais déjà chez nous pour la porter à maman, quand j’ai réfléchi tout à coup que je ne pouvais pas faire cela… »

La vérité a quelque chose d’irrésistible et de persuasif qui ne s’imite guère à l’âge de Jean.

Malgré l’invraisemblance de ce récit, le commissaire se sentait ébranlé et se disait que :


Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.


Mais, dans les bas-fonds parisiens, l’enfance elle-même est si pervertie, elle ment avec tant d’audace, que le scepticisme devient une vertu nécessaire dans le métier épineux de répresseur public.

« Tu courais chez toi, reprit le vieux monsieur, après un assez long silence où l’on aurait pu entendre le cœur de Jean battre à grands coups sourds. Où est-ce, chez toi ?…

— Rue Croix-Nivert, n° 11, chez maman, madame Robin », débita l’incriminé tout d’un trait.

Le commissaire de police inscrivit le nom et l’adresse :

« Eh bien, mon garçon, conclut-il, on va aller chez toi. On verra ta mère, on causera avec elle, et on se rendra compte de ce que tu es. Si tu es un brave enfant, comme tu m’en as l’air, tu seras rapidement libre, sois tranquille. En attendant, tu resteras ici. »

Effaré par cette solution qu’il ne pouvait prévoir, le pauvre Jean éclata en sanglots :

« Non, monsieur, ah ! non, je vous en prie, qu’on n’aille pas chez nous, gémit-il. Maman est malade ; si elle apprenait qu’on me croit un voleur, elle mourrait… Non, monsieur ! non, je vous en supplie… pas cela !… pas cela !… »

« Qu’arriverait-il à ma pauvre maman, si on venait lui dire ainsi tout à coup qu’on me garde ici en m’accusant d’avoir volé une bourse pleine d’or ? » songeait le petit, au désespoir.

Cette appréhension, dont le commissaire de police ne pouvait deviner toute la délicatesse, parut d’un mauvais augure à celui-ci. Son impression favorable muait en méfiance.

« Pour que l’enfant manifestât une telle peur, il fallait une raison bien sérieuse. La maladie de la mère ?… Hum ! Cela pourrait bien être la fin de la comédie !… »

Assez sèchement, il traduisit tout haut sa pensée. Respectueux, l’agent opina.

« Mon Dieu ! murmura Jean, du fond de son cœur désorienté par ce machiavélisme trop fort pour lui, comment faire pour qu’on me croie ?… »

Hébété de chagrin, il écoutait les instructions données par le commissaire à l’agent qu’on allait envoyer aux renseignements.

« Que va dire… maman ?… Que va dire… maman ?… » sanglotait l’infortuné bambin.

Il voyait l’étonnement provoqué dans toute la maison par l’uniforme du gardien de la paix, l’émoi de la malade en présence de celui-ci… Sa désolation en apprenant quelle suspicion infamante pesait sur son petit Jean… Que penserait-elle de lui à cette minute ?…

« Ah ! maman, maman, tu sauras bien affirmer que je n’ai jamais menti… » gémissait tout bas le pitoyable marchand de violettes, écroulé sur un coin de la banquette qui garnissait une des parois de la pièce.

À cet instant, et comme le messager allait quitter le bureau, on frappa à la porte.

« Entrez !… cria le commissaire, à qui on remit une carte de visite blasonnée fleurant bon.

« Comtesse de Reuilly ?… lut-il… Je ne connais pas… Faites… entrer. »

Très élégante, une jeune femme parut et s’excusa avec aisance de déranger ainsi monsieur le commissaire de police.

« Mais je viens de perdre un objet auquel je tiens beaucoup, expliqua-t-elle, et je voudrais, sans retard, vous faire ma déclaration. »

Tout en parlant, ses yeux erraient distraitement sur la grande table en face de laquelle on venait de lui avancer une chaise.

Tandis que le commissaire demandait à l’agent chargé d’aller rue Croix-Nivert le registre des déclarations, la dame se leva précipitamment de son siège et poussa un cri de joie :

« Mais le voilà, mon objet égaré, le voilà, s’écria-t-elle en désignant la bourse malencontreuse posée sur le bureau. Ah ! monsieur, que je suis contente ! J’étais loin de m’attendre à rentrer si vite en possession de ce bijou perdu il y a une heure à peine !… »

Tiré de sa torpeur douloureuse, Jean sauta sur ses pieds, mais, n’osant croire à son bonheur, il refréna l’exclamation qui lui montait aux lèvres.

Très surpris, le commissaire, loin de rendre à la comtesse de Reuilly la bourse vers laquelle elle tendait déjà ses doigts finement gantés, posa sa vaste main sur la trouvaille de Jean :

« Vous êtes sure, madame, que cette bourse vous appartient ?…

— Oh ! absolument sûre, monsieur, fit la jeune femme en souriant de ce doute. Elle est reconnaissable à sa forme un peu spéciale. Elle fait partie de la trousse que je porte, et vous pouvez vous rendre compte de la similitude de tous les objets qui la composent. Ils ont été ciselés exprès pour moi et dans un style particulier. »

En même temps, elle présentait au fonctionnaire l’extrémité d’une longue chaîne où pendaient une glace, un flacon, une bonbonnière, un peigne minuscules, en or guilloché et nettement frères de la bourse dont l’attache fragile et brisée se voyait encore.

« Tenez, monsieur, continua madame de Reuilly, voulez-vous une dernière certitude ? Regardez si, dans le coin droit de la bourse, ne se trouve pas un écusson aux initiales M. R. (Marie de Reuilly) surmontées d’une couronne. Ceci vous convaincra, je pense… acheva-t-elle en souriant, sans la moindre aigreur.

— Excusez-moi, madame, fit courtoisement le commissaire, après avoir vérifié cette preuve d’identité définitive. J’ai pu vous sembler méfiant, peut-être même impoli, mais il ne m’était pas possible — en conscience, — de vous éviter ces quelques formalités. Veuillez m’excuser et ne point m’en savoir mauvais gré. »

Ce disant, il lui offrit la bourse.

« C’est trop naturel, monsieur, et je n’ai pas eu un instant la pensée de m’en formaliser.

— Et maintenant, interrogea la comtesse de Reuilly, je voudrais bien savoir à qui je suis redevable du grand plaisir de revoir mon bijou ? »

Le commissaire fit signe à Jean d’avancer.

« Eh bien, mon garçon, lui dit-il, c’est à toi de répondre. Te voilà tiré d’affaire par la plus rare des coïncidences. J’en suis heureux, puisqu’on effet tu n’es pas un menteur ni un précoce vaurien. »

Très intéressée, la jolie dame regardait Jean s’approcher timidement, mais les yeux dilatés de joie à l’idée que son innocence était enfin reconnue.

« C’est toi, mon petit, qui as trouvé ma bourse ? demanda-t-elle doucement.

— Oui, madame…

— … Et l’on peut dire que ce hasard lui a coûté bien des larmes… » interrompit le commissaire de police.

Au fond, celui-ci était un excellent homme. Ému par l’histoire de Jean, maintenant qu’il la savait véridique, il désirait intéresser madame de Reuilly au sort de l’enfant.

Aussi, en quelques mots, expliqua-t-il quels soupçons avaient pesé sur celui-ci, grâce à l’erreur d’un passant trompé par l’attitude embarrassée du garçonnet.

« Avouez, madame, qu’il y avait de quoi lui faire regretter amèrement sa bonne volonté !… acheva le commissaire, en guise de conclusion. S’il s’était enfui d’un trait chez lui avec sa trouvaille, personne n’aurait songé à l’inquiéter.

— Oui… mais j’aurais été un voleur !… »

déclara Jean avec une vivacité qui frappa Mme de Reuilly.

Très remuée par toute cette histoire, elle fit causer Jean et lui demanda le détail minutieux de l’aventure. Enhardi par la bienveillance de son interlocutrice, celui-ci sentit sa timidité se dissiper. Clairement, avec intelligence et netteté, il sut faire le tableau saisissant de sa joie initiale, du mouvement spontané qui le poussait déjà chez lui et de l’avertissement intérieur qui lui avait soudain montré le droit chemin.

Tout cela, certes, fut conté en termes simples et même naïfs, mais la véracité candide du petit conteur distillait l’éloquence de la droiture et séduisit immédiatement Mme de Reuilly.

Lorsqu’il eut achevé le récit de ses affres, une fois aux prises avec le terrible soupçon dont il ne pouvait se libérer, la grande dame essuyait une larme au coin de sa paupière…

« Pauvre mignon ! s’écria-t-elle, pleine de compassion pour ce grand chagrin dont elle avait été l’involontaire occasion, va, je saurai bien te dédommager… »

Avec la plus délicate bonté, elle s’enquit de la mère de Jean, de ses petits frères, et comprit aussitôt quelle infortune attendait sa générosité.

« C’est moi qui vais ramener cet enfant chez lui », déclara-t-elle en se levant.

Et, après avoir pris congé du commissaire, elle sortit, emmenant Jean, qui n’en pouvait croire ses yeux. Un équipage attelé de deux trotteurs orloff attendait la comtesse, et c’est dans un somptueux coupé armorié que Jean, petit marchand de violettes, regagna la rue Croix-Nivert.

Ce que furent l’entrée dans la mansarde et la générosité de Mme de Reuilly, l’imagination de nos lecteurs le devine peut-être. Il suffira de dire que, non contente de verser dans les mains tremblantes du garçonnet le contenu de la bourse retrouvée, la jolie dame, après avoir constaté la misère navrante qui l’entourait, s’attacha définitivement à ses protégés nouveaux.

Elle devint la persévérante bienfaitrice de la pauvre famille et lui procura les moyens de vivre d’un travail assuré, à l’abri du besoin.

À l’heure actuelle, la mère de Jean, bien guérie, tire gaiement l’aiguille dans un logis propre et confortable en sa simplicité.

Notre jeune ami et ses frères vont à l’école, en attendant d’être mis en apprentissage.

L’avenir s’ouvre devant tous quatre riant, laborieux et paisible, grâce à la sollicitude inlassable de Mme de Reuilly.

Et lorsque Jean songe à sa vie de petit pauvre, errant l’estomac vide et le cerveau en friche, et la compare à son existence actuelle d’écolier travailleur et choyé, il se sent le cœur gonflé de reconnaissance pour ce beau mot de Devoir dont les sots et les méchants se moquent quelquefois. En effet, n’est-ce pas à son accomplissement courageux qu’il doit le bonheur des siens et de lui-même ? Néanmoins, Jean n’ignore pas que la fidélité à ce grave idéal ne porte pas toujours avec elle sa récompense immédiate et tangible. Il sait qu’il nous faut parfois attendre bien longtemps les fruits consolants de nos bonnes actions.

Mais, dans l’inoubliable aventure de son enfance, il a goûté, une fois, la mystérieuse saveur du Bien pratiqué pour lui-même et sans aucune arrière-pensée égoïste. Et, de cette austère rencontre, son jeune cœur a gardé assez de force pour comprendre désormais le mot célèbre :

« Il est dans la vertu un charme secret, connu seulement de ceux qui osent la pratiquer sans faiblesse. »

Victor Favet.