La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre IV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 27-28).
CHAPITRE IV.
LES IDOLÂTRES N’ONT JAMAIS REÇU DE LEURS DIEUX AUCUN PRÉCEPTE DE VERTU, ET LEUR CULTE A ÉTÉ SOUILLÉ DE TOUTES SORTES D’INFAMIES.

Et d’abord pourquoi ces dieux ne se sont-ils point mis en peine d’empêcher le déréglement des mœurs ? Que le Dieu véritable se soit détourné des peuples qui ne le servaient pas, ç’a été justice ; mais d’où vient que les dieux, dont on regrette que le culte soit aujourd’hui interdit, n’ont établi aucune loi pour porter leurs adorateurs à la vertu ? La justice aurait voulu qu’ils eussent des soins pour les actions des hommes, en échange de ceux que les hommes rendaient à leurs autels. On dira que nul n’est méchant que par le fait de sa volonté propre. Qui le nie ? mais ce n’en était pas moins l’office des dieux de ne pas laisser ignorer à leurs adorateurs les préceptes d’une vie honnête, de les promulguer au contraire avec le plus grand éclat, de dénoncer les pécheurs par la bouche des devins et des oracles, d’accuser, de menacer hautement les méchants et de promettre des récompenses aux bons. Or, a-t-on jamais entendu rien prêcher de semblable dans leurs temples ? Quand j’étais jeune, je me souviens d’y être allé plus d’une fois ; j’assistais à ces spectacles et à ces jeux sacrilèges ; je contemplais les prêtres en proie à leur délire démoniaque, j’écoutais les musiciens, je prenais plaisir à ces jeux honteux qu’on célébrait en l’honneur des dieux, des déesses, de la vierge Célestis[1], de Cybèle, mère de tous les dieux. Le jour où on lavait solennellement dans un fleuve cette dernière divinité[2], de misérables bouffons chantaient devant son char des vers tellement infâmes qu’il n’eût pas été convenable, je ne dis pas à la mère des dieux, mais à la mère d’un sénateur, d’un honnête homme, d’un de ces bouffons même, de prêter l’oreille à ces turpitudes. Car enfin tout homme a un sentiment de respect pour ses parents que la vie la plus dégradante ne saurait étouffer. Ainsi ces baladins auraient rougi de répéter chez eux et devant leurs mères, ne fût-ce que pour s’exercer, ces paroles et ces gestes obscènes dont ils honoraient la mère des dieux, en présence d’une multitude immense où les deux sexes étaient confondus. Et je ne doute pas que ces spectateurs qui s’empressaient à la fête, attirés par la curiosité, ne rentrassent à la maison, révoltés par l’infamie. Si ce sont là des choses sacrées, qu’appellerons-nous choses sacrilèges ? et qu’est-ce qu’une souillure, si c’est là une purification ? Ne donnait-on pas à ces fêtes le nom de Services (Fercula), comme si on eût célébré un festin où les démons pussent venir se repaître de leurs mets favoris ? Chacun sait, en effet, combien ces esprits immondes sont avides de telles obscénités ; il faudrait, pour en douter, ignorer l’existence de ces démons qui trompent les hommes en se faisant passer pour des dieux, ou bien vivre de telle sorte que leur protection parût plus à désirer que celle du vrai Dieu, et leur colère plus à craindre.

  1. Cette déesse-vierge Célestis était principalement adorée en Afrique, au témoignage de Tertullien (Apolog., cap. 21). Saint Augustin en parle encore au chap. 23 de ce même livre ii, et ailleurs (Enarr. in Psal. lxii, n. 7, et in Psal. xcviii, n. 14, et Serm. cv, n. 12). — Nous ne savons pas sur quel fondement le docte Vives a confondu la vierge Célestis avec Cybèle, mère des dieux.
  2. Chaque année, la veille des ides d’avril, la statue de Cybèle était conduite en grande pompe par les prêtres de la déesse au fleuve Almon, qui se jette dans le Tibre, près de Rome, et là, au confluent des deux eaux, se faisait l’ablution sacrée, souvenir de celle qui eut lieu le jour où la statue arriva d’Asie pour la première fois. Voyez Ovide, Fastes, lib. iv, v. 337 et sq., et Lucain, lib. s, v. 600.