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La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XIX/Chapitre XXIII

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Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 443-446).
CHAPITRE XXIII.
DES ORACLES QUE PORPHYRE RAPPORTE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST.

Porphyre[1], dans son ouvrage intitulé : La Philosophie des oracles (je me sers des expressions telles qu’elles ont été traduites du grec en latin[2]), Porphyre, dis-je, dans ce recueil de réponses prétendues divines sur des questions relatives à la philosophie, s’exprime ainsi : « Quelqu’un demandant à Apollon à quel Dieu il devait s’adresser pour retirer sa femme du christianisme, Apollon lui répondit : Il te serait peut-être plus aisé d’écrire sur l’eau, ou de voler dans l’air, que de guérir l’esprit blessé de ta femme. Laisse-la donc dans sa ridicule erreur chanter d’une voix factice et lugubre un Dieu mort, condamné par des juges équitables, et livré publiquement à un supplice sanglant et ignominieux ». Après ces vers d’Apollon que nous traduisons librement en prose latine. Porphyre continue de la sorte : « Cet oracle fait bien voir combien la secte chrétienne est corrompue, puisqu’il est dit que les Juifs savent mieux que les chrétiens honorer Dieu ». Car c’est ainsi que ce philosophe, poussé par sa haine contre Jésus-Christ à préférer les Juifs aux chrétiens, explique ces paroles de l’oracle d’Apollon, que Jésus-Christ a été mis à mort par des juges équitables ; comme s’ils l’avaient fait mourir justement ! Je laisse la responsabilité de cet oracle à l’interprète menteur d’Apollon ou à Porphyre lui-même, qui peut-être l’a inventé ; et nous aurons à voir plus tard comment ce philosophe s’accorde avec lui-même, ou accorde ensemble les oracles. Maintenant il nous dit que les Juifs, en véritables adorateurs de Dieu, ont condamné justement Jésus-Christ à une mort ignominieuse ; mais ce Dieu des Juifs auquel Porphyre rend témoignage, pourquoi ne pas l’écouter quand il nous dit ; « Celui qui sacrifiera à d’autres qu’au seul vrai Dieu sera exterminé[3] ? » Voici, au surplus, d’autres aveux de Porphyre plus manifestes encore. Écoutons-le glorifier la grandeur du roi des Juifs : « Apollon, dit-il, interrogé pour savoir ce qui vaut le mieux du Verbe, c’est-à-dire de la raison ou de la loi, a répondu en ces termes » (ici Porphyre cite des vers d’Apollon, parmi lesquels je choisis les suivants) :

« Dieu est le principe générateur, le roi suprême, devant qui le ciel, la terre, la mer et les mystérieux abîmes de l’enfer tremblent, et les dieux mêmes sont saisis d’épouvante ; c’est le Père que les saints hébreux honorent très-pieusement[4] ».

Voilà un oracle d’Apollon qui, selon Porphyre, reconnaît que le Dieu des Juifs est si grand qu’il épouvante les dieux mêmes. Or, puisque ce Dieu a dit que celui qui sacrifie aux dieux sera exterminé, je m’étonne que Porphyre n’ait pas aussi éprouvé quelque épouvante, et, dans ses sacrifices aux dieux, n’ait pas craint d’être exterminé.

Ce philosophe dit aussi du bien de Jésus-Christ, comme s’il avait oublié les paroles outrageantes que je viens de rapporter, ou comme si les dieux n’avaient mal parlé du Sauveur que pendant qu’ils étaient endormis, et, le connaissant mieux à leur réveil, lui eussent donné les louanges qu’il mérite. Il s’écrie comme s’il allait révéler une chose merveilleuse et incroyable : « Quelques-uns seront sans doute surpris de ce que je vais dire : c’est que les dieux ont déclaré que le Christ était un homme très-pieux, qu’il a été fait immortel, et qu’il leur a laissé un très-bon souvenir. Quant aux chrétiens, ils les déclarent impurs, chargés de souillures, enfoncés dans l’erreur, et les accablent de mille autres blasphèmes ». Porphyre rapporte ces blasphèmes comme autant d’oracles des dieux ; puis il continue ainsi : « Hécate, consultée pour savoir si le Christ est un Dieu, a répondu : Quel est l’état d’une âme immortelle séparée du corps ? vous le savez ; et si elle s’est écartée de la sagesse, vous n’ignorez pas qu’elle est condamnée à errer toujours ; celle dont vous me parlez est l’âme d’un homme excellent en piété ; mais ceux qui l’honorent sont dans l’erreur ». — « Voilà donc, poursuit Porphyre, qui cherche à rattacher ses propres pensées à celles qu’il impute aux dieux, voilà l’oracle qui déclare le Christ un homme éminent en piété, et qui assure que son âme a reçu l’immortalité comme celle des autres justes, mais que c’est une erreur de l’adorer ». — « Et comme quelques-uns, ajoute-t-il, demandaient à Hécate : Pourquoi donc a-t-il été condamné ? « La déesse répondit : Le corps est toujours exposé aux tourments, mais l’âme des justes a le ciel pour demeure. Celui dont vous me parlez a été une fatale occasion d’erreur pour toutes les âmes qui n’étaient pas appelées par les destins à recevoir les faveurs des dieux, ni à connaître Jupiter immortel. Aussi les dieux n’aiment point ces âmes fatalement déshéritées ; mais lui, c’est un juste, admis au ciel en la compagnie des justes. Gardez-vous donc de blasphémer contre lui, et prenez pitié de la folie des hommes ; car du Christ aux chrétiens, la pente est rapide[5] ».

Qui est assez stupide pour ne pas voir, ou que ces oracles ont été supposés par cet homme artificieux, ennemi mortel des chrétiens, ou qu’ils ont été rendus par les démons avec une intention toute semblable, c’est-à-dire afin d’autoriser, par les louanges qu’ils donnent à Jésus-Christ, la réprobation qu’ils soulèvent contre les chrétiens, détournant ainsi les hommes de la voie du salut, où l’on n’entre que par le christianisme ? Comme ils sont infiniment rusés, peu leur importe qu’on ajoute foi à leurs éloges de Jésus-Christ, pourvu que l’on croie aussi leurs calomnies contre ses disciples, et ils souffrent qu’on loue Jésus-Christ, à condition de n’être pas chrétien, et par conséquent de n’être pas délivré par le Christ de leur domination. Ajoutez qu’ils le louent de telle sorte que quiconque croira en lui sur leur rapport ne sera jamais vraiment chrétien, mais photinien[6], et ne verra dans le Christ que l’homme et non Dieu ; ce qui l’empêchera d’être sauvé par sa médiation et de se dégager des filets de ces démons imposteurs. Pour nous, nous fermons également l’oreille à la censure d’Apollon et aux louanges d’Hécate. L’un veut que Jésus-Christ ait été justement condamné à mort par ses juges, et l’autre en parle comme d’un homme très-pieux, mais toujours un homme. Or, ils n’ont l’un et l’autre qu’un même dessein, celui d’empêcher les hommes de se faire chrétiens, seul moyen pourtant d’être délivré de leur tyrannie. Au surplus, que ce philosophe ou plutôt ceux qui ajoutent foi à ces prétendus oracles accordent, s’ils peuvent, Apollon et Hécate, et placent l’éloge ou la condamnation dans la bouche de tous deux ; mais quand ils le pourraient faire, nous n’en aurions pas moins pour ces démons, soit qu’ils louent le Christ, soit qu’ils le blasphèment, la même répulsion. Et comment les païens, qui voient un dieu et une déesse se contredire sur Jésus-Christ, et Apollon blâmer ce qu’approuve Hécate, peuvent-ils, pour peu qu’ils soient raisonnables, ajouter foi aux calomnies de ces démons contre les chrétiens ?

Au reste, quand Porphyre ou Hécate disent que Jésus-Christ a été une fatale occasion d’erreur pour les chrétiens, je leur demanderai s’il l’a été volontairement ou malgré lui. Si c’est volontairement, comment est-il juste ? et si c’est malgré lui, comment est-il bienheureux ? Mais écoutons Porphyre expliquant la cause de cette prétendue erreur : « Il y a, dit-il, en certain lieu, des esprits terrestres et imperceptibles soumis au pouvoir des mauvais démons. Les sages des Hébreux, entre lesquels était ce Jésus, selon les oracles d’Apollon que je viens de rapporter, détournaient les personnes religieuses du culte de ces mauvais démons et de ces esprits inférieurs, et les portaient à adorer plutôt les dieux célestes et surtout Dieu le père. C’est aussi, ajoute-t-il, ce que les dieux mêmes commandent, et nous avons montré ci-dessus comment ils avertissent de reconnaître Dieu et veulent qu’on l’adore partout. Mais les ignorants et les impies, qui ne sont pas destinés à recevoir les faveurs des dieux, ni à connaître Jupiter immortel, ont rejeté toute sorte de dieux, pour embrasser le culte des mauvais démons. Il est vrai qu’ils feignent de servir Dieu, mais ils ne font rien de ce qu’il faut pour cela. Dieu, comme le père de toutes choses, n’a besoin de rien ; et nous attirons ses grâces sur nous, lorsque nous l’honorons par la justice, par la chasteté et par les autres vertus, et que notre vie est une continuelle prière par l’imitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. Cette recherche, dit-il, nous purifie, et l’imitation nous rapproche de lui ». Ici, j’en conviens, Porphyre parle dignement de Dieu le père et de l’innocence des mœurs, laquelle constitue principalement le culte qu’on lui rend. Aussi bien les livres des prophètes hébreux sont pleins de ces sortes de préceptes, soit qu’ils reprennent le vice, soit qu’ils louent la vertu. Mais Porphyre, quand il parle des chrétiens, ou se trompe, ou les calomnie autant qu’il plaît aux démons qu’il prend pour des dieux comme s’il était bien malaisé de se souvenir des infamies qui se commettent dans les temples ou sur les théâtres en l’honneur des dieux, et de considérer ce qui se dit dans nos églises ou ce qu’on y offre au vrai Dieu, pour juger de quel côté est l’édification ou la ruine des mœurs. Et quel autre que l’esprit malin lui a dit ou inspiré ce mensonge ridicule et palpable, que les chrétiens révèrent plutôt qu’ils ne les haïssent ces démons que les Hébreux défendent d’adorer ? Mais ce Dieu, que les sages des Hébreux ont adoré, défend aussi de sacrifier aux esprits célestes, aux anges et aux vertus que nous aimons et honorons dans le pèlerinage de cette vie mortelle, comme nos concitoyens déjà bienheureux. Dans la loi qu’il a donnée à son peuple, il a fait entendre comme un coup de tonnerre cette terrible menace : « Celui qui sacrifiera aux dieux sera exterminé » ; et de peur qu’on ne s’imaginât que cette défense ne regarde que les mauvais démons et ces esprits terrestres que Porphyre appelle esprits inférieurs, parce que l’Écriture sainte les appelle aussi les dieux des Gentils, comme dans ce passage du psaume : « Tous les dieux des Gentils sont des démons[7] », de peur qu’on ne crût que la défense de sacrifier aux démons n’emporte pas celle de sacrifier aux esprits célestes, ou au moins à quelques-uns d’entre eux, l’Écriture ajoute ces mots : Si ce n’est au Seigneur seul, nisi Domino soli. Et quant à ceux qui, trompés par le mot soli, se figurent que Dieu est ici confondu avec le soleil, il suffit de jeter les yeux sur le texte grec pour dissiper leur erreur[8].

Ainsi, ce Dieu à qui un si excellent philosophe rend un si excellent témoignage, a donné à son peuple, au peuple hébreu, une loi écrite en langue hébraïque, et cette loi, qui est connue par toute la terre, porte expressément que celui qui sacrifiera aux dieux et à d’autres qu’au Seigneur sera exterminé. Qu’est-il besoin d’aller chercher d’autres passages dans cette loi ou dans les Prophètes pour montrer que le Dieu véritable et souverain ne veut point qu’on sacrifie à d’autres qu’à lui ? Voici un oracle court, mais terrible, sorti de la bouche de ce Dieu que les plus savants hommes du paganisme exaltent si fort : qu’on l’écoute, qu’on le craigne, qu’on y obéisse, de peur qu’on encoure la peine dont il menace : « Celui qui sacrifiera aux dieux et à d’autres qu’au Seigneur sera exterminé ». Ce n’est pas que Dieu ait besoin de rien qui soit à nous, mais c’est qu’il nous est avantageux d’être à lui. Il est écrit dans les saintes lettres des Hébreux : « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens[9] ». Or, nous-mêmes, c’est-à-dire sa Cité, nous sommes le plus noble et le plus excellent sacrifice qui lui puisse être offert ; et tel est le mystère que nous célébrons dans nos oblations bien connues des fidèles, ainsi que nous l’avons dit aux livres précédents[10]. Les oracles du ciel ont déclaré hautement, par la bouche des Prophètes hébreux, que les sacrifices d’animaux que les Juifs offraient comme des figures de l’avenir cesseraient, et que les nations, du levant au couchant, n’offriraient qu’un seul sacrifice ; ce que nous voyons maintenant accompli. Nous avons rapporté dans cet ouvrage quelques-uns de ces témoignages, autant que nous l’avons trouvé à propos. Concluons qu’où n’est point cette justice, qui fait qu’on n’obéit qu’au Dieu souverain et qu’on ne sacrifie qu’à lui seul, là certainement aussi n’est point une société fondée sur des droits reconnus et sur des intérêts communs ; et par conséquent il n’y a point là non plus de peuple, si la définition qu’on en a donnée est la véritable. Il n’y a donc point enfin de république, puisque la chose du peuple ne saurait être où le peuple n’est pas.

  1. Sur Porphyre, voyez plus haut, livre x, ch. 9 et les notes.
  2. Le titre grec est celui-ci : Περὶ τῆς ἐκ λογίων φιλοσοφίας. Cet ouvrage de Porphyre est perdu. Il est mentionné par Théodoret et par Eusèbe. Voyez la Præpar. Evang., livre IV, ch.  6 et 8.
  3. Exod. xxii, 20.
  4. Nous trouvons dans Lactance (De ira Dei, cap. 23) trois des vers grecs que saint Augustin vient de traduire. Les autres sont perdus, mais on en rencontre d’analogues dans Justin (Serm. exhort. ad Gent.)
  5. Ce passage de Porphyre se trouve à peu près reproduit dans Eusèbe (Demonstr. Evang., lib. iii, cap. 6).
  6. Sur l’hérésie de Photin, fort semblable à celle de Paul de Samosate, voyez le livre de saint Augustin De hæres., hær. 41 et 45.
  7. Ps. XLV, 5.
  8. En effet, le texte des Septante porte : Εἰ μὴ τῷ Κυρίῳ μόνῳ.
  9. Ps. X, 2.
  10. Voyez plus haut, livre x, ch. 6 et ailleurs.