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La Centenaire

La bibliothèque libre.
Traduction par É. Halpérine-Kaminsky.
La Femme d’un autreLibrairie Plon (p. 203-218).


LA CENTENAIRE



I


Je suis sortie de chez moi vers midi. J’avais beaucoup à faire et j’étais bien en retard. Voilà qu’à la porte d’une maison je rencontre une vieille femme, très-vieille, toute décrépite, appuyée sur un bâton. Il était impossible de deviner son âge. Elle était assise auprès de la porte cochère, sur le banc du dvornik. Elle se reposait. J’avais affaire dans une autre maison, à quelques pas de là. J’y entre, et, en sortant, je retrouvai ma vieille assise maintenant sur le banc du dvornik de cette maison. Elle me regarda, je lui souris et j’entrai dans un magasin où j’avais à prendre des bottines pour ma fille. Quatre ou cinq minutes après, sur la perspective Newsky, je revois ma vieille, à la porte d’une troisième maison, assise cette fois, à défaut de banc, sur une borne auprès de la porte. Je m’arrête malgré moi devant elle, songeant : Pourquoi s’assied-elle ainsi devant toutes les maisons ?

— Tu es fatiguée, lui demandai-je, ma vieille ?

— Oui, fatiguée, ma fille, toujours fatiguée, et je me suis dit : Il fait chaud, le soleil brille, je vais aller dîner chez mes petits-enfants.

— Alors, babouchka, tu vas dîner ?

— Dîner, ma fille, dîner.

— Mais tu n’iras pas loin comme cela !

— Oh ! que si : je me repose, je me relève, je fais quelques pas, puis je me repose encore et je recommence.

Je la regarde. Elle me paraît très-curieuse : une petite vieille, proprette, des habits usés. Probablement de la mechtchanstsvo[1]. Le visage flétri, jauni, décharné, des lèvres incolores. Une sorte de momie. Mais cette momie sourit, et le soleil luit pour elle comme pour les vivants.

— Tu dois être très-vieille, babouchka, lui dis-je en souriant.

— Cent quatre ans, ma fille, cent quatre ans seulement. Et toi, où vas-tu donc ?

Elle me regarda et rit, probablement joyeuse de causer. Mais il me parut étrange qu’une centenaire eût la curiosité de savoir où j’allais, comme si cela pouvait l’intéresser.

— Eh bien ! babouchka, dis-je en riant aussi, je viens d’acheter des souliers pour ma fille, et je les porte à la maison.

— Comme ils sont petits ! Vois-tu ? Elle est toute petite, ta fille ! As-tu encore d’autres enfants ?

Et de nouveau elle rit, m’interrogeant du regard. Ses yeux sont mornes, ternis, mais une sorte de chaleur intime les anime parfois.

— Babouchka, veux-tu prendre ces cinq kopecks ? Tu achèteras un petit pain.

— Quoi ? Cinq kopecks ? merci, je les prends.

— Prends-les sans t’offenser, babouchka.

Elle les prend. On voit bien que ce n’est pas une mendiante, elle n’en est pas là. Elle a pris l’argent d’une manière très-convenable, pas du tout comme une aumône, par amabilité, en quelque sorte, par bonté d’âme. Du reste, elle est peut-être contente : qui donc lui parle jamais, à la pauvre vieille ? Et non-seulement aujourd’hui on lui parle, mais on s’intéresse à elle, on lui témoigne de la sympathie.

— Eh bien ! adieu, lui dis-je, babouchka. Je te souhaite d’arriver en bonne santé !

— J’arriverai, ma fille, j’arriverai… J’arriverai. Et toi, va trouver ta petite-fille, dit la vieille, oubliant que je ne suis pas encore grand’mère et s’imaginant sans doute que toutes les femmes sont grand’mères.

Je m’en allai et me retournai pour la voir encore : elle se lève lentement, avec peine, en frappant de son petit bâton, et, se traînant, fait quelques pas. Peut-être lui faudra-t-il se reposer une dizaine de fois encore avant d’atteindre le logis des siens, chez qui elle doit dîner. Et où va-t-elle donc ? Quelle étrange petite vieille !


II


On m’a fait ce récit ce matin. C’est moins un récit qu’une simple impression. J’avais oublié cette impression quand, assez tard dans la nuit, après avoir lu un article de revue, je me suis rappelé cette vieille, et, sans savoir pourquoi, j’ai achevé dans ma pensée cette ébauche. J’ai vu la centenaire arriver chez les siens pour le dîner, et cela s’est déduit en un tableau qui me semble assez réel.

Les petits-enfants et peut-être les arrière-petits-enfants de la vieille, — mais elle les appelle « mes petits-enfants », — sont des artisans qui vivent en famille, dans un sous-sol, ou peut-être tiennent une boutique de coiffeur ; des gens pauvres, mais qui parviennent à vivre convenablement. Elle est arrivée vers deux heures. On ne l’attendait pas, mais on l’a reçue avec plaisir.

— Ah ! la voilà aussi, Maria Maximovna ! Entre ! entre ! Sois la bienvenue, servante de Dieu !

La vieille entre en souriant, et la sonnette de la porte vibre longtemps avec un bruit aigu et sonore. Sa petite-fille, la femme du coiffeur, est assez jeune, comme son mari lui-même, un homme de trente-cinq ans, et quoiqu’il exerce une profession un peu légère, c’est un homme assez posé. Il porte une redingote grasse comme une galette, peut-être à cause de la pommade, que peut-on dire ? Je n’ai jamais vu un coiffeur propre. Le col de sa redingote est comme trempé dans la farine.

Trois petits enfants, — un gamin et deux gamines, — accourent aussitôt auprès de leur aïeule. À l’ordinaire, des vieilles d’un âge si exagéré sympathisent avec les enfants : les uns et les autres ont la même âme et se ressemblent en tout.

La vieille s’assied. Le patron a un hôte, un visiteur amené pour une affaire, d’une quarantaine d’années, et qui est sur le point de partir. Le coiffeur a aussi son neveu, le fils de sa sœur, un garçon de dix-sept ans, apprenti imprimeur. La vieille fait un signe de croix et regarde l’étranger.

— Ah ! que je suis fatiguée ! Et celui-ci, qui est-ce ?

— Mais c’est moi, répond l’étranger en souriant. Comment donc, Maria Maximovna, vous ne me reconnaissez plus ? Il y a deux ans, nous devions aller ensemble dans la forêt à la cueillette aux champignons.

— Oh ! toi, je le connais, farceur ! Je m’en souviens, mais je ne sais plus comment on t’appelle. Autrement, je m’en souviens… Que je suis fatiguée !

— Eh bien ! Maria Maximovna, respectable petite vieille, vous ne grandissez plus ? dit l’étranger en plaisantant.

— Allons ! allons ! répond la vieille en riant. (Elle est visiblement contente.)

— Moi, Maria Maximovna, je suis un bon garçon.

— Avec un bon garçon il y a plaisir à parler… Ah ! Comme la respiration me manque toujours ! On a acheté un nouveau paletot à Seriogegnka.

Elle désigne le neveu.

Le neveu, un gars vigoureux, sourit de toutes ses dents et se pousse vers la vieille. Il a un pardessus gris tout neuf qu’il ne porte pas encore avec indifférence : attendons huit jours ; pour l’instant, il ne cesse de s’admirer, il est absorbé par son image dans la glace, et chacun de ses mouvements révèle une grande estime de soi-même.

— Va donc ! tourne-toi ! bourdonne la femme du coiffeur. Vois, Maximovna, ce qu’on lui a fait ! Ça coûte six roubles comme un kopeck. Meilleur marché, nous a-t-on dit chez Prokhoritch, ce serait bien plus cher, vous en pleureriez dans huit jours. Mais ça, c’est inusable ! Vois un peu quelle étoffe !… Eh ! tourne-toi donc !… Et quelle doublure ! quelle solidité !… Mais tourne-toi !… Et voilà comment l’argent s’en va, Maximovna. Notre bourse est décrassée, va !

— Ah ! ma petite mère, comme tout est cher maintenant ! Ça n’a pas de bon sens ! Tu ferais mieux de ne pas m’en parler, ça me fait trop de peine, ajoute avec sentiment Maximovna toujours essoufflée.

— Allons ! en voilà assez, observe le patron. Il est temps de manger. Te voilà bien fatiguée, Maria Maximovna !

— Oh ! mon brave, oh ! oui, je suis fatiguée… Il fait chaud, le soleil… et je me suis dit : Allons les voir ! Pourquoi rester toujours couchée ? Oh !… Et en route j’ai rencontré une jeune barinia qui achetait des souliers à ses enfants : « Eh quoi, ma vieille, qu’elle me dit, tu es fatiguée ? Voilà cinq kopecks, achète un petit pain… » Et moi, sais-tu, j’ai pris les cinq kopecks…

— Repose-toi un peu, babouchka. Pourquoi es-tu si haletante, aujourd’hui ? remarque le patron particulièrement soucieux.

Tous la regardent. Elle est étrangement pâle, ses lèvres sont blanches. Elle aussi regarde tout le monde, mais ses yeux sont ternes.

— Et voilà que j’ai pris… vous achèterez des gâteaux pour les enfants avec les cinq kopecks…

Elle s’arrête encore, de nouveau elle s’efforce pour respirer. Tout le monde se tait pendant cinq secondes.

— Quoi, babouchka ? dit le patron se penchant vers elle.

Mais la babouchka ne répond pas. Encore un silence de cinq secondes. La vieille blêmit, et son visage s’altère de plus en plus. Ses yeux deviennent fixes. Le sourire se fige sur ses lèvres. Elle regarde, et l’on croirait qu’elle ne voit pas.

— Il faudrait aller chercher le pope !… dit tout à coup la voix de l’étranger.

— Mais… est-ce que ?… N’est-il pas déjà trop tard ? murmure le patron.

— Babouchka ! Eh ! babouchka ! appelle soudainement émue la femme du coiffeur.

Mais la babouchka reste immobile, sa tête se penche de côté. Dans sa main droite posée sur la table elle tient sa pièce de cinq kopecks ; la gauche est restée sur l’épaule de Micha, son arrière-petit-fils, un enfant de six ans. Il se tient sans bouger, et, de ses grands yeux étonnés, il examine son aïeule.

— Elle a passé, dit solennellement le patron en saluant et en se signant.

— Voyez-vous cela ! Je voyais bien qu’elle se penchait toujours, dit l’étranger interdit et considérant l’assistance.

— Ah ! Seigneur ! Voyez-vous cela ? Comment faire, Makaritch ? Faut-il la porter là-bas ? bourdonne la patronne troublée.

— Où, là-bas ? demande le patron. Va ! nous nous arrangerons ici ! Est-elle ta parente, ou non ? Il faut aller faire la déclaration.

— Cent quatre ans ! Hé ! dit l’étranger piétinant sur place et de plus en plus attendri.

Il est devenu tout rouge.

— Elle commençait à oublier la vie, ces derniers temps, dit avec importance le patron, en prenant sa casquette et son paletot.

— Il n’y a qu’un instant, elle riait encore ! Vois-tu ? elle a encore la pièce dans sa main. « Des gâteaux », qu’elle disait. Oh ! ce que c’est que notre vie !…

— Eh bien ! allons, Petre Stepanitch, interrompit le patron.

Il sort avec l’étranger.

On ne pleure pas une telle morte. Cent quatre ans ! « Morte sans maladie et en paix. »

La patronne envoie chercher ses voisines pour lui venir en aide. Elles accourent aussitôt, la nouvelle leur fait moins de peine que de plaisir, elles poussent des Ho ! et des Ha ! Il va sans dire qu’on commence par faire bouillir le samovar. Les enfants, étonnés, se cachent dans un coin et regardent de loin la morte. Micha, tant qu’il vivra, n’oubliera jamais que la vieille est morte la main sur son épaule, et quand, à son tour, il mourra, personne ne se souviendra plus que sa vieille babouchka a vécu cent quatre ans : pourquoi et comment ? Nul ne le sait. Et qu’importe, d’ailleurs ? Des millions de gens meurent ainsi : ils vivent sans qu’on se doute d’eux et meurent de même. Peut-être seulement, au moment de la mort d’un centenaire, a-t-on une sensation d’attendrissement, de paix, de solennité et de consolation. Cent ans ! Ce chiffre produit encore sur l’homme une impression étrange.

Que Dieu bénisse la vie et la mort des simples bonnes gens !

  1. La classe des mechtchanines, la petite bourgeoisie citadine.