La Confession d’une jeune fille/22

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Calmann Lévy (1p. 148-153).



XXII


Frumence et Marius partis, une vie nouvelle, une vie pleine de dangers intellectuels, commença pour moi.

Je crois que l’éducation d’une femme ne doit pas être dirigée exclusivement par des femmes, à moins qu’on ne la destine au cloître ; et, sans que je pusse m’en rendre compte, je ressentis bientôt la privation de cet aliment plus mâle et plus large que m’avait procuré jusque-là l’enseignement de Frumence.

On fit venir une gouvernante qui s’ennuya au bout de quinze jours, et puis une seconde qui m’ennuya bien plus longtemps et me fit beaucoup de mal. Ce fut la faute de la trop grande modestie de ma pauvre Jennie. Elle ne crut pas pouvoir suffire à la tâche, et Dieu sait pourtant qu’en me faisant établir un échange de cahiers, de livres et de notes avec Frumence, avec le don qu’elle possédait de s’intéresser à tout, de comprendre l’esprit et le but de toutes choses, enfin de rendre le travail attrayant, elle eût pu continuer en sous-ordre et sans secousse le développement, plus lent peut-être, mais logique et paisible de mon esprit.

Elle craignit, en s’occupant trop exclusivement de moi, d’être forcée de négliger ma grand’mère, dont l’âge réclamait tant de petits soins. Et puis elle se laissa persuader par l’opinion des personnes qui venaient nous voir qu’une demoiselle de mon rang ne devait pas être une personne sérieusement instruite, mais une petite artiste. En fait d’art, elle n’avait que les notions instinctives d’un goût naturellement élevé, mais elle n’en soupçonnait pas la pratique ; elle ne savait pas qu’il faut être spécialement doué, ou enseigné d’une façon magistrale. Elle entendit parler de personnes qui ont beaucoup de talents, et elle ne mit pas en doute que je ne fusse destinée à les acquérir tous ; c’était aussi l’opinion et le désir de ma grand’mère. En conséquence, on me mit entre les mains d’une demoiselle anglaise qui venait, disait-on, d’achever l’éducation d’une jeune lady mariée à Nice, et sur le compte de laquelle on nous donna les meilleurs renseignements. Elle devait m’enseigner, dans l’espace de deux ou trois ans, la musique, le dessin, l’anglais, l’italien et un peu d’histoire et de géographie par-dessus le marché. Sous ce rapport, heureusement, j’en savais déjà plus qu’elle.

Miss Agar Barns était une fille de quarante ans ; fort laide, qui me fut antipathique et pour ainsi dire à jamais étrangère à première vue. Il me serait impossible, même aujourd’hui, de faire une bonne analyse de son caractère : c’est peut-être qu’elle n’en avait pas de déterminé. Elle n’était pas une personne, mais plutôt un produit, une de ces monnaies usées par le frottement, qui ont perdu toute effigie et qui n’ont plus qu’une valeur de convention. Je crois qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait eu des malheurs de plus d’un genre dans sa première jeunesse. Cela avait dû être expié par une vie de gêne et de dépendance, réparé par une complète soumission extérieure aux lois de la société. Au fond, elle ne respectait rien que les apparences, et, si elle n’avait plus de révoltes, c’est qu’elle n’en pouvait plus avoir. Il y avait de l’épuisement dans ses yeux pâles, de l’apathie dans ses grands bras maigres toujours pendants le long de ses flancs abrupts, du découragement dans sa voix sourde et sa parole traînante. Et sous ces airs de ruine vulgaire il y avait l’orgueil d’une princesse détrônée, peut-être le souvenir d’une grande déception. La seule chose vivante en elle, c’était l’imagination ; mais c’était une fantaisie vague, niaise, et comme une suite de rêvasseries sans ordre et sans couleur. Bref, elle distillait l’ennui par tous ses pores. Elle l’éprouvait et elle l’inspirait.

Elle ne m’enseigna rien qui vaille et me fit perdre beaucoup de temps. Ses leçons étaient longues, mornes et diffuses. Sous un air de ponctualité austère, elle ne se souciait en aucune façon des progrès que je pouvais faire. Toute la question pour elle était de remplir mes heures et les siennes par une inutile corvée régulière. L’exactitude de ces heures suffisait à sa conscience ; n’aimant rien ni personne que je sache, elle se traînait, languissante et désenchantée, parfaitement résignée en apparence, mais protestant intérieurement contre toutes gens et toutes choses.

De tout ce qu’elle était censée m’apprendre, je n’appris rien que l’anglais. Je savais plus d’italien qu’elle. Frumence m’en avait appris la grammaire comparée avec la grammaire latine, et j’en connaissais très-bien les règles. J’étais plus portée à le bien prononcer, grâce à l’accent méridional qui résonnait sans cesse à mes oreilles, que miss Agar avec son sifflement et sa chanson britanniques incorrigibles. Elle m’enseigna les éléments de la musique ; mais, par la sécheresse de son jeu, elle me fit prendre le piano en horreur. Elle dessinait et lavait avec une audacieuse stupidité, grâce à une facture de convention qu’alla savait de mémoire et qu’elle appliquait à tort et à travers. Elle faisait tous les rochers un peu ronds, tous les arbres un peu pointus ; toutes ses eaux étaient du même bleu, tous ses ciels du même rose. Si elle faisait un lac, elle ne pouvait se dispenser d’y mettre un cygne, et, s’il y avait une barque, il y fallait invariablement un pêcheur napolitain. Elle aimait les ruines avec passion et trouvait moyen, quels que fussent l’âge et la localité de ses modèles d’après nature, d’y introduire une arcade ogivale festonnée du même lierre dont la guirlande lui avait servi pour toutes les arcades possibles.

Elle n’essaya pas de m’apprendre le chant. Elle me le faisait tellement haïr avec ses romances sentimentalement tremblotées et son aigre accent de mouette, que je lui fis, dès le premier jour, la comédie de chanter à un quart de ton plus bas que la note. Elle décréta que j’avais la voix fausse, et je fus sauvée de la romance.

Resta donc l’anglais, que j’appris en m’habituant à causer avec elle. J’avais de la facilité pour les langues et même de la mémoire pour les dialectes. D’ailleurs, je découvris que la seule manière de supporter la banale conversation de miss Agar, c’était de l’utiliser ainsi à mon profit en marchant avec elle. Comme je devins un peu languissante de quatorze à quinze ans, Jennie exigeait que je fisse tous les jours une bonne promenade, ce qui m’eût été un plaisir, si elle eût pu la faire avec moi ; mais, si un jour, par hasard, elle abandonnait ma grand’mère aux soins de miss Burns, elle était bien sûre de retrouver l’Anglaise endormie ou absorbée dans un coin du salon et ma pauvre bonne maman ; oubliée sur son fauteuil, rêveuse, attristée, ou en proie aux importuns.