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La Découverte de l’Amérique/Le féodal

La bibliothèque libre.
L’Éventail, chez Kundig (p. 117-176).

LE FÉODAL

À Marie et à Georges Lemarinier.

Dans ce vaste nid de mousses, d’un vert sombre, couleur du velours des écrins ou des écailles des reptiles, tournent ces roues monstrueuses, majestueuses, mais si vieilles, si fantomatiques, tellement des machines du passé qu’elles en sont comme la terrible légende. Elles tournent sous le fouet brillant de l’eau et elles ont des corps noirs, gâtés, cariés, décharnés, qui feraient peur sans les scintillements du cristal autour d’elles. Cadavres de brûlées portant l’arc-en-ciel en écharpe, elles semblent tombées là d’un effroyable incendie céleste, d’une explosion du soleil ayant lancé sa colère en disques de ténèbres, en anneau de fumeur exaspéré, et elles tournent, dans ce gouffre, comme tournent les astres morts, par la force acquise, par habitude, peut-être parce que l’infini est une mécanique sans âme !

En réalité, ce sont d’honnêtes roues de moulin.

Du pont conduisant à l’entrée du château on les voit se mettre en branle au contact de l’eau vivante vomie par des serpents de bois. Elles bougent, d’abord incertaines de leur direction, puis prennent leur élan et accomplissent leur tâche. Elles s’éveillent sous la caresse perfide qui les pousse vers l’illusion de la durée, la caresse froide d’un être plus fort qu’elles, mesurant son élan pour mieux leur faire sentir l’éternité de son génie, de l’eau, principe de toute existence, de l’eau, le cerveau fluide et mystérieux de la terre. Et les roues tournent, subjuguées. Comme les canaux de bois serpentant, elles ont été, jadis, en d’autres siècles, des arbres fleuris de feuilles, des arbres fleuris d’oiseaux. Elles ont aimé, elles ont chanté, elles ont mis des fruits au monde et elles ont dû mourir comme les serpents de bois canalisant les caprices de la rivière ; elles sont devenues d’obéissantes machines qui préparent le pain des hommes.

Mais l’eau, elle, ne s’est pas donnée aux hommes, elle s’est prêtée seulement. On n’a pas pu la tuer pour dépecer son cadavre en tronçons blancs ou noirs. Elle frappe les roues de son fouet d’argent, elle chante toujours, elle aime toujours et demeure glaciale, méchante, impérieusement dominatrice pour les grandes roues dociles qui tournent aveuglement dans leur cercle vicié par la machinale obéissance. L’eau dit :

— Je passais par là. Je suis venue sans me presser, j’ai vu tout de suite ce qu’on pouvait obtenir de moi, et, d’un bond, j’ai vaincu la difficulté.

Plus loin, ayant reconquis son aisance coutumière, l’eau libre va jaser avec des femmes sous l’auvent d’un lavoir. Ah ! ce n’est pas elle qu’on oblige à travailler longtemps ! Vous la croyez bien occupée, mais elle est déjà partie, loin, très loin, et elle a changé sa jupe verte pour une robe bleue…

Le château, de son côté, se moque aussi de ses fidèles servantes grommelant leurs patenôtres en filant au rouet. Il dresse deux donjons au-dessus du pont, au-dessus de l’eau, et, plongeant l’œil narquois d’un croisillon dans cet abîme, il songe :

— Vous avez travaillé jadis pour moi. Lors, vous étiez de nobles filles. Maintenant vous travaillez pour la République. Vous n’êtes plus que des prostituées !

Dans le fond, tout au fond de leur antre, une petite masure dont le toit est écrasé par un écroulement de roches baisse les paupières de ses deux volets misérables sous le regard de l’aigle, car elle est la maison de la mauvaise farine. On met là les moutures éventées et on prétend que tous les rats du pays s’y régalent — il y aura toujours des pauvres, n’est-ce pas ?

À gauche des roues du moulin, un bouquet de cristal s’épanouit, la moitié de la rivière qu’on n’a pas pu capter et qui fuit en s’offrant la fantaisie d’une cascade. C’est à la fois si épais qu’on croirait à des bouillons de sirop et si léger, si sucre filé, qu’on rêve d’un lustre de Venise suspendu par un magicien. On pourrait le toucher en se baissant, mais en y mettant le doigt la force du jet entraînerait sûrement le corps.

À droite de ce bouquet fantastique l’ombelle d’une fleur de persil sauvage, blanche et verte, cherche à imiter ce qui lui arrive dans la figure et elle reste minuscule, toute tremblante, agitée d’un intense frisson, de la folie du projet avorté.

Devant le rude gosier de la voûte, on hésite un instant à se faire avaler par la porte d’honneur, herse levée, vous montrant les dents. Là-dessous on n’aperçoit plus son chemin. Derrière soi, le pont se continue vers la ville basse, puis remonte vers la ville haute en s’aidant de la rue de la Pinterie comme d’une canne. On devine vaguement, entre les pointes de la herse, des arbres robustes, de flexibles guirlandes, un peu de nuées gris-rose dans un pan d’azur soyeux, tout le secret de la féodalité ! Branches noueuses de l’arbre généalogique tendues en bras d’athlètes, rameaux souples en tailles longues de princesses… et des ruines, tant de ruines ! Amère désolation des jardins nobles qu’on a fait prisonniers pour les mieux livrer à la curiosité publique.

Pour pénétrer dans ce château, qui appartint primitivement à un seigneur Raoul et qui, maintenant, renferme un singulier musée de la chaussure, il faut s’adresser aux gardiens-concierges, employés du nouveau propriétaire : l’État. Là, dans une chambre du moulin, séparés cependant de l’entreprise commerciale du pain quotidien, l’homme et la femme logent aux pieds du colosse, ouvriers cordonniers eux-mêmes l’un et l’autre, ils le chaussent ou dénouent les cordons de ses souliers.

C’est un beau jour pour étudier les secrets féodaux ! Les nuages gris-rose flottent dans l’azur pour nous rappeler que la pluie de notre époque est spécialement tissée par le soleil. Dès qu’il paraît, elle se précipite à sa rencontre. C’est la trame où il en est réduit à exécuter des broderies de perles. Jadis, ah ! jadis, aux bonnes époques des suzerains, le soleil vivait à part dans un palais de vermeil éblouissant dont aucun regard ne pouvait soutenir l’éclat. À présent il se mêle à la foule des nuées, couche en des auberges louches et il en résulte de fâcheux mécomptes, des histoires de roi voyageant incognito, en habit terne, que l’on prend souvent pour un malfaiteur. Il se fait vieux, a des idées de s’encanailler tout comme les vieux châteaux de France.

On entre. On questionne des ouvriers qui entourent une pierre, des truelles à la main. Ce sont des maçons que leur franchise rend prolixes : Cette pierre-là, voyez-vous, une clef de voûte, est venue d’en haut, des murs ou des étoiles ! Ils n’ont pas l’air bien fixés et ils hochent la tête. Ils pensent à la prochaine grève du bâtiment. Vous comprenez, si on doit quitter un travail régulier pour aller ramasser les cailloux ? Encore un écusson dans leur gamelle socialiste ! Malheur ! Et l’architecte envoyé de Paris par les Beaux-Arts prétend qu’on n’en finira jamais… c’est le couteau de Jeannot. On remplace le vieux par du vieux neuf et le vieux neuf par du moderne. Le squelette héraldique par un tronc plébéien. Pour le renseignement relatif aux concierges… eh bien, comme tous les concierges, le gardien est dans les escaliers ! Vous feriez mieux de vous adresser à sa femme, qui est moins loufoque. Elle n’a pas sa pareille pour astiquer, fourbir, balayer les salons de la boîte.

On trouve enfin la femme. C’est une belle femme, elle est tout en noir, s’efforçant au comme-il-faut bourgeois, ses hanches font craquer l’étoffe. Brune, rouge, avec des yeux de charbon, elle jouerait facilement les Marianne de cavalcade. Elle se saisit des clefs de toutes les voûtes, elle, en personne, qui a la victoire facile. Elle parle d’un ton obligeant et réticent. Elle regrette bien que son homme ne puisse faire visiter aujourd’hui parce qu’il sait mieux qu’elle, mais il est occupé à piocher sa terre… Elle est suivie d’un petit fox dont les cris et les bonds lui donnent des distractions et lui permettent de réfléchir sur de graves problèmes. On dirait qu’elle a peur de trahir une cause.

La montée vers les ruines réserve des surprises. En écartant des branches on retrouve la rivière, cette fois en nappe tranquille et ciselée de lentilles vert clair sur un vert glauque. Elle est partout, l’eau, agressive ou hypocrite, on sent qu’elle est la vraie gardienne, le dragon détenant le trésor sous les replis de sa queue moirée.

Alors, la concierge commence sa récitation obligatoire, d’un accent soudainement cérémonieux, hésitant, coupé par les jappements du chien :

— C’est ici qu’on enterra Foulques, le premier évêque de cette église, la chapelle du château… (Te tairas-tu, Fox !) Foulques et sa pierre, tout est enfoui sous l’herbe. Ça date du troisième, du treizième siècle, même que ça s’enfonce tous les jours davantage… (Bas les pattes Fox !) Mon mari dit que c’est une pitié que de perdre ainsi ces matériaux d’antique. (Fox, tu es bien assaillant, tout petit que tu es !)

Et elle caresse Fox, qui pourrait s’appeler Foulques, les chiens ayant, comme chacun sait, le droit de regarder un évêque.

— Vous avez l’air de bien aimer votre chien, Madame ?

La femme répond avec vivacité :

— Je vais vous dire : nous avions un enfant et il est mort… presque dès sa naissance ; on a eu beaucoup de chagrin, n’est-ce pas, alors… on s’est avisé d’un petit chien qui serait toujours dans nos jambes, qu’on gâterait… oh ! une bête comme ça comprend tout ! Il est comme notre fils que nous avons perdu.

Placide et belle, d’une grande animalité saine, la femme se répand en explications où se mélangent son amour maternel et sa passion pour le joli fox affectueux, gourmand, encombrant, quoique nécessaire à sa vie dénuée de tout espoir. On l’a transplantée là, dans une serre chauffée par l’État, elle est officiellement quelqu’un, c’est-à-dire une plante grasse dans un pot, et elle ne fleurit pas autrement que pour épanouir des mots extraordinairement techniques au goût musqué de préciosité ducale. Elle est effarée, mais opulente comme le serait une pomme de terre en robe de marquise. On l’a mise sur un plat d’or, le plat féodal, timbré d’une couronne où elle discerne des aspérités redoutables pour ses doigts gourds. Mais ce lui est un grand honneur de ne pas comprendre ! On vit richement, on mange tous les jours et on a en plus le travail de la chaussure bon marché.

— Là, fait la gardienne, désignant le centre de la cour très incurvé, il y avait autrefois un bassin pour mettre des poissons, une grande pièce d’eau toute entourée de sculptures et de statues. L’ancien propriétaire a fait combler ça parce qu’il craignait les accidents. C’est enfoncé sous la terre, comme la chapelle. L’architecte des Beaux-Arts a dit qu’on l’exhimerait. On dépensera bien de l’argent… et on y remettra des poissons rouges.

Les poissons de la République ? Fox gonfle ses oreilles en regardant la nappe de verdure où il y a peut-être une rainette verte cachée. Plus tard il gonflera certainement les oreilles ainsi pour guetter le poisson rouge.

Peu à peu on se fait au langage alternativement confidentiel et pompeux de la gardienne. Elle balance ses hanches comme deux paniers pleins de pêches dont le vermillon duveteux lui servirait pour se farder, le dimanche. Ses cheveux, en chignon négligé, lui font une ombre sur le cou. Elle sourit en montrant de larges dents propres. Superbe commère, on l’entend marchander une volaille au marché. Elle s’embrouille dans ses clefs volumineuses, mais elle se retrouve toujours quand il s’agit du petit Fox :

— Il a été bien malade et on a cru qu’on allait encore le perdre !

Ah ! oui ! l’autre enfant.

— … Il faut vous dire aussi qu’il y a eu une grève dans notre ville… — puis elle se tait, bouleversée à l’idée que l’on pourrait se douter de la crise sociale qui a troublé son mari.

La cour intérieure du château est une nouvelle surprise. Extérieurement, en descendant vers les donjons de la porte, on suit des rues et des ponts qui vous dissimulent les pentes, on voit des tours énormes : Surienne, Mélusine, le Gobelin. Est-ce très haut ou très bas ? Pour la prodigieuse fantaisie de s’adjuger le moulin de la contrée, c’est-à-dire le droit au pain et à la famine, les seigneurs du pays daignèrent ne pas construire en nid d’aigle, ils occupèrent un fond de la vallée. Ils ne voulurent pourtant rien perdre de leur arrogance et ils réalisèrent le miracle de dominer, d’en bas, leur ville à force de tours, de créneaux, de chemins de ronde, et si leur cour intérieure s’encastre dans les remparts elle a une formidable échappée sur la perspective de la guerre. On verrait venir l’ennemi de loin, même assis sur le banc de repos, entre le fronton de la chapelle et le sentier que la servante parcourt pour aller au puits.

Autour de cette cour d’honneur s’élèvent des arbres centenaires qu’il faudra malheureusement couper afin de reconstituer l’église. Augustes prisonniers, entre ces murs et ces donjons, condamnés à mort auxquels on ménage désormais la lumière. Après la chapelle souterraine, dont on n’aperçoit qu’un pilier plongeant dans la terre comme y plongerait la cuisse d’un homme gras, se dresse, de trois côtés, l’étrange architecture intérieure des tours qui ont l’aspect de maisons ordinaires, à toits très pointus, coupées par le milieu. De grandes fenêtres, aux vitraux croisillonnés de plomb les percent d’orbites vides sans le cillement d’aucun rideau. L’ancien propriétaire pouvait s’offrir le luxe d’une famille désunie : le corps du logis nord pour son père, celui de l’ouest pour sa femme et celui de l’est pour lui, avec le petit pavillon en retrait pour l’institutrice de ses enfants.

La gardienne raconte comment le dernier marquis, gêné dans ses opérations de bourse, fit de l’argent de toutes les pierres sculptées tombées des voûtes. Pourquoi n’aurait-il pas eu le droit de transporter ailleurs, en un paradis des pierres sculptées, ces vieilles choses bien à lui ? Et la brave femme ajoute :

— Elles sont en Amérique !

Voici que tout à coup, sur une estrade naturelle, formée de chapiteaux et de dalles funèbres amoncelés où l’herbe drue se charge de poser une rampe d’émeraudes, on voit surgir un groupe d’enfants, des enfants du peuple qui improvisent leur théâtre de la nature. Les uns sont couronnés de lierre, les autres de liserons. Un garçonnet dodu comme un amour de carton-pâte porte une blouse rose brochée de pissenlits et une petite fille en sarrau noir d’écolière s’est fait une traîne de clématites. Ils crient et tapent des pieds, se souvenant d’avoir pris la Bastille en la personne de leurs aïeux. Leurs voix perçantes, renvoyées par les murs du chemin de ronde, retombent les unes contre les autres avec de timides chevrotements de bêtes égorgées. Surienne et Mélusine sont de ces ogresses qui dévorent les échos, ne pouvant dévorer les enfants.

— Le jeudi, remarque la gardienne montant le perron du milieu, ils sont ici en sûreté. Pas de bêtes, pas de voiture, pas de bohémiens. C’est du bonheur pour tous les gamins des environs.

Il n’y a, en effet, que quelques oubliettes à fleur de sol et le profond précipice du puits qui rejoint la rivière sous les fortifications, mais ces dangers sont tellement anciens qu’ils font partie du musée de la ville : ils sont à l’État, aux Beaux-Arts. Les enfants comme les hommes les contemplent sans y toucher. On peut même dire qu’ils les regardent sans les voir.

Du perron du milieu, on embrasse le panorama de cette cour d’honneur où cinq petits écoliers en rupture de classe font la loi. Les grands arbres, prisonniers, soupirent de toutes leurs branches et les créneaux, vieilles dents grises, mâchent à vide.

C’est tout un monde à faire renaître en fermant les yeux. Les arbres encore à la hauteur des touffes de lis, la grande vasque, festonnée de sa dentelle de pierres, remplie d’une onde claire, miroir immobile, réfléchissant la lumière pure des temps où il pleuvait seulement l’hiver. Et des oriflammes de soie claquent sur les donjons, allongeant aux détours d’une allée, sablée d’or, une langue d’ombre pourléchant les fleurs. Des servantes vont et viennent portant des corbeilles, des pages retiennent des grands lévriers qui halètent, un faucon échappé tourne en spirale heurtant ses œillères aux fronts des statues. Sur le perron même où nous nous accoudons, le seigneur du lieu s’appuie, fripant son gant de chasse…

Les enfants crient, tous ensemble :

— C’est à moi, à moi, de faire le duc !

Quel est le rôle : de l’homme apparu ou des enfants jouant ?

Les pierres, demeurées intactes après l’avoir abrité, pourraient-elles nous dire ce qu’il pensait, ce matin-là, en étirant son gant de chasse ?…

La gardienne hèle son mari.

Vers la tour la plus haute, dans un étroit plant de potager, tachant la cour d’honneur, on aperçoit, piochant ferme, un personnage mince et sombre, simple ligne de démarcation entre les salades et les choux : c’est le gardien, le concierge au milieu de son immeuble, le préposé de l’État, l’officiel locataire du moulin. On entre chez lui naturellement comme dans un moulin, car il doit être au service de tous, fonctionnaire fonctionnant, il est un détail des grandes roues… et ne se dérange pas.

La femme dit, modestement :

— Lui, saurait vous parler du premier propriétaire.

Le premier propriétaire, c’est le duc Raoul. À cette appellation, un peu familière, l’évêque Foulques doit trembler sous ses nombreux siècles de plâtras.

On pénètre dans le fameux musée des chaussures. Il n’est éclairé que par une fenêtre donnant sur la cour, fenêtre dont l’embrasure s’orne d’un large banc de marbre au rebord poli par les frottements des anciens carrés de velours. Un verre de cuisine contenant une rose malade et deux brins de myosotis est posé sur une petite table. C’est là que la gardienne, digne et ennuyée dans son embonpoint de Marianne, trône quelquefois en raccommodant les chaussettes de son époux : « le temps d’aérer la pièce ! »

La pièce est sombre, ovale. La cheminée, fabuleuse, par où descend la lune, les soirs d’automne, donne asile, ô dérision, à la Salamandre, système Chaboche, mais justement cela est si anormal que cet effort modeste du progrès se trouve anéanti par le formidable éclat de rire du passé. La Salamandre en fonte représente une jolie marmite attendant l’heure de distribuer la soupe aux pages. Ce n’est presque rien dans cette cheminée monumentale, à peine un petit four ! Et de longues vitrines encombrent la salle, comme des châsses où l’on aurait mis de précieuses reliques.

Le royaume des chaussures ! La gardienne s’épanouit :

— Mon mari, je vais vous dire une bonne chose, il est ouvrier dans la partie et il connaît le nom de chaque paire. Rapport au grand commerce de notre ville, qui fournit de souliers toute la France, même l’exportation, on a voulu garder la collection du savant. On s’en est bien disputé de Paris à chez nous pour savoir qui aurait son héritage. Comme de juste, c’est notre ville qui l’a emporté. Vous avez là des modèles de tous les pays de la terre, à finir par les Chinois ! Il y en a quinze cents paires aussi solides que si elles sortaient du magasin. Dame ! Je les soigne, c’est la fortune du château !…

Il faut bien en convenir, le château féodal recèle un magasin, et le plus extraordinaire ce n’est pas qu’il puisse être là, protégé par l’ombre du seigneur Raoul, mais qu’il conserve, en bon état, toute cette friperie. Depuis la collection chinoise où la plante estropiée des patientes se moule encore dans un cuir fleuri de chimères, jusqu’aux énormes bottes d’égoutiers luisantes de leur dernier travail, tout y est, tout s’étale sur le velours des tablettes aux violents parfums de naphtaline. Ah ! ce cauchemar de ces pieds coupés qui gardent maintenant le château du duc Raoul au nom prédestiné !… Est-ce que tout ne serait-il pas vraiment écrit dans le Doit et Avoir du Destin ? Est-ce que depuis longtemps on ne savait pas que toute royauté finit en quenouille et que la toile filée par Bertrade aux grands pieds servirait de linceul à un collectionneur de chaussures ! Folie et cauchemar ! Quel est le romancier qui oserait risquer une pareille situation, une coïncidence aussi hardie ? Oui, ils sont là tous, les petits et les grands souliers, ceux du menu Poucet et ceux de Sept lieues. Ils s’alignent comme à la porte d’un hôtel Terminus où des valets en culottes vont venir les frotter des plus rares essences. Ils sont au Terminus, au terme de leurs longs voyages, à jamais vernis par la suprême récompense de ne plus servir. Gloire aux brodequins, aux escarpins, aux bottes persanes, aux talons en accroche-cœur et aux décolletés prunelle 1830 ! Ils y sont tous… La nuit…

Oh ! la nuit ! quand souffle le vent de décembre, quand la neige met un manteau de baptême aux vieilles tours du duc Raoul, on doit voir des hirondelles noires dans l’azur d’un ciel d’acier bleui. Ce sont des corpuscules en habits, des queues-de-pie, des arondes au gilet blanc arrivant à tire d’ailes, les mille et un fantômes qui viennent pour chercher leurs petits souliers, leurs grandes bottes, leurs pantoufles de Cendrillon ou leurs mules de princesses. Ils volent le long des cieux de Noël, mais ils n’ont plus de cheminées. Et là, ils s’assemblent devant l’âtre où se passent de regrettables scènes de confusion. On maudit le féodal château, toujours aussi cruellement féodal, parce qu’il a encore trouvé le moyen de chausser les souliers des morts, façon bien moderne de déclarer qu’on ne marche pas sans lui.

— Voici, continue la gardienne, prenant soudainement une voix de crécelle, de pensionnaire sûre de savoir sa leçon, voici la perle de la collection, les chaussures des Indes : fleurs de lotus et fleurs d’oranger. Ces deux paires sont uniques au monde, d’une valeur inestimable. À chaque pas que fait la personne, les fleurs s’ouvrent.

C’est grotesque et délicieux ! La gardienne des magasins du seigneur Raoul saisit respectueusement une espèce de petit violon monté sur patins, elle déclanche un ressort en l’appuyant au coin d’une vitrine, et, en effet, une fleur s’ouvre. Exquisité diabolique ! Il faut imaginer cette carcasse de bois recouverte ou de satin ou de chair, l’orteil s’encastrant dans la hampe d’où jaillit la fleur, une corolle à dessein charnue, d’une matière blanche pour l’oranger, rouge foncé pour le lotus, toute polie par d’anciennes caresses, tellement lisse sous le doigt qu’elle en est elle-même des caresses et de la peau tiède. Et cela dut servir certainement. Un pied soigné de coquette a fait éclore à chaque pas vers l’amour ces fleurs adorables dardant leurs pistils dorés ; à chaque pas, vers la gloire d’être aimé, le prince hindou a fait surgir le rouge éclair de ce lotus merveilleux !

Il semble qu’on entende gronder quelqu’un dans la cheminée. Le père Noël serait-il resté là pour savoir comment remplir tous ces souliers ? Non ! Ce n’est que le vent qui se heurte à la Salamandre et s’étonne de la rencontrer à la place de la bûche traditionnelle. La salle est sombre, un peu triste pour un magasin.

Oh ! tous les fantômes qui ont touché un instant la terre de leurs talons, où sont-ils ? Où sont-ils ? Les pieds coupés, rangés comme une armée de petits soldats de plomb dans leur boîte, ne marcheront plus, ils n’iront plus ni à l’amour ni à la guerre ; ils n’iront plus à la quotidienne victoire sur la vie, à la victoire du jour sur les ténèbres, c’est pour eux l’éternelle nuit du musée.

— Nous y mettons aussi du poivre contre les mites ! ajoute la gardienne, laquelle ne veut rien négliger de ses devoirs de conservatrice.

Pourvu, mon Dieu, qu’une nuit de décembre, malgré la naphtaline et le poivre, l’armée des fantômes, l’armée des pieds nus, ne fasse pas crouler la forteresse… en éternuant !

Et l’on gravit deux marches, on en redescend trois pour trouver un autre musée où s’entassent des vieux canons, des couleuvrines, des boulets de pierre. Au milieu de ce cataclysme guerrier gît une silhouette de femme évanouie. En se penchant sur elle on comprend qu’elle représente une noyée.

— C’est un moulage, déclare la gardienne. Ce qui jette un froid.

Plus loin, vous montrant la maquette du monument dédié aux mânes d’un célèbre général d’artillerie né dans la ville des cordonniers actuels, imperturbablement elle ajoute :

— Ça, c’est le cheval à Lariboisière ! avec un dédain marqué pour celui qui le monte.

On grimpe maintenant dans les remparts.

La concierge signale à son chien les tournants dangereux.

En haut, on découvre les porcelaines fendues aux jolis tons effacés, des tableaux couturés, des meubles pêle-mêle Henri II, Louis XIV, Louis XV et Empire. La charmante ingénuité d’un collectionneur a installé une vitrine de papillons exotiques sur des panoplies ténébreuses, leurs nuances diaprées damasquinant les lames rongées de rouille. Dans un coin un petit bidet Régence, avec appuie-mains de panne élimée, s’offre comme un tabouret à la cour, et des saintes vierges paysannes en faïence verdâtre regardent venir, par la meurtrière aux étroits losanges de plomb, un Messie qui ne vient pas, mais, dehors, une giroflée pousse dans les murailles de la tour, au loin les collines bondissent comme les chevreaux du Cantique…

Quand on apprend à la gardienne que sa commode vernie est peut-être bien Louis XV, mais que ses cuivres ne sont pas authentiques, elle vous répond, en y mettant toute son âme :

— Cependant je les fais à la serviette magique toutes les semaines !

Elle est essentiellement conservatrice… même des préjugés.

Et puis on redescend. Du chemin de ronde on voit valser toute la ville autour du château. C’est une ville gracieuse dont quelques clochers sont de travers. Son château, lui, est sinistrement d’aplomb et rectifie leur position par la rigidité de la sienne.

La concierge vous désigne un petit monument perché comme la tourelle d’un guetteur.

— Ça, c’est la chapelle en renaissance.

Elle entend par là qu’on la répare et elle vous avertit qu’il serait imprudent d’y aller voir parce que son escalier manque de marches. De loin, cet escalier a l’air d’une spire de fumée, c’est une échelle à revenants, gens de nature légère.

On va s’asseoir enfin sur un banc de gazon. Les enfants sont partis, le chien se couche. Le rideau du crépuscule descend lentement. On demeure ici depuis combien de siècles ?

— Il reste les souterrains à visiter, dit la gardienne perplexe ; c’est les appartements du premier qui ont enfoncé, rapport aux éboulis. Mais je ne vais pas là dedans, mon mari connaît mieux ça que moi.

De nouveau elle appelle son mari. Il se nomme Firmin. Les échos répètent lamentablement : hein ? hein ? semblant interpeller ce profane.

— Hein ? Hein ? Firmin ? Qu’as-tu fait de nos biens ?

L’ombre gagne peu à peu le tapis du gazon, accompagnant ce gardien sombre des abîmes. La margelle du puits est toute noire et plus noire devient la bouche du gouffre d’où souffle l’haleine fétide des anciennes corruptions du château. Il faudrait voir, en effet, les dessous de cette maison féodale, les oubliettes, les prisons avec leur soupape de fer où l’on passait deux cordes, l’une pour le pain, l’autre pour la cruche et où quelquefois on ne suspendait plus rien. Heureux alors le prisonnier qui, s’agrippant à la corde nourricière, s’en faisait une cravate pour baller dans l’éternité ! Ah ! que de trappes, de chausses-trappes, que de soupiraux où l’on a tant soupiré, que de vides attirants, que de pièges du vertige ! On devra franchir des échelles simplement posées sur les précipices béants, des planches branlantes, tous les ponts volants que l’architecte a fait lancer sur ce qui fut l’ancienne salle des gardes pouvant contenir, en temps de guerre, la garnison complète, douze cents archers !… Et à ce propos, ne pas oublier le trou de l’archer : au coin de chaque tour, à cet angle rentrant que rejoint l’amorce du rempart, certains petits retraits creusés en nids d’abeilles où l’on découvre par une lucarne basse ce qui pouvait être les douves ceinturant la citadelle et d’où l’on voit, transposition comique, la tête des passants de la rue ayant remplacé les grenouilles. (Va-t-on dire que le bon vieux temps des douves ne connaissait pas les lois de l’hygiène ? Un tout à l’égout possédant une chute de cent pieds d’air pur !!)

Une ombre mince, plus noire de son mystère intérieur, s’avance avec le crépuscule qui bat de l’aile autour des visiteurs. C’est lui, Firmin, il a fini de sarcler ses légumes. Il salue et on le salue. Il rit bizarrement et l’on rit avec inquiétude. Personne n’est très à son aise ici, parce que cet homme qui vient de piocher là-bas a l’aspect d’un fossoyeur. Il porte une blouse noire, longue sorte de lévite, un képi noir aux armes de l’État. C’est un fonctionnaire, après tout, il a le droit d’être grave, même quand il rit.

Dans la fraîcheur des grands arbres centenaires, le puits souffle ses odeurs de cavernes et ce képi semble orné de deux palmes d’argent mises en croix comme deux tibias. Ce gardien des souvenirs féodaux est blond, d’un blond roux, presque rouge, son teint est celui d’un enfant ou d’un malade. À son menton se creuse une singulière fossette où se niche son rire perpétuel fait d’une envie de pleurer. La bouche tremble, imberbe, les yeux, bleuâtres, sont voilés d’une buée de cendre. Ni beau ni laid, un peu plus distingué qu’un homme ordinaire, ce personnage s’exprime avec une raillerie cependant familière, comme s’il condescendait à parler à des gens du peuple. Non, il n’a plus rien à nous faire voir que l’âme du château, ses souterrains, ses oubliettes, ses précipices qui inspirent le vertige… Est-ce bien la peine de visiter encore tout cela ? L’âme du château, il la porte tout entière en lui, car elle l’a enchanté. Si impossible que cela puisse paraître, il est, à lui tout seul, ce très mince personnage : le féodal.

— Pour tout vous dire, fit-il d’un ton détaché, alors qu’on ne lui demandait plus rien et après avoir, cependant, accepté une cigarette, il faut commencer par les commencements… Quand je suis venu ici, j’avais les idées bien tranquilles d’un ouvrier expert en sa partie. Je pouvais travailler aux usines ou chez moi. Je ne songeais qu’à m’arrondir un magot. Tant par paire de chaussures et tant par visiteur du château — ce n’est pas pour vous demander quelque chose, aujourd’hui, ça regarde ma femme ! — On remplacerait les semaines de chômage par les mois de vacances. Le tourisme (il prononçait le mot comme certainement persuadé qu’il signifie l’appétit qu’on peut avoir pour les tours de sa maison) rapporte encore plus de nos jours, en France, que les semelles de carton. Ah ! oui, c’était une jolie retraite pour un soldat ! j’ai fait mon service militaire dans la cavalerie… J’ai eu des chevaux ! (Il sourit) puis je me suis marié. Ma femme est allée mettre sa soupe au feu, on est entre hommes, hein, je peux bien l’avouer, j’ai pris la fille d’un aubergiste qui avait des terres au soleil, mais il les a bues… pas le soleil, le beau-père ! Les aubergistes, c’est des alcooliques, presque tous. On a été heureux avec ma femme, puis le petit est mort, des convulsions, le médecin disait qu’il tenait de famille. Un sang pourri, quoi ! Moi, je n’ai jamais pu supporter le vin. Je préfère le cidre aux boissons frelatées par les marchands… Ah ! ce que j’en ai vu défiler ici des gros bonnets ! Des ministres, des comédiens, sans compter les richards anglais, des Messieurs qu’il faut surveiller du coin de l’œil, car ils émiettent mes murs. Les Anglais, quelle sacrée racaille ! Ma femme prétend que je me ferai renvoyer parce qu’un jour j’en ai oublié un au fond d’un souterrain, histoire de rigoler ! Elle a couru le délivrer, cette innocente ! Je vous le demande ? Est-ce que je peux leur permettre de toucher aux trésors de la France ? L’État, c’est moi, ici !…

Un silence coupa ce prologue. On était assis sur les bancs du théâtre de la nature, des dalles funéraires mises en tas, mais lui, adossé à la haute margelle fleuronnée du puits, il tenait toute la scène du geste assuré d’un qui sort du puits en question pour laisser couler sur des humains quelconques certaines vérités incontestables, tous les immortels principes de sa lignée. Tenant de la dextre une petite étincelle de feu, il éclairait la nuit des temps où fut construite son antique et robuste demeure. Il y a des peuples qui sont souverains, mais il y a aussi des souverains qui sont peuple ! On aurait sans doute perdu ses peines à lui apprendre qu’un roi de France avait, avant lui, prononcé ses propres paroles. En effet, l’État, c’était lui en sa personne tour à tour joviale et funèbre, avec cette légère différence que l’État perçoit les impôts au nom de la République, tandis que lui laissait sa Marianne percevoir en son nom, système plus pratique, sinon plus élégant. Il reprit, d’un ton gouailleur.

— Ma femme, c’est une brave créature, de la brioche ! Elle n’a pas d’instruction du tout, mais quand elle aurait été à l’école jusqu’à treize ans, comme moi, ça ne lui serait d’aucune utilité puisque les Beaux-Arts nous ont donné un manuel. Moi, j’ai pas eu besoin du boniment. Ça m’est venu tout seul ! À vivre parmi les vieilles choses, on se fait vieux. J’ai appris en écoutant tomber les pierres ! Ça vous parle froidement à vous en pincer le cœur, d’abord, ensuite on devine qu’elles en ont trop vu pour avoir besoin de vous tromper. Après la mort du petit, ma femme voulait s’en aller. J’ai haussé les épaules : où qu’on aille il faut qu’on trouve l’enterrement au bout et on n’est pas sûr de finir proprement. Ici, c’est comme si on habitait son caveau d’avance : c’est froid, c’est étanche, pas d’humidité, malgré la rivière, et c’est d’un entretien facile, car… ce n’est ni les couronnes ni les fleurs de lis qui manquent ! Je n’ai pas beaucoup de religion, pourtant ça flatte toujours de se savoir copain d’un gros évêque enfoui là tout exprès pour vous bénir ! Faut un peu d’encens sur la mort, histoire qu’elle pue moins… Ça plaît à la bourgeoise de coucher dans la chambre du moulin. Elle aime d’entendre les roues tourner, ça l’empêche d’avoir peur, la nuit. Moi, j’aurais préféré habiter Mélusine ! Que voulez-vous, faut bien sacrifier aux femmes ! Nous sommes plus près de la ville du côté du moulin, il y a les voisines qui s’en viennent causer, les enfants qui s’amusent avec le chien. Ce chien, c’est son caprice ! On a eu aussi un chat, mais il a chu dans les roues, et le temps de lever les bras, il avait fait de l’écume rose !… Moi, pour vous dire vrai, je ne suis heureux que sur le chemin de ronde. Après avoir travaillé comme voilà ce soir dans mon potager, planté mes choux, je monte là-haut et je tourne… les roues du moulin n’en font pas davantage. Ah ! ce que c’est chic de voir le populo des créneaux de notre Mélusine ! On l’entend murmurer, les jours de foire, et tout le grand tapage qu’il fait ne vaut pas plus de là qu’une querelle de gamins jouant aux billes. Ce populo qui gueule si fort quand il s’agit d’un sou. Vous pensez si cela me gêne ? J’ai sept mètres d’épaisseur aux remparts de l’Ouest ! Nos tours écraseraient la ville en moins de temps qu’il n’en faut pour coller un talon ! Avant la grève, j’allais souvent rue de la Pinterie, où il y a des coins pour goûter un petit muscadet assez agréable, mais on y rencontre tant de vandales ! Oui, des vandales ! Ça ne parle que de fermer les églises, de piller les banques ou de saboter l’ouvrage. J’ai essayé de tous les conseils avec eux, ça n’a jamais mordu. Ils buvaient facilement ma tournée d’eau-de-vie de cidre et ils me recrachaient ça plus facilement encore à la figure en dégoûtations syndicales. Je n’ai jamais pu me faire à leurs associations où tout le monde commande et où personne n’est le maître. Ils ont inventé des tas de sociétés et ils veulent nous en fourrer, naturellement, jusqu’aux oreilles ! C’est comme la coopérative de Chez nous. On est chez soi quand on y apporte des peaux de contrebande mal grattées, passées en fraude, des saletés dont on fabrique des godillots à faire reculer un régiment de va-nu-pieds. Ce n’est plus ni du cousu-main ni du clouté lourd, c’est du collé-tampon, de la foutaise ! C’est prendre le prolo par les chevilles pour le faire sonner, de la tête ! — Et il y en a qui vous parlent de la cheville ouvrière ! — Chez ces gars-là on parle surtout pour ne rien fiche. On enfile des mots sur des aiguilles tirées de longueur de toutes les bobines… et ce que ça poisse ! Quand j’ai eu soupé des camarades, je ne leur ai pas envoyé dire ! Je n’avais que l’embarras du choix pour les patrons et j’ai tout planté là, camarades et patrons. Je vous demande si c’est un sort pour un homme de prendre mesure du pied des autres. N’y a plus que ma femme pour garder la fidélité à la chaussure, elle a ça dans le ventre, rapport aux babys, les babys, c’est des chaussons d’enfant. J’ai voulu être libre, mon maître, quoi ! Je préfère ne plus arrondir le magot. Je me moque un peu de devenir un richard parmi les pauvres. J’ai mieux que ça, ici. Je pourrais tenir un siège durant trois ans, ils ne m’auraient jamais les tripes ! Notez que je fournis le pain de la ville et des environs ! La grande roue motrice tourne dans notre dos. Notre lit est juste contre la cloison qui nous en sépare. Qu’un soir, je jette un tronc d’arbre entre les engrenages et j’affame toute la contrée durant une semaine, peut-être un mois, car il faut la croix et la bannière pour réparer ce mécanisme-là qui est tellement à l’ancienne mode que personne ne peut plus rien y comprendre. Ah ! ils connaissent le fer, aujourd’hui… mais ils ne savent plus travailler le bois ! Le bois, ils en font du papier pour le noircir de toutes leurs crasses politiques ! Moi, je m’en ficherais pas mal du cran d’arrêt. J’ai ma provision à la huche. Mon verger donne le cidre. Je suis un Breton qui la connaît, allez ! Je partage avec l’État, oui, c’est-à-dire que je mets un quarteron de pommes de côté ; seulement, quand on me les demande, elles sont toujours pourries. Que voulez-vous que les Beaux-Arts fassent d’une pomme ? J’ai de la salade, un plant de choux, des radis, des petits pois… ah ! le terreau ne manque pas vers la chapelle souterraine, c’est un vrai beurre. À chaque instant on est obligé de trier les os, car un charnier, ça vous envoie du tout-venant, n’est-ce pas ? Et on brûle ce qu’on ne peut pas consommer. Il paraît qu’à la Révolution ils ont fichu des religieuses par les poternes dans les douves. Elles ont fondu. La terre ? C’est comme la croûte d’un pâté : le meilleur est dessous. Pour vous finir, il faut que je vous dise que c’est à la grève que je les ai lâchés. Comme de juste il est venu des meneurs de Paris pour emberlificoter les choses. Le syndicat voulait trente centimes par paire de chaussures finies et les ouvriers ne songeaient qu’à raccourcir la journée. (Il eut une suprême ironie.) Il faut que le populo raccourcisse ! Il a ça dans les veines depuis 89. Et plus il raccourcit de gens ou d’heures de travail, moins qu’il est libre parce qu’il n’a jamais su profiter de sa chance. Ce qu’il est crime quand il s’y met et ce qu’il est poire, le lendemain, quand, du haut des arbres, il tombe des petits gendarmes ! Il passe bien son temps de récréation à parler politique, mais comme il ne sait pas se gouverner, il fabrique de mauvais gouvernements. Rien ne sèche plus la langue et ne dérange plus l’estomac comme le fil poissé de la politique. Plus qu’on en dévide, plus qu’il en vient !… Donc, de ce coup de temps-là, on montait cinq cents à la rue de la Pinterie pour en voir débouler cinq cents autres sortant des manufactures. Ça s’égrenait le long des chands de vin et les meneurs n’y trouvaient plus leur compte à la minute du chambard général. Les femmes pleuraient parce qu’on envoyait leurs enfants dans des familles parisiennes, histoire de leur former le tempérament, alors que les Parisiens nous envoient leurs gosses en Bretagne pour leur santé ; on crevait donc des deux côtés, très honorablement, chacun y mettant du sien. Les meneurs qui, seuls, désiraient la grève à outrance, les meneurs étrangers, s’entend, se multipliaient : sauf votre respect, on aurait dit des mouches sur une charogne ! On en découvrait jusque sur mes remparts, rapport à la visite réglementaire. Ils venaient là, les cochons, en partie de plaisir entre deux mittingues et s’appuyaient des frusques ducales et des mausolées d’évêque pour leur dessert. Si bien qu’un matin j’en ai attrapé un qui mettait son nom — y s’appelait Jules ! — au canif, sur l’écusson de Raoul. Ça n’a pas traîné. J’y ai poussé mon discours moi aussi. — Comment, qui me répond, t’es larbin dans ce château au lieu de te liguer avec les bons bougres pour l’avènement de la sociale ? — Je demeure ici, que je lui dis, parce que ça me plaît et si je suis pas capable de buriner mon nom en fine anglaise comme toi sur le dos des défunts, j’ai choisi depuis longtemps entre le royaume des mufles et l’empire des morts. J’y suis, j’y reste. Ce n’est pas toi ni toutes les gueules d’empeigne que je connais qui me feront sortir de mon donjon pour aller mesurer vos heures de travail… que personne, au fond, chez vous, n’a envie d’exécuter. Ce que vous voulez tous, c’est d’être payés pour ne rien fiche ! Eh bien, z’yeute-moi, mon camarade ! moi, c’est l’État qui me nourrit. Et je vis au moins dans de la beauté. — Toi, t’es en prison, mon vieux ! T’es en prison dans ta turne, comme le galonné dans sa caserne ! — Et puis, toi, mon colon, tu es en prison dans la rue ! Il ne tiendrait qu’à moi, tu entends, de faire sonner les cloches et tirer le canon ! Oui, le canon ! Si je parlais à la ville entière du haut de la Surienne ou du Gobelin, pour dénoncer tes sales manigances, faudrait bien qu’on m’écoute, rien qu’à cause de la rareté du fait : un ouvrier qui chercherait vraiment à venger le peuple contre vous. Et le temps que mettraient les autorités à arriver, vous seriez cuits par la poix bouillante, la poix !… ça ne manque pas dans notre métier de cordonnier et j’en connais la source ! Mais, quoi ? Ma femme a la migraine ! Que si tu préférais aller battre l’eau pour empêcher les grenouilles de couiner… choisis ! — — Alors, qui me dit, je vois qu’on sait plaisanter en Bretagne. Tête de Breton que vous êtes, vous ne comprenez pas qu’on vous exploite, vous, comme les autres ? Pourquoi que vous demeurez au moulin au lieu de coucher à la Mélusine ? — Je dois vous avouer qu’il avait touché juste, le bandit ! Oui, pourquoi n’étais-je pas installé dans la Mélusine ? À de certaines heures de la vie, ma foi, il est bon de juger les choses d’en haut ! Je lui colle au hasard : — Mélusine ? C’était une garce ! — parce que faut en boucher un coin à ces gens-là, tout de même. — Oui, qui me dit sérieusement, c’était une femme serpent, une sale musique d’auto. Elle réveillait tout le patelin quand elle chantait. — Alors, je devine qu’il n’en savait guère plus que moi là-dessus, le manuel des Beaux-Arts ne mentionnant pas la chose. Je lui reprends la dispute plus serrée. — Votre Révolution de 89, tas de gniafs, vous l’avez faite pour mieux chausser les bourgeois et maintenant ils vous reconduisent à coups de pieds dans le derrière comme si vous étiez leurs vrais fils ! Faut recommencer tout, remettez la tournée, les louveteaux ; seulement, cette fois, c’est la tournée de votre propre sang. Les bourgeois que vous avez aidés à sortir de l’œuf vont vous bouffer. Ils sont bien plus malins que les aristos ! Ils sont patrons, usiniers et banquiers au jour d’aujourd’hui. Y a même eu un sacré tanneur qui a été président de la République et, mâtin, ce qui crânait, çui-là. Pour une claque de box-calf (veau n’ayant pas encore brouté) vous allez vous en flanquer d’autres, de claques, et c’est l’Américain qu’aura la commande du patron bourgeois, de l’ouvrier enrichi… On fera venir l’article d’Amérique avec l’ouvrier pauvre, le futur bourgeois, citoyen du monde ! J’ai toujours vu, à la fin des fins, que le travailleur français était joué par le travailleur étranger à cause qu’on peut pas s’entendre, excepté pour s’offrir à boire, quand on ne cause pas la même langue. Oui ! Oui ! je comprends ! L’internationale ! Ça doit finir par des chansons. Le concert européen et des tas de blagues du même tonneau ? Si chacun gardait ses box-calf, y aurait peut-être moins de veaux mort-nés ailleurs ! D’où que tu sors, toi, le Jules ? Parions que tu as un patronyme d’alboche !… — Moi, vous saisissez, je cherchais une façon de lui trouver la gale pour le foutre à l’eau, cet aboyeur de réunion publique. Lui, pas rassuré, reculait toujours en ricanant. Faut vous dire qu’on se prenait de bec sur les remparts et qu’on voyait l’omnibus de l’Hôtel des Voyageurs, gros comme un pou, à cent pieds sous nos braguettes ! Il rigolait assez peu, le pauvre orateur de caboulot ! Mes murs de pierres, mes portes de fer et ma chapelle enterrée, qui le guignait de son soupirail borgne, lui donnaient une frousse inimaginable ! On n’a pas coutume dans son métier de se promener chez les ducs. Alors, vous ne savez pas ce qui arriva ? Eh bien, il m’invita, tout uniment, à lui offrir une verte, de bonne amitié ! Ah ! ce qu’il m’a remis ça, la nuit de la fameuse collision entre jaunes et rouges ! J’ai reçu le gnon sur le crâne d’un qui n’a pas laissé son adresse. Pour moi, c’était signé Jules. J’étais allé flâner de leur côté au lieu de garder mon poste d’honneur à la vigie de Mélusine. J’en ai eu ma récompense, oui, d’avoir lâché un moment le château pour le populaire ! La femme me disait : — N’y va pas. C’est pas ta place. Je te défends de sortir. T’as déjà la tête à l’envers… Et les voisins criaient : — N’y allez pas puisque vous pouvez vivre de vos rentes ! — Dame ! J’ai voulu faire mon grand seigneur ! J’y suis allé pour le plaisir du spectacle ! Mais quand je suis revenu… ah ! mille millions de tonnerre ! D’avoir vu tous ces imbéciles se cogner, toute une ville en rumeurs pour des histoires de pantoufles mal cousues, vous me croirez si vous voulez, j’ai eu envie de baisser la herse !… Quand la herse tombait, du temps du véritable Raoul, douze cents archers se rangeaient derrière les créneaux… Moi, j’étais tout seul contre une ville. Au moins… si mon petit vivait… mon garçon, qui tiendrait ses quatorze ans à la Pentecôte ! C’est qu’on se sent fort, voyez-vous, quand on est deux de la même race, l’un pour continuer l’autre !…

Et il se tut, s’abîmant dans un rêve où nous ne pouvions plus le suivre.

L’ombre du soir n’était encore qu’un peu de cendre, mais elle semblait se tamiser par ces yeux caves, d’un bleu de trou percé dans du feu couvant. Le goût de l’air avait changé. Cela sentait l’incendie. On ne savait plus si le puits montait de la nuit à pleins seaux ou si des flammes descendaient, panachées de fumée noire, de la colline d’en face. Ah ! comme le goût de l’air avait changé !

Il nous reconduisit poliment jusqu’à sa porte. Ses manières étaient celles d’un brave homme vous ayant fait faire le tour du propriétaire. Il ajouta, le ton jovialement dédaigneux :

— Croyez-vous qu’ils ont tiré, ce jour-là, dans une fenêtre de la Mélusine ? Oui, un coup de fusil de braconnier qui a su placer son plomb dans celui qui borde le manteau d’une dame du vitrail ! Quel culot ! J’ai fait mon rapport à l’État, mais l’État… (et il laissa tomber ces mots comme il aurait laissé tomber la herse), l’État, n’est-ce pas, il est débordé depuis longtemps, lui !…

Nous nous retrouvâmes, très penauds, devant les roues du moulin, devant ce nid de mousses d’un vert sombre, couleur du velours des écrins ou des écailles des reptiles, ces roues monstrueuses, majestueuses, tellement des machines du passé qu’elles en représentent l’éternelle légende, ces cadavres brûlés portant, à cette heure, au lieu de l’arc-en-ciel en écharpe, un voile de deuil, tournant sous le fouet d’une colère sifflante, lancés par une explosion céleste en disques de ténèbres, en anneaux de fumeur exaspéré, mettant dans ce gouffre comme la triste évolution de deux astres morts, marchant par la force acquise, par la tyrannie de l’habitude et peut-être parce que l’infini, cette mécanique sans âme, se répète… à l’infini !