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La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre XXVI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 149-150).
CHAPITRE XXVI.
INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GRANDE MÈRE.

Un mot maintenant sur ces hommes énervés que l’on consacre à la grande Mère par une mutilation également injurieuse à la pudeur des deux sexes ; hier encore on les voyait dans les rues et sur les places de Carthage, les cheveux parfumés, le visage couvert de fard, imitant de leur corps amolli la démarche des femmes, demander aux passants de quoi soutenir leur infâme existence[1]. Cette fois encore Varron a trouvé bon de ne rien dire, et je ne me souviens d’aucun auteur qui se soit expliqué sur ce sujet. Ici l’exégèse fait défaut, la raison rougit, la parole expire. La grande Mère a surpassé tous ses enfants, non par la grandeur de la puissance, mais par celle du crime. C’est une monstruosité qui éclipse le monstrueux Janus lui-même ; car Janus n’est hideux que dans ses statues, elle est hideuse et cruelle dans ses mystères ; Janus n’a qu’en effigie des membres superflus, elle fait perdre en réalité des membres nécessaires. Son infamie est si grande, qu’elle surpasse toutes les débauches de Jupiter. Séducteur de tant de femmes, il n’a déshonoré le ciel que du seul Ganymède ; mais elle, avec son cortége de mutilés scandaleux, a tout ensemble souillé la terre et outragé le ciel. Je ne trouve rien à lui comparer que Saturne, qui, dit-on, mutila son père. Encore, dans les mystères de ce dieu, les hommes périssent par la main d’autrui ; ils ne se mutilent point de leur propre main. Les poëtes, il est vrai, imputent à Saturne d’avoir dévoré ses enfants, et la théologie physique interprète cette tradition comme il lui plaît ; mais l’histoire porte simplement qu’il les tua ; et si à Carthage on lui sacrifiait des enfants, c’est un usage que les Romains ont répudié. La mère des dieux, au contraire, a introduit ses eunuques dans les temples des Romains, et cette cruelle coutume s’est conservée, comme si on pouvait accroître la virilité de l’âme en retranchant la virilité du corps. Au prix d’un tel usage, que sont les larcins de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères des autres dieux, et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres, si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le théâtre ? Qu’est-ce que tout cela au prix d’une abomination qui, par sa grandeur même, ne pouvait convenir qu’à la grande Mère, d’autant plus qu’on a soin de rejeter les autres scandales sur l’imagination des poëtes ! Et, en effet, que les poëtes aient beaucoup inventé, j’en tombe d’accord ; seulement je demande si le plaisir que procurent aux dieux ces fictions est aussi une invention des poètes ? Qu’on impute donc, j’y consens, à leur audace ou à leur impudence l’éclat scandaleux que la poésie et la scène donnent aux aventures des dieux ; mais quand j’en vois faire, par l’ordre des dieux, une partie de leur culte et de leurs honneurs, n’est-ce pas le crime des dieux mêmes, ou plutôt un aveu fait par les démons et un piège tendu aux misérables ? En tout cas, ces consécrations d’eunuques à la Mère des dieux ne sont point une fiction, et les poëtes en ont eu tellement horreur qu’ils se sont abstenus de les décrire. Qui donc voudrait se consacrer à de telles divinités, afin de vivre heureusement dans l’autre monde, quand il est impossible, en s’y consacrant, de vivre honnêtement dans celui-ci ? — « Vous oubliez, me dira Varron, que tout ce culte n’a rapport qu’au monde ». — J’ai bien peur que ce soit plutôt à l’immonde. D’ailleurs, il est clair que tout ce qui est dans le monde peut aisément y être rapporté ; mais ce que nous cherchons, nous, n’est pas dans le monde : c’est une âme affermie par la vraie religion, qui n’adore pas le monde comme un dieu, mais qui le glorifie comme l’œuvre de Dieu et pour la gloire de Dieu même, afin de se dégager de toute souillure mondaine et de parvenir pure et sans tache à Dieu, Créateur du monde.

  1. Une loi romaine donnait aux prêtres de Cybèle le droit de demander l’aumône. Voyez Ovide (Fastes, liv. iv, v. 350 et suiv.), et Cicéron (De legibus, lib. ii, cap. 9 et 16.)