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La Chevalerie/01

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DE
LA CHEVALERIE

Première Partie.

La poésie chevaleresque forme la portion la plus considérable, la plus originale et, à quelques égards, la plus intéressante de la littérature du moyen-âge. Les troubadours et les trouvères ont exprimé dans leurs chants lyriques ce que ces sentimens et les mœurs que la chevalerie a créés ont eu de plus délicat, de plus ingénieux, de plus raffiné ; les épopées de ces poètes réfléchissent ces sentimens et ces mœurs dans des situations toujours semblables pour le fond, toujours variées dans les détails ; portraits fantastiques où se peint la réalité. Conduit par l’histoire de la littérature nationale à m’occuper de cette poésie, j’ai voulu connaître la chevalerie, qui lui a donné naissance, analyser dans tous ses élémens, sonder dans sa vie intime, scruter dans ses origines un fait vaste et compliqué autant que brillant et célèbre, le plus grand fait moral et social des temps modernes entre l’établissement du christianisme, qui l’a produit, et l’explosion de la révolution française, qui a achevé de le tuer. Les pages qu’on va lire sont une étude faite en conscience sur un sujet banal et pourtant presque neuf, dont, après beaucoup de volumes consacrés à le traiter, il restait peut-être, à classer avec méthode les diverses parties, à déterminer les rapports, et à mesurer l’étendue.

i.
DE LA CHEVALERIE EN GÉNÉRAL.

Qu’est-ce que la chevalerie ? Il n’est pas très facile de répondre à cette question ; comment préciser par une définition rigoureuse un fait aussi complexe ? On éprouve même quelque regret à porter le scalpel de l’analyse sur une portion poétique de l’histoire de la civilisation moderne ; il en coûte d’anatomiser une fleur ; cependant, les botanistes le savent, pour étudier les fleurs, il faut se résoudre à les disséquer, et je suis obligé d’en faire autant pour la chevalerie ; je suis obligé de chercher d’abord quels sont ses principes fondamentaux, ses élémens constitutifs.

La chevalerie est un ensemble de sentimens, de mœurs et d’institutions : les sentimens en sont l’ame ; ils se manifestent par les mœurs et les institutions qu’ils produisent.

Quels sont les sentimens qui ont gouverné et animé la chevalerie moderne ? D’abord la générosité, d’où naît le respect et la protection de la faiblesse, la libéralité naît aussi de la générosité qui lui a donné son nom. Un autre sentiment domine la chevalerie, c’est le culte de la femme, de la femme envisagée comme le principe de tout bien, de toute élévation morale, excitant l’homme à la vaillance, adoucissant et purifiant ses mœurs, exaltant ses facultés morales. Dès à présent, on peut entrevoir plusieurs conséquences de ces sentimens fondamentaux : l’une d’elles est le combat désintéressé pour acquérir non pas des terres ou des richesses, mais seulement de l’honneur, sans mélange de passion égoïste ou haineuse. Deux chevaliers se rencontrent et combattent pour la beauté du fait, pour le plaisir et la gloire du combat, et pour honorer, pour glorifier leurs dames. Les tournois, les joutes sont des luttes sans inimitié entre hommes qui s’estiment, qui s’aiment quelquefois, et qui ne croisent leurs lances que pour accomplir de belles emprises d’armes, comme dit Froissart, ce dilettante de la chevalerie. Rien ne peint d’une manière plus vive et plus piquante cette générosité chevaleresque que ces deux paladins de l’Arioste qui, encore tout meurtris des grands coups qu’ils se sont portés, l’un païen et l’autre chrétien, enfourchent le même cheval et le piquent de quatre éperons.

Cet idéal que je viens d’indiquer très sommairement, sauf à y revenir, peut s’étudier dans tous les romans chevaleresques du moyen-âge et dans l’ouvrage qui résume la chevalerie tout entière sous une forme qui, pour être comique, n’en est pas moins complète et moins frappante, dans l’immortel roman de Cervantes ; admirable caricature, semblable à un de ces miroirs qui rendent ridicules, en les grossissant, les traits qu’ils réfléchissent, mais qui, par là même, en accusent d’autant mieux les contours.

Ce grand fait de la chevalerie ne s’est produit tout entier qu’une fois, en Europe et au moyen-âge ; mais est-il donc isolé dans l’histoire de l’humanité ? S’il n’y a pas eu dans d’autres temps et dans d’autres pays une chevalerie complètement organisée comme la nôtre, n’y a-t-il pas eu des instincts, des tendances, des velléités chevaleresques ? Je le pense, et je crois qu’il est important, avant d’entrer dans l’étude approfondie de la chevalerie moderne, de la rattacher à un ensemble de faits, non pas spéciaux, locaux, renfermés dans un siècle et dans une contrée, mais universels, et, pour ainsi dire, humains. Considérée de la sorte, la chevalerie se lie à l’histoire générale de la civilisation, dont elle est un moment important, décisif. Elle n’est plus un accident, mais un résultat. Je vais indiquer divers exemples, présenter divers échantillons, pour ainsi dire, de ce qui a été, au moins partiellement, au moins par certains côtés et sous certains aspects, la chevalerie hors du moyen-âge et de l’Europe moderne.

Dans l’état sauvage, l’homme est tout entier sous l’empire des besoins physiques et des instincts brutaux. La guerre, c’est la faim, et, après la faim, c’est la haine, c’est la vengeance. Tuer l’ennemi qui lui dispute la forêt nécessaire pour la chasse, tuer l’ennemi dont la tribu est en guerre avec sa tribu ; le tuer par tous les moyens, par le courage, s’il se peut, par la ruse, si le courage ne suffit pas, c’est là l’unique but du sauvage. Il déploie souvent, pour atteindre ce but, une grande énergie, un grand mépris de la mort. On sait jusqu’où va l’exaltation de ce mépris quand le prisonnier est attaché au poteau fatal ; mais, dans tout cela, il n’y a rien qui, de près ou de loin, ressemble à cette générosité qui consiste à protéger le faible, à combattre pour la beauté du combat, sans haïr son adversaire. La femme est chez les sauvages dans une condition misérable ; elle est une esclave et presque une bête de somme. Elle n’a donc nullement ce rôle inspirateur de la vaillance qu’elle aura dans la chevalerie. À peine entrevoit-on quelques lueurs de ces sentimens, que le sauvage ne connaît pas ; tout au plus, ces ames de brutes sont-elles surprises quelquefois, comme à leur insu, par un mouvement rapide et fugitif de pitié. Dans les confessions assez curieuses qu’a publiées un chef sauvage de l’Amérique du Nord, il retrace une foule d’exploits, dans lesquels ne se montrent ni pitié ni générosité, mais seulement haine et vengeance implacables. Puis, l’Aigle noir raconte qu’un jour ayant surpris les enfans d’un chef ennemi, comme il allait les égorger avec délices, le souvenir de ses propres enfans le désarma. Un éclair de générosité ou plutôt d’humanité avait lui dans cette ame. Quant au rôle, qui sera si noblement rempli par la femme au temps de la chevalerie, et qui consiste à enflammer le courage des combattans, on répugne à en apercevoir les germes dans certaines coutumes féroces, qui tiennent cependant, mais de bien loin, à un principe analogue. Chez les Abungs, à Sumatra, les jeunes guerriers qui ont été à la chasse des crânes, et qui reviennent chargés de ces horribles trophées, les déposent aux pieds des jeunes filles : c’est leur moyen de plaire. Voilà une étrange galanterie, une galanterie cannibale ; mais enfin, c’est le commencement de l’empire des femmes sur le courage, dans des conditions atroces.

Les mœurs barbares ressemblent beaucoup aux mœurs sauvages ; seulement les barbares sont perfectibles, les sauvages ne le sont point ; la civilisation ne les pénètre pas, elle les dévore, tandis que les peuples barbares sont capables de recevoir et même de raviver la civilisation ; eh bien ! leurs mœurs ne sont pas plus chevaleresques que celles des sauvages. Les mœurs barbares, au moment où elles passent à la civilisation, donnent naissance aux mœurs héroïques ; les héros d’Homère sont encore des barbares, mais des barbares qui commencent à se civiliser. Dans l’âge héroïque apparaissent quelques jours de chevalerie, bien rares, bien vagues encore, mais qu’on distingue avec joie dans la nuit des temps primitifs. Thésée parcourant la Grèce pour combattre les monstres, et aussi les géans, les brigands, les félons, qui pillent et tuent les voyageurs, Thésée est conduit par un sentiment peu différent du sentiment qui produit les aventures chevaleresques. Il va aussi redresser les torts, défendre les faibles ; il est en quelque sorte le plus ancien des chevaliers. Ce qui n’existe pas encore, c’est l’amour, mobile du beau moral ; il manque à Thésée d’avoir une dame pour être un chevalier parfait

Dans l’Iliade et dans l’Odyssée, les mœurs héroïques sont présentées dans toute leur violence, et on peut le dire, dans toute leur brutalité. Les héros sont sans pitié pour leurs ennemis vaincus, ils les foulent aux pieds encore palpitans et les insultent après les avoir percés ; ils les raillent en les égorgeant. Achille traîne le cadavre d’Hector autour de Troie ; Ulysse et Télémaque sont sans merci pour les prétendans, pour ceux même qui ont montré quelques sentimens meilleurs. Tout, chez Homère, est fortement empreint de la barbarie primitive et la chevalerie ne s’y montre pas. Si par moment on croit qu’elle va paraître, l’illusion n’est pas longue ; il y a dans l’Iliade un épisode raconté par l’auteur, quel qu’il soit, avec la naïveté délicieuse qui est le caractère de cette antique poésie : Diomède et Glaucus se rencontrent dans la mêlée et vont se frapper, quand ils reconnaissent que leurs aïeux ont eu des liens d’hospitalité ; alors ils suspendent leurs coups, puis, avant de s’éloigner, ils échangent leurs armes. Voilà un incident qui figurerait à merveille dans un récit chevaleresque, mais la conclusion du poète grec est fort différente du sentiment qu’exprimerait un pète moderne au sujet d’une pareille rencontre. Homère se contente de cette réflexion peu sentimentale : « Le grand Jupiter aveugla l’ame d’un de ces guerriers qui donna une armure qui valait cent bœufs pour une armure qui n’en valait que neuf. » La naïveté antique ressaisit le poète au moment où il semblerait qu’un autre ordre de sentimens plus semblables aux sentimens modernes va se faire jour dans son récit.

Quant aux femmes, leur situation dans l’Iliade est très secondaire ; une femme est bien la cause de la guerre ; mais ce n’est pas pour lui plaire, ni pour lui faire honneur que l’on combat, c’est pour la conquérir et la rendre à son époux. Des idées conjugales sont au fond de l’Iliade aussi bien que de l’Odyssée, mais rien n’y ressemble à l’amour chevaleresque. Briseïs est une esclave favorite ; quoiqu’Achille ressente vivement l’injure qu’on lui fait en la lui ravissant, il n’a pas pour elle un sentiment très délicat, et son amitié pour Patrocle l’emporte de beaucoup sur son amour pour Briseïs. Veut-on apprécier à quel point les mœurs homériques sont loin des mœurs chevaleresques ? il suffit de rapprocher l’Achille d’Homère de l’Achille de Racine. Toute l’antiquité grecque et latine a suivi Homère à cet égard, et les sentimens chevaleresques ne s’y montrent ni dans l’histoire, ni dans la poésie ; on y trouve la passion ; chez Virgile, par exemple, l’amour de Didon est peint admirablement, mais cet amour est toujours une malédiction envoyée par les dieux, un obstacle aux grandes destinées des héros et aux desseins de l’Olympe ; il n’est jamais ce qu’il est toujours dans le point de vue de la chevalerie moderne, la source des belles actions et des grandes choses. Dans l’histoire, la même observation se présente : l’antiquité, qui a de si grands hommes, n’a pas de personnages chevaleresques comme Richard Cœur-de-Lion, François Ier et Charles XII ; elle ne connaît pas cette exaltation qui fait chercher les aventures brillantes pour le plaisir de les chercher. Les grands hommes de l’antiquité combattent pour obéir aux saintes lois de la patrie, ou par ambition pour dominer ou opprimer leurs concitoyens, pour conquérir le monde, jamais par un entraînement chevaleresque : un seul peut faire exception, c’est Alexandre. Alexandre était certainement guidé dans ses conquêtes par de grandes vues politiques, mais il a chez lui, à côté de la politique et au-delà, un certain élan, un certain emportement qui l’entraîne toujours plus avant, toujours plus loin vers l’Orient, là où il est presque insensé d’aller, là où il n’y a plus de conquête raisonnable à faire. Que ne s’arrêtait-il à Babylone, véritable centre de l’empire d’Orient, de cet empire qu’il voulait fonder ! Mais non ; il faut aller aux Indes, il faut aller, comme le disent de lui les traditions de Java, découvrir le berceau du soleil, et si son armée ne l’eût arrêté, il aurait marché jusqu’en Amérique !

Dans cette impétuosité irréfléchie, mais sublime, il y a quelque chose de l’exaltation chevaleresque ; aussi la chevalerie ne s’y est pas trompée, elle a reconnu Alexandre pour un des siens, et on en a fait le centre d’un des cycles de la poésie chevaleresque et du plus vaste qui existe.

Mais laissons les Grecs et les Romains. Chez des peuples moins avancés en civilisation, nous pourrons trouver plus de traces de cet esprit que nous cherchons. Tels sont les peuples germaniques chez lesquels existait l’adoration des femmes, la croyance à quelque chose d’inspiré, de divin dans les femmes, idées tout-à-fait étrangères à l’antiquité grecque et latine, idées qui tiennent, il est vrai, surtout à la religion, mais qui font pressentir que là où elles se trouvent se trouvera, même hors de la sphère religieuse, un certain ascendant des femmes ; c’est ce qui a lieu, en effet ; et si nous prenons les traditions des peuples germaniques, nous y verrons l’aurore des sentimens chevaleresques.

Aux époques primitives des peuples germaniques, ces sentimens sont encore bien mêlés de barbarie ; le caractère barbare, ou, si l’on veut, héroïque, qui est à peu près le même, domine plus que le caractère chevaleresque dans les antiques traditions germaniques, par exemple dans la partie épique de l’Edda ; là sont des passions fortes ; mais rien encore qui ressemble à l’exaltation et à l’amour chevaleresque. Dans le poème des Nibelungen, on voit clairement la différence qui sépare l’époque héroïque et l’époque chevaleresque. Les Nibelungen sont composés de deux parties qui appartiennent à deux époques, et, comme diraient les géologues, à deux formations distinctes ; sur l’ancien fond païen et barbare on a étendu postérieurement comme un vernis plus moderne et purement chevaleresque ; de là un contraste frappant entre les deux parties de cette poésie, qui appartiennent à deux différens âges, l’âge de la vieille barbarie germaine et la période chevaleresque. Tandis que les héros bourguignons combattent Attila dans un palais embrasé, et que la soif causée par l’incendie les dévore, le plus farouche d’entre eux, Hagen, crie à un autre guerrier : « Si tu as soif, bois du sang. » Le guerrier obéit à ce conseil ; il boit du sang qui coule d’un cadavre encore chaud, et trouve cette boisson très délectable. Eh bien ! à quelques pages de ce récit, qui fait penser aux anthropophages, est un morceau empreint de toute la noblesse des sentimens chevaleresques les plus délicats. Le margrave Rudiger a donné l’hospitalité aux Nibelungen, il a marié sa fille à l’un d’entre eux ; mais, vassal d’Attila, il est forcé par son suzerain de prendre les armes contre ses anciens hôtes ; il s’avance vers eux plein de tristesse et leur dit : « Je vous aime et je viens vous combattre ; il le faut, mon seigneur l’a voulu. » Un des Nibelungen, Hagen, se plaint que son bouclier a été haché à son bras et envie celui que porte Rudiger. « Prends-le, dit le bon margrave, et puisse-t-il te protéger ! maintenant, je n’ai plus qu’à vous combattre, en pleurant d’être réduit à cette extrémité ; » et alors ce guerrier pleure, et tous ces guerriers farouches, qui tout à l’heure buvaient du sang, pleurent aussi, et ils se massacrent à leur grand regret, pour obéir aux lois de l’honneur et de la chevalerie. Mais cette portion du poème n’appartient pas à l’ancien fond germanique, elle fait contraste avec lui ; c’est dans certaines sagas qu’on voit les anciennes mœurs germaniques, en Islande, tourner à la civilisation, et, en devenant plus civilisées, devenir un peu chevaleresques. Mais, à côté de ce commencement de chevalerie, la barbarie est toujours là. Ainsi, dans un duel que raconte une saga, l’un des combattans coupe le pied à l’autre ; le blessé dit qu’il éprouve une grande soif et demande de l’eau à son adversaire, qui, généreusement, à la manière de Tancrède, en va puiser ; mais son rival, moins chevaleresque, lui porte un coup mortel. On voit la barbarie qui dure encore et la générosité qui commence à poindre aux prises, pour ainsi, dire, l’une avec l’autre. La même opposition peut s’observer dans divers traits des mœurs islandaises. Ces farouches rois de la mer, qui couvraient de leurs ravages et de leurs exploits les côtes de l’Europe, avaient un code d’honneur assez extraordinaire : plusieurs d’entre eux se faisaient une loi de ne combattre qu’avec des armes très courtes pour être plus près de l’ennemi, de ne faire panser leurs blessures que vingt-quatre heures après les avoir reçues, de ne jamais baisser la voile pendant la tempête ; toutes choses peu raisonnables et qui participent de l’exaltation chevaleresque. Ces hommes refusaient parfois d’attaquer un ennemi avec des forces navales supérieures. Quelques-uns même faisaient la guerre aux pirates de profession pour en délivrer les mers ; véritable chevalerie errante sur l’Océan.

Dans le midi, une histoire qui fait bien sentir la différence des mœurs héroïques et des mœurs chevaleresques, c’est l’histoire du Cid, telle qu’elle a été racontée et chantée à diverses époques. Il y a en espagnol un vieux poème du xiie siècle, par conséquent presque contemporain du héros ; poème-chronique, qui a toute la véracité et toute la grandeur de la poésie primitive. La le Cid est un vieux guerrier point tendre, point chevaleresque, terrible, qui enchaîne les lions échappés, qui, avec un mélange de ruse et de courage tout-à-fait assorti au caractère des temps héroïques, parvient à ressaisir la dot de ses filles, maltraitées et volées par leurs époux, et ses deux bonnes épées, que ses gendres lui ont dérobées avec la dot. En un mot, il n’y a dans ce vieux Cid rien qui annonce encore la chevalerie. Il n’est est pas ainsi des romances qui plus tard l’ont célébré ; moins anciennes, moins primitives, l’esprit de la chevalerie s’y est déjà introduit. Enfin, dans les deux tragédies espagnoles où Corneille a puisé la première idée du Cid, et qu’il a tellement dépassées, le Cid est devenu un personnage tout-à-fait chevaleresque. Les plus anciennes romances tiennent beaucoup encore du rude caractère du vieux poème ; telle est, par exemple, celle qui raconte comment le père du Cid apprend à son fils l’insulte qu’il a reçue, et s’assure qu’il sera capable de le venger. Le comte fait venir tous ses enfans ; sans mot dire, il leur attache les mains avec de fortes cordes, et les serre au point de les faire crier ; mais quand il arrive à Rodrigue, celui-ci fait un bond en arrière au moment où la corde approche de ses mains, et menace son père du poignard. Le comte dit : « C’est toi qui me vengeras. » Eh bien ! cette scène d’un grandiose presque sauvage, exprime à sa manière ce que Corneille a réalisé dans la scène admirable qui commence ainsi :

Rodrigue, as-tu du cœur ? – Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

C’est le même motif traité une fois au point de vue héroïque et presque barbare, et l’autre au point de vue chevaleresque.

Enfin ce n’est pas seulement dans notre Occident qu’on peut chercher sinon la chevalerie elle-même, au moins quelque chose qui lui ressemble ; nous ne la demanderons point aux grandes épopées indiennes, qui sont dominées par l’esprit religieux, sur lesquelles l’influence brahmanique a surtout pesé, et où elle a dû naturellement effacer ce qui pouvait s’y trouver d’analogue à ce que nous cherchons ; mais des poèmes chantés dans le Radjastan, et dont le voyage de Todd contient quelques fragmens, racontent des aventures véritablement chevaleresques. Le rôle des femmes est, dans plusieurs de ces histoires, tout-à-fait semblable à celui qu’elles ont joué dans la chevalerie occidentale. Les rapports des guerriers ennemis entre eux rappellent souvent la courtoisie des paladins. Pour ne citer qu’un trait, deux rivaux se rencontrent, et, au lieu de s’attaquer avec la fureur de la passion livrée à elle-même, l’un adresse à l’autre un message qui est un véritable cartel ; et comme celui-ci a usé sa provision d’opium avant l’heure fixée pour le combat, il en fait demander à son adversaire, qui s’empresse de lui en envoyer. Enfin le combat a lieu devant la beauté qu’ils se disputent, et qui les contemple du haut d’un char, mais il est retardé un instant par la générosité des deux champions, chacun s’efforçant de faire en sorte que son adversaire porte le premier coup. C’est la politesse de Fontenoy : « Messieurs, tirez les premiers. »

Dans la grande épopée persane, le Schah-Namé de Ferdoussi, dont le premier volume va être publié par M. Mohl, et dont l’apparition sera un évènement dans la littérature orientale, les mœurs sont, comme dans l’Iliade, héroïques plus que chevaleresques ; cependant quelques détails font penser à la chevalerie : quand ce n’est pas le poème, ce sont les vignettes qui ornent plusieurs des manuscrits persans du Schah-Namé, et sont postérieures à la rédaction du poème. On y voit des guerriers couverts de fer de pied en cap, et dont les armures rappellent exactement celles des chevaliers, se précipiter les uns contre les autres au galop et se portant de grands coups de lance, comme dans les tournois, les joutes de l’Occident. Quant au texte lui-même, un des héros prononce ces paroles, remarquables : « Les hommes de race puissante demeureraient barbares, s’ils n’avaient pas de compagne. » Dans ce poème est une rencontre entre le fameux Roustem et une amazone : comme Clorinde, celle-ci est prise par son adversaire pour un guerrier jusqu’au moment où, ôtant son casque, elle dévoile un paradis de beauté. Mais la suite n’est pas aussi chevaleresque dans Ferdoussi que dans Le Tasse : le guerrier veut lier cette femme comme il aurait fait de tout autre prisonnier ; elle lui échappe par une ruse. Ce qu’il y a de plus chevaleresque, c’est la vignette publiée par Gærres : elle représente le guerrier à deux genoux devant son ennemie qui sourit ; on croirait, en regardant cette vignette, voir un chevalier du moyen-âge dans son armure, agenouillé sur un tombeau ; évidemment la chevalerie, qui n’était pas encore dans le texte, est déjà dans la vignette.

Les Arabes, avant Mahomet, ont eu une poésie qui commence à être connue, surtout depuis la publication malheureusement interrompue des lettres de M. F. Fresnel sur l’ancienne poésie des Arabes. Ces lettres font assister de la manière la plus vive à cette vie du désert, à ces mœurs d’une violence et d’une férocité excessive. L’un des héros célébrés dans ces poésies antérieures à Mahomet, Shanfara, est une espèce de loup qui a fait vœu de tuer cent personnes d’une tribu ennemie, et qui est tué lui-même à la quatre-vingt-dix-neuvième. Eh bien ! parmi ces mœurs farouches, quelques usages témoignent d’une certaine générosité. Ainsi, quand on vient à reconnaître qu’un homme à qui l’on doit l’hospitalité est un ennemi, qu’il a tué quelqu’un de la tribu, au lieu de l’immoler immédiatement, on lui donne trois jours d’avance ; il part de toute la vitesse de son cheval, et l’on attend que les trois jours soient écoulés, après quoi la tribu se précipite sur ses traces et cherche à l’atteindre à travers le désert ; s’il est atteint, on l’égorge sans pitié. Mais en s’imposant la loi de lui accorder trois jours, ses ennemis lui ont donné une chance considérable d’échapper à leur vengeance.

Dans tous ces faits il est intéressant de voir le bon côté de la nature humaine, — la disposition généreuse de cette nature, disposition qui se manifestera d’une manière éclatante et glorieuse dans le code et la poésie chevaleresques, — se débattre, pour ainsi dire, contre les instincts brutaux et sauvages de la nature primitive ; c’était là ce que je me proposais surtout de montrer par ces exemples choisis dans des pays et des siècles divers. Comme je ne cherche pas encore d’où nous est venue la chevalerie, je ne parle pas des Arabes d’Espagne, de cet Almanzor qui, avec une exaltation toute chevaleresque, faisait secouer, chaque soir de bataille, la poussière de ses habits, et la faisait conserver avec soin pour y être enseveli. Je n’examine point si la chevalerie chrétienne a reçu quelque chose des Arabes ; je voulais seulement chercher d’abord la chevalerie là où elle n’est pas, là où au moins elle n’est pas complète, avant de l’étudier là où elle est ; je voulais surprendre la plante dans son germe, dans son embryon. Maintenant notre étude deviendra plus simple, plus facile ; car ce que nous allons aborder, c’est la chevalerie elle-même. Il résulte de ce que nous avons déjà vu qu’elle a des analogues dans un certain nombre de pays et de siècles, qu’elle tient à une tendance naturelle à l’ame humaine. Il nous reste à voir cette tendance se réaliser, et la chevalerie, ébauchée, pour ainsi dire, en beaucoup de lieux, s’accomplir sous les influences qui ont présidé au développement de la société moderne, surtout sous celle de ces influences à laquelle notre société doit tout ce qu’elle a de vie morale, l’influence du christianisme.

ii.
DE LA CHEVALERIE AU MOYEN-ÂGE.

Ce mot chevalerie n’est pas le nom primitif du fait qu’il exprime. Dans l’origine, le nom du chevalier fut miles, le soldat, le brave d’élite, comme en grec ἥρως, dans les langues du Nord kempe, en persan pelevan. L’idée d’une vaillance d’élite n’a pas tardé à s’appliquer aux guerriers qui servaient à cheval, et ceci tient surtout à la manière de combattre usitée au moyen-âge, dans ce temps où les carrés d’infanterie n’étaient pas encore inventés. L’infanterie n’existait pas véritablement ; les fantassins se groupaient autour des hommes d’armes à cheval, formaient leur suite, leur entourage, plutôt qu’une arme indépendante. Tout guerrier éminent eut la prétention de combattre à cheval ; encore au ixe siècle, selon l’annaliste de Fulde, les Franks dédaignaient de combattre à pied. Cette désignation n’est pas non plus sans analogue dans d’autres temps et chez d’autres peuples. Nous voyons dans Homère Nestor désigné par le nom d’ἱππότης, cavalier ; chez les Arabes, le guerrier par excellence s’appelle faris, qui a le même sens. Des peuples entiers ont pris ce nom comme une appellation héroïque ; les mots perses et parthes veulent dire cavaliers.

La première question à se faire avant de parler de la chevalerie, c’est de se demander si elle a été : on a prétendu que primitivement elle n’existait que dans l’imagination des romanciers ; la société l’aurait reproduite par voie d’imitation ; la société aurait été l’expression de la littérature. Sans doute, il y a eu une action de la littérature chevaleresque sur la société ; mais cette fois, comme toujours, cette action de la littérature sur la société a été une réaction. La première n’a fait que rendre à la seconde les influences qu’elle en avait reçues. Toute tendance morale, bonne ou mauvaise, qui se manifeste par la production d’une littérature, a toujours sa racine dans la réalité sociale. Certainement le roman de Werther a causé des suicides, mais ce roman ne serait pas né, si la manie du suicide et la mélancolique disposition qui l’enfantait n’eussent existé en Allemagne ; de même, s’il n’y avait pas eu de chevalerie, il n’y aurait pas eu de littérature chevaleresque.

Ce qui pourrait le plus faire douter de la réalité de la chevalerie sont les regrets de ce que le beau temps de cette institution est passé. En remontant ainsi de siècle en siècle depuis la fin du moyen-âge jusqu’à son commencement, on trouve toujours des poètes qui déplorent la décadence de la chevalerie jusqu’à ce qu’on arrive à une époque où la chevalerie n’est pas encore ; on la voit reculer devant soi dans le passé et s’évanouir comme un âge d’or imaginaire. En serait-il de cet âge d’or comme du paradis terrestre ? On l’avait placé au centre de l’Asie ; mais les voyageurs ne l’ayant pas trouvé, force fut bien de le porter plus loin, dans les Indes, et au-delà. Christophe Colomb, en touchant au continent de l’Amérique, ne doutait pas que les fleuves dont il voyait les embouchures ne descendissent du paradis terrestre, situé sur une montagne, dans ce continent ignoré ; lorsqu’on y eut pénétré, il fallut bien reconnaître que le paradis n’existait pas sur la terre. S’il en est de l’idéal chevaleresque comme de l’Eden, l’existence de la chevalerie n’en est pas moins un fait incontestable ; les sentimens, les mœurs et l’organisation de la chevalerie sont des réalités historiques.

Certains passages des écrits des troubadours feraient croire que l’amour chevaleresque n’a jamais existé que dans l’imagination. Chez Marcabrus, le plus ancien d’entre eux, on trouve déjà des plaintes sur la décadence de cet amour dans la Guyenne et dans la France ; déjà, selon lui, les mauvaises doctrines prévalent. Il ne faut pas en conclure que l’amour chevaleresque n’a pas eu d’existence réelle ; les faits démentiraient cette incrédulité. Je citerai l’histoire d’un troubadour célèbre, de Geoffroy de Rudel ; je traduis littéralement sa biographie provençale.

« Geoffroi de Rudel fut un très noble seigneur, prince de Blaye. Il s’enamoura de la comtesse de Tripoli sans la voir, pour la grande bonté et la grande courtoisie qu’il en ouït dire par les pèlerins qui revenaient d’Antioche. Il composa sur elle mainte bonne chanson avec de beaux airs. Par désir de la voir, il se croisa et se mit en mer. Tandis qu’il était sur le vaisseau, il fut pris d’une grande maladie, de sorte que ceux qui étaient avec lui pensèrent qu’il mourrait dans le trajet. Mais ils firent tant qu’ils le conduisirent jusqu’à Tripoli, et le déposèrent comme mort dans une hôtellerie. On le fit savoir à la comtesse ; elle vint à son lit et le prit entre ses bras ; et quand il sut que c’était la comtesse, il retrouva la vue, l’ouïe, l’odorat, et loua Dieu, lui rendant grace d’avoir soutenu son existence jusqu’à ce qu’il eût vu sa dame. Et ainsi il mourut entre les bras de la comtesse, et elle le fit honorablement enterrer en la maison du Temple à Tripoli ; et puis, le second jour, elle prit le voile, à cause de la grande douleur qu’elle eut de la mort de Geoffroi. »

On ne peut rencontrer dans un roman de chevalerie rien de plus exalté et de plus tendre que cette histoire. Au reste, pour prouver l’existence de l’amour chevaleresque, il suffirait de citer les deux plus grands noms de la poésie italienne, Dante et Pétrarque.

Quel autre sentiment inspira au premier son grand poème, entrepris, comme il le dit lui-même, pour glorifier Béatrix ? Quel sentiment dicta au second, durant vingt années, les hommages harmonieux qu’il adressait à Laure, si ce n’est l’amour chevaleresque dans toute sa pureté et dans toute sa puissance ?

Il y a plus : des aventures pareilles à celles qui se trouvent dans les romans furent entreprises par des personnages historiques. Le héros de celle qu’on va lire fut le marquis de Montferrat, compagnon de Baudoin à la conquête de Constantinople, et roi de Thessalonique. Il s’agit de la délivrance d’une belle opprimée ; le fait est attesté par un de ceux qui y ont pris part, le troubadour Raimbaud de Vaqueiras. Rien ne manque à cette aventure pour ressembler parfaitement à un épisode d’un roman de chevalerie ; tout s’y trouve : enlèvement, protection de la faiblesse, victime arrachée à un ravisseur, jours et nuits passés dans les rochers, combats avec des brigands, amans unis par leur libérateur.

« Rappelez-vous lorsque le jongleur Aimonet vous porta à Mont-Alto la nouvelle que l’on voulait emmener Jacobina en Sardaigne, pour la marier là contre son gré ; rappelez-vous comme vous prêtâtes l’oreille à ses soupirs, comment elle vous donna un baiser avant de partir, et vous pria instamment de la protéger contre un avide ravisseur. Vous fîtes aussitôt monter à cheval cinq de vos meilleurs varlets, et nous chevauchâmes la nuit, après souper, vous, Guiet, Hugonet d’Alfar, Bertaldon qui nous servait de guide, et moi-même, car je ne veux pas me passer sous silence. J’enlevai la jeune fille au moment où on allait l’embarquer. Alors s’éleva une clameur sur la terre et sur la mer, on se précipitait sur nos pas, à pied et à cheval ; nous nous hâtions de fuir et nous pensions déjà échapper, lorsque les Pisans nous attaquèrent. Quand nous vîmes tant de cavaliers, tant de beaux harnais, de casques brillans, de bannières flottantes nous fermer la route, il n’est pas besoin de nous demander si nous fûmes en grand souci ; vous nous cachâtes entre Benc et Final. De tous côtés nous entendions retentir les cors et les clairons et le cri de guerre. Nous passâmes deux jours sans boire ni manger. Le troisième, étant sortis de notre retraite, nous rencontrâmes, dans le Pas-de-Belestar, douze brigands qui allaient butiner. À ce coup nous ne savions que devenir car nous ne pouvions nous servir de nos chevaux. À pied je me précipitai contre eux. Je reçus un coup de lance dans mon gorgerin, mais seul j’en blessai trois ou quatre, et les autres furent contraints de fuir. Bertaldon et Hugonet me virent blessé et se hâtèrent de venir à mon secours, et quand nous fûmes trois, nous débarrassâmes le passage, de sorte que vous pûtes continuer votre route en sûreté. Quel joyeux repas nous fîmes alors sans avoir plus qu’un pain, et sans pouvoir nous laver ! Le soir nous arrivâmes à Nice chez Puyclair. Il nous reçut très amicalement, et il vous aurait donné sa fille, la belle Aigleta, si vous y aviez consenti. Le lendemain matin, vous, comme un seigneur et grand baron, vous fîtes magnifiquement récompenser votre hôte. Vous donnâtes Aigleta à Hugue de Montélimar et vous fiançâtes Anselmet avec Jacobina. »

Ce qui, plus que tout le reste, empêche de révoquer en doute la réalité de la chevalerie, c’est que c’était un ordre dans lequel on était admis après certaines cérémonies, un ordre comme la prêtrise ; je reviendrai sur ce rapprochement quand je traiterai des rapports de la chevalerie et de l’église, souvent comparées par les auteurs contemporains.

À l’ordre de chevalerie étaient attachées certaines prérogatives : la plus importante était de ceindre l’épée, de la porter attachée à la ceinture militaire, signe primitif de la distinction chevaleresque. Dans l’origine, on était créé chevalier par le don de la ceinture et de l’épée ; il en est résulté qu’au moyen-âge, le chevalier seul pouvait porter l’épée à la ceinture ; les autres personnes la suspendaient à un baudrier qui passait sur l’épaule, comme on fait maintenant du briquet. Selon Busching, la première manière de porter l’épée était celle des Franks, et la seconde celle des Goths, ce qui explique pourquoi la première était réputée la plus noble. Une autre prérogative du chevalier était remarquable : dans un procès, s’il gagnait, il recevait un double dédommagement, et, s’il perdait, il payait le double. Les chevaliers étaient soumis à des devoirs particuliers. Dans le code espagnol des Siete partidas rédigé par Alphonse X, au xiiie siècle, certaines prescriptions désignent comment les chevaliers doivent se vêtir et se nourrir, l’emploi qu’ils doivent faire de leur temps ; c’est presque une règle monastique.

La chevalerie était si bien un ordre, qu’il se transmettait, que ceux qui en étaient dépositaires pouvaient le conférer, et la capacité de le conférer commençait dès le moment où on venait de le recevoir. Ainsi, on voit Philippe-le-Bel créer chevaliers ses trois fils, et sur-le-champ ces trois princes donner l’ordre de chevalerie à quatre personnes. Quelquefois cette transmission s’accomplissait au milieu de circonstances remarquables ou touchantes : ainsi, quand un chevalier défendait un pas d’armes, ceux qui venaient le combattre se faisaient souvent armer chevaliers par lui-même. Parfois cette courtoisie chevaleresque se montra dans des combats plus sérieux. Walter Scott, dans une lettre à Miss Baillie, raconte un fait de ce genre tiré de l’histoire d’Écosse, et dont les circonstances, sont assez curieuses pour être rapportées.

« Swinton proposa de charger à la tête des siens ; quoique trop faible pour cette tentative, le jeune Gordon, dont le père avait été tué par Swinton, entra dans cette proposition par une de ces explosions irrégulières de générosité et de sentiment qui rachètent ces siècles ténébreux du reproche de barbarie complète. Il sauta de son cheval, s’agenouilla devant Swinton et lui dit : Je n’ai pas encore reçu la chevalerie, et jamais je ne pourrai recevoir cet honneur de la main d’un chef plus loyal et plus vaillant que celui qui a tué mon père. Accordez-moi le don que je requiers, et unissez vos forces aux miennes, afin que nous puissions vivre et mourir ensemble. »

C’est un grand triomphe de l’esprit chevaleresque sur les sentimens naturels du cœur humain, et sur ces vengeances de famille si puissantes et si acharnées dans le pays où se passe la scène.

La chevalerie était donc une réalité, on n’en saurait douter ; en même temps elle était un idéal ; il y avait une chevalerie dans la société et une chevalerie dans les livres agissant et réagissant l’une sur l’autre. C’est surtout aux époques avancées que se remarque la réaction de la poésie chevaleresque sur les mœurs, sur les sentimens de la vie réelle ; plus la chevalerie s’en va de la société, plus on s’attache, plus on se cramponne, pour ainsi dire, à l’idéal chevaleresque ; Froissart est un exemple de cette passion, ou plutôt de cette manie pour la chevalerie, qui de son temps existe à peine. Au XVe siècle, à l’époque où elle commençait à mourir, les romans créèrent une fausse chevalerie, une chevalerie d’imitation, classique pour ainsi dire. Ainsi, Charles-le-Téméraire, qui déploya un des derniers les qualités et les défauts du caractère chevaleresque, les puisait dans une lecture assidue des romans de chevalerie ; son rival, Louis XI, n’en lisait pas, il lisait son temps. Cette chevalerie, puisée dans les livres, est celle que persifla Cervantes ; c’est grace à de pareilles lectures que le pauvre chevalier de la Manche avait forgé ses chimères.

Au moyen-âge, la chevalerie n’appartient pas à un pays européen en particulier, mais à tous ; elle dépasse même l’Europe, et se retrouve partout où les chrétiens ont porté leurs pas et leurs armes, en Syrie et en Palestine, à Athènes et à Constantinople. Il n’en est pas moins vrai qu’une portion de l’Europe a été le théâtre d’un développement plus complet des sentimens et des mœurs chevaleresques : c’est le midi de la France. Dans les pays de langue provençale, la chevalerie a eu ses doctrines plus précisées, plus arrêtées ; elle a été plus complètement organisée en un système régulier que partout ailleurs. Là aussi, elle a eu plutôt une poésie savante et raffinée, la poésie des troubadours. Dès le commencement du xiie siècle, Marcabrus exprime déjà dans ses chansons les thèmes de galanterie qui ont été développés depuis à l’infini ; tout prouve que ces thèmes avaient été traités avant lui, et qu’ils étaient déjà lieux communs de son temps.

Cette science amoureuse, cultivée et perfectionnée dans les pays de langue provençale, avait, comme une véritable science, sa terminologie, sa nomenclature. La théorie des sentimens chevaleresques a été habilement analysée et exposée par M. Fauriel dans son cours sur la poésie des troubadours. Le principe de toute chevalerie, dans les doctrines provençales, c’était ce qu’on appelait le joy, mot dont le sens était fort différent de ce que nous entendons par joie, et qui exprimait plutôt l’exaltation amoureuse, principe de toute grande et belle chose. Il faut connaître cette acception donnée alors à ce mot joy pour se rendre compte de plusieurs faits et de plusieurs étymologies. Ainsi, dans le code espagnol, la joie est recommandée comme un devoir aux chevaliers ; on ne leur prescrit pas pour cela d’être toujours d’humeur réjouie, mais d’ouvrir leur ame à cette exaltation, à cet enthousiasme, d’où naissent les grandes choses ; c’est en ce sens que l’épée de Charlemagne s’est appelée joyeuse, de là vient que le mot italien un tristo veut dire un homme mauvais, presque un scélérat, le contraire de joyeux, c’est-à-dire de brave, d’exalté. Dans la doctrine provençale, il y avait des distinctions, des grades parfaitement séparés, et par lesquels il fallait passer successivement. On était d’abord feignaire, hésitant, puis prégaire, priant, entendaire, écoutant, et druz, ami. Chaque degré de l’échelle amoureuse avait son nom ; tout était disposé dans une symétrie parfaite ; c’était à la fois une science et un code.

Mais de ce que la galanterie chevaleresque a été plus complètement et plus régulièrement organisée dans le midi de la France, il ne faudrait pas en conclure que la chevalerie n’a existé et n’a fleuri que là ; comme je le disais, les différens pays de l’Europe y ont participé dans une inégale mesure. Ce fond commun cultivé par les influences provençales était antérieur à ces influences ; elles ne tardèrent pas à se propager dans la Catalogne, pays de langue provençale, puis dans la Castille. Mais l’Espagne était naturellement chevaleresque, elle l’est encore aujourd’hui plus qu’aucune contrée de l’Europe ; il y a dans toutes les classes en ce pays, depuis le grand jusqu’au paysan, quelque chose qui sent et rappelle la chevalerie. Au-delà des Pyrénées, tout le monde est noble, et la raison en est dans l’histoire ; il n’y a pas dans le passé des vaincus et des vainqueurs, tous ont vaincu ensemble, tous ont reconquis l’Espagne sur les Maures, chacun a pris part à ce grand tournoi de sept siècles, qui a fini sous les murs de Grenade. La chevalerie mauresque, moins grandiose, mais plus élégante que la chevalerie castillane, a aussi laissé une empreinte sur les mœurs et le caractère espagnol. Le nord de l’Italie fut ouvert de bonne heure aux influences provençales : portée en Sicile par les Normands, la chevalerie y fleurit, surtout sous la maison de Souabe ; cette maison venait des pays qui, en Allemagne, étaient le centre, le foyer de la vie chevaleresque. On voit, dans la chronique d’Ottocar de Hornek, ces mœurs chevaleresques des Souabes aux prises avec la barbarie des Hongrois. Rien n’est plus curieux que l’étonnement de ces bons Souabes en présence d’un ennemi qui n’entend pas la chevalerie ; les Hongrois sont des Huns qui sortent d’Asie, qui arrivent avec leurs grands arcs, leurs longues flèches ; les chevaliers allemands, peu accoutumés à cette manière de guerroyer, qui n’est pas selon les règles, font prier les Hongrois, au nom des dames, de combattre plus civilement, l’épée à la main, d’après la coutume de Souabe : les Hongrois répondent en perçant de flèches les parlementaires et les autres chevaliers.

L’Angleterre a toujours été plus aristocratique que chevaleresque ; dans les siècles qui suivent la conquête, la chevalerie n’y a qu’un représentant fort incomplet, Richard Cœur-de-Lion, et encore, par sa poésie provençale ou française, il tient aux troubadours et aux trouvères, et par eux à la France. À la fin du moyen-âge, Édouard  III et son fils le Prince Noir apparaissent bien environnés d’une auréole chevaleresque assez brillante ; mais cette auréole brille un peu tard, après un long contact de l’Angleterre et de la France, et, je crois, par l’influence de la chevalerie française.

Tels sont les divers théâtres sur lesquels la chevalerie se développe dans des proportions diverses. Il reste à dire un mot de ses différens âges, des changemens qu’elle a subis, des transformations par lesquelles elle a passé. J’ai déjà eu occasion de parler des trois âges de la chevalerie, auxquels correspondent nos trois plus anciens prosateurs, Villehardouin, Joinville et Froissart. Le mâle Villehardouin représente l’âge héroïque où la guerre domine et l’emporte sur la galanterie ; Joinville, la chevalerie, que l’influence des femmes a rendue déjà moins sévère, plus courtoise, la chevalerie qui fait dire au sénéchal combattant au milieu des infidèles : « Nous parlerons de ceci dans la chambre des dames. » Enfin Froissart peint la chevalerie en décadence, celle qui est plus dans les souvenirs et dans les imaginations que dans la réalité, qui fait une sorte d’exception à cette réalité, aux mœurs violentes, brutales, cupides, qui règnent presque sans partage, et parmi lesquelles se trouvent disséminées, on ne sait comment, quelques lueurs de chevalerie. Cette succession que nous ont présentée ces trois écrivains, nous la retrouverons dans d’autres monumens de la littérature du moyen-âge. Les deux grands cycles épiques, celui de Charlemagne et celui de la Table-Ronde se rapportent aux deux grandes périodes de la chevalerie. Les poèmes du cycle de Charlemagne peignent en général la chevalerie guerrière dans sa grandeur, dans sa sévérité, quelquefois dans sa sauvagerie primitive, et les poèmes de la Table-Ronde, un grand nombre d’entre eux au moins, postérieurs en général, par leur composition, aux poèmes carlovingiens, représentent le second âge de la chevalerie, l’âge de la chevalerie galante et gracieuse. Quant à la chevalerie déchue, elle n’a pas de représentant dans la poésie épique et ne pouvait en avoir. La galanterie chevaleresque existe bien dès le principe, elle est aussi ancienne que le moyen-âge ; mais elle ne domine pas d’abord. C’est dans les romans de la seconde période qu’on voit, par exemple, ce qu’on n’a pas vu jusque-là, les dames armer les chevaliers, conférer l’ordre de chevalerie, et la lance qu’il est le plus glorieux de rompre dans les tournois s’appelle la lance des dames. Enfin, dans la troisième époque, la chevalerie abjure son principe de désintéressement, de générosité, en se vendant, en se louant à qui veut la payer, en faisant une sorte de négoce de la rançon des prisonniers : c’est ce qu’on trouve à toutes les pages de Froissart. Alors les chevaliers tournent aux chefs de bandes, aux condottieri, et cependant quelques restes et comme quelques échos de l’exaltation chevaleresque se prolongent encore au milieu d’un monde si étranger à cette exaltation.

Pour suivre l’histoire de l’esprit chevaleresque, il est bon de comparer ce qu’à différentes époques différens auteurs du moyen-âge présentent comme l’idéal du chevalier. Dans les âges qui suivirent, à partir du XVe siècle, cet idéal s’altéra toujours davantage ; des idées qui, dans le principe, lui étaient entièrement étrangères, y entrèrent, et ont fini par s’y associer étroitement. Ainsi, quand on parcourt ces recueils des XVIe et XVIIe siècles qui portent le nom de Théâtre d’honneur, Théâtre de chevalerie, et qui contiennent à la fois des traits de la chevalerie du moyen-âge et des additions qu’y ont apportées les siècles suivans, on trouve, à côté des anciennes prescriptions, de nouveaux réglemens dictés par des opinions nouvelles. Dans ces recueils, il est dit que le chevalier doit combattre pour le bien public, pour son pays, être fidèle à son prince, ne pas recevoir de récompense d’un prince étranger, idées entièrement étrangères et souvent contraires aux idées de la chevalerie du moyen-âge. Cette dépendance à l’égard d’un prince ou d’un pays répugne à l’essence de l’ancienne chevalerie, espèce de grande république dont chaque chevalier était un citoyen indépendant. Ce vieil esprit d’indépendance chevaleresque et la supériorité reconnue, au moyen-âge, de la chevalerie sur tout le reste, se trahissent parfois, même dans ces recueils qu’a déjà pénétrés l’esprit monarchique, par certaines restrictions apportées aux préceptes nouveaux : par exemple, il est dit que le chevalier doit donner un an et un jour à une entreprise qu’il a commencée, bien qu’il soit rappelé pour le service de son roi et de son pays. Voilà la chevalerie primitive, plus féodale que monarchique, plus individuelle que politique. Plus tard, la monarchie et la politique ont voulu s’emparer de la chevalerie, l’enrôler à leur service, et l’auraient tuée, si elle n’eût pas été déjà morte. C’est le fantôme de la chevalerie qui a été au service de l’état, de la monarchie. La chevalerie vivait de sa propre vie, était en dehors du gouvernement, avait son principe en elle-même, supérieur à la distinction des nations et aux puissances établies. La religion seule pouvait disputer la chevalerie à l’amour. Dieu et ma dame, tel était le cri, la devise du chevalier au moyen-âge. Ce ne fut que plus tard, et quand la chevalerie n’existait plus réellement, qu’on ajouta : Et mon roi.

Le déclin assez prompt de la chevalerie ne doit pas étonner. La chevalerie élevait l’homme si fort au-dessus de lui-même, qu’il devait naturellement retomber bientôt. Plus cet idéal qu’elle proposait était sublime, plus il avait chance de recevoir des démentis nombreux. La preuve en est dans ces témoignages aussi anciens que la chevalerie elle-même, et qui attestent que dès-lors elle ne régnait pas dans sa pureté, et que, née à peine, elle était déjà corrompue. Elle avait donc en elle, dès son principe, un germe de mort ; au reste, toutes les institutions humaines en sont là, toutes apportent en naissant ce qui doit les faire mourir. Le XVe siècle porta à la chevalerie le dernier coup par l’établissement des armées permanentes. Alors le courage fut enrégimenté, la discipline remplaça l’esprit d’aventures ; les armes à feu achevèrent la destruction de la chevalerie ; le canon établit une formidable égalité entre les guerriers à pied et les guerriers à cheval, entre la vaillance exaltée, et le courage tranquille. À Crécy, où parurent les premières pièces d’artillerie, elles tiraient sur la chevalerie et battaient en brèche le moyen-âge, préparant l’assaut qu’allaient lui livrer les générations et les idées nouvelles. L’Arioste ne s’y est pas trompé ; dans son poème, Roland jette au fond de la mer avec indignation l’arme foudroyante du roi Cimosco, qui fut, dit-il, plus tard retrouvée par le démon, son inventeur, et il adresse à cette arme une imprécation véhémente : « Par toi la gloire militaire est détruite, par toi le métier des armes est sans honneur. »

On a tenté à plusieurs reprises de relever l’institution de la chevalerie : à la fin du XVIe siècle, en 1589, l’archevêque de Bourges, à la clôture des états-généraux, en fit la proposition ; mais on ne put pas plus rétablir la chevalerie qu’on ne peut rétablir une religion à laquelle personne ne croit ; on ne rend pas la vie au passé. La poésie chevaleresque elle-même a prophétisé, pour ainsi dire, l’état du monde après qu’elle aurait disparu, dans l’histoire d’Ogier, un des personnages du cycle de Charlemagne ; Ogier revient sur la terre au bout de deux cents ans ; tout a changé, et nul ne sait ce qu’il veut dire quand il parle de l’âge chevaleresque de Charlemagne, âge dont personne ne se souvient plus.

iii.
SENTIMENTS CHEVALERESQUES.

Après avoir envisagé la chevalerie dans son ensemble, j’en étudierai successivement les élémens principaux : d’abord ce qui forme la portion intérieure, l’ame de la chevalerie, savoir, les sentimens ; puis ce qui en forme la portion extérieure et comme le corps : les mœurs et les institutions.

J’ai déjà dit que les sentimens fondamentaux de la chevalerie pouvaient se ramener au sentiment de générosité et à l’amour chevaleresque ; le double caractère de ces deux sentimens est l’exaltation d’une part, et la délicatesse de l’autre. En effet, la vie du chevalier est une exaltation perpétuelle de religion, de vaillance, d’amour, de poésie. Cette exaltation tient à l’élan général qui, au commencement du moyen-âge, élève et emporte, pour ainsi dire, toutes les ames ; élan qui, dans divers ordres de faits, produit les croisades, l’émancipation des communes et le mouvement ascendant de l’architecture appelée gothique. Rien n’est donc plus naturellement en harmonie avec le caractère de cette époque que l’exaltation chevaleresque ; la délicatesse est plus étrangère aux habitudes du moyen-âge. Cette délicatesse, qui se manifeste alors dans la poésie des troubadours et qui est poussée jusqu’au raffinement, tient à deux causes : au christianisme d’abord, et je reviendrai sur la part que le christianisme peut réclamer dans la chevalerie ; puis à la situation des femmes, à la nature des sentimens qu’elles inspirent. Ce dernier point mérite d’être examiné avec quelques détails, et, bien que ce sujet puisse paraître étrange, il est cependant nécessaire de l’aborder ; l’histoire littéraire est l’histoire de la pensée et de l’ame humaine. L’histoire de la pensée humaine m’a conduit quelquefois dans le champ épineux de la théologie ; aujourd’hui, l’histoire de l’ame humaine m’entraîne sur un tout autre terrain, qui a aussi ses épines, mais que je ne saurais éviter. En parlant des sentiments qui sont l’ame de la chevalerie, je suis forcé de m’arrêter sur celui de ces sentimens qui y a joué le plus grand rôle, sur l’amour chevaleresque. Il faut donc que le lecteur se suppose pour un moment transporté dans une cour d’amour, dont je tâcherai d’être le très impartial et très grave rapporteur.

En Orient, rien ou presque rien ne ressemble à l’amour chevaleresque : la passion y est ivresse et délire ; les agitations, les jalousies, les fureurs du harem, se trahissent rarement dans les chants des poètes orientaux ; un de nos grands écrivains, Montesquieu, les a exprimées admirablement dans les Lettres persanes. La femme, en Orient, étant presque partout renfermée, peut être une esclave adorée, mais ne peut être ce qu’elle était au moyen-âge, une souveraine, une dame, domina.

Dans les traditions épiques de l’Inde, la femme joue un rôle analogue à celui que nous lui avons vu jouer dans les traditions homériques. Le Ramayana roule en partie sur les aventures de Sita, transportée dans l’île de Ceylan, et que Rama va reconquérir avec l’aide de son ami, le roi des singes ; Sita est, comme Hélène, une épouse qu’il s’agit de rendre à son époux ; seulement elle est plus fidèle qu’Hélène, mais c’est le même sentiment, le sentiment conjugal, qui est au fond de cette histoire. Le charmant drame de Sacountala respire toute la grace et toute l’ivresse de la passion orientale ; mais ici encore la femme n’est point l’égale de l’homme ; et les paroles pleines de charme que Sacountala adresse au roi Douchmantas, attestent, au milieu des plus tendres effusions, une situation inférieure et subordonnée.

La Chine est peu chevaleresque ; mais comme la civilisation y est extrêmement avancée, il en résulte qu’on rencontre, dans la littérature de ce pays, des raffinemens, sinon pareils, du moins égaux à ce que la littérature européenne présente en ce genre de plus délicat et de plus subtil. Ainsi, dans un roman chinois traduit en anglais, l’Heureuse union, vous verrez un jeune homme qui va secourant les belles opprimées, qui arrache une jeune fille de condition inférieure à un ravisseur puissant, qui, plus tard, délivre l’héroïne du roman des embûches que lui tendent un jeune débauché et un magistrat prévaricateur ; après ce beau trait qui a inspiré à la jeune fille une juste reconnaissance, quand toutes les circonstances extérieures sont favorables à leur mariage, survient une difficulté qui naît d’une délicatesse de sentiment propre aux mœurs chinoises. Le jeune homme a excité l’inimitié du méchant magistrat ; celui-ci a cherché à le faire empoisonner, et la jeune fille, pour sauver la vie de son libérateur, a été obligée de le recueillir dans sa maison en l’absence de son père. Bien que tout se soit passé avec une convenance parfaite ; bien que le héros et l’héroïne ne se soient parlé qu’à travers un rideau suspendu dans la chambre où ils s’entretenaient, cependant tous deux, malgré leur attachement mutuel, refusent de s’épouser, parce qu’on pourrait croire qu’ils se sont vus avant de se marier, ce qui est, en Chine, la dernière des inconvenances ; il faut que l’empereur et l’impératrice interviennent à la fin du roman, pour faire passer les amans sur ce singulier scrupule. Tout cela est fort loin de nos mœurs et des sentimens chevaleresques du moyen-âge ; mais je mentionne ce roman, parce qu’il montre, au bout du monde, de certaines délicatesses, de certains raffinemens excessifs en matière d’honneur et de galanterie.

Il n’y a guère, en Orient, qu’une littérature qui présente quelque chose d’analogue à l’amour chevaleresque, c’est la littérature arabe. Dans le curieux roman d’Antar, rédigé, au second siècle de l’hégire, d’après des traditions plus anciennes et des récits qui remontent aux temps antérieurs à la venue de Mahomet, le personnage principal est représenté comme le champion des femmes de la tribu ; son premier exploit a pour objet de protéger une d’elles ; l’amour d’Antar pour la belle Ibla est le mobile principal de ses actions, de ses faits d’armes ; c’est pour elle qu’il combat, soupire et chante : Antar est un chevalier et un troubadour du désert. À ces exceptions près, si l’on y joint quelques passages des chants du Radjastan, on peut dire que l’Orient, pris en masse, ignore assez complètement l’amour chevaleresque. L’antiquité ne l’a pas connu davantage, la condition des femmes s’y opposait. En Grèce, il n’y avait que l’obscur gynécée fermé aux hommes, ou la scandaleuse et brillante existence d’Aspasie.

À Rome, la femme intervenait davantage hors du cercle de la vie domestique ; l’histoire romaine en offre quelques exemples assez remarquables, et l’on a fait souvent observer que deux révolutions s’y accomplirent pour venger l’honneur d’une femme. La matrone romaine était plus haut placée que l’épouse grecque. Cependant, plusieurs dispositions de la loi romaine attestent l’infériorité de la position des femmes : dans le droit romain, l’épouse est considérée comme la fille de son époux et la sœur de son fils. L’opinion publique, telle que nous pouvons la recueillir dans les auteurs de l’antiquité, est tout-à-fait d’accord avec ces dispositions de la loi ; ainsi, Strabon, parlant des Cantabres, chez lesquels l’homme apporte en se mariant une dot à sa femme, voit là une ginocratie, un empire, un ascendant de la femme, qu’il juge très dangereux, et qui, dit-il, n’est pas d’un pays bien civilisé. D’un tel état de choses devait résulter ce qui se rencontre dans la poésie antique, et ce que j’ai déjà fait remarquer : c’est que l’amour est toujours considéré comme une faiblesse et par suite comme un fléau, une malédiction, un châtiment envoyé par les dieux, un obstacle à tout ce qui est grand et héroïque. Pour se convaincre qu’il en est ainsi, il suffit de parcourir les traditions antiques depuis la guerre de Troie : Amour, tu perdis Troie ! Dans l’Iliade, Hélène est vingt fois maudite comme la cause de tous les maux qui accablent les Grecs et les Troyens, bien que les vieillards pardonnent sa beauté ; dans l’Odyssée, Calypso arrête Ulysse : l’amour est toujours un empêchement, jamais une excitation à l’héroïsme. Les traditions de la Grèce sont pleines d’exemples pareils ; c’est à cause de son amour que Médée tue son père et ses enfans, que Phèdre est conduite au meurtre et au suicide.

Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !

Didon meurt pour qu’Énée exécute l’ordre des dieux et pour que la destinée de Rome s’accomplisse. Enfin, dans l’histoire romaine, s’il est un personnage dominé par l’ascendant d’une femme, et qui, sous ce rapport, ressemble à un chevalier du moyen-âge, c’est Antoine. Eh bien ! que produit son amour pour Cléopâtre ? Il l’entraîne fugitif avec elle sur les flots, et lui fait perdre l’empire du monde. Ainsi, chez les anciens, dans la fable et même dans l’histoire, l’amour est constamment un principe de mal, un obstacle au bien, un mauvais génie. L’amour chevaleresque, au contraire, est un bienfait du ciel ; c’est le complément de l’existence du chevalier ; sans lui, il ne peut rien ; avec lui et par lui, il peut tout. Ce sentiment, alors même qu’il n’est pas partagé, est encore un bien pour le chevalier : c’est un honneur pour moi, dit un troubadour parlant de sa dame, que son amour me gouverne. Puis ce sentiment, se répandant au dehors, aspire à glorifier son objet, et alors il produit de grandes aventures, de beaux faits d’armes. À tout moment, dans la littérature du moyen-âge, on voit cette association de l’amour et de la vaillance, le premier comme principe, comme cause constante de la seconde, et non-seulement dans les poètes, mais même dans les récits des chroniqueurs. Dans une chronique autrichienne, un vieux guerrier, le maréchal de Carinthie, exhortant son armée au moment du combat, s’étend longuement sur la nécessité, pour chacun des chevaliers présens, de combattre bravement, afin d’être agréables à leur dame : Accomplissez de tels faits d’armes, leur dit-il, que les dames, dans notre pays, disputent entre elles quel a été le plus vaillant.

L’amour n’était pas seulement le principe de la vaillance guerrière, mais encore de toutes les vertus, de toutes les qualités sociales, de tout ce qui produisait l’élégance et la délicatesse des mœurs ; de là le singulier emploi du mot amour, qui fut pris au moyen-âge dans un sens extrêmement étendu, extension dont on ne peut se rendre compte si on n’en connaît le motif. Ainsi, il existe en italien un ouvrage écrit au xive siècle, par Barberini, et qui est intitulé Enseignemens d’amour ; c’est un traité de savoir-vivre, de belles manières. Le principe de toute élégance, dans la sphère des idées chevaleresques, était l’amour, et le nom de la cause s’étendait à ses effets. Dans Froissart, le mot amoureux est souvent employé dans un sens très différent du sens ordinaire, non comme un état passager de l’ame, mais comme une qualité permanente, une vertu : ainsi, en parlant de Venceslas, roi de Bohême, Froissart dit qu’il fut noble, sage et amoureux. Froissart entendait par là que Venceslas possédait toute l’élévation et toute la délicatesse de sentiment, toute la perfection de savoir-vivre qu’exprimait alors le mot amoureux.

L’amour chevaleresque donnait lieu à des engagemens spirituels qui empruntaient les formes de la féodalité ; le chevalier prêtait serment entre les mains de sa dame, comme le vassal entre celles de son seigneur ; il devenait son homme lige. Le troubadour Peguilain le dit expressément. Un autre troubadour, faisant allusion à cette association des idées chevaleresques et de la féodalité, appelle sa dame beau seigneur, et déclare tenir d’elle terres et château. — On m’a reproché de confondre la chevalerie et la féodalité ; je ne crois pas mériter ce reproche ; je crois distinguer ces deux choses qui sont fort différentes, quoique, dans plusieurs circonstances, comme dans celle-ci, elles offrent des points de contact ; la féodalité est l’histoire du moyen-âge, et la chevalerie en est le roman, mais c’est un roman historique.

Le premier axiome de la doctrine de l’amour chevaleresque, c’était l’incompatibilité absolue de cet amour avec le mariage. D’autre part, peu importait qu’une dame fût mariée, qu’un chevalier fût marié ; sans qu’il y eût le moindre sujet de scandale, la dame et le chevalier n’en contractaient pas moins un engagement indissoluble.

Dans le poème de Gérard de Roussillon se trouve un exemple curieux et caractéristique de ce genre de relation. J’emprunte la traduction que M. Fauriel a donnée de ce morceau :

« Charles, qui sera, si l’on veut, Charles Martel ou Charles-le-Chauve, aime et épouse, à ce qu’il paraît, d’autorité une dame que le romancier ne nomme pas, mais dont il fait la fille ou la parente d’un empereur de Constantinople. Cette dame et Gérard s’aimaient depuis longtemps, et le comte aurait pu la disputer au roi ; mais, par générosité et dans l’intérêt même de celle qu’il aime, il croit ne point devoir la priver de la couronne impériale, il consent à ce qu’elle épouse l’empereur et se résigne à prendre de son côté pour femme Berthe, la sœur de son amie. Les deux mariages se sont faits, à ce qu’il paraît, dans le même temps et dans le même lieu, et le moment est venu où les deux couples vont se séparer pour se rendre chacun à sa demeure et à ses affaires respectives.

« Ce moment donne lieu à une scène doublement remarquable, et par l’importance qu’elle a dans la suite du roman, et comme un exemple frappant de ce que la galanterie chevaleresque était au xiie siècle dans les mœurs et les idées provençales.

« Au poindre du jour, Gérard conduisit la reine sous un arbre à l’écart, et la reine menait avec elle deux comtes de ses amis et sa sœur Berthe. — Que dites-vous, femme d’empereur, fait alors Gérard, que dites-vous de l’échange que j’ai fait de vous pour un moindre sujet ? – Bien est-ce vrai, seigneur, vous m’avez fait impératrice et vous avez épousé ma sœur pour l’amour de moi ? Mais ma sœur, est-il vrai aussi, est un objet de haut prix et de grande valeur. Écoutez-moi, comtes Gervais et Berthelais, vous, ma chère sœur, confidente de mes pensées, et vous surtout, Jésus, mon rédempteur, je vous prends pour garans et pour témoins qu’avec cet anneau je donne à jamais mon amour au duc Gérard, et que je le fais mon sénéchal et mon chevalier. J’atteste devant vous tous que je l’aime plus que mon père et que mon époux, et, le voyant partir, je ne puis me défendre de pleurer.

« Dès ce moment dura sans fin l’amour de Gérard et de la reine l’un pour l’autre, sans qu’il y eût jamais de mal ni autre chose que tendre vouloir et secrètes pensées. »

Ce qui appartient ici aux mœurs provençales et au commencement du moyen-âge existait encore à la fin de cette époque, et se retrouve à une autre extrémité de l’Europe. Dans un récit fort curieux qu’un trouvère allemand du xive siècle, nommé Ulric de Lichtenstein, a publié sous le nom de Frauendienst, service des dames, et qui contient un récit de sa vie et de ses aventures, on trouve ce passage : « Je chevauchais vers un lieu où il m’arriva quelque chose de fort agréable vers mon épouse, qui m’était chère autant qu’il est possible, bien que j’eusse choisi une autre femme pour être ma dame. » Vous voyez que les sentimens conjugaux ne souffraient pas de singulier partage, et la preuve en est dans le roman même de Gérard de Roussillon. Gérard et Berthe sont fidèles l’un à l’autre et l’impératrice est fidèle à son époux ; le lien romanesque qui l’unit à Gérard subsiste jusqu’à la fin du roman, sans donner le moindre ombrage à Berthe ni à l’empereur.

L’amour chevaleresque étant identifié, dans l’opinion et dans la poésie, avec tout ce qui était élevé, étant le principe de toute générosité, de toute vaillance, de toute courtoisie, il en résultait un très grand respect et pour cet amour lui-même et pour tout ce qui lui ressemblait, pour tout ce qui portait son nom, mais n’était pas toujours digne de le porter, par suite une assez grande indulgence pour les égaremens de cette passion. Les héros, les martyrs de l’amour chevaleresque, et même souvent d’un amour qui n’était pas tout-à-fait chevaleresque, furent l’objet d’une sorte de religion. Je raconterai plus tard, en détail, la singulière histoire du troubadour Guillaume de Cabestaing et de la belle Marguerite ; c’est la même aventure que celle qu’on a mise en scène sous le nom de Coucy et de Gabrielle de Vergy. L’époux qui avait tiré de la trahison de sa femme une atroce vengeance méritait certainement d’être odieux ; mais dans le déchaînement qui soulève contre lui tout ce qui avait la prétention d’appartenir à la chevalerie, et dans la sympathie passionnée qui se déclara de toutes parts pour ces deux victimes, on sent une espèce de fanatisme. Il y eut, disent les anciens biographes des troubadours, une croisade de tous les amans contre l’époux ; le roi Alfonse vint de son royaume d’Aragon pour le combattre. Il fit enterrer Cabestaing et Marguerite devant la porte de l’église de Perpignan, et ce fut l’usage que les chevaliers du pays célébrassent le jour de leur mort, et que tous les vrais amans, hommes et femmes, priassent Dieu pour le salut de leur ame. Souvent l’indulgence et la sympathie sont poussées encore plus loin. L’auteur du poème de Tristan prend constamment, contre le roi Marc, le parti de Tristan et d’Iseult, malgré les reproches qu’ils ont à se faire ; tous ceux qui ont le malheur de donner au roi quelques avis de la bonne conduite des amans sont traités, dans le récit, avec la dernière aigreur, et l’auteur ne manque jamais de remarquer que Dieu les a punis, et qu’ils ont fait mauvaise fin. Dante aussi témoigne la plus tendre sympathie pour les amans célèbres que son orthodoxie le force à damner. Théologien gouverné par le dogme, il les livre à d’affreux supplices ; mais, poète nourri de la littérature et des sentimens chevaleresques, il leur voue une sorte de culte ; ils sont pour lui les victimes d’une religion et les martyrs d’une autre.

L’exaltation de l’amour fut poussée jusqu’à l’extravagance : ce qui se trouve dans les romans de chevalerie de plus insensé, je dirai presque ce qui se trouve de plus ridicule dans Don Quichotte, a été égalé dans la réalité. Un troubadour qui a eu des torts envers sa dame se fait arracher un ongle pour la désarmer. Elle exigeait cette étrange marque de son repentir.

Ulric de Lichtenstein ayant été blessé au doigt dans un tournoi entrepris en l’honneur de sa dame ; et celle-ci ne voulant pas croire à la réalité de sa blessure, il prend le parti de se couper le doigt et de le lui envoyer. Bernard de Vantadour dit, dans une de ses poésies, que l’amour enflamme tellement son cœur, qu’il pourrait aller sans vêtement et n’être pas incommodé par le froid. Ce qui est ici une hyperbole ridicule a été presque complètement réalisé par toute une secte. Au moyen-âge, de même qu’il y avait des mystiques de la religion, il y eut des mystiques de l’amour. Ceux-ci s’appelaient les Galois ; c’était une association, une espèce de franc-maçonnerie amoureuse composée d’hommes et de femmes ; pour montrer que l’amour était supérieur aux influences des saisons et des élémens, ils allumaient de grands feux pendant l’été, et l’hiver ils portaient des vêtemens légers, si légers, qu’un grand nombre moururent de froid aux pieds de leurs dames ; c’est le dernier terme de l’exaltation, dépassant toutes bornes et aboutissant au plus parfait ridicule.

Comme une impulsion violente produit toujours une réaction, il y eut dans le moyen-âge, des réfractaires, des opposans à cette religion de l’amour chevaleresque. Je ne parle pas ici des infidélités pratiques à la sévérité de la doctrine, on en pourrait citer de nombreux exemples, mais des réclamations qui s’élevaient fréquemment contre la théorie elle-même, du sein de la poésie qui en était l’organe. L’un des plus anciens troubadours, Marcabrus, blasphéma contre l’amour, et Raimbaud de Vaqueiras osa dire, en propres termes, qu’on pouvait faire quelque chose de bien et de beau sans aimer.

Ici doivent se placer aussi ces poésies satiriques se renouvelant à toutes les époques du moyen-âge, qui attaquent l’amour chevaleresque et provoquent une vive polémique pour et contre les femmes. Cette polémique fut reprise au xvie siècle par Martin Lefranc, auteur du Champion des dames, et par ses adversaires. Ses deux derniers produits sont la satire un peu brutale de Boileau contre les femmes et le poème un peu fade de Legouvé en leur honneur. Ainsi, l’amour chevaleresque fut une véritable religion qui eut ses sectateurs, ses dogmes, sa morale, et, pour que rien n’y manquât, ses dissidens et ses hérétiques.

iv.
MŒURS CHEVALERESQUES.

Ce sont les sentimens qui font les mœurs, les mœurs sont des sentimens transformés en habitudes : aussi l’étude des sentimens chevaleresques m’a déjà conduit à dire quelque chose des mœurs de la chevalerie, et, en parlant des mœurs, je serai obligé de revenir sur les sentimens Et d’abord, je dois faire remarquer que l’idéal des sentimens et des mœurs chevaleresques ne s’est jamais complètement réalisé ; la faiblesse de la nature humaine n’a pu permettre qu’il en fût autrement. Ces sentimens et ces mœurs furent un type abstrait, un but élevé qu’on n’atteignit pas toujours, et dont on resta souvent fort éloigné ; mais ils provoquèrent de nobles efforts, et par là exercèrent une grande influence sur la vie réelle. À ceux qui penseraient que l’idéal chevaleresque a été composé d’après les romans, que l’imagination a été ici plus vraie, en quelque sorte, que la vie ; à ceux qui croiraient que la vie elle-même n’a été qu’une poésie en action imitée de la poésie écrite, à ceux-là je répondrais par les faits que j’ai déjà cités, par ceux que je citerai encore, et qui tous établissent que la chevalerie a existé. Si l’idéal chevaleresque ne s’est jamais réalisé d’une manière absolue, où trouver un système de moralité dont on ne puisse en dire autant ? Le système le plus parfait et le plus divin de tous, le système de la morale chrétienne, n’a été à aucune époque pratiqué dans sa rigueur ; il n’en a pas moins exercé une action puissante sur les temps barbares et sur les temps corrompus, bien que ces temps soient restés à une grande distance de l’idéal chrétien. Dans l’histoire de la chevalerie, on trouve toujours des voix qui s’élèvent pour se plaindre de sa décadence, pour affirmer qu’il faut remonter encore plus haut pour la trouver dans toute sa pureté ; mais si l’on en concluait qu’elle est une pure chimère, il faudrait tirer une semblable conclusion de ce que, dans tous les siècles, des voix se sont fait entendre au sein de l’église chrétienne, pour affirmer qu’elle était dans un temps de décadence, qu’il fallait remonter plus haut pour arriver à la pureté primitive, et nous savons même que ces âges primitifs de l’église n’étaient pas irréprochables ; nous trouvons sur ce sujet, dans les Pères, des confidences assez singulières. Même dans les cachots des martyrs, il y avait place pour certaines faiblesses de cœur ; à une époque encore plus reculée, les épîtres de saint Paul nous montrent dans les premières églises de grands désordres ; comme dit Saint-Réal, rien n’est pur parmi les hommes.

La chevalerie a fait comme la religion, elle a modifié les mœurs dans le sens de son principe ; c’est la plus grande influence qu’une institution puisse avoir en ce monde. Certainement la générosité n’a pas dominé dans les mœurs du moyen-âge ; il n’en est pas moins vrai que c’est à la chevalerie qu’appartiennent presque toutes les actions généreuses de ces temps ; c’est l’esprit de la chevalerie qui inspirait au Prince Noir ces égards délicats dont sa noble courtoisie entourait le vaincu de Poitiers.

La libéralité, vertu chevaleresque par excellence, avait sa source dans le sentiment de générosité. La libéralité fut portée souvent jusqu’à l’excès et jusqu’au délire, dans cette assemblée de Beaucaire, par exemple, où l’on vit dix mille chevaliers chercher à se surpasser en magnificence et en prodigalité. Le comte de Toulouse donna à Raimond d’Agout cent mille pièces d’argent en pur don ; celui-ci s’empressa de les distribuer à ses chevaliers. Un autre imagina de faire labourer un champ et d’y semer trente mille pièces. Enfin, un troisième, ne sachant comment témoigner son mépris des richesses, fit venir trente chevaux superbes et les brûla. Ces faits attestent, par leur extravagance même, la généreuse exaltation que la chevalerie avait donnée aux ames. Nous avons remarqué que les deux caractères des sentimens chevaleresques étaient l’exaltation et la délicatesse. La délicatesse, — chose si nouvelle alors, et qu’on est si surpris de rencontrer au milieu d’une société dont le fond est la violence, — la délicatesse passant dans les mœurs produit la courtoisie, qui forme un contraste extraordinaire avec la brutalité inhérente à ces mœurs, et que l’antiquité ne connaissait pas ; l’antiquité eut des mœurs élégantes, splendides, voluptueuses, mais non des mœurs courtoises. Ceci tenait à l’absence des femmes, au moins de femmes respectées. L’antiquité eut l’équivalent de nos clubs actuels et des petits soupers du dernier siècle, mais elle n’a pas eu de salons : les salons sont nés des cours, qui, comme le nom l’indique ont donné naissance à la courtoisie ; les nombreuses cours des souverains féodaux étaient au milieu de la barbarie universelle, autant de foyers d’une élégance relative. La courtoisie pénétra les ames qui en semblaient le moins susceptibles, et jusqu’à l’ame fougueuse de Dante. Outre tous ses autres mérites, sa poésie a un charme et un parfum de courtoisie remarquable : c’est toujours avec une extrême politesse de langage qu’il adresse la parole, même aux damnés.

Le sentiment qui faisait le fond de l’amour chevaleresque, le culte de la femme, se répandant sur l’ensemble des mœurs, débordant hors de lui-même en quelque sorte, et, outre le dévouement exclusif pour la dame choisie, s’appliquant, dans une mesure différente, à la galanterie, dont le nom résonne maintenant comme un nom frivole, a été un élément de civilisation, a amené une amélioration immense dans la condition des femmes, et, par suite, dans toute la société.

Un autre sentiment qui a influé sur les mœurs du moyen-âge et sur les mœurs modernes, et dans lequel se retrouvent les deux caractères de la chevalerie, l’exaltation et la délicatesse, c’est le sentiment de l’honneur. L’antiquité connaissait plus la vertu que l’honneur ; pour les anciens, la vertu consistait surtout dans les rapports de l’individu à la société, du citoyen à la patrie. Mais cette moralité qui a son principe et son but en elle-même, à laquelle l’individu suffit, ce sentiment de dignité personnelle qui lui fait avant tout un besoin de son propre respect et ensuite lui rend nécessaire le respect des autres hommes, l’estime de ses pairs ; ce sentiment fut assez étranger à l’antiquité.

Le point d’honneur, qui est le raffinement de l’honneur, appartient encore plus exclusivement aux temps modernes, a encore plus évidemment sa source dans les habitudes de la chevalerie. En effet, qu’est-ce que le point d’honneur ? C’est cette susceptibilité ombrageuse qui éloigne non-seulement une lâcheté, une honte, mais l’idée de la plus légère hésitation en matière d’honneur et de courage ; qui repousse non-seulement l’outrage, mais l’ombre d’une insulte ; qui protége avec le soin le plus jaloux la bonne renommée ; que représente enfin si bien un emblème qui est devenu un lieu commun, l’écu sans tache. Les héros des romans de chevalerie sont tout-à-fait en règle sous ce rapport ; il en résulte même une perfection quelquefois un peu monotone et fatigante ; les héros de l’antiquité ne sont pas ainsi. Dans l’Iliade, Hector fait trois fois le tour des murs de Troie en fuyant devant Achille, et n’en a pas l’air trop embarrassé. Comme l’a dit Rousseau dans sa lettre sur le duel : « Caton proposa-t-il un duel à César après tant d’affronts réciproques, ou Pompée à César ? Le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour avoir été menacé d’un bâton ? » Cette susceptibilité plus inquiète des modernes, ce soin plus jaloux de l’honneur remonte par son origine aux sentimens chevaleresques.

Je vais citer quelques faits qui montreront ces sentimens en action avec une exaltation quelquefois bizarre, souvent piquante à force d’être prononcée. Le tournoi, la joute, le pas d’armes, furent de brillantes manifestations de l’esprit chevaleresque. Je n’entrerai pas dans les détails de la législation des tournois, je ne raconterai pas minutieusement tout ce qui s’y passait ; mais je veux mettre en relief quelques traits empruntés à des récits de tournois et de pas d’armes d’une époque peu ancienne, pour faire voir combien cette portion des mœurs chevaleresques a subsisté long-temps.

Dans la première moitié du XVe siècle, en 1434, un chevalier espagnol, nommé Suerro de Quinones, se posta sur la grande route qui menait à Saint-Jacques de Compostelle, et déclara qu’il romprait des lances avec tous ceux qui passeraient par ce chemin ; il fit vœu d’en rompre trois cents en trente jours. Suerro nous a laissé un récit de ce pas d’armes. Il fit publier des clauses conformes aux lois de la chevalerie, et auxquelles devaient se soumettre tous ceux qui se présenteraient ; quelques-unes sont curieuses, et respirent encore à cette époque avancée la générosité et la courtoisie de l’ancienne chevalerie. Les voici :

« Tout chevalier étranger trouvera là des chevaux et des armes, sans que moi ou mes compagnons nous nous donnions le moindre avantage.

« Trois lances seront rompues avec tout chevalier qui se présentera ; on tiendra pour rompue celle qui enlèvera un chevalier de la selle ou fera couler du sang.

« Chaque honorable dame qui passera par ce lieu ou à une demi-heure de distance, et qui n’aura pas de chevalier qui veuille soutenir pour elle le combat, perdra le gant de sa main droite.

« Lorsque deux chevaliers ou plus viendront pour dégager le gant d’une dame, le premier sera seul admis.

« Comme il y a beaucoup d’hommes qui n’aiment pas véritablement et qui pourraient désirer de dégager le gant de plus d’une dame, on ne le leur permettra point, et on ne rompra pas plus de trois lances avec chacun d’eux.

« Trois dames de ce royaume seront nommées par les hérauts d’armes pour assister à l’entreprise comme témoins, et pour garantir, par leur témoignage, ce qui s’y passera. Mais j’assure que la dame à qui j’appartiens ne sera pas nommée, malgré mon respect pour ses grandes vertus.

« Le premier chevalier qui se présentera pour dégager le gant d’une dame, recevra un diamant.

« Si un chevalier éprouvait un dommage dans sa personne ou sa santé, comme il arrive trop fréquemment au jeu des armes, je le soignerai comme moi-même aussi long-temps qu’il sera nécessaire, et plus long-temps encore. »

Le manifeste se termine ainsi :

« Qu’il soit connu à tous les seigneurs du monde, à tous les chevaliers et nobles qui entendront parler des conditions de ce combat, que si la dame que je sers venait sur cette route, elle doit passer librement, sans que sa main droite perde son gant, et aucun autre chevalier que moi ne doit combattre pour elle ; car, à nul il ne convient de le faire aussi bien qu’à moi. »

Ceci fut envoyé solennellement par Suerro à la cour de Castille, avec une requête qu’il adressait à tous les chevaliers, rois et princes du monde, leur représentant qu’ayant fait vœu de briser trois cents lances en trois mois, il avait besoin de nombreux adversaires ; il priait donc, au nom des dames, tous les chevaliers de venir à son aide. Il fit de grands préparatifs pour la réception des opposans, et sa mère lui envoya une noble dame pour les soigner. Tout se passa dans le plus grand ordre et selon les règles de la plus parfaite courtoisie ! Cependant un chevalier, dans le nombre, fut tué. Suerro envoya chercher un prêtre pour réciter des prières sur le mort ; mais l’église n’accordait pas la sépulture chrétienne à ceux qui périssaient dans les tournois, le prêtre refusa, et la victime du passe-temps chevaleresque fut enterrée hors de la terre sacrée avec de grands honneurs ; puis, l’on continua le divertissement. Beaucoup d’incidens sont racontés ; j’en citerai quelques-uns. Des dames passaient avec deux chevaliers, on leur demande de déposer leurs gants jusqu’à ce qu’ils soient dégagés ; mais les chevaliers répondent qu’ils vont en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, et qu’ils ne connaissaient pas les lois du pas d’armes. Alors on leur rendit les gants de leurs dames, et on leur dit qu’il y avait là un grand nombre de chevaliers prêts à les dégager en rompant des lances pour toutes les dames inconnues ; qu’un entre autres s’était chargé pour sa part de dégager les gants de toutes les dames qui viendraient à passer sans chevalier. Un noble castillan se présente, et demande l’ordre de la chevalerie à Suerro pour pouvoir le combattre ; Suerro l’arme chevalier et le combat. Chacun, d’après les conventions, devait briser seulement trois lances ; mais un certain Mendoza, qui descendait du Cid, après avoir brisé les siennes, demanda à en briser d’autres encore pour toucher sa dame, car il ne s’était engagé dans ces aventures que dans le dessein de lui plaire. Suerro lui répond : « Vous n’avez qu’à déclarer qui est votre dame, et je me rendrai près d’elle, je lui dirai combien son amant est un brave chevalier ; mais rompre plus de trois lances est contre les lois du pas d’armes. L’ardeur pour la joute était si grande, qu’un trompette de Lombardie vint jouter avec son instrument contre un trompette castillan, et fut vaincu. Au bout du mois, soixante-huit chevaliers avaient fourni sept cent vingt-sept courses ; mais, avec toute la bonne volonté possible, Suerro n’avait brisé que cent soixante lances. Cependant les juges du camp le dégagent de son vœu, et lui font déposer le collier de fer qu’il devait porter au col jusqu’à l’accomplissement de ce vœu ; puis l’on dresse un procès-verbal qui déclare le vœu accompli. Ceci se passait un peu plus d’un siècle avant Cervantès, et c’est ce qui fait comprendre don Quichotte ; tout extravagant qu’il est, il n’est pas si complètement en dehors des mœurs de son temps qu’on pourrait le croire, ce qui donne une sorte de vraisemblance à sa folie. Le pas d’armes de Suerro Quinones n’est pas le seul fait de ce genre ; il en est d’autres d’une époque encore postérieure. Lord Surrey, au xvie siècle, défia tous les chevaliers qui passeraient sur un pont de l’Arno, pour leur prouver que sa dame, la belle Géraldine, était supérieure en beauté à toutes les autres dames ; on a les termes du défi de ce lord Surrey, qui appartient aussi à l’histoire littéraire, comme auteur de sonnets élégans. Ce défi est fort semblable à ceux que proposait le chevalier de la Manche ; il était adressé à tous ceux qui pouvaient tenir une lance et qui étaient amoureux. Turcs, Juifs, Sarrazins ou Cannibales, et fut proclamé sous l’autorisation du grand-duc. Un nombre considérable de chevaliers se présentèrent, et furent battus à la grande gloire de la belle Géraldine ; ceci se passait entre Luther et Bacon. Surrey vint rencontrer en Angleterre une terrible réalité, le très peu chevaleresque Henri VIII, et se heurter contre le billot. Catherine Howard y avait laissé sa tête, et il y laissa la sienne.

Outre les tournois et les pas d’armes qui étaient des combats innocens, dans lesquels on se tuait quelquefois par accident sans que cet accident tirât à conséquence, il y avait des rencontres à fer aigu, vrais duels entrepris souvent, malgré leur nature homicide, sans haine, pour plaire aux dames et pour les glorifier. On observait, au milieu de la mêlée, dans des guerres réelles, les lois de la chevalerie : ainsi l’on s’abstenait de porter certains coups. Il reste quelque chose de ces mœurs dans les duels des étudians allemands de nos jours : certaines blessures sont interdites ; et les paysans norvégiens décident, par une convention préalable, jusqu’à quelle profondeur il sera permis d’enfoncer le couteau.

La chevalerie errante, qui paraît ce qu’il y a de plus fabuleux dans toute la chevalerie, a une origine réelle, et M. Fauriel l’a retrouvée dans les mœurs provençales dès le xiie siècle. Seulement elle paraît avoir été un état passager qu’on embrassait pour un temps, et qu’on quittait ensuite, plutôt qu’une profession pour toute la vie. Mais le mot et la chose existaient, Raimbaud de Vaqueiras, saisi d’un désespoir amoureux, va se jeter dans la chevalerie errante. Plus tard, nous voyons, chez Brantôme, que Galéas de Mantoue, reconnaissant de ce que la reine Jeanne de Naples avait dansé avec lui, fit vœu d’être chevalier errant jusqu’à ce qu’il eût amené aux pieds de la princesse deux chevaliers captifs, et il accomplit son vœu. Voici quelques détails d’une expédition de chevalerie errante bien réelle et bien bizarre. Le héros et le narrateur est Ulrich de Lichtenstein, ce troubadour allemand du xive siècle, qui a écrit le Frauendienst. Après avoir fait part de son projet à sa dame, il part comme pour aller en pèlerinage à Rome, s’arrête à Venise, se fait faire des habits de femme ; prend le nom de dame Vénus, et annonce qu’en l’honneur des dames, et pour montrer ce qu’on dit faire pour elles, il ira de Mestre jusqu’en Bohême, et défiant tous les chevaliers qu’il rencontrera. Ceux qui rompront une lance avec dame Vénus, recevront d’elle un anneau qui rendra toujours plus belle celle à qui il sera donné. Si dame Vénus renverse un chevalier, celui-ci s’inclinera vers les quatre points cardinaux en l’honneur d’une dame. Si un chevalier renverse dame Vénus, il aura tous les chevaux qu’elle conduit avec elle.

Puis il se met en route, suivi de ses écuyers et de deux ménestriers qui l’accompagnent en faisant de la musique. Il éprouve d’abord quelques difficultés pour commencer son aventure ; en arrivant à Trévise, le podestat s’y oppose, car l’autorité civile n’aimait pas plus la chevalerie que l’autorité religieuse, et il a quelque peine à obtenir la permission de rompre ses lances ; il faut que toutes les dames de Trévise se réunissent pour supplier le podestat d’accorder cette permission ; le podestat ne peut rien refuser aux dames, la joute a lieu sur un pont, et il va sans dire qu’Ulric triomphe d’un grand nombre de rivaux. Le lendemain, deux cents dames de la ville l’attendaient à sa porte pour le conduire à l’église ; l’une d’elles portait son manteau ; toujours habillé en dame Vénus, il vient à l’église et prie Dieu dévotement. En sortant, il est accompagné par les dames, qui adressent pour lui des vœux au ciel. « Depuis, dit-il, j’ai eu à cause de cela beaucoup d’honneur, car Dieu ne peut rien refuser aux nobles dames. » Dans une autre ville, une jeune fille vint à lui, tenant une lance, et lui dit : « Le seigneur Mathias m’envoie vous souhaiter la bien-venue ; il m’a dit de vous apporter cette lance et vous prie de la lui briser sur le corps. » Le vœu du seigneur Mathias est exaucé par Ulric, qui fait la même faveur à un grand nombre de chevaliers, tout en rendant la plus complète justice à leur bravoure, et en portant même l’impartialité, le désintéressement chevaleresque, jusqu’à témoigner une grande admiration pour les coups qu’il reçoit. « Dans une belle rencontre, dit-il, le comte Berthold de Gratz, à travers mon bouclier et mon armure, me blessa la poitrine. » Cet accident ne l’empêcha pas de continuer sa route, ne manquant jamais, dans son bizarre costume, d’aller entendre la messe pour sanctifier la journée ; il brisa trois cent sept lances et termina glorieusement son aventure.

Un autre récit moins strictement historique, mais qui peint bien l’exaltation des sentimens chevaleresques, c’est l’histoire du vœu du héron, racontée par Froissart, et mise en vers par un poète du xive siècle. Le roi Édouard III est à table, entouré de ses chevaliers ; Robert d’Artois, qui a trahi la France, va tuer un héron à la chasse. Le héron passait, au moyen-âge, pour le plus lâche des oiseaux. Il l’apporte dans la salle du festin royal, le présente à chacun des convives en le sommant de faire un vœu, de promettre qu’il accomplira quelque entreprise. Édouard, le premier, fait vœu d’entrer en France, et d’être roi à Saint-Denis avant six ans. Le comte de Salisbury, qui était auprès de sa dame, la prie de vouloir bien de sa belle main lui clore un œil ; la demande est octroyée, et le comte s’engage à ne plus ouvrir cet œil qu’il ne soit venu en France et n’y ait brûlé un certain nombre de villes. Chaque chevalier cherche à surpasser les autres par l’audace et la difficulté des entreprises qu’il fait vœu d’exécuter. Alors la reine, ayant demandé au roi la permission de faire aussi son vœu, et l’ayant obtenu, déclare qu’elle ne mettra au monde le fils qu’elle porte dans son sein que quand elle sera sur la terre de France ; elle ajoute que, s’il voulait naître plus tôt, elle le détruirait à coups de couteau, et perdrait ainsi son ame. Ce dernier trait fait voir que de degré en degré l’exaltation chevaleresque pouvait aller jusqu’à la férocité.

Ce qui achève de caractériser les mœurs chevaleresques, c’est l’empire qu’on leur voit exercer sur toutes les classes de la société.

Dans les villes où le commerce était opulent et avait créé une bourgeoisie puissante, comme à Valenciennes, les bourgeois exécutaient des joutes à l’imitation des jeux chevaleresques ; ces joutes avaient le nom particulier de toupinures. Des ordres purement religieux eurent les armoiries qui allaient assez mal avec l’humilité de leur état. Il y eut des chevaliers de Saint-Jean, de Saint-Pierre, et même des chevaliers de la Sainte-Inquisition. Quand les légistes vinrent opposer l’empire du droit romain à la féodalité, la grande considération dont ils furent investis, surtout dans certains pays, comme à Bologne, leur fit attribuer le titre de chevaliers, ce qui introduisit la chevalerie dans la jurisprudence ; il y eut des chevaliers-jurisconsultes, miles juris. Les femmes même, qui étaient les idoles de la chevalerie, ne se contentèrent pas de l’inspirer, elles voulurent aussi en partager l’honneur. Ainsi, les chanoinesses de Sainte-Gertrude, en Brabant, après le noviciat, étaient faites equitissæ, chevalières ; on leur donnait la colée. Élisabeth, en montant sur le trône, voulut recevoir la chevalerie à son couronnement. L’empreinte des mœurs chevaleresques se montre dans les noms des jeux les plus usuels. Ainsi, le nom de dames fut donné à un jeu qui auparavant en portait un autre (tesseræ). Les échecs n’avaient pas, en Orient, le personnage de la dame ; c’était le visir qui était placé à côté du roi. Le génie de la galanterie occidentale fit une dame de la pièce qui a la marche la plus libre et décide la partie. Les cartes, inventées aussi en Orient, probablement en Chine, ne portaient pas d’abord les figures qu’elles portèrent en Europe à la fin du xive siècle ; le choix des personnages montre bien le mélange des idées chevaleresques avec les idées bibliques et classiques, mélange qui régnait à cette époque dans les esprits. En regard de David est Charlemagne, Hector à côté de Lancelot. Un jeu de cartes est une image, que sa confusion même rend assez fidèle, de l’état de l’imagination à la fin du moyen-âge.

Enfin, dans la langue même, il est resté une foule de locutions empruntées aux usages et aux mœurs de la chevalerie. Avant d’être de vagues formules de galanterie, elles eurent un sens positif, elles exprimèrent des coutumes réelles. Ainsi, cette expression : porter les fers d’une dame, provient de l’usage où l’on était de porter une chaîne au bras jusqu’à l’achèvement d’une aventure entreprise pour mériter l’amour d’une dame ; porter sa chaîne, ses fers, ce n’était donc pas une figure, c’était une réalité qui tenait à l’emploi symbolique du lien. Or, au moyen-âge, on portait un lien dans beaucoup de circonstances : les débiteurs, en signe de leurs dettes ; les pénitens, en signe de leur pénitence. Délier d’un serment a la même origine. Ces exemples prouvent à quel point, la chevalerie avait pénétré dans les mœurs et dans ce qui peint le plus naïvement les mœurs, dans le langage.

Il reste, pour terminer cette esquisse des mœurs chevaleresques, à indiquer ce qu’elles sont devenues depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours. Déjà au xive siècle elles s’altéraient considérablement ; on le voit dans Froissart. Froissart voudrait bien qu’il n’y eût que de la chevalerie dans le monde ; mais il est trop clairvoyant pour ne pas s’apercevoir qu’il y a autre chose, et trop naïf pour ne pas le laisser voir. Il montre perpétuellement, en contraste des perfidies atroces et des exemples plus rares d’une loyauté exaltée, des libéralités prodigues et des cupidités effrénées, des passions d’une brutalité grossière et des sentimens d’une galanterie recherchée ; partout, dans ce tableau du XIVe siècle, tracé avec l’intention de mettre la chevalerie en relief, partout on voit à côté d’elle ce qui n’est pas elle et ne lui ressemble pas. La chevalerie paraît exister encore ; mais, à vrai dire, c’est son cadavre qui semble vivre ; elle est un peu comme le Cid, qui, après sa mort, fut placé sur son cheval Babieça, et qui, emporté par lui dans la mêlée, paraissait encore triomphant tout mort qu’il était. Au XVe siècle les désastres, la misère universelle font perdre de plus en plus le sentiment de l’exaltation et de la délicatesse chevaleresques. Sainte-Palaye voit dans Jeanne d’Arc une résurrection de la chevalerie. Bien que la tradition ait mis dans ses mains la joyeuse de Charlemagne, je vois en elle une apparition de la patrie qui va naître, plutôt que de la chevalerie qui s’en va. En effet, le mot patrie, qui n’existe pas encore, va être créé par Dubellai, parce que le temps en est venu, et que les mots suivent les choses.

Louis XI porta le coup de mort à la féodalité, et la féodalité était identifiée à la chevalerie. Pendant que toutes deux périssent en France, la chevalerie se ranime à la cour des ducs de Bourgogne. Cette chevalerie n’est pas naïve, mais artificielle ; elle n’est pas primitive, mais ressuscitée ; elle est faite d’après les livres. L’opulence que répandaient dans les états des ducs de Bourgogne le commerce et l’industrie de leurs villes, l’entoure d’un grand éclat ; mais cet éclat ne naît pas de ce qui avait fait le fondement de la chevalerie : il naît de ses brillans accessoires ; il se manifeste par les pompes, les fêtes et les machines. C’est alors qu’on invente l’ordre, moitié mythologique, moitié galant, de la Toison-d’Or. Enfin c’est dans le duché de Bourgogne que paraît en regard de la figure impassible de Louis XI, la figure ultra-chevaleresque de Charles-le-Téméraire ; don Quichotte héroïque, qui, comme le premier, a les plus grandes qualités, mais qui seulement se trompe sur son temps. Au XVIe siècle, on tente, en France, d’imiter ce qu’on a fait au XVe chez les ducs de Bourgogne. François Ier, sous l’influence des romans de chevalerie et des poèmes italiens, aspire à recomposer artificiellement une chevalerie ; il se fait armer par Bayard. Les dames viennent à sa cour, et la galanterie reparaît dans les mœurs françaises.

Mais bientôt le contraste que Froissart nous a présenté au XIVe siècle, se montre ici bien plus frappant encore. À côté de cette chevalerie renouvelée, se dessinent la politique anti-chevaleresque de cette époque, les cruautés des bandes mercenaires qui se disputent l’Europe, le fanatisme religieux, et les haines de partis. La tentative de François Ier avorte, et la chevalerie meurt dans le tournoi où périt Henri II. L’historien de ce temps n’est plus Froissart, mais Brantôme, et c’est en dire assez pour rappeler à l’imagination combien on est loin de l’idéal chevaleresque. À la fin du siècle, Henri IV, par sa valeur et par l’empire qu’eurent sur lui les dames, par cette carrière aventureuse vers laquelle il marche à la conquête de son royaume, un peu comme les chevaliers de romans allaient conquérir un trône à Babylone ou à Trébisonde, Henri IV tient, à quelques égards, du chevalier, et même du chevalier errant ; mais il est bien isolé, car je ne vois, autour de lui, que le sévère Sully, le froid Mornay, le fanatique et spirituel d’Aubigné ; et lui-même, à ses côtés chevaleresques, allie des qualités très différentes, une extrême habileté, une finesse gasconne, qui percent sous la bonhomie de ses manières. D’ailleurs la mobilité de ses sentimens, l’inélégance de ses habitudes, l’éloignent encore du type chevaleresque ; en somme, il tient du héros, du politique et du soudard, plus que du chevalier.

Au xviie siècle, la féodalité-parti qui venait d’être écrasée par Richelieu comme la féodalité-puissance l’avait été par Louis XI, voulut encore, avant de s’ensevelir sous les marches du trône de Louis XIV, produire sa chevalerie, et cette chevalerie posthume fut la fronde : les dames armèrent les combattans. Mais la fronde s’usa dans de petites ambitions et des aventures fort différentes des aventures chevaleresques. Son troubadour fut Scarron, et son épopée la Mazarinade. Cependant une portion des mœurs et des sentimens chevaleresques se conserva dans une société choisie, dans la société élégante et raffinée de l’hôtel Rambouillet, qu’on appela la société des précieuses. Là, les anciennes théories de l’amour et de l’honneur furent de nouveau subtilisées, l’on en dressa des traités et même des cartes géographiques, comme la carte de Tendre ; on put se croire retourné au temps des cours d’amour, et le terrible cardinal fit discuter devant lui des thèses de galanterie.

La première portion de la vie de Louis XIV est elle-même toute remplie de réminiscences chevaleresques, et le nom de carrousel est encore là pour nous rappeler cette dernière représentation d’un tournoi dans lequel on vit aux prises les principaux personnages de la chevalerie et les principaux héros de l’antiquité, en vertu de cette alliance entre les souvenirs de la poésie chevaleresque et ceux de la poésie classique, qui a été le caractère dominant de notre scène.

À mesure que le règne de Louis XIV se prolongea, les idées sérieuses et sombres remplacèrent de plus en plus ces réminiscences chevaleresques, et en effacèrent de plus en plus les traces. On alla de Mme de La Vallière à Mme de Maintenon, de la galanterie à la religion ; il en résulta que les mœurs de la cour et, par suite, de la nation, désapprirent la galanterie chevaleresque, et qu’elle sortit des habitudes nationales. Et quand le règne de Louis XIV fut passé, on ne retrouva que la licence et le dérèglement. Le xviiie siècle fut rempli par de nouveaux intérêts ; la pensée agita toutes les grandes questions de la religion, de la philosophie et de la politique. Au milieu de ces préoccupations, et sous l’influence de la corruption introduite par la régence, ce qui pouvait rester de chevaleresque dans les sentimens disparut.

Les mœurs gardèrent une seule trace de l’ancienne courtoisie, ce fut la politesse des manières, l’urbanité du langage ; à l’époque où toutes les traditions du moyen-âge, bonnes ou mauvaises, furent brisées, l’urbanité vint s’abîmer dans cette parodie de la rudesse de Sparte et de Rome, qui se donna le nom, aussi grossier qu’elle-même, de sans-culotisme.

Il est resté pourtant après tout cela, et il reste encore une certaine empreinte des mœurs et des sentimens chevaleresques, qui, dit-on, va s’effaçant tous les jours. Au premier rang est ce qui ne périra jamais chez nous, le sentiment de l’honneur, le point d’honneur qui ne fait encore que trop de nobles victimes ; enfin, ce qu’on appelle l’élégance, la distinction des manières, et qui remonte en droite ligne aux habitudes de la vieille courtoisie, de la vieille galanterie française ; c’est là ce qui subsiste encore des mœurs chevaleresques. Le torrent des siècles a déraciné l’arbre de la chevalerie ; la fleur de cet arbre puissant surnage seule sur les flots prêts à l’engloutir.


J.-J. Ampère.