La Confession d’une jeune fille/60

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Calmann Lévy (2p. 158-164).



LX


Frumence vint au-devant de moi comme j’allais rentrer.

— Eh bien, me dit-il, Mac-Allan va à Toulon, il est parti ?

— Oui, mon cher Frumence, et vous savez pourquoi.

— Jennie s’inquiète et s’étonne ; que lui direz-vous ?

— Je viens d’y réfléchir. Je lui dirai que je ne puis admettre les projets de Mac-Allan sur moi dans la situation précaire où je me trouve ; que le même sentiment de fierté qui m’a empêchée d’épouser Marius m’empêcherait d’épouser Mac-Allan ; que je ne veux pas plus m’enrichir avec l’un que je n’ai voulu condamner l’autre à la misère, et j’ajouterai : « Comme il est possible que je prenne de l’affection pour Mac-Allan, je supprime les luttes et les scrupules qui me séparent de lui. J’accepte une fortune afin de ne pas avoir besoin de la sienne, et de pouvoir me dire que je l’aime pour lui-même. »

— Oui, voilà ce qu’il faut dire, car Jennie ne vous pardonnera une défaillance de courage qu’en se persuadant que vous cédez à un besoin du cœur.

— Alors, tout ira bien, Frumence. S’il le faut, je lui dirai que je suis très-éprise de Mac-Allan.

— Vous dites cela d’un ton qui m’inquiète pour lui.

— Je dis cela du ton d’une personne qui aime Mac-Allan de tout son cœur, mais qui ne désire en aucune façon se marier.

— Comment ! ce ne serait pas là la solution à toutes nos incertitudes, le dédommagement de tous vos sacrifices ?

— Vous trouvez que je dois regarder Mac-Allan comme une ressource dans mon dénûment ? Ah ! Frumence, si je me marie jamais, ce n’est pas ainsi que je veux me marier. Avant-hier, quand je croyais encore pouvoir conserver ma position, je pouvais examiner mon avenir. Aujourd’hui que je n’ai plus d’avenir, il faut qu’on me laisse cette consolation de placer mon rêve d’affection conjugale en dehors de mes intérêts personnels.

— Je vous comprends, Lucienne, et tout ce que je découvre en vous de droiture et de force depuis la mort de votre grand’mère dépasse encore mes prévisions. Oh ! vous méritez bien que Jennie vous préfère à moi, et que Frumence vous préfère à lui-même ! Devant l’exemple qu’une enfant telle que vous me donne, je serais bien lâche si je me plaignais de mon sort !

— Frumence, lui dis-je, il ne s’agit plus de vous sacrifier. Il faut que mon sacrifice à moi serve à quelque chose ; et à quoi servirait-il, sinon à votre bonheur ? Mac-Allan n’a pas eu le temps de vous le dire ; mais ma résolution, que vous devez tenir secrète, est de rester aux Pommets auprès de votre oncle. Je veux que vous épousiez Jennie, il le faut à présent pour nous préserver tous trois de la calomnie. Il faut aussi que vous avisiez à vous créer des ressources par le travail, et, Jennie l’a dit, il n’y en a pas dans votre village abandonné et dans notre pays désert. Vous partirez ensemble ; moi, je veux rester, parce que l’abbé Costel ne peut rester seul, et puis… parce que j’ai besoin de vivre un peu seule après une crise si rude.

Je ne sais si Frumence eût combattu mon projet ; nous fûmes interrompus par Jennie, qui, me voyant animée et résolue, crut que j’étais heureuse.

— Voyons, dit-elle, M. Mac-Allan est donc bien content ? Il était gai comme un pinson en partant au galop sur votre cheval. Et vous, Lucienne, êtes-vous contente ?

— Oui, lui dis-je en la pressant dans mes bras. J’ai résolu de suivre aveuglément ses conseils, car il est mon véritable ami. Je te demande, ma Jennie, de ne pas trop m’interroger aujourd’hui, je ne saurais te répondre. J’ai besoin de rêver, puisqu’il n’y a plus lieu à réfléchir ; mais tu vois que je suis gaie et que je ne me repens de rien.

La bonne Jennie fut facilement abusée. Elle souhaitait tant mon bonheur, qu’elle y crut, et, respectant ce qu’elle attribuait au pudique recueillement du premier amour, elle ne m’interrogea pas davantage.

J’accomplissais avec ardeur et avec un véritable enthousiasme le sacrifice de mon existence. Il s’y mêla pourtant je ne sais quelles sensations de colère et d’amertume quand je m’aperçus que Jennie parlait avec plus d’abandon que d’ordinaire à Frumence, comme si, en admettant l’espoir de mon prochain mariage avec Mac-Allan, elle eût accepté enfin l’idée du sien avec notre ami. Je les laissai ensemble aussitôt que j’eus fini de dîner, et je m’enfonçai dans les gorges arides qui longent le flanc de la longue montagne du Pharon.

Je ne sais quel terrible combat s’élevait en moi. Je sentais mon cœur partagé et comme en révolte contre lui-même. J’aurais voulu que Mac-Allan fût près de moi, qu’il me parlât enfin clairement de son amour, qu’il me berçât de sa douce éloquence sur ce sujet émouvant et délicat, qu’il m’enivrât de ses riantes flatteries, qu’il réussît à m’inspirer ce sentiment qui enivre, qui persuade, satisfait, et place l’âme au-dessus de tout scrupule craintif et de toute fierté vaine.

— Ce sentiment-là existe, me disais-je ; je l’inspire ; n’est-il pas temps que je l’éprouve ? Si j’aimais Mac-Allan comme il paraît m’aimer, je ne me souviendrais probablement plus que j’ai rêvé un autre amour et que je ne l’ai pas inspiré.

Et, à ce souvenir, j’étais indignée contre moi-même. Comment un souvenir pouvait-il me préoccuper et me torturer à ce point ? J’étais donc coquette, jalouse de tous les hommages, jalouse de Jennie, à qui j’immolais si facilement mon existence entière, et à qui j’enviais la seule chose qui ne m’appartînt pas, la seule chose que je ne pusse lui sacrifier, l’amour de Frumence ?

Je me pris en horreur ; je voulais m’arracher les cheveux et me déchirer la figure. J’aurais voulu m’ouvrir le cœur pour en ôter violemment cet hôte inconnu, ce ver rongeur, que je ne savais comment nommer : envie, bassesse, égoïsme ou passion ?

— Je suis donc une mauvaise nature, me disais-je encore, impressionnée par les doutes de Mac-Allan sur ma naissance ; une nature fatalement en lutte avec des instincts de perversité, comme ce bandit ou cette bohémienne inconnue dont je suis peut-être la fille ? Ou bien j’ai le cœur lâche et stupide, et, comme Galathée, je suis amoureuse de tous les hommes que je rencontre. J’ai peut-être aimé Marius comme les autres. Que sais-je de moi ? Je vois bien que j’étais folle de m’estimer, et que je ne mérite que mon propre mépris. Mais qu’importe après tout, si j’ai assez d’orgueil pour me conduire comme je le dois, pour cacher ma blessure et pour travailler énergiquement à réunir Frumence et Jennie, pour faire enfin tout le contraire de ce que mes méchants instincts me suggèrent ? Je les vaincrai peut-être à force de les contrarier, et Dieu m’aidera ; car il voit bien que je veux résister au mal.

J’étais là depuis longtemps, et le soleil baissait vers l’horizon. La montagne plongeait dans une ombre bleue, limpide, immense, et au loin la mer était un miroir ardent.

— Quel beau pays, me disais-je, bien qu’il ne soit peut-être pas le mien ! comme je l’ai aimé, comme il m’éblouit, comme je l’ai possédé, et comme je l’ai exploré avec amour en le mettant au défi de vaincre mes forces et mon ardeur ! mais vais-je l’aimer encore quand j’y vivrai seule, quand je serai parvenue à éloigner de moi ceux que j’aime, et quand je me sentirai le cœur vide, sans espoir, sans désirs, en face du devoir aride et de l’inexorable abandon ?

Je m’exaltais de plus en plus, j’étais aux prises avec ce je ne sais quoi de farouche, d’illogique et d’impérieux qui caractérise le sang méridional, et dont pour la première fois je subissais clairement la fatalité.

— Si Mac-Allan était là, pensais-je, et que je pusse lui dire ce qui se passe en moi, pourrait-il le comprendre ?