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La Bergerie/19

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 273-285).

XIX

Il resta. Il resta une semaine après les six semaines promises, et la comédie la plus atroce commença de se jouer entre l’hôtel de Beaudry-Rogeas et Parisy. Frédéric écrivit des lettres de mensonge, des lettres de parjure ; il promettait son retour, donnait des dates absolues et signait à Camille des mots, des phrases amoureuses. Puis les jours vinrent s’ajouter aux jours, il ne partait pas. Camille lui répondait des choses raidies d’énergie et de stoïcisme. Sa charité confiante oubliait sa peine ou la dissimulait, pour ne gêner en rien les projets de son ami. « Ne tenez pas compte de moi, de mon chagrin, faites là-bas tout ce que vous devez ; je suis courageuse », lui écrivait-elle. Il la remercia et demanda un mois de délai. Il trompa jusqu’au loyal de Marcy, auquel il raconta qu’ayant laissé des dettes à Paris, il voulait avant le retour s’en acquitter au moyen de quelques travaux littéraires. De Marcy négligea de lui répondre, et ce blâme silencieux, de la part de l’homme dont il prisait le plus l’estime, fut un de ses pires châtiments. Tante d’Aubépine intervint. Une indignation vibrait dans sa lettre, étouffait sa tendresse : « Tu me surprends, tu me déroutes, Frédéric, lui disait-elle ; que se passe-t-il ? Regrettes-tu tes engagements ? Oh ! mon petit, si tu n’étais pas l’enfant que je crois ! S’il se passait dans ta vie de la duplicité, quelque chose d’inavouable !… »

Ses Impressions agricoles parurent à la Revue Noire. Ils les envoya à Parisy comme justification de son retard. Elles lui avaient mérité de Lydie les plus tendres, les plus enivrants éloges, les seuls qu’il désirât. Ce fut une des joies, une des rares joies de sa passion douloureuse, qui lui versait plus d’amertumes et de déceptions que de bonheur, qui l’étouffait comme un fardeau qui vous tue et auquel on s’accroche chaque jour plus désespérément. Ce devoir de cacher leur amour sous le toit où ils vivaient, qui les tenait perpétuellement l’un devant l’autre, pareils à des indifférents, n’était pas le plus cruel. Frédéric dut encore subir l’inquiétude de savoir ce qu’il obtiendrait jamais de cette vie à demi offerte, à demi reprise à chacun de leurs difficiles seul à seul. Il dut subir le supplice de voir, en dehors de lui, quel mutuel ascendant la fuyante créature et Chapenel exerçaient l’un sur l’autre. Sous ses yeux, sans qu’il y pût rien, elle prenait du peintre ses goûts, ses jugements ; il lui dictait jusqu’à la forme de ses robes et de ses chapeaux. Il sut un jour, par sa propre indiscrétion féminine, de quelle manière, poussé à bout, il lui avait confié le secret de sa vie, ce qu’il avait juré de ne dire à personne avant que les temps fussent accomplis ! la forme des architectures à venir : l’ichtyographie, la ligne remplaçant la grecque, le cintre, l’ogive, qui les contenait toutes, empruntée aux formes vives de la nature : la ligne du poisson ; le galbe du poisson, sa courbe, avec, comme ornement, la palme de sa nageoire. Lydie s’émerveillait sous le regard de Frédéric étreint de jalousie, elle jetait de quelques coups de plume, sur le papier, de fantaisistes édifices auxquels s’appliquait avec peine la clef des constructions inédites. Elle disait :

« Quel génie ! »

Et pendant ce temps, la camaraderie avec Beaudry-Rogeas se faisant plus intime, plus fraternelle, Naissance d’Europe s’acheva péniblement. Le livre était indigeste et consciencieux, bourré de documents, compilatoire, inutile et honorable. Il fut signé d’Aubépine en même temps que de Beaudry-Rogeas. Le jeune homme, dans des lettres rares et mornes, expliquait ces choses à Camille. Elle lui répondait inlassablement, en des billets froids, où il voyait à chaque fois, avec un soulagement indicible, le chagrin s’adoucir, l’amour s’éteindre. Il aurait souhaité un éclat, une colère de l’humble petite fille, s’alarmant, s’indignant, reprenant sa liberté sur le fiancé qui l’abandonnait si visiblement. Mais il ne put jamais lire d’elle un mot de reproche ; l’indifférence seule, sans doute, à la fin, lui donnait cette inaltérable sérénité de la femme qui ne peut plus même connaître l’impatience. Et tous ceux de là-bas paraissaient s’entendre, si confiants, si touchants dans leur crédulité, pour accepter l’une après l’autre ses raisons de demeurer ici.

Frédéric, un soir, à bout de lutte, s’en vint à cette demi-amante qui le dominait avec des promesses vaines, et il lui dit, pour provoquer une scène :

« Je crois qu’il est temps que je retourne là-bas, qu’en dites-vous, Lydie ? »

Ils se parlaient toujours bas, où qu’ils fussent, craignant les domestiques, craignant Chapenel, et se cachant de Beaudry-Rogeas.

« Pars si tu veux, si tu préfères vivre là-bas, mais tu n’es qu’un grand enfant.»

Ces mots à peine dits portèrent un coup terrible. Est-ce qu’elle ne le retenait plus, celle qui l’avait si timidement supplié l’an passé P Était-ce donc déjà fini, ce caprice de courtisane qu’elle avait eu pour lui ! Une fureur se mit dans son amour. Il voulut la reconquérir. Il y travailla des semaines. Elle demeurait la même, avec un peu moins d’élan vers lui peut-être, mais inaltérablement douce, féline et tranquille.

Au déjeuner, un matin, Beaudry-Rogeas, pâle, gêné, la voix altérée, lui dit d’un ton extraordinaire, en lui montrant qu’ils se trouvaient en tête-à-tête :

« Ma sœur m’a chargé de l’excuser près de vous, Frédéric ; elle a dû se rendre précipitamment près… près …de ma mère… près d’une amie malade, je veux dire ; elle n’a pu vous faire ses adieux.

— Et nous n’aurons pas non plus Chapenel ? fit le jeune homme en voyant libre la place du peintre.

— Eh ! bien non ; figurez-vous justement. c’est assez drôle, n’est-ce pas ; une coïncidence… Chapenel a dû partir lui aussi pour une affaire personnelle… le même jour…

— Ils ont voyagé ensemble ? demanda Frédéric avec un serrement de jalousie au cœur.

— Non pas… c’est-à-dire que… oui… peut-être… c’est très possible ; je ne suis pas sûr. Je me suis levé fort tard ce matin, j’ai mal compris ce qui s’est passé. »

Ils mangèrent en silence. Frédéric s’affligeait démesurément de ce détail que Lydie fût partie sans lui dire adieu. Comment ! alors que son absence pouvait se prolonger, qu’elle devait s’en aller tristement au chevet de quelque amie très chère, elle le quittait sans le revoir, une minute, même devant témoin ; sans lui serrer la main, sans échanger avec lui un regard ! Il souffrait le martyre pour cet oubli, lui qu’elle avait habitué à souffrir de tant de sortes ! Son amour était devenu de la démence. Il l’avait trop souhaité l’amour fou, clandestin, extravagant, mystérieusement scandaleux et contrecarré, comme il l’avait maintenant. Et il en était dévoré, déchiré et possédé !

« Je ne travaillerai pas avec vous cette après-midi, je suis un peu souffrant, dit Beaudry-Rogeas ; promenez-vous donc si vous le voulez, mon cher ami. »

Il se promena ; mais la vue des passants lui était tellement odieuse qu’il sauta dans un fiacre et se fit ramener à la maison. Désœuvré, il flana dans le hall où, par les journées très chaudes, on trouvait de la fraîcheur. Ensuite, il chercha son patron qui n’était pas à son cabinet de travail. Sa chambre était vide. Cette fuite l’intrigua, l’amusa presque ; il entra dans le salon et à peine aperçut-il par la porte ouverte, au fond du billard, une masse noire affaissée sur une chaise.

« Maître ! » cria-t-il.

Beaudry-Rogeas releva la tête ; son frais visage poupin était inondé de larmes, crispé de douleur.

« Ah ! Frédéric ! fit-il en levant les épaules désespérément.

— Maître ! balbutia le jeune homme avec une angoisse plus prenante.

— Il vaut mieux que je vous dise tout, expliqua-t-il en retenant ses larmes ; vous sauriez d’ailleurs la vérité à un moment ou à un autre ; et puis j’ai confiance en vous ; vous ne nous trahirez pas, Frédéric… Eh ! bien… elle est partie ; Lydie est partie… avec Chapenel ; ils se sont enfuis cette nuit, tous les deux, vous entendez, ensemble. Ils s’aimaient. Ils s’étaient défiés de moi ; ils ne me l’avaient pas dit ! Cette petite Lydie qui était pour moi comme une fille, s’éprendre ici, sous mes yeux, de Raphaël, et me le cacher si soigneusement ! comme si j’avais été son pire ennemi. Hein ! c’est dur, Frédéric. Et lui, Chapenel, que j’avais pris si pauvre, dont j’avais fait la vie car je lui avais fait sa vie, mon cher. On peut se moquer des parvenus, mais tout de même, avec mes millions, j’avais fait un heureux, là ; ma maison était à lui ; ma bourse, mon dévouement, mon amitié, mon luxe, mes relations, il partageait tout ; et il s’en va une nuit… avec ma sœur… Comment me serais-je douté… avec ses théories… lui qui m’avait enlevé de force cette petite Ejelmar, comme si j’avais été un mineur sous sa tutelle… lui qui défendait l’amour aux autres… Qu’en dites-vous ? Je ne leur en veux pas de s’être aimés. Il paraît que c’est une tendresse surhumaine à qui rien n’a jamais ressemblé. Lydie m’écrit : « Pardonne-nous ; nous ne sommes plus que deux êtres fondus en un seul ; il nous faut l’essor absolu ; l’amour dans la liberté, comme la liberté dans l’amour ; nous nous en allons — personne ne peut nous comprendre — nous cherchons un désert » ; mais je leur en veux de s’être cachés de moi, et de partir ainsi, pour l’unique fantaisie de créer à leur amour du mystère… Ah ! Frédéric, comme le malheur vient vite !

— Oui, le malheur vient des », répétait Frédéric hébété.

Et après avoir articulé, devant le chagrin de Beaudry-Rogeas, quelques mots de politesse, il courut dans sa chambre, étouffant ; il crut mourir.

« Oh ! méchante ! méchante Lydie ! » prononça-t-il, toute réflexion anéantie, comme un enfant qu’une petite camarade aurait fait souffrir.

Et comme il ne voyait plus maintenant aucune raison de vivre, et que cette suffocation des larmes impossibles continuait, il eut un semblant de joie intérieure à cette pensée : « Je me meurs de douleur ! »

Il ne mourut pas de douleur. Il avait vingt-cinq ans, et cet âge, moins que tout autre, est sujet à de tels accidents ; mais des jours vraiment affreux survinrent pour lui. Beaudry-Rogeas voulut quitter momentanément Paris et se retirer près de sa mère. Son secrétaire n’avait plus raison d’être près de lui. Il dut chercher un emploi. Ménessier promit de s’en occuper, mais par correspondance, parce qu’il était en Angleterre. Croix-Martin lui donna des lettres. Il reprit sa petite chambre au papier bleu, au meuble multicolore, qu’il payait trente francs par mois, et il y vécut de la vie la plus triste, la plus déçue, pensant à ce qui eût pu être, et qui ne serait plus. Il cessa, par fierté, d’écrire à Parisy.

Un matin, comme il achevait de s’habiller, une servante de l’hôtel l’avertit qu’une personne demandait à lui parler. Il postulait pour plusieurs situations subalternes ; il pensa que la visite concernait l’une d’elles, et se réjouit. On introduisit une robe noire, un chapeau voilé de tulle épais ; il laissa la porte se refermer et balbutia attéré :

« Camille ! »

Elle était très rouge et embarrassée.

« Je suis venue à Paris pour vous voir, Frédéric, dit-elle ; personne ne le sait ; je suis venue pour cette seule raison. Mme de Chanterose ayant proposé de m’emmener avec elle pour me distraire, j’ai accepté, j’ai accepté pour me distraire en apparence, mais dans le seul but de vous revoir pour vous dire ce que j’ai à vous dire. Vous comprenez ! »

Il fit signe que oui, son cœur se tordait.

« Nous avons été fiancés ; il y a eu une promesse entre nous, mais d’un consentement mutuel, nous pouvons nous délier l’un de l’autre, je crois, n’est-ce pas, même en morale. Je vois que je vous étonne un peu, parce que vous étiez habitué à me considérer comme une petite fille, mais j’ai beaucoup vieilli depuis quelque temps, j’ai comme plongé dans la vie. Nous avons aussi causé, Laure et moi. Enfin j’ai dix-huit ans et je sais des choses que j’ignorais. J’ai une grande estime pour vous, Frédéric ; je sais que si vous vous êtes détaché de moi après m’avoir promis de ne plus me quitter, c’est qu’une raison très forte vous a fait manquer à votre parole. Je pense, je devine, et je suis même sûre que vous aimez une autre personne. Vous auriez voulu sans doute vous unir, et moi je vous en empêche à cause de cette promesse que vous m’avez faite. Vous aviez peut-être promis aussi. Je me suis figuré que c’était une jeune fille pauvre, une petite ouvrière peut-être… Si vous aviez déjà… enfin vous comprenez… je veux dire des choses… si cela était, je voudrais que vous l’épousiez, surtout si elle est pauvre, qu’elle vous aime et qu’elle ait cru en vous. Je vous rends votre promesse.

— Camille ! Camille ! disait Frédéric les bras tendus, je n’aime personne, personne au monde, que vous, je vous jure.

— Oh ! vous dites cela.

— Je jure.

— Ne jurez pas, Frédéric, vous m’effrayez. Je suis sûre… j’y ai trop pensé… il ne peut pas y avoir autre chose entre nous qu’une autre personne plus aimée que moi. Ne m’expliquez rien, je ne suis pas indiscrète, je ne demande rien, seulement ceci : que vous vous épousiez sans souci de moi, puisque vous vous aimez. Si vous êtes heureux, ce sera mon bonheur.

— Vous ne m’aimez plus ! »

Elle eut un sanglot, serra les lèvres et dit :

« Non…

— Plus un peu, Camille ? rien d’autrefois, rien ?

— Non… Frédéric… rien… d’autrefois. Épousez-la sans crainte. »

Et ses larmes partirent à flots ; elle semblait les retenir de ses deux mains collées à ses yeux ; elle les cachait, les écrasait, et elles ruisselaient. « Ne prenez pas garde, disait-elle, c’est un peu d’émotion, seulement un peu, je ne regrette rien. »

Frédéric se traînait à ses genoux ; il ne savait que dire, il demandait pardon sans préciser de quoi, et il eut l’angoisse qu’elle partît là, sous ses yeux, sans rien entendre de plus, avec ce conseil obstiné d’épouser l’autre. Ah ! l’autre !

« Écoutez-moi, Camille ! écoutez-moi ; je vous jure que je vous aime seule ; mais il s’est passé des choses… chère petite bien-aimée… je ne puis vous raconter… je suis devenu indigne de vous. Allez-vous en ; si l’on vous savait ici ce serait terrible… laissez-moi à mon malheur, je l’ai mérité, oubliez-moi… je ne suis plus digne… »

Elle laissa son rôle, le regarda en face tendrement :

« Oh ! mon Frédéric, plus digne de moi ? Je ne le croirai jamais !

— Si, fit-il ; je n’aime plus, c’est vrai, mais j’ai aimé. Je vous ai été infidèle, Camille ; j’ai souhaité de vous oublier, de n’être plus lié à vous, je suis trop coupable ; abandonnez-moi à votre tour ; punissez-moi ; oubliez-moi ; aimez-en un autre.

— Un autre que vous ! cria-t-elle indignée ; oh ! Frédéric, est-ce que je pourrais !

— Mais vous ne m’aimez plus…

— Si cela ne vous gêne plus que je vous aime, alors… »

Elle ouvrit les bras tous grands, rieuse, tendre et radieuse comme autrefois, et ce fut dans ces petits bras enlaçants qu’il confessa toute son histoire, sa longue, sa triste faute, et la faiblesse de l’homme qu’il offrait à cette vigueur d’enfant. Il n’avait pas honte. Il devinait là déjà un cœur angélique et fort d’épouse, fait pour tous les pardons et toutes les pitiés ; il se sentait trop perdu, trop seul et naufragé pour ne pas adorer cette pure confidente. Sa petite fiancée était la Bergère compatissante qui, après l’atroce, l’interminable journée d’égarement, reconduit à la Bergerie l’égaré. Il était trop las, trop exténué, la Terre l’appelait cette fois irrésistiblement, il n’avait plus qu’à fermer les yeux et à s’y laisser conduire.

Les voix du parc avaient dit :

« Tu nous reviendras, Frédéric d’Aubépine ! »

FIN

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