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La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre XXII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 237).
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI TROUVENT PLUSIEURS CHOSES A REPRENDRE DANS CET UNIVERS, OUVRAGE EXCELLENT D’UN EXCELLENT CRÉATEUR, ET QUI CROIENT A L’EXISTENCE D’UNE MAUVAISE NATURE.

Cependant quelques hérétiques[1] n’ont pas su reconnaître cette raison suprême de la création, savoir, la bonté de Dieu, raison si juste et si convenable qu’il suffit de la considérer avec attention et de la méditer avec piété pour mettre fin à toutes les difficultés qu’on peut élever sur l’origine des choses. Mais on ne veut considérer que les misères de notre corps, devenu mortel et fragile en punition du péché, et exposé ici-bas à une foule d’accidents contraires, comme le feu, le froid, les bêtes farouches et autres choses semblables. On ne remarque pas combien ces choses sont excellentes dans leur essence, et dans la place qu’elles occupent avec quel art admirable elles sont ordonnées, à quel point elles contribuent chacune en particulier à la beauté de l’univers, et quels avantages elles nous apportent quand nous savons en bien user, en sorte que les poisons mêmes deviennent des remèdes, étant employés à propos, et qu’au contraire les choses qui nous flattent le plus, comme la lumière, le boire et le manger, sont nuisibles par l’abus que l’on en fait. La divine Providence nous avertit par là de ne pas blâmer témérairement ses ouvrages, mais d’en rechercher soigneusement l’utilité, et, lorsque notre intelligence se trouve en défaut, de croire que ces choses sont cachées comme l’étaient plusieurs autres que nous avons eu peine à découvrir. Si Dieu permet qu’elles soient cachées, c’est pour exercer notre humilité ou pour abaisser notre orgueil. En effet, il n’y a aucune nature mauvaise, et le mal n’est qu’une privation du bien ; mais depuis les choses de la terre jusqu’à celles du ciel, depuis les visibles jusqu’aux invisibles, il en est qui sont meilleures les unes que les autres, et leur existence à toutes tient essentiellement à leur inégalité. Or, Dieu n’est pas moins grand dans les petites choses que dans les grandes ; car il ne faut pas mesurer les petites par leur grandeur naturelle, qui est presque nulle, mais par la sagesse de leur auteur. C’est ainsi qu’en rasant un sourcil à un homme on ôterait fort peu de son corps, mais on ôterait beaucoup de sa beauté, parce que la beauté du corps ne consiste pas dans la grandeur de ses membres, mais dans leur proportion. Au reste, il ne faut pas trop s’étonner de ce que ceux qui croient à l’existence d’une nature mauvaise, engendrée d’un mauvais principe, ne veulent pas reconnaître la bonté de Dieu comme la raison de la création du monde, puisqu’ils s’imaginent au contraire que Dieu n’a créé cette machine de l’univers que dans la dernière nécessité, et pour se défendre du mal qui se révoltait contre lui ; qu’ainsi il a mêlé sa nature qui est bonne avec celle du mal, afin de le réprimer et de le vaincre ; qu’il a bien de la peine à la purifier et à la délivrer, parce que le mal l’a étrangement corrompue, et qu’il ne la purifie pas même tout entière, si bien que cette partie non purifiée servira de prison et de chaîne à son ennemi vaincu. Les Manichéens ne donneraient pas dans de telles extravagances, s’ils étaient convaincus de ces deux vérités : l’une, que la nature de Dieu est immuable, incorruptible, inaltérable ; l’autre, que l’âme qui a pu déchoir par sa volonté et ainsi être corrompue par le péché et privée de la lumière de la vérité immuable, l’âme, dis-je, n’est pas une partie de Dieu ni de même nature que la sienne, mais une créature infiniment éloignée de la perfection de son Créateur.

  1. Evidemment, les Manichéens. Comparez le traité De Genesi contra Manichœos, lib. I, n. 25, 26.