La Bergerie/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 2-18).

LA BERGERIE

I

Cinq heures sonnaient à toutes les églises de Rouen. Les grilles béantes de la caserne Saint-Vivien laissèrent passer, comme tous les soirs à pareil moment, le flot lent, paresseux et las des troupiers libérés du service du jour. Le factionnaire, jeune campagnard de dix-neuf ans, blond et imberbe, à la joue ronde et rose, la jugulaire au menton, les mains au canon du fusil, sentinelle et gardien de l’immense bâtisse blanche où logeait un régiment, les regarda passer avec indifférence. Un adjudant d’un air conquérant et vif, qui sortit à son tour, fit une trouée au milieu d’eux et il se dessina tout un mouvement de bras levés pour le salut militaire. Puis, de leur marcher pesant, hésitant et sans but, ils s’éparpillèrent dans la rue.

C’était alors qu’on les voyait errer dans la ville, par groupes de deux ou de trois, flânant aux vitrines, penchés sur les étalages des bazars à quatre sous, épiant les « Entrées libres » des boutiques comme autant de musées gratuits, et s’émerveillant, des quarts d’heure entiers, moins comiques que touchants, aux glaces d’un grand tailleur où se dressait une robe de femme.

À première vue, avec leur pantalon rouge et leur capote bleue, ils semblaient tous pareils, comme coulés en un moule unique. À peine remarquait-on, sous l’uniforme, ceux dont l’aristocratie s’affirmait en traits imprécis : la taille plus svelte ou plus cambrée au ceinturon, l’épaulette plus dressée par le port du bras, et quelque chose d’insaisissable dans le poser du képi, qui, ne s’écrasant pas aux tempes, laissait voir la pensée du front, la rêverie des yeux.

Personne ainsi ne distinguait de l’ordinaire pioupiou, dont les mains rouges vaguent à même le drap bleu de la capote, Frédéric Aubépine, qui allait seul, très insoucieux des étalages, oisif comme les autres, à ce qu’il paraissait, mais le cerveau si obsédé que c’était par oubli s’il ne se hâtait pas.

C’était un soir de mars, un crépuscule gris, mystérieux et tiède, presque printanier : il y avait eu dans le jour une chaleur prématurée qui s’attardait dans les rues, soufflée, dans les grandes voies ouvertes au Sud, par un vent puissant, humide et doux. On aurait dit que des feuilles allaient pousser aux arbres cette nuit-là.

Frédéric Aubépine gagna les quais. Les sifflets des bateaux marchands déchiraient l’air ; le vent luttait au-dessus de la Seine avec les fumées noires des vapeurs dont il mettait en pièces les volutes, et dans le grand ciel à découvert jusqu’aux collines brumeuses de Canteleu, couraient, comme d’autres fumées noires, les nuages gonflés de pluie, çà et là troués, sur un fond bleu ou d’émeraude pâle. Aux fenêtres des maisons, les lampes s’allumaient. Les « civils », les femmes, se pressaient vers leurs demeures ; tout le monde rentrait chez soi. C’était l’heure de la veillée.

Frédéric Aubépine était orphelin. I] avait quitté le lycée pour la caserne ; il ne connaissait la lampe familiale, le chez soi, la veillée, que par l’imagination, ce qui est la manière la plus exquise, mais aussi la plus dangereuse, en même temps que la moins suffisante de connaître les choses. Et ce soir-là, il se passait des drames dans son cœur, rien qu’à deviner, derrière les carreaux des rez-de-chaussée, les tables illuminées où l’on est plusieurs à lire, à coudre ou à causer, et le bien-être clos des étages, dont les persiennes fermées laissent tomber dans la rue, avec des rais de lumière, comme un trop-plein de bonheur. Ainsi que tout homme de vingt-deux ans, qui a fait ses études et se respecte, il avait d’ailleurs sur la vie des idées aussi arrêtées que dédaigneuses, quoique la manière négligente dont il traitait le don de l’existence — don fort surfait, paraît-il, et bien plutôt regrettable — se conciliât très peu avec la fourmilière grouillante d’envies, d’ambitions, de rêves, d’efforts, qui vivaient en lui, et se pouvaient difficilement réaliser en dehors de cette même misérable existence.

Il ne croyait plus à l’Amour, parce qu’ayant échangé — il y avait dix-huit mois de cela — avec une personne qui chantait dans un grand concert du faubourg et qu’on nommait, sans que nul au monde sût pourquoi, Mlle Fleur de Lys, des serments d’amour éternel, il s’en était trouvé délié, du fait même de ladite personne, celle-ci l’ayant traité avec la plus monstrueuse infidélité. C’était, du sentiment, la première et unique expérience qu’il eût faite. Il avait fallu, très vraisemblablement pour son bonheur, que Mlle Fleur de Lys fût effectivement une petite chose adorable, dont la perte le laissa inconsolable, farouche, et que rien ne put remplacer.

Il ne croyait plus à l’Amitié, parce que s’étant lié avec un jeune soldat de sa classe nommé Durand, dont il s’était fait l’inséparable, il avait eu le chagrin, si lourd et si surprenant à ses vingt ans, de le voir, une fois devenu successivement caporal et sergent, le traiter avec une morgue chaque jour croissante. Puis ce fut la trahison finale. Aubépine, moitié riant, moitié sérieux, avait parié un jour avec le sergent qu’il découcherait, cette même nuit, et cela en dépit d’une punition de consigne infligée pour une bagatelle et qu’il purgeait en ce moment. Ayant proféré cette bravade, il ne voulut pas se démentir : il sauta le mur.

L’ancien camarade devenu chef prit la chose gravement. Il guetta le jeune homme et, dès qu’il le sut hors de la caserne, procéda à un contre-appel.

Les quinze jours de prison qui s’ensuivirent, l’abus de confiance de l’ami avec lequel il s’était cru permis ce jeu, le refrènement de sa simplicité impulsive, changèrent singulièrement le cœur de Frédéric, et lui créèrent des complexités. Il les appela de l’expérience. Ce n’était encore qu’une expérience ; il crut avoir fait le tour de la vie.

Après des perplexités immenses, des luttes d’idées atroces, mystérieusement livrées dans son âme penseuse, il avait abandonné la religion. Et sa nature restant scrupuleuse et délicate, offensée d’un rien, sensible à l’excès au mal, il émit les doutes les plus absolus sur cette même religion dont il honorait et pratiquait toujours la morale dans le secret de sa conscience.

Et au fond, sous ce scepticisme de surface, sous ce désenchantement et cette bouderie à la vie, il y avait un enfant que la vie appelait, et qui ce soir, à la pensée du foyer des autres, avait envie de pleurer.

Il pénétra dans le grand café du Théâtre. Les lumières, les clartés du plafond peint d’or et de rouge, les glaces, l’odeur mêlée des cigares, de l’anis, des liqueurs et des parfums féminins, la voix des joueurs, tout fit virer ses pensées vers les régions vagues et capiteuses du rêve. Il se laissait inconsciemment magnétiser par les splendeurs clinquantes de la salle, par les vapeurs sournoises de la bière allemande qu’il buvait, et comme il avait demandé de quoi écrire, il lui parut tout à coup facile de mettre à exécution l’idée qui le hantait depuis des mois, et il jeta sur une enveloppe cette adresse :

Mademoiselle d’Aubépine,
Château de la Bergerie,
Parisy-la-Forêt,
(Manche.)

Mlle d’Aubépine était sa tante. Il ne l’avait jamais vue. À peine connaissait-elle son existence. Du temps qu’il était lycéen à Paris et que son tuteur, M. de Ballière, le faisait sortir à de rares intervalles, celui-ci lui disait à chaque fois : « Tu sais que tu as une tante, une vieille demoiselle d’Aubépine, qui habite là-bas, dans la Manche ; elle s’était brouillée avec ton père, lors de son mariage ; mais il faudrait te rapprocher d’elle. » Frédéric, rhétoricien ou bachelier, pouvait difficilement se rapprocher de sa parente, d’autant qu’il lui en voulait de cette brouille au sujet du mariage de son père. Son père avait fait ce qu’on est convenu d’appeler, dans le monde, « un sot mariage ». Frédéric en avait surpris le terme autour de lui, et il s’en irritait tout en s’abstenant, par fierté, de demander jamais nulle précision à ce sujet. Il avait perdu son père et sa mère à six ans, il s’en souvenait toujours et les chérissait avec douleur, avec passion ; sa mère surtout, qu’il revoyait encore si jeune, si jolie et caressante, et dont il se défendait d’évoquer la pâleur poudrée, le rouge équivoque des lèvres, les yeux longs et peints, même la coiffure compliquée, le casque noir et soyeux, laissant tomber sur le front une frange frisée selon la mode d’alors. Il l’adorait ; il eût été honteux d’une enquête sur elle ; il soupçonnait seulement quel amour avait uni à son père cette créature charmante ; il n’en avait jamais parlé à personne, et ceux qui lançaient la plus lointaine ou la plus cachée des allusions à ce « sot mariage » l’offensaient mortellement.

Mais il avait beau garder rancune à la vieille fille aux étroites idées, qui n’avait rien entendu à la poésie sainte de ce roman d’amour paternel, le mot de son tuteur lui revenait souvent : « Tu sais que tu as une tante… » Au réfectoire, à l’étude, quand il s’endormait le soir, surtout aux jours de congé, quand ses amis partaient en vacances et qu’il les voyait s’en aller, serrant au bras comme de petits hommes la maman qui venait les chercher, il se redisait la phrase : « Tu sais que tu as une tante… » Il avait en cela une sorte d’orgueil blessé qui revendique des droits à la fierté familiale. D’autres possédaient pères, mères, maisons de vacances ; d’autres étaient blasés d’un excès d’affections multiples ; il y en avait qui disaient devant lui, presque insolemment lui semblait-il, « mes tantes, mes sœurs, mes cousines », laissant deviner tout ce que ces noms impliquaient d’accueils tendres, de petits cadeaux, de sourires féminins, de baisers. « Moi aussi, j’ai une tante », se disait Aubépine, avec une légère contraction du cœur.

Peu à peu, et précisément à mesure que l’image de sa mère devenait plus lointaine en lui, plus indécise, plus immatérialisée et qu’il ne l’aimait guère plus autrement qu’une madone, il fut préoccupé davantage de cette vieille inconnue qui s’appelait du même nom que lui. Il avait contre elle de cruels griefs, mais c’était une femme, et on n’aurait pu deviner la curiosité attendrie, respectueuse, exaltée, faite de tout le sens filial refoulé en lui depuis douze ou quinze ans, qui lui venait à la seule imagination d’une femme âgée. Il vivait avec le sentiment indistinct de posséder, comme un bien moral lui appartenant, cette vieille dame lointaine à qui le rattachait le fil mystérieux d’une proche parenté.

Une fois soldat, et surtout lorsque la perfidie de Fleur de Lys eut dépoétisé pour longtemps en lui la passion, il pensa, d’une façon moins nébuleuse, à la marquise normande dont il était le neveu, et à la possibilité de se rapprocher d’elle. Il fit des plans de visite impromptue à la Bergerie, s’informa même, près de son tuteur, de la situation exacte de ce château ; mais il y avait toujours en lui un individu sceptique, d’un incorruptible sang-froid, qui déversait sur l’autre des fontaines d’ironie glaciale. Cet individu-là, pour arrêter son élan, lui offrait invariablement cet argument unique qui faisait sur sa belle flamme jeune des merveilles d’extinction : « Je connais la vie, mon garçon ; ta tante se fiche bien de toi, elle l’a suffisamment prouvé. » Suivaient des heures de marasme où Frédéric Aubépine faisait entre le non-Être, et l’Être, des comparaisons désobligeantes pour ce dernier état.

Ce soir, il avait fallu cet on ne sait quoi de printanier qui flottait dans l’air, apporté par les rafales tièdes du Sud, ce demi-jour des soirs de carême où les cloches d’église tintent le sermon pendant que, sous le pouvoir de mars, la vie végétale, loin des villes, s’enfle et frémit dans les campagnes ; il avait fallu cet appareil orageux de la nature menaçante, poussant les gens à s’enfermer chez eux dans le bien-être du soir, il avait fallu un rien, l’aperçu rapide d’une lampe derrière la dentelle d’un store baissé, éclairant les gens qui causaient à leur table, la gaieté soudaine d’une salle de café, un grain de poudre de riz à la joue d’une belle fille, une gorgée de bière amère et capiteuse, pour qu’il prit la plume et écrivit ceci :

« Madame,

« Je suis votre neveu, Frédéric Aubépine ; je crois que je suis même marquis, si j’en juge par un parchemin qu’on m’a quelquefois montré, mais que j’ai laissé chez un notaire, trouvant que rien n’est lourd au monde comme un parchemin de ce genre dans une poche aussi légère que la mienne. Je suis actuellement âgé de vingt-deux ans et j’achève ma dernière année de service militaire ici, à la caserne Saint-Vivien, où je suis soldat de première classe. Voilà pour mon état civil qui est fort simple. Voici pour mon état d’âme qui ne l’est pas moins. Je suis seul, je suis un sans-famille et un sans-foyer.

« Nul ne s’est jamais soucié de moi que mon tuteur, l’homme du monde Île plus homme du monde et le moins tuteur qu’il y ait. Je lui dois d’avoir été trois fois au Bois de Boulogne, autant à l’Opéra, et onze années entre les murs du lycée Racine. Il a mon estime et mon respect, mais si jamais je deviens tuteur d’un garçon sans famille, lycéen abandonné qui n’ait rien fait de sa vie pour mériter d’être forçat, je me souviendrai d’aller le voir quelquefois le dimanche.

« J’ai pensé, madame, que vous auriez peut-être quelque chagrin à savoir le fils de votre frère dans ce grand isolement moral ; et cette pensée de quelqu’un au monde se chagrinant à mon sujet m’est apparue tout d’un coup si séduisante, que je n’ai pu résister au désir de vous écrire. On m’a bien dit qu’entre vous et moi il y avait un obstacle, une scission de famille, je ne sais quoi. Je le devine, et je veux vous dire ceci : j’adore toujours le souvenir qui me reste de ma mère. Mais je voudrais aimer autre chose qu’un souvenir, et me chauffer à un autre foyer qu’aux réminiscences de celui dont les bûches flambaient devant moi à cinq ans. Je vous écris pour vous demander si vous maintenez l’obstacle, si vous comprenez ce qu’est ma vie, si je suis toujours un sans-famille, si ce joli nom de Bergerie est un leurre, pour qu’on en ferme la porte irrévocablement aux absents qui reviennent… »

Frédéric signa, cacheta, timbra, tendit la lettre au groom du café qui disparut. Il était temps. Déjà l’individu morose et ironique se réveillait en lui et lui tenait des discours dans le genre de ceux-ci :

« Cours après le groom, reprends ta lettre et déchire-la. Elle est stupide. Ta tante se soucie de toi comme d’une guigne et c’est la pire maladresse de lui avoir écrit sur ce ton larmoyant. Tout est ridicule dans ce sentiment que tu fais avec cette vieille fille grincheuse. Tu oses lui parler de ta mère dont elle profanera l’idée avec ses scrupules cruels et intransigeants, et, ce qui pis est pour un garçon qui se croit de l’esprit, tu te compares en finissant à un petit mouton à propos de la Bergerie dont on ferme la porte. Si tu voulais faire des courbettes à la vieille dame, il fallait éviter d’être risible et de bêler. On ne se bombarde pas petit agneau de cette façon-là !… »

Mais sa lettre était loin et déjà dans l’irrévocable. Penaud et mortifié vis-à-vis de lui-même, Frédéric avala un second bock et sortis du café. Il faisait nuit. Les rafales enflaient et secouaient les pans de sa capote. Il rencontra des camarades de sa compagnie ; on les vit s’éloigner, se perdre dans les rues ; à neuf heures ils rentrèrent au quartier.

Au bout de quarante-huit heures, Aubépine fut pris du malaise de l’attente. On le voyait épier le vaguemestre derrière les vitres de la chambrée, comme une jeune fille qui a un fiancé guette le facteur sous le rideau de la fenêtre. On remarqua qu’il s’enfermait dans un de ces accès de silence dont il était coutumier. Certains de ses camarades, plus affinés et plus observateurs, eurent quelques soupçons. Mais nul ne devina, dans la personne qui négligeait de répondre à ses avances, une marquise de soixante ans, pas plus qu’on n’imaginait, planant au-dessus de ses songeries, la vieille et pâle figure qu’il voyait sans cesse, fine et frêle dans des papillotes blanches, des lunettes d’argent penchées sur une lettre qu’elle lisait toujours.

L’acuité de l’attente devenait douloureuse. Huit jours passèrent, Mlle d’Aubépine ne répondait pas. Frédéric sentit quelque chose de mauvais croître en lui. La jolie vieille qu’il voyait dans son rêve se métamorphosa insensiblement en quelque fée Carabosse de méchant visage, qu’il se mit à détester. Il la détesta moins pour son refus blessant de répondre à une telle lettre, que pour le fait même d’avoir reçu et de posséder encore cette lettre, où était un peu de la substance de son cœur à lui. Tout ce qu’il y avait dans sa nature d’ombrageux, de timide, de farouche, s’exaspérait d’avoir pu si sottement écrire ces puériles et tendres choses, dont il avait toujours un peu honte, à cette inconnue. De sorte qu’il était d’aussi mauvaise humeur contre lui-même que contre elle.

Une autre semaine vint. Il cessa de s’occuper du vaguemestre ; mais morne, sourdement révolté, et dans une tristesse amère, il fit des projets pour l’époque de la libération de sa classe. N’ayant aucune situation en vue, il résolut de s’expatrier. On commençait à parler beaucoup de colonisation ; il réaliserait le petit avoir paternel, réduit à quelques centaines de francs de rente, et dégoûté de la société, de la civilisation et de la vie, il irait chercher, ou une mort facile, ou les sauvages, ou le désert : Très absorbé par ces idées nouvelles, il accomplissait machinalement le service, content seulement d’y acquérir l’endurance requise pour sa future vie d’explorateur. Il avait une énergie inaccoutumée pour bondir du lit au premier coup de clairon ; et une fois les fenêtres ouvertes, claquées brutalement sur toute la façade des chambrées, il était le premier pantalon rouge en marche vers les lavabos d’en bas. Des camarades le rejoignaient bientôt et tous, massés de vant les robinets cascadant au-dessus des auges de pierre qui couraient le long des bâtiments silencieux, pleins de sommeil encore, le visage bouffi sous la calotte ronde de leurs cheveux rasés, la chemise échancrée, les manches retroussées au coude, ils se plongeaient la tête et les bras sous l’ondée froide, et l’on n’entendait, avec le bruit de l’eau, que leurs souffles forts et leurs frissonnements. Dans le quadrilatère spacieux de la cour, un mouvement se faisait ; les feux de la cuisine commençaient à luire au travers des vitres du fond ; le sergent de planton bâillait à la porte du corps de garde ; le haut des pignons recrépis à neuf de la vieille bâtisse se teintait d’or rose sous le soleil levant d’avril.

… Le long des lavabos où la compagnie de Frédéric s’épongeait et se frictionnait à tour de muscles, toutes les têtes voilées de serviettes, un cri partit qui fit redresser tout le monde :

« Oh ! chouette ! une dame ! »

Hésitante, chercheuse, incommodée par le peu d’usage qu’a toujours d’une caserne une femme, elle franchissait en effet à ce moment la grille, puis apercevant le sergent de planton, se dirigeait vers lui. Un dandinement léger et gracieux ralentissait sa marche ; elle était petite et un peu lourde d’aspect, sinon d’allure, ce qui chiffrait bien plus ses années que ne l’eût fait son visage demeuré frais, gras et rieur, sous de beaux bandeaux blonds démodés et pâlis. Démodée, elle l’était toute, avec une aisance et même une élégance souveraines. Sa jupe de soie puce, traînant un peu, avait une raideur métallique qui appelait sur la crinoline de vagues réminiscences ; son mantelet demi-long, bordé d’une mince fourrure, avait dix ans, et son chapeau laissait pendre, au lieu et place de l’ancien bavolet, des barbes de blonde. Mais elle avait une telle manière de porter la tête, de tenir à la main son petit sac et de demander au sergent de planton, avec la courtoisie hautaine et charmante de l’avant-dernier siècle : « Monsieur, dites-moi, je vous prie, si je puis voir M. Aubépine qui est soldat ici ? » que le sergent, ayant porté la main au képi pour le salut militaire, ne l’osait plus retirer, et qu’il lui répondit, incliné vers sa petite taille, bien plus par respect que par nécessité.

Des hommes de corvée, armés de balais de branches, nettoyaient la cour : ce fut l’un d’eux qu’on envoya chercher Frédéric. Il était déjà précipitamment remonté, et tremblant, agité d’un pressentiment qu’il ne voulait pas s’avouer depuis qu’il avait vu dans la cour la vieille dame, il pliait sur son genou tendu la cravate bleue qu’on lisse d’un doigt mouillé, quand son camarade lui cria :

« Il y a une dame en bas qui demande après toi. »

Son cœur fit, sous sa capote, des sursauts incohérents, mais il répondit, aussi froidement qu’il put :

« C’est bon ; merci ; je descends. »

Et il acheva sa toilette, brusque, nerveux, négligeant les détails, boutonnant à droite, au risque de la consigne, sa capote qu’il devait, d’après les règlements, boutonner à gauche pendant cette quinzaine.

Au bas de l’escalier, qu’il dégringola plus qu’il ne le descendit, la dame inconnue l’attendait rigide, tenant d’une main son ombrelle, de l’autre le petit sac. Il s’arrêta devant elle. Elle le dévisagea. Un début de phrase, qu’il n’accentua pas, frémit sur ses lèvres. Elle demanda :

« Frédéric d’Aubépine ? »

En même temps, une complaisance soudaine inonda ses bons et tendres traits ; ses yeux clignèrent ; des larmes y vinrent, rondes et lourdes, de ces larmes des vieilles gens qui s’arrêtent dans les rides et ne coulent pas ; sa lèvre faisait un sourire, disait des choses sourdes, tremblait ; ses bras s’ouvraient tout grands. Frédéric, sans penser, s’y jeta.

« Tante ! » murmura-t-il en serrant de ses deux mains les toutes petites épaules rondes sous le mantelet.

Il avait une famille !