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La Découverte de l’Amérique/Texte entier

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L’Éventail, chez Kundig (p. 7-215).

LA DÉCOUVERTE DE
L’AMÉRIQUE

À Alfred Machard.

Ce jour-là — je vous parle de l’été de 1909 — il y avait de l’orage en l’air. M. le maire et moi, son garde-champêtre, nous nous trouvions dans la grande salle de la mairie, qui était aussi une auberge, en train de prendre une modeste absinthe tout en nous préoccupant de la conduite de nos administrés. S’il faisait frais autour de nous, il faisait chaud dehors, et les trois heures venaient de sonner à l’église comme trois bons coups d’assommoir pour notre petite ville, déjà bien engourdie. À part le vague ronron des mouches, c’était un silence de gens sages, mais on pouvait tout de même s’attendre à quelque chose de mauvais, à un autre coup, qui serait celui du tonnerre.

La pièce où nous buvions s’ornait d’une République en plâtre parce qu’elle servait à la fois d’auberge, de salle des mariages et, souvent, d’école, le jour des distributions de prix. Elle se meublait, outre les tables et les bancs, d’une ancienne chaire de couvent, tribune pour les élections, et d’un tronc pour les pauvres. Ses quatre fenêtres avaient des rideaux blancs mal blanchis car notre maire était veuf ou tout comme, sa femme ayant filé avec un gars sans lui laisser son adresse ; de cette impolitesse-là personne, vous pensez, ne soufflait mot. Chez nous on n’est pas curieux. Et puis ça datait de loin ! Notre maire, un brave homme n’ayant aucun enfant pour se consoler, en conservait de la méfiance rapport au beau sexe et il était sévère pour les poulettes s’écartant du droit chemin, de sorte que chacun faisait bien attention à la tenue dans les rues si on se dédommageait parfois dans les petits sentiers couverts qui descendaient vers la mare des Pivents. Justement, nous nous inquiétions de la nommée Sauvette, une mal coiffée se prétendant sur son terme, et M. le Maire hochait la tête, sa grosse tête de vieil homme, trouée de gros yeux de verre où l’on voyait nager comme de très minces poissons rouges : « C’est un vrai scandale, qu’il me disait ! Cette Sauvette est par trop simple d’esprit. Elle ferait mieux d’aller se placer au chef-lieu. Nous en serions bien débarrassés ». Moi je ne répondais rien à cause de mon ignorance de l’événement.

S’il fallait dresser procès-verbal pour toutes les fleurettes que l’on conte aux filles, on noircirait beaucoup de papier timbré. Le maire dit encore : « Et les récoltes s’annoncent mal… ». De mémoire de garde-champêtre, je n’ai jamais vu les récoltes s’annoncer bien ! N’empêche que les filles simples d’esprit vous font tout de même de beaux enfants malgré l’absence du père et qu’on finit toujours par manger à sa faim son pain quotidien de boulanger.

Alors, on entendit, comme j’allais m’expliquer là-dessus, un remue-ménage du côté de la place aux Ormes, un endroit où il fait toujours nuit à cause de l’ombre de l’église. Nous n’y fîmes pas grande attention. (Un peu plus tard, cependant trop tard, je songeai que c’était peut-être déjà le chien, sinon les roulottes de l’étrangère !) Le maire voulut remplir à nouveau son verre, mais l’eau était tiède. Il appela sa bonne. La grosse Hortense entra, en disant : « Je ne sais pas ce qu’il y a derrière l’église. On entend crier ». Et elle sortit pour aller à la fontaine. Notre maire, un peu poussif, il avait soixante-sept ans, prenait souvent l’air effaré d’un qui craint que la terre lui manque sous les pieds. Moi, malgré que j’avais presque son âge, je me sentais plus allant, et ce n’était point le souvenir des femmes qui me tourmentait, demeurant garçon, ce qui est bien le meilleur ou le pire… quand on vieillit : « Je vais t’y voir ce chambard-là ? » que je lui demandai. Il haussa les épaules : « Non restez, Antoine, pour les comptes du bureau. On pourrait peut-être distraire une petite somme pour les couches de cette malheureuse et on l’enverrait… au diable ! »

Comme il achevait sa phrase, la porte de la rue se rouvrit, mais ce ne fut pas la bonne avec l’eau, ce fut une personne qui nous coupa bras et jambes rien qu’à entrer dans une bouffée de chaleur. Je me levai, tel un soldat devant son colonel, et le maire se mit à s’essuyer le front, autant pour se voiler la face que pour éponger sa sueur.

Imaginez une femme toute en hauteur et habillée un peu comme un homme, d’une blouse de toile jaune, de bottes très montantes, d’un chapeau large qui lui tombait dans le dos sur des cheveux flottants, ayant au col un fichu de soie rouge noué à la va-vite ; je ne saurais point vous dire son âge car elle était terriblement belle, vous faisant luire des yeux de braise et des dents de lait, dont quelques-unes étaient en or, oui, Monsieur ! En tous les cas, elle ne connaissait pas la peur. Elle entama la conversation comme quelqu’un qui est habitué à commander : « Bonjour Messieurs. Vous êtes les autorités du pays ? Je vous cherchais pour vous parler d’une affaire ». Elle fit le tour de la table, semblant épousseter les mouches du bout d’une cravache qu’elle tenait et, par mégarde, elle renversa les verres d’absinthe : « Ce n’est pas une grande perte, fit-elle dédaigneuse, l’absinthe est un poison ! »

Puis, avisant le tronc des pauvres, elle se pencha et nous entendîmes distinctement rebondir une pièce de cent sous.

Ça débutait bien ! Le maire, qui a horreur des fous, encore plus que des gourgandines, ouvrait une bouche d’étonnement aussi fendue que celle de la tirelire municipale. Il ne dit même pas merci. En présence de mon supérieur, je n’avais pas à causer, naturellement, et je restai debout en fronçant les sourcils de mon mieux. Pourtant… pas d’erreur, elle avait donné cent sous aux pauvres de la commune bien qu’elle ne fût pas de notre paroisse. Elle revint s’asseoir en face de nous, se versa, sans qu’on le lui eût offert un verre d’eau et l’avala de l’air de quelqu’un qui dégusterait le vin de la messe : « L’eau pure, dit-elle, il faut la boire… comme on croirait en Dieu ! » Ses idées enfin éclaircies, elle se mit à parler… je n’ai plus dans l’oreille tout son boniment, mais je me souviens qu’elle insistait sur la part qui devait aller aux miséreux, et le bénéfice moral qu’on aurait à voir se montrer le grand cirque américain de Maud Bradffort sur la petite place derrière l’église. Elle avait d’ailleurs réponse à tout, et on ne savait comment la couper. Elle disait que les enfants ont besoin de faire des voyages, que pour former la jeunesse elle avait toute l’Amérique à leur montrer et qu’elle leur apprendrait comment on fait danser l’ennemi, les serpents les plus dangereux, au son de la flûte : « Avez-vous beaucoup d’enfants ici ? Il en faut, vous savez ! Moi j’ai sept fils et cinq filles. Il faut que l’arbre porte des fruits pour que, l’hiver venu, vous puissiez faire des conserves. Quelle douceur peut-il sortir de vous si vous demeurez seul en face de votre pain sec !… » Et patati ! Et patata !… Moi, je gardais, dans l’entendement, l’unique son de la pièce de cent sous, tombant de si haut dans le tronc presque vide. Pour ça, oui, elle nous apprenait en effet, une chose neuve, même si sa pièce ne l’était pas !

Je crois qu’elle parla pendant une heure tout en faisant siffler sa cravache. Elle parlerait peut-être encore si le maire, s’étant subitement levé, ne lui avait dit, de son ton solennel des distributions de prix :

« Madame, nous sommes des gens de mœurs paisibles. Nous ne connaissons point l’Amérique ! Des chevaux de bois ?… Passe encore, les jours de foire, mais un cirque, chez nous, des écuyères, des… des saltimbanques, des serpents… ça, non, mille fois non ! Vous ne feriez pas recette, ici, en temps de moisson. Tous les bras sont fatigués, le soir ; nous n’avons point de machine, nous ! Nous ne sommes qu’un bourg, un grand village. Déjà, le curé, avec lequel je ne suis pas bien, nous a reproché de favoriser un bal public… ce serait mal juger la province que de supposer qu’elle se … distingue à l’instar de Paris. (Et il ajouta, en manière de sur-rincette) : Ne nous offensez pas, Madame, de ma franchise. Je vous parle au nom de mes administrés qui sont de bons bourgeois peu enclins au… tapage nocturne ».

Cette femme écoutait tendant le front vers les mouches du plafond. Son grand chapeau de feutre jaune s’en allait de plus en plus en arrière. Elle ne parut pas s’étonner du refus et ne manifesta aucun regret de sa pièce de cinq francs. Elle offrit encore une carte coloriée où elle était photographiée en amazone courte, presqu’en pantalon : « Je monte aussi en haute école, fit-elle, toujours souriante. C’est dommage, Monsieur. J’aurais voulu faire voir, aux jeunes gens de chez vous, autre chose que des chevaux de bois… Quand les jeunes garçons s’ennuient et n’ont pas leur chance à courir, ils ont de mauvaises idées ».

Ça, c’était le bouquet ! Le maire s’imagina, peut-être mal, ce qu’elle voulait leur montrer : « Je vois, je vois, bégaya-t-il suffoqué. Vos papiers sont bien en règle, mais, à part l’endroit indiqué pour le stationnement des nomades, il vaut mieux ne pas séjourner trop longtemps ici. Je suis préposé au bon ordre de la commune, moi. Nous sommes loin du chef-lieu et… nous avons déjà bien assez des débordements de nos administrées sans ces exercices-là… Nous avons déjà la Sauvette, une malheureuse enceinte illégitimement d’on ne sait quelles œuvres diaboliques, une simple d’esprit… ».

« Il faut distraire la jeunesse, Monsieur le Maire, vous avez tort de ne pas vouloir que je donne une représentation à son bénéfice ? »

La femme géante se leva pour sortir. La servante, qui s’en revenait avec son eau fraîche, se heurta contre elle, brisa sa carafe, tant elle eut peur des yeux de cette intruse, habillée de jaune et ce fut là le premier malheur de la journée, le début du plus extraordinaire des chambardements où il n’y eut, vraiment, que le tonnerre du bon Dieu qui ne nous tomba pas dessus !…

Le silence se rétablit quand l’eau fut épongée : « Quelle histoire ! » murmura le maire. « Oui, nous avons de la casse ! », répliquai-je un peu gêné : « Oh ! je ne parle pas de la carafe, bougonna-t-il ! ».

Nous fîmes les comptes et nous eûmes la stupeur de constater que le tronc, outre les fameux cent sous parfaitement valables, en bel argent blanc, contenait une certaine quantité de boutons de culotte, monnaie des farceurs qui suivent les noces. Nous fûmes d’avis, le maire et moi, en l’absence des adjoints, de faire parvenir la forte somme à la Sauvette pour ses couches au chef-lieu, c’est-à-dire dix francs : « Je double la mise, fit le maire, embêté par les boutons de culotte, et si elle pouvait n’en jamais revenir !… »« Qui donc ça ? m’écriai-je étourdiment, la pièce ou la fille ? Vous devez bien vous figurer, M. le Maire, que pour dix francs des tas de personnes, plus espritées, accoucheraient volontiers ! »

Ce fut sur ce coup de temps-là que nous entendîmes un bruit violent dans la rue. Des enfants criaient, des femmes poussaient des portes, claquaient des sabots, et comme un vent d’orage soufflait dans lequel on saisissait des mots affreux : « Au loup ! Au loup ! Au chien enragé. Au secours ! Aux fourches ! Aux fusils ! ».

C’était justement la récréation de la laïque de la rue des Saulaies, et ces pauvres gamins, balayés par la panique, bondissaient ayant l’air d’une meute que l’on fouaille, à part que c’étaient eux, le gibier poursuivi, et que la vraie meute était représentée par un seul chien… mais quel animal ! Immense, bombant le dos, tel un dromadaire, couleur de tigre, la langue pendante et horriblement rouge, l’œil sanglant, la queue entre les pattes…

« Bon Dieu de sort ! cria le maire du seuil de son auberge. Et je n’ai pas mon fusil ! Il est en réparation chez l’armurier ! » « Ni moi ! Le mien, comme de juste est tout chargé, pendu à son clou. Un sabre ! Un couteau que je hurlai, ou nous sommes tous perdus ! ». « Non ! Non ! Antoine ! Il faut le tuer, le tirer de loin ! Ah ! nos enfants, tous les enfants de la laïque ! « Le maire et moi, nous devenions un peu fous. Cette atmosphère d’orage nous privait de tous nos moyens. On demanda la broche à la servante qui ne put trouver qu’une lardoire mince comme tout. Et voici que le pharmacien de la place Justaucourt, s’amena, par les jardins, avec son pilon, parce que, bien sûr, tous les poisons de son officine n’y pouvaient rien faire, pour l’instant.

On entendit encore une mère, dominant le tumulte, nous traiter de lâches, vociférant qu’un garde-champêtre ne servait à rien qu’à embêter le monde. J’en vis trente-six chandelles et je me jetai sur les traces de la bête en prenant une pelle à ramasser le crottin… lorsque, de derrière une voiture de paille arrêtée au coin de la rue Tournemeule, qui est-ce qui s’élance ? la grande femme d’Amérique, celle qui montait en haute école pour parler son langage étranger et, qui, à notre vieille barbe, allait sauver notre petite école à nous.

Ah ! Monsieur ! je vivrais cent ans que je me rappellerais toujours ce tableau-là. La femme tenait ferme un revolver, un revolver d’ordonnance, oui, et elle fit feu sur le monstre, sans hésiter, en s’en approchant le plus possible, vous m’entendez, gueule à gueule, révérence parler, car malgré que l’usage veuille qu’on tire le chien enragé de loin, elle, cette intrépide, voulut le tuer à bout portant. Elle ne s’y prit point à deux fois ! Dès la première balle, il se mit à tourner, tourner sur lui-même, gratta la terre comme pour y creuser sa fosse et s’écroula, raide. Pour du travail de dame, c’était du beau travail. Je n’ai jamais vu tirer si juste, même au régiment.

Le maire, du milieu de la foule en rumeurs, chacun se poussant pour apercevoir qui la femme jaune, qui le chien mort, le maire se préparait pour un discours.

S’il bégayait un peu aux occasions solennelles, il tournait proprement la phrase ayant été commis de magasin dans son jeune temps, mais la femme d’Amérique lui coupa son effet d’une voix tranchante : « Il faut d’abord enlever ce chien de là, M. le Maire, pour procéder à son autopsie. Vous connaissez la loi ?… et surtout rechercher tout de suite qui a pu être mordu ». Aussitôt, deux ouvriers, pleins d’empressement, deux solides lurons dont on aurait aimé à trouver la poigne le moment d’avant, s’emparèrent de l’animal : « Portez-le à la pharmacie », fit le maire désorienté. « Ah ! s’écria le pharmacien furieux, on va me salir toute ma boutique. Qu’on le mette sur le perron. J’attendrai qu’il froidisse ! ». « En effet, nous devons dresser procès-verbal et informer », déclara le maire, de plus en plus penaud devant ses administrés contemplant la femme jaune comme on contemplerait Notre-Dame-de-Lourdes.

C’était le casse-croûte de quatre heures, et je connaissais tous les ouvriers de chez nous. Ces deux-là avaient dû faire le lundi. Quand je voulus leur témoignage, on ne les retrouva point. Ils collaient aux jupes courtes de la dame américaine et elle, agacée de leur manège, de tout ce populaire qui la reluquait de trop près, nous brûla la politesse dans le trajet de la mairie à la pharmacie : « Elle nous en veut ! » que me glissa le maire très inquiet de la tournure que prenaient les affaires publiques. Moi, j’étais vexé et je distribuai quelques taloches aux enfants de la laïque, lesquels braillaient vraiment trop fort. Les événements allaient se précipiter de telle sorte que je ne devais pas m’en attaquer seulement aux plus petits que moi…

Voici que nous arriva, par la route du chef-lieu, une charrette à fond de train. Le maire crut reconnaître au passage, que c’était-là les Boursaut, des marchands de cochons revenant un peu gais de la ville où ils avaient bien vendu. Et fouette cocher… ou cochon, car il en restait pourtant un dans la voiture qui rugissait comme un lion tellement ce grand carcan noir le secouait en galopant, « Allons ! La jument des Boursaut qui s’emporte, à présent, déclara le maire scandalisé. Ça n’a pas de bon sens de la fouailler ainsi. Ils sont tous saoûls, les Boursaut ». Elle fila comme une flèche devant nous et la foule se mit à courir en vociférant les pires imprécations parce que l’on gagnait des nerfs, rapport à l’orage en l’air et au coup de feu de l’Américaine l’ayant mis aux poudres, ce jour de malheur. Le maire eut beau nous expliquer que le meilleur moyen d’arrêter un cheval est de ne pas le suivre, personne ne l’écoutait et moi, moins que personne. J’avais une revanche à prendre. Je courus d’abord chez moi décrocher mon fusil, ceindre mon ceinturon, mon sabre, des cartouchières. Ce ne serait sûrement pas de ma faute si je n’arrêtais pas ce cheval, et je me remis en route par le sentier qui mène à la mare des Pivents. Pour ne pas suivre un cheval emporté, on ne risque rien d’essayer de le tourner. Sa route, à lui, traversait le village et allait, tout de même, du côté de la mare qu’elle dominait de toute la hauteur d’une rude côte. En y pensant j’eus la vision abominable de ce qui pouvait survenir si le cheval, ou la jument des Boursaut, faisant un écart, flanquait ses propriétaires pardessus bord. Je voyais déjà le père, la mère et le gamin, un gringalet de quatorze à quinze ans, m’avait-il semblé, en bouillie, dans le ravin, sinon dans l’eau sale.

Comme je rejoignais la mare par les bouquets de noisetiers, précisément le coin où la Sauvette s’en laissait conter les beaux soirs, je rencontrai M. notre maire qui avait eu la même idée que moi : tourner la difficulté ! Il suait, s’épongeait, soufflait et, cependant, malgré la chaleur, il était d’une pâleur effrayante. Ses gros yeux de verre ne servaient plus de bocaux à leurs petits poissons rouges. Ils lui sortaient de la tête, oui bien, en lanternes de locomotive : « M. le maire, que je lui dis, si je n’abats pas ce carcan-là devant vous, aussi raide que le chien enragé, je vous f… ma démission ! Et vous allez voir… ce que vous verrez ! » « Ah ! C’est tout vu ! râla-t-il dans mon gilet, mettant ses deux mains à mes épaules pour se soutenir. Nous sommes maudits ! Entends-tu, Antoine, on nous a jeté un sort. Après ce chien enragé, ce cheval emporté… là… dans le bois, que je viens de traverser pour gagner du terrain de côté, il y a… » « … il y a que le sacré carcan les a tous pelleversés du haut du ravin ? » m’écriai-je ému par le ton solennel de notre première autorité qui, d’ordinaire, ne donnait pas dans la superstition.

Il me fit signe que, désormais, l’histoire de nos Boursaut lui devenait complètement indifférente, en ouvrant les bras, puis, ajouta, les levant au ciel : « Il y a… un pendu ! »

« Un pendu ? ».

« Oui… un homme pendu… il faut couper la corde, bégaya-t-il, j’allais procéder à cette pénible opération, mais, te voilà, Antoine ! Écoute, détache-moi d’abord ma cravate. Je redoute une attaque… je ne tiens plus sur mes jambes ! »

Il me fallut sauver notre maire avant de me mesurer avec le pendu, et je vous avoue que je n’y mis aucune forme. Il s’affaissa (le maire) comme un paquet au coin de la borne du champ des Plativeaux, et je l’abandonnai là, toussant, bavant, hoquetant, car j’avais arraché cravate, col et chemise, peut-être un brin de peau : « Où est-il ? » demandai-je pour le pendu, virant sur moi-même, tout désemparé. Le maire me cria, d’une voix navrée de fillette qui s’accuse d’avoir volé des pommes : « Là, au-dessus de la mare. Ses deux pieds ont cogné dans ma figure… Ah ! je n’en peux plus ! C’est ma fin ! »

Eh bien ! C’était vrai. Soit qu’il y fut depuis belle lurette, soit qu’il vint seulement de se trépasser, il y avait à la branche maîtresse du gros pommier des Plativeaux un grand efflanqué de miséreux qui se balançait… Pas d’échelle, pas de point d’appui pour y grimper, et je n’étais plus assez leste pour tenter une escalade par le tronc. Ma foi, je fis le moulinet du sabre, un ancien exercice du régiment, et je lançai mon arme à toute volée en pleine corde. À mon grand étonnement ça réussit. Le pendu s’effondra sur moi, chose horrible, me tint étroitement embrassé. Je sentis tout de suite qu’il était encore en vie puisqu’il avait le désir de me remercier en m’étranglant.

Sauvez donc les gens malgré eux ! Sans l’assistance du maire, un peu revenu de sa surprise, je crois bien que j’aurais eu le dessous. Pendant cette lutte effroyable, d’un mort contre deux vivants, on entendait la course effrénée du cheval qui continuait là-haut, montait la côte au galop de charge. Il ne renâclait point, le carcan des Boursaut et pour une jument de labour elle valait son pesant d’étalons. Notre pendu me lâcha tout de même et je m’apprêtai, en présence de notre maire, à rentrer dans mes fonctions administratives, c’est-à-dire à demander au défunt son nom et son adresse, lorsqu’à notre complet ahurissement il se mit à détaler comme un homme piqué par un essaim de guêpes. Sa malchance voulait maintenant qu’il rencontrât le cheval ; ça c’était inévitable, puisqu’il grimpait la pente. Nous, nous demeurions en bas, durant que les autres spectateurs, toute la cohue du chien enragé, y compris les enfants de la laïque, s’étageait aux différents gradins des rochers surplombant la mare aux Pivent : « Il va se finir sous les roues de la voiture ! » que murmura le maire : « Un suicidé ça n’a jamais toute sa raison » que je lui répliquai, de très mauvaise humeur. « Qu’est-ce qu’on y peut, Antoine ? Vous n’auriez pas une idée ?… » Comme tout à l’heure, les souliers du mort, les sabots du cheval emballé nous tapaient littéralement sur le crâne : « S’il faut sauver tout le monde, aujourd’hui, moi, je trouve… qu’ils sont trop ! » que je déclarai, en colère. « C’est absolument mon avis ! » que soupira le maire et il ajouta, mouillant son second mouchoir de sa sueur : « Sans la température, encore, on essayerait bien de gravir pour parler à l’homme, quant au cheval, tenez, le voilà sur la haie du champ des Plativeaux ». On apercevait, en raccourci, le profil du cheval qui, levant les jambes de devant, s’apprêtait à faire son dernier saut dans le vide. La charrette renversée sur le côté de la route poussait la haie de ses deux brancards, et les voyageurs de l’intérieur poussaient, eux, des cris de chahoins. Toute la société leur répondait par des encouragements ridicules en la circonstance car il n’y avait rien à faire pour personne : « Tiens bon ! Scie-lui les dents avec le mors ! Coupe-lui la queue ! Jetez donc votre petit gars dans la verdure, nous le ramasserons ! » Il y en eut un qui, perdant tout à fait le nord, se mit à hurler ; « Mais fais donc taire ton cochon… tu vois bien qu’il excite les autres ! » D’ailleurs, c’était si effrayant qu’on ne pouvait plus qu’en devenir tous fous. « Est-ce que c’est votre idée que je tire sur la bête ? » demandai-je au maire pour l’acquit de ma conscience.

« Non ! Non… Antoine, supplia le malheureux se remettant à fondre, tant larmes que sueurs. Ne va pas risquer de tuer la voisine ! » Puis ce fut comme un tour d’escamotage. Le cheval, sans doute irrité par la vue de ce grand dépendu grimpant la côte en face de lui, arracha l’avant-train de la charrette — vous savez, c’est fort, un cheval, mais celui-là ne devait certainement pas être en bois, je vous le jure — et descendit le ravin traînant deux brancards et deux roues à ses fesses, filant, filant, droit sur ce pantin de dépendu qu’il aplatit en lui passant par-dessus, d’un bond. Quant aux voyageurs, du train de derrière, ils étaient versés pêle-mêle, en panier de vendanges, dans le fossé de la route et ils gueulaient, sauf respect, tout autant que leur cochon qui leur gigotait sous le ventre.

On perçut encore un coup de feu. C’était-y le pendu ? (Les morts de cette espèce sont capables de tout). C’était-y l’Américaine ? En tout les cas, ce n’était pas moi. Ça je vous en réponds, et j’avais joliment raison de ne pas augmenter le grabuge. Mais on la revit ! Mon Dieu oui, cette bonne dame-là guettait son heure pour humilier la commune. Oui, on la revit qui s’ensauvait par la sente donnant sur la mare. Elle avait manqué le cheval et le cheval ne la manquerait pas lui ! Serrée de trop près, elle sauta dans la mare. Le cheval sauta aussi. Cela fit un barbotage infernal…

Quant au pendu, il se redressait peu à peu, paraissait long, long, tout laminé comme une couleuvre et savez-vous ce qu’il imagina ? Cherchez bien ! Inventez l’œuvre la plus folle d’un fou fieffé !…

Tour à tour, il semblait contempler la foule, l’eau de la mare que le coucher du soleil rougissait tel un baquet de sang. Eh bien, Monsieur, il tira non pas un coup de revolver ni un coup de fusil, mais sa pipe, qu’il n’avait pas cassée définitivement, il l’alluma et se mit à fumer ni plus ni moins qu’un bon vivant !

Le maire fermait ses gros yeux de verre. Ah ! non, il ne voulait plus rien voir. Ces cris aigus, ces sifflements de vipère qui venaient de la mare, tous les serpents de la création qui se réunissaient contre lui, et ce fumeur, à moitié écrasé, lançant de prodigieux jets de fumée noire, d’un noir d’enfer…

Moi je regardais de tous mes yeux clignants. Peut-être qu’en visant avec soin je pourrais calmer ce carcan s’acharnant à piétiner la femme. Alors, alors, voilà ce que je pus deviner dans ce chaos : l’Américaine, à la force des reins, des jarrets, des poignets, se hissa sur l’avant-train de la voiture, démêla les rênes brisées, les tendit et… l’allure du carcan s’accéléra. Il traversa la mare, bondit de l’autre côté… tout disparut dans un tourbillon d’écume, de crins au vent ou de cheveux mouillés.

« N. D. D. ! » murmurai-je ébloui, « C’est exactement ce que je pense ! » gémit le maire qui n’avait rien vu.

Quand le monde se rassembla autour de nous, les uns soutenant les autres, tellement les émotions nous secouaient, on s’aperçut que les Boursaut manquaient à l’appel.

Les avait-on ramassés ? S’étaient-ils relevés ? Pas de Boursaut. Encore moins de cochon ! On rentra tous en trombe au village et on courut chez eux, le maire, moi, tous les témoins de la scène. (On planta là le pendu puisqu’il pouvait encore fumer une pipe !) On trouva les Boursaut prenant le frais sur le pas de leur porte. Ils avaient bien l’air un peu bus, cependant ils ne montraient aucune blessure. Quant au cheval, pardon, à leur jument, le poil sec, elle mangeait son foin comme un chacun : « De quoi que vous vous mêlez ? que me rembarra le gros Boursaut, mal poli de son naturel. Je suis été au marché hier conduire mes bêtes. Est-ce que ça vous regarde ? » Plus qu’on s’expliquait tous à la fois, plus que les choses s’embrouillaient. Jusqu’au gringalet, leur fils, qui nous parut plus petit, diminué par la chute, sans, d’ailleurs, une égratignure : « Je suis votre maire, mon pauvre ami, répétait en vain le premier notable du pays d’un ton larmoyant, et vous devez éclairer notre enquête. Où est votre cochon, celui qui criait tant là-bas ? » « Quand vous seriez le Père éternel, je peux pas vous vendre encore un cochon puisqu’ils sont tous restés dans l’échaudoir de la ville ! » que lui mugit le gros Boursaut en pleine figure… Mais bien plus raide fut la déconvenue du côté de la pharmacie. Là, le pharmacien, exaspéré, cherchait le chien pour son autopsie, le cadavre du chien qu’on avait étendu sur le perron… Disparu, évaporé, le chien enragé, le chien mort, tué d’un coup de revolver à bout portant…

… Ce ne fut que beaucoup plus tard, vers les dix heures du soir, qu’on le retrouva devant la porte illuminée du cirque de Maud Bradffort, une sébille entre les dents, faisant la quête, comme un brave chien savant qu’il était ! Et je vous jure bien que lui, le cheval qui cassait en deux les voitures truquées, le pendu fumeur de pipe, les faux ouvriers, les faux Boursaut et le vrai cochon à musique, toute la troupe, quoi, eurent un joli succès dans notre canton. Ils donnèrent une représentation tous les jours, durant un mois, en prélevant le droit de nos pauvres, et nous tous, les gens du village, y compris notre maire, presque rajeuni par cette histoire, nous ne leur marchandions pas les applaudissements.

Nous avions découvert l’Amérique et, après une pareille réclame, ça valait le voyage !

LE CHEVAL QUI RÊVE

À Francis Carco.

Devant le feu du bivouac, ils parurent aussi blancs l’un que l’autre, d’une pâleur de linges ayant traînés. L’homme portait une culotte de peau, des bottes molles, de vieilles bottes ridicules, sans éperon, mais pointues comme des chaussures de bal, et un veston de drap clair, acheté trop large dans quelque bazar « universel », un de ces vêtements abominablement quadrillés qui plaisent aux valets d’écurie. Sous le chapeau, relevé d’un côté, seul vestige de sa tenue boer, ce qu’on apercevait de son visage demeurait indistinct, farineux, grimaçant en masque de comédien. Le cheval qu’il amenait le suivait, ne possédant ni mors ni bride, sanglé simplement d’une housse de velours déteint, et l’animal s’estompait, de formes illusoires, au milieu du brouillard de sa crinière, dardant un œil sombre voilé de cils d’enfant.

Le chef de cet avant-poste eut un geste d’inquiétude en examinant leur singulière misère. L’homme et la bête lui arrivaient essoufflés d’un long voyage ; cela se devinait à leurs respirations difficiles et à leurs balancements d’encolures. Ils tremblaient sur leurs jambes, vacillaient, dans les ombres mouvantes que découpait la flamme, de telle façon qu’on aurait pu les croire en papier.

Malheureusement pour les troupes régulières, il en tombait souvent des nues, de ces héros d’affiches, qui ne servaient pas à grand’chose, occupaient une tente au camp, mangeaient leur double part de gamelle, puis s’esquivaient brusquement au tournant d’un chemin… ou dans la mort. Les cerveaux et les ventres, déjà si creux, dont le vide attire tous les phantasmes de la peur, avaient-ils bien besoin de ces apparitions d’oiseaux voraces s’abattant sur leurs champs de batailles pour y dérober les lambeaux de leur gloire ? Mais c’était un honneur de les recevoir ; les nations riches, toujours encombrées de ces personnages douteux, les expédiaient au pauvre peuple, et le pauvre peuple devait les accueillir à bras ouverts, pleurant de joie dans le généreux délire de sa fin.

Le cercle des soldats se rompit pour leur offrir une place au feu de la cuisine.

— Comment vous appelez-vous ? demanda le chef du bivouac.

L’homme, la main souple, ôta son chapeau, et on vit aux lueurs du brasier qu’il était jeune, malgré ses cheveux rares, plats, un peu pommadés, sa bouche drôlement fendue entre deux parenthèses de rides qui évoquaient l’idée d’un râtelier accentuant le ressort naturel des mâchoires. Pourtant, comme son cheval, il avait l’œil doux et sombre, frangé de cils touffus.

— Vous êtes Italien ? fit le chef, cherchant à se souvenir du type de cette race aux yeux passionnés.

L’homme répondit, en pur anglais :

— Algérien, mon capitaine. C’est votre colonel qui m’envoie. Je m’appelle Amaldo.

Et il lui tendit une enveloppe.

Italien, Brésilien, Espagnol ou Portugais, il serait bien assez bon pour la prochaine boucherie. Le chef, indifférent, parce qu’il se savait plus abandonné que l’homme, prit la lettre qu’on lui tendait, la glissa sous sa veste. On verrait cela demain, au jour, s’il y avait encore un jour.

— Il faut aller mettre votre cheval à la corde, derrière les autres, et l’attacher de manière à ce qu’il dorme debout. Les chevaux qui se couchent en ce moment ne se relèvent plus. Nous sommes ici pour ne pas nous endormir, nous, les cavaliers… pas même debout.

L’Algérien répliqua, tranquillement :

— Je viens pour veiller avec vous, mon capitaine.

Il avait l’air du passant qui entre dans la maison mortuaire par politesse. Plus on est des gens vivant autour du lit, moins on sent l’odeur du cadavre. Il ajouta, les yeux fixés sur son cheval :

— Inutile de l’attacher. Zéphi ! Rejoins les compagnons et tiens-toi droit. Ne salis pas ta belle robe à te vautrer. Ce n’est plus le moment des pansages de gala, mon vieux.

Un mouvement d’étonnement secoua l’inertie des soldats, accroupis en rond, guettant tous l’ébullition de la potée dans la vaste marmite. Affamés, harassés, ils regardèrent cependant ce cheval qui entendait les ordres comme un homme. Au petit pas, boitant d’un sabot, Zéphi s’éloignait, la tête basse, flairant le sol. Il y avait là-bas, l’écurie, c’est-à-dire un chariot plein de fourrages, une corde, barrant la route du chariot à un piquet, réunissant toutes les brides nouées serrées. Les jets du feu dansant éclairaient tantôt une croupe brillante, tantôt la colère d’une prunelle. Le premier compagnon qu’il approcha lui asséna une ruade, le second, sans force pour le mordre, retroussa ses naseaux sur une rangée de dents féroces, mais trop longues pour désirer broyer autre chose que du foin. Tous ces chevaux velus, bourrus, s’unirent en une masse hostile, refusant la portion que ce camarade excentrique venait mendier. Le beau champion avec son habit blanc ! Et une secrète répulsion les éloigna de ce traîne-la-patte.

Les soldats contemplaient Zéphi, revendiquant timidement le coin de son repos, hochant la tête en cheval qui comprend la gravité de l’heure. Le vent de la nuit recourbait sous ses flancs pâles sa queue flottante, le voilant d’une draperie légère, comme le corps d’une femme, frissonnant de pudeur, se voilerait de sa propre chevelure.

— Vous lui donnerez vous-même sa ration, bougonna le chef. C’est une bête délicate, sans doute, plus habituée à l’avoine qu’aux pailles de mauvaise qualité ?

Le maître de Zéphi eut une grimace qui rida son visage en tous sens.

— Il boirait volontiers une bonne bouteille.

— Une bouteille de quoi ?

— De vin mousseux. Ça lui manque encore plus que l’avoine.

Les Boërs, qui tous aiment les chevaux, échangèrent des sourires d’intelligence, témoignant qu’ils admettaient ce genre de plaisanterie, puis ils s’occupèrent de leur boisson personnelle.

Deux hommes, porteurs de grandes calebasses, servirent le café avant la soupe afin que la drogue atteignît son maximum d’effet. Un sinistre composé, cette drogue, d’alcool d’orge et de graines brunes grossièrement moulues où l’on trouvait plus de cailloux que de sucre.

Amaldo reçut son gobelet plein le premier, selon l’usage, et il mangea, d’un appétit formidable, sa double part de soupe, à laquelle il découvrit une saveur de roussi point trop désagréable.

— Maintenant, celui qui s’endormira sera pendu ! soupira le chef, le capitaine Noll, un robuste garçon blond, d’allures sévères et résignées.

Il plaisantait peut-être, comme le nouveau volontaire, mais à la crispation de sa lèvre on songeait qu’il luttait lui-même contre l’envie maladive de se pendre pour essayer du repos éternel.

Envoyé à la guerre avec des hommes qu’il connaissait peu, le capitaine Noll se trouvait assis entre cet aventurier, qu’il ne connaissait pas du tout, et son très jeune frère, le petit Frey, un enfant de seize ans, que sa mère lui avait amené, le matin, sur le chariot des provisions. Oui, des femmes étaient venues leur apporter des vivres aux avant-postes ; tout un attirail pour l’élevage des porcs qu’on avait sauvé d’une ferme incendiée, une colossale bassine de cuivre, des auges remplies de légumes à moitié cuits, de croûtons de pain noirs de fumée, et cette suprême douceur du café — même sans sucre — qui allait leur permettre d’attendre l’ennemi, haut les paupières.

Le capitaine Noll n’avait pas, ce soir-là, des idées bien précises sur l’héroïsme. Il regrettait les enthousiasmes du départ de la ferme, tout ce bruit qu’on avait fait plus tard, à Prétoria, pour les recrues de l’âge de son cadet. Quand l’Algérien porta une santé cérémonieuse, en guise d’écot, à la patrie d’adoption, il fut de mauvaise humeur, s’imaginant que cet étranger lui volait un peu de son pays. Il répliqua par un sobre salut, demeurant muet devant l’inévitable. Affectant une sévérité nouvelle, il se sentait deux fois le chef à cause de l’innocence de ce petit Frey, qui souriait en offrant du pain au cheval blanc, et de l’étourderie de cet inconnu, qui venait se jeter si bravement dans les ténèbres de leur aventure.

On marchait depuis tant de jours sur les pierrailles de cette vallée sans herbes et sans eau qu’il lui semblait tourner dans un cercle se rétrécissant jusqu’à ce feu de bivouac où flambaient ses dernières illusions. Autrefois, chez lui, il parlait volontiers de la république, de la patrie, du foyer. Maintenant son père était tué, sa mère errait de sa ferme détruite aux avant-postes, livrant ses dernières richesses, son benjamin, sa grosse marmite de cuivre, épaisse comme du bronze de cloche, exhibant fièrement leurs armas, celles des pasteurs : deux houlettes en croix… et le foyer ce n’était plus que ce feu de bivouac, feu de broussailles, feu de pailles, qu’on serait bientôt obligé d’éteindre sous une pluie de sang. Il ne concevait plus très nettement ces grands mots d’honneur, de revanche, de liberté. La défense du sol natal lui apparaissait très pénible pour cette toute petite raison que le sol natal lui avait fait mal au pied. À son talon droit une plaie commençait à s’envenimer et le torturait beaucoup plus qu’une blessure sérieuse. D’une simple ampoule négligée, datant d’une semaine, s’écoulait à présent un pus verdâtre transperçant les bandages, et ce garçon sain pensait surtout à mourir, de peur de devenir infirme. Si la gangrène s’en mêlait ? C’était ça la guerre : on ne gagnait pas seulement le fumier des ennemis, on y allait aussi de son intime pourriture. Chaque fois qu’il avançait d’un pas, il s’efforçait d’oublier la grotesque souffrance, et chaque fois le sol de la patrie le mordait plus profondément de ses crocs ingrats. Pour échapper à ce supplice, il se battait avec rage, se grisait du parfum de la poudre pour ne pas respirer cette odeur fade montant de la terre arrosée de rouge, venant aussi de lui-même qui commençait à se corrompre, pris par le talon au piège mystérieux du patriotisme. Et la terre tournait, la vallée tournait, les chemins tournaient, l’enfermant dans un cercle de plus en plus restreint ; des bulles jaunes et pourpres, cristallines, montaient, descendaient devant ses prunelles brûlées aux reflets des drapeaux, à l’éclat de la mitraille, aux incendies de leurs maisons, aux larmes de sa mère… car il avait bien vu que la pauvre femme pleurait en livrant sa grosse bassine, vieille d’un siècle, où trois générations avaient puisé la vie !

Oh ! cette vallée de pierrailles, ce désert après les gras pâturages de leurs fermes ! Cette région des mines où toute beauté résidait en dessous — peut-être nulle part — ce leurre éternel du trésor enfoui qui ne se laisse pas surprendre, se revêt de désolations et de brutales sécheresses afin de mieux décevoir ! Il la foulait, la contrée des mines, de quel pied humblement meurtri ! Non, ils n’étaient pas les vainqueurs, malgré leurs victoires. L’or et les diamants, ce n’était point fait pour eux, ces fils de bergers à peine chasseurs… Quelles mines d’or ou de diamants vaut l’herbe jolie que broute la génisse, la tendre génisse qui semble baver son lait dans le trouble du printemps ?

— Noll ! dit doucement le frère cadet, en désignant le cheval de l’Algérien. Encore un que les Anglais n’auront pas !

L’enfant ôta la plume de son feutre, une plume de coq, et la trempant dans une fiole d’huile il la promena sur le système compliqué d’un revolver.

Noll répondit, la mine soucieuse :

— S’il plaît à Dieu, Frey, mais vous devez m’appeler capitaine, comme les autres.

Secouant sa plume trempée d’huile, à l’aspect d’oiseau mort, Frey la remit sur son feutre.

— Je m’habituerai, mon capitaine, formula-t-il respectueusement.

Or, Noll se disait qu’il n’aurait pas le temps. L’ennemi à cette heure de la nuit, devait déjà gravir la côte opposée de la colline.

Amaldo, assis pas plus haut que l’enfant, réfléchissait devant le feu. Les autres, étendus, ventre à terre, le menton posé sur leurs poings, épiaient Amaldo, qui faisait vraiment des grimaces d’homme ivre. Noll, sur un pliant, redressant la taille pour demeurer le chef, lui glissa de sa voix morne :

— Il ne faut jamais regarder fixement le feu, cela endort.

La nuit était sombre, sans aucun astre. Rien que le soleil couchant de la chaudière de cuivre, qu’on avait renversée et qui reflétait les braises. Là-bas, autour du chariot, de l’écurie, les rideaux des ténèbres se refermaient, dissimulant l’abîme de la vallée toujours semée de pierres, de feuillures de roc à la fois friables et coupantes, dures aux talons, glissantes aux sabots, jonchée de menues dalles funéraires qui s’écaillaient en morceaux de métal ou d’osselets. Un arbre, dominant la colline, dont la cime se perdait dans les nuées, exhibait comme un tronc humain luisant de graisse ; cet arbre nu, incompréhensiblement frappé de lumière, était horrible à voir. Le capitaine Noll le regardait souvent pour ne pas être tenté de regarder le feu, et il songeait :

— Ils viendront par là, c’est certain. Combien seront-ils ? Nous avons quinze fusils ; sans compter le revolver de Frey, qui né partira pas ou lui éclatera dans les doigts. Derrière les chevaux abattus on se défendra encore, puis on se repliera derrière le chariot. Si on tient une heure, je veux être pendu ! Et cet Amaldo, avec son cheval blanc, nous désignera plus sûrement à leurs coups.

Il demanda, dans un sursaut d’impatience :

Mais où est votre arme, Amaldo ? Vous n’avez donc pas d’arme ?

L’Algérien ricana. Ses yeux veloutés lancèrent une étincelle.

— J’ai ce qu’il faut.

Il lui montra un revolver d’acier moiré, arme superbe, chargée de sept cartouches.

— Il doit l’avoir volé, pensa le chef, qui s’y connaissait, depuis qu’on ramassait des armes anglaises.

Un de ses hommes sourit.

— Ça vient de Londres ?

— Pas directement, répondit cet homme étrange possédant le type italien, un cheval arabe, parlant purement l’anglais, tout en s’avouant citoyen d’Alger.

Noll, anxieux, parce qu’il avait la « fièvre du café », eut la vision d’un traître. Il consulta les papiers de son colonel.

Mêlées aux ordres du maître de camp, les observations familières lui sautèrent aux yeux. Un mot affectueux pour le petit Frey dont on souhaitait le retour en qualité d’estafette. Des détails sur le prochain ravitaillement des avant-postes et le signalement de l’Algérien, un enragé « amateur de roastbeefs-saignants », faisant la guerre pour le plaisir de tuer, d’assassiner honorablement. Amaldo représentait, à l’esprit du supérieur plus lettré que Noll, un de ces fanatiques civilisés égarés dans un pays de doux sauvages, ce qu’on nomme enfin le dégénéré des grands centres, le criminel impulsif, ou mieux un pauvre malade : « Je vous envoie deux bêtes curieuses, déclarait-il en substance. Le cheval pourra vous causer d’inutiles alertes. Quant à l’homme, défiez-vous-en, il achève les blessés. »

— Aurait-il, plus que nous, la haine de l’Anglais ?… Compagnon, fit-il, presque attendri par son cas, vous savez vous battre, vous aimez la guerre, m’affirme-t-on, oserai-je vous prier de vous placer près de mon frère durant l’attaque ? Il manque d’expérience, l’enfant.

Amaldo eut une grimace énigmatique.

— Je lui léguerai mon cheval.

Le capitaine Noll ne trouva rien à objecter. L’homme savait pourquoi on était ici. Il ne venait pas pour se battre, mais pour se faire tuer.

— Espérons que nous n’hériterons de personne, dit l’enfant ; je ne voudrais pas rester en arrière, si nous étions menacés.

Amaldo laissa tomber cette bizarre sentence :

— Le grain de riz n’est jamais seul.

Et le supplice recommença. Par où viendraient-ils ? Combien seraient-ils ? Escaladeraient-ils cette colline ou la prendraient-ils de flanc ? Les yeux du chef, toujours impassiblement assis, son fusil entre ses jambes, brûlaient de plus en plus sous l’acide corrosif des larmes retenues. Le père était mort, la mère était ruinée, le frère serait égorgé et Noll respirait le poison des ténèbres qui engendrent les spectres. Des lunes d’or, de pourpre et de cristal, l’âme des trésors enfouis au pays des mines, montaient, descendaient, ou étaient-ce les fantômes de ses prunelles trépassées de fatigue ? La septième nuit sans sommeil ? Oh ! Dormir ! Dormir ! ne fût-ce qu’un instant, et ensuite… la septième cartouche du revolver moiré. Que devenir ? Se pendre à l’arbre voisin pour essayer de l’éternel repos ? « Sept jours que je marche sans avoir le temps de baigner ma plaie dans un ruisseau ? Sept jours qu’on leur dispute les derniers cailloux de notre patrie, et sept jours que les derniers cailloux de ma patrie me rongent le talon. »

— J’entends des sonnailles ! dit quelqu’un.

Et on entendit surtout la chute d’un paquet dans les braises. Des fusées jaillirent. C’était l’un des soldats qui se laissait choir dans le feu, terrassé par le sommeil.

— Laissez-le, balbutia Noll, la chaleur le réveillera bien.

Comme il grésillait sans bouger, on le tira par les chevilles, endormi si profondément qu’il ronflait au lieu de se plaindre. Vers minuit, ce fut un gros rousseau qui s’affala le nez dans la pierraille, les mains étendues. Il émit l’idée crâne de prendre la terre de sa patrie à bras le corps.

— Mon capitaine, je la tiens. Ils ne pourront jamais me la reprendre. Et il sombra dans l’océan noir du sommeil.

Bientôt, il n’y eut plus que trois êtres relativement vivants : Frey, le cadet, Amaldo et le capitaine.

Là-bas, grouillaient les chevaux, masse confuse dans le fictif galop des souffles, dormant aussi, quoique debout.

— Faut-il essayer de réveiller le poste ? questionna militairement le pauvre Frey, dont les paupières battaient de terreur.

— Non, dit Noll de sa voix triste, je vous permets de veiller à leur place.

Mais Frey, qui était le plus jeune et le mieux portant, s’endormit tout de même vers la douzième heure, parce qu’il avait eu le malheur de regarder fixement le feu, en dépit de la recommandation de son aîné. Hypnotisé, il demeura le revolver au poing, les prunelles révulsées, le col rigide.

Noll ne pouvait pas marcher pour secouer son supplice. Une douleur lancinante lui mordait le talon, lui donnant la sensation d’une araignée venimeuse fouillant sa plaie. Il se tourna vers Amaldo.

— Ces enfants, dit-il avec un peu d’embarras, c’est si mal élevé.

Amaldo murmura courtoisement :

— Ne vous tourmentez pas, capitaine, nous suffirons, et, d’ailleurs, mon cheval, quand ça lui prend, réveillerait une armée entière.

— Votre cheval ?

— Oui, mon capitaine. Il est somnambule.

Noll songea :

— Il ne nous manquait plus qu’un fou dans cette affaire. Le colonel aurait dû garder l’Algérien pour lui. Du reste, qu’importe ! il faut qu’on en finisse ou rien ne serait plus raisonnable. Ils viendront cent contre nous quinze, et en nous massacrant tous ils feront le bruit nécessaire au réveil du camp. Frey ne se laissera pas égorger sans hurler comme un petit porc. La consigne est de protéger les autres par une heure de massacre, mais on n’a pas désigné le nombre des victimes. Je me moque du chiffre… Alors, vous disiez, Amaldo, de votre cheval ?…

Il s’aperçut, en se tournant, que l’Algérien clignait d’une façon inquiétante.

— C’est une bête spéciale, mon capitaine, fit-il, la voix peu à peu souterraine, comme descendant l’escalier d’une cave. Croyez que je n’ai pas l’intention de dormir, bien que ma tâche soit terminée. C’est la bonne nourriture du bivouac. Quand on n’a rien mangé depuis longtemps et qu’on vient de se battre en duel, vous comprenez… une pareille soupe, ça vous assomme. Mon cheval ? Une brave bête, allez ! En vérité, notre colonel ne l’a pas flattée en pure perte. Il rêve tout haut. Je l’ai dressé, ce cher ami, mon petit frère à moi, je puis vous le jurer, très particulièrement. Des carottes crues tous les jours, du sucre, et presque point de cravache. Un bout de mèche au défaut, et encore ! Le pas espagnol, la valse à reprises, le changement de pied au trot… tout y a passé. (Il y avait des carottes dans la soupe et j’aurais dû lui en offrir !) Voyez-vous, capitaine, quand elle montait sur le plateau, elle y était en sûreté comme sur un roc… plus en sûreté que nous le sommes ici, je vous le jure. Un roc, mon capitaine, un roc sous le balancement d’une fleur. Et la musique lui donnait des ailes, des ailes pour porter ça… qui représentait le monde, notre monde à nous deux. Ça aime le métier, ces chevaux-là. Moi, j’aimais autre chose. Je vous assure, mon capitaine, qu’ils peuvent, maintenant, nous arriver cinq mille sur le dos, je ne leur ferai même pas l’honneur d’un pied de nez. Il a mangé son avoine dans mon assiette, souvent. Un animal tellement doux qu’il tremble de crottiner devant moi ! Cependant, avouez-le ! Il faut qu’un cheval crottine dans la vie. Hein ? Les habits rouges ? Non, au camp, on ne les attend que pour la petite pointe de l’aube. C’est marqué sur les cartes. Quelle triste existence, capitaine, vous menez là.

Noll endurait, à présent, le pire des supplices. Cet homme, divaguant, le lâcherait comme les autres. Le sommeil le gagnait comme une ivresse et son accent se faisait si confidentiel que le capitaine, crispant les doigts autour de son fusil, était oblige de se pencher pour suivre son histoire.

— Vous n’avez pas meilleure chance, dit-il, s’efforçant d’entretenir cette incohérence d’ivrogne ou de malade, parce qu’elle le rappelait quand même à la réalité.

L’homme reprit d’un ton agressif :

— Vous vous trompez bien. Lorsqu’on a couru des années après son gibier, on est heureux de le rencontrer par terre avec du plomb dans la cuisse. Votre colonel (un paysan, entre nous) a trouvé la farce mauvaise, mais on ne peut pas toujours commencer le travail, c’est déjà joli de l’achever. Il n’y a que dans notre métier que l’on culbute les ennemis en mesure. J’aurais préféré l’apothéose aux feux de bengale, ornée de devises patriotiques, de l’ouvrage d’art, l’exercice périlleux, mais…

— Il paraît que vous avez achevé des blessés ? risqua le capitaine Noll, fronçant les narines dans un rictus méprisant.

Amaldo demeura muet.

Alors Noll eut la crainte affreuse de le voir s’engloutir dans la cave de ses divagations. Tout ouïr plutôt que rester seul en face du feu, au milieu de ces gens cuvant de mauvaises fatigues. Il se croyait déjà le dernier moribond parmi les morts. Irait-on leur passer sur le corps sans leur permettre une défense honorable ? Empoignant Amaldo, il lui cria :

— Pour l’amour de Dieu, parlez donc plus fort… ou je vous fais pendre !

— Eh ! ricana l’Algérien, je ne suis pas sourd, je ne dors pas. Et quand nous dormirions tous les deux ? Mon cheval ne dort pas encore, lui ! Vous le verrez à l’œuvre. C’est une bonne petite bête malgré sa manie. Sans l’accident, il n’aurait pas bronché, mais la planche du pont d’amour, un beau pont, fanfreluchée de papier vert, était pourrie. Tous les ponts d’amour sont pourris ! C’est parce que je le savais, moi, qu’ils sont tombés l’un portant l’autre. La gueuse a été tuée nette, la bonne bête n’a eu qu’une lésion du frontail et un déboîtage de sabot. Aussitôt remis sur ses quatre pattes, le pauvre animal m’a regardé d’un air de reproche, comme un qui aurait deviné. C’était justice pourtant… Puis, j’ai quitté la baraque, tirant mon Zéphi boiteux par le licou. On n’en voulait plus. Il avait tout oublié. Le pas espagnol, la valse, le changement de pied, y compris le saut du pont d’amour. Toute son éducation soignée lui était coulée du front avec un débris de cervelle ! Nous sommes partis. « Zéphi, mon vieux, que je lui ai soufflé dans son nouvel entendement, on va se payer son tour de globe en guise de tour de piste, et ce sera bien le diable si on ne rencontre pas sur terre ou sur mer, voire sur un autre pont d’amour, ce sale Anglais qui lui avait parlé d’or et de diamants… »

Le capitaine Noll pensait divaguer personnellement. Ce cheval, cette gueuse, ce pont d’amour, ces prisonniers achevés, l’or, les diamants… Mieux valait encore l’ennemi tout court que le développement plus ample de ces drames d’homme saoul ! Certes, l’ennemi tout de suite et la fin du cauchemar.

Tous les soldats dormaient. Le petit Frey avait abaissé ses paupières sur ses prunelles révulsées, et le foyer s’éteignait doucement, n’éclairant que l’intérieur du chaudron de cuivre où paraissait bouillir du sang. Au loin, l’arbre s’effaçait, drapant dans l’ombre son infâme reflet de graisse ; devenu très mince, il prenait l’apparence d’un corps de couleuvre. La funèbre veillée d’armes allait continuer, rendue plus angoissante par un mystère animal que l’on sentait rôder dans la nuit déjà si mystérieuse.

— Amaldo ! Votre cheval…

— Il est mort, quoi, souffla l’Algérien, s’allongeant sur le dos. On ne va pas se disputer pour si peu. Le colonel n’est qu’un marchand de foin. Pour un blessé de moins ou de plus ? Je lui ai dit : envoyez-moi aux avant-postes, c’est mon tour d’être achevé. Capitaine Noll, retenez bien ceci, nous nous achevons tous de nos propres ongles. Nous sommes sur terre pour cela, car… la naissance… ce n’est qu’une première blessure.

Noll eut un sourire amer, parce qu’il sentait la patrie lui pincer le talon. Il murmura :

— Vous venez de dire une chose raisonnable.

— Je dois ajouter, grogna Amaldo, avec le regard noyé du pochard qui se complaît dans son idée fixe, que mon cheval m’a fait beaucoup de tort. Il peut encore découvrir la plus amoureuse de la société, s’asseoir à table une serviette au poitrail, seulement dès qu’il a passé une nuit chez des imbéciles, tout le monde se fâche. Nous avons traversé des villages où l’on nous chassait à coups de fourches. Est-ce que c’est de ma faute s’il est somnambule ? C’est de ma faute, si vous voulez… d’ailleurs je ne tiens guère au potage aux carottes, moi.

Le capitaine Noll voulut hausser les épaules. Brusquement son fusil lui échappa des mains. Sa tête oscilla, il gronda de son accent sévère :

— Il n’y a que le devoir… le devoir de gagner sa vie et des blessures, pour la patrie, pour le président, pour…

Semblable à ses chevaux dont les brides étaient nouées serrées, le brave capitaine Noll dormait, debout.

Depuis combien de temps dormait-il ? Et de quelle fin de monde s’éveillait-il pour ce jugement dernier ? Lorsqu’on sort du néant on doit avoir cette irritabilité de l’ouïe ; l’enfant s’échappant de la mère ou le mort jaillissant de la tombe doivent ressentir cette souffrance aiguë du tympan durant qu’on les appelle. Avait-il dormi des minutes ou des siècles ? Il tendait l’oreille au bruit perçant avec le regard désorbité du mouton qui tend la gorge au couteau. La mitraille anglaise s’écroulait donc sur eux ? Une mitraille perfectionnée, musicale ?

Noll se retrouvait debout, à côté de son pliant, sans avoir aucunement changé de place. Son talon ne lui faisait plus aucun mal, toutes ses douleurs se concentraient dans ses oreilles, et il en aurait pleuré. Il écoutait, écoutait… s’emplissant de cette horreur inanalysable, les poings crispés, les jarrets flageolants, de la salive plein la bouche.

L’obscurité, presque complète, murait l’arbre nu dans une colonne de pierres, la colline s’évanouissait dans les cendres, une montagne de cendres, et le feu ne formait plus qu’un petit caillot vermeil.

— Je suis mort. Ils sont morts. Je me promène dans un enfer, parce que, grâce à ma lâcheté, je les ai tous laissé massacrer !

À force de scruter la nuit infernale, le capitaine finit par apercevoir un fantôme, une espèce de linceul qui traînait.

— Voilà les morts qui passent !

Cependant, il se baissa, ramassa son fusil. Face aux fantômes, il épaula. Peut-être qu’une explosion de poudre romprait le sortilège. En épaulant il regardait mieux et la stupeur le paralysa. Ce qu’il voyait n’était pas possible, pas plus possible que ce qu’il entendait. Il voyait réellement une grande femme assise, une dame blanche énorme, reposant sur une croupe énorme, une croupe de lionne ou de monstre marin. Ses cheveux ou ses voiles blancs largement éployés l’entouraient d’une auréole soyeuse. On eût cru distinguer le brouillard de l’aube. La dame balançait une figure blafarde, d’un ovale très long, trouée de deux trous noirs phosphorescents derrière lesquels tout le mystère de cette nuit sinistre vous guettait. La tête se baissait et se relevait, semblant compter la mesure de son effroyable vacarme. Un beau chant de mort. Cela réunissait le bruit du vent qui souffle la tempête, celui de la mer qui se lamente après le naufrage, le braiement ironique des ânes et les éclats des trompettes guerrières. Des sons filaient tout à coup en sanglots éperdus, pleurs de jeunes filles nerveuses qu’on torture, se brisaient en hoquets d’hystériques, refilaient en chant de sirène pour monter jusqu’au brutal hennissement…

— Ou nous sommes tous morts, ou c’est… le cheval qui rêve ! s’avoua le capitaine Noll pétrifié.

Frey, délivré de son hypnotisme, bondit en criant :

— Aux armes ! Les fifres, les fifres…

Et tous les hommes, réveillés en sursaut, rugirent des imprécations.

— Qui a porté ici un cornet à bouquin ?

— Quel est celui qui ose étrangler nos chevaux ?

— Où est la femme qui enfante ?

— Plutôt la fille qu’on violente ?

— Par le grand juge ! Les Anglais ont des sirènes de cuirassés !

Et tous les hommes échangeaient entre eux ces questions furibondes, tandis que, derrière eux, leurs montures, cabrées contre le chariot, cherchaient à fuir, prises de panique.

Amaldo pouffait :

— Capitaine, je vous avais prévenu. Je vous jure qu’il n’est pas méchant. Il fait son ancien métier, le pauvre. Voyez, il est assis en souvenir de son meilleur numéro : le cheval à table.

— Ah ! faites-le taire, pour l’amour de votre Dieu si vous en avez un, bandit ! Faites-le taire ou je vous fusille ! rugit le capitaine Noll exaspéré.

C’était le plus doux des Boërs, le capitaine Noll, mais il n’avait jamais rien entendu de pareil, et, justement, son pied se réveillait aussi, protestant de toute sa douleur contre ce surcroît de supplice.

Amaldo se mit à siffler d’une façon stridente en s’élargissant la bouche de ses deux index. Le cheval daigna interrompre son meilleur numéro en reprenant une pose naturelle. Il se redressa péniblement, apparut dans sa structure ordinaire de bonne bête blanche, inoffensive, toujours balançant l’encolure, toujours traînant la patte. Il revint vers son maître, se réveillant à son tour de sa crise… d’oubli ou de souvenirs. Souffrait-il ? Son détraquement cérébral, faisant mouvoir toutes les touches de son formidable clavier, se prolongeait-il dans ses moelles pour tordre intérieurement la chair ? On n’en savait trop rien. Il gardait un air d’humilité poignante, et ses yeux vous demandaient pardon. Lui, n’avait rien entendu, certainement.

En revenant, il rapporta une lueur. La nuit pâlit au contact de ses voiles flottants. Il ramenait l’aube, ce fantôme de cheval, dont la principale mission semblait être de traîner des linceuls.

— Si vous voulez, il va quêter, une sébille aux dents, déclara son indulgent propriétaire, histoire de faire la paix.

— En selle, tous, commanda Noll à ses hommes qui n’avaient pas envie de rire.

En effet, ce n’était pas tout à fait la paix que Zéphi rapportait dans les soies de sa crinière.

La bête avait hurlé au malheur comme il convenait.

Derrière l’arbre, du haut de la colline, Noll, dont la vision recouvrait toute sa netteté, venait d’apercevoir une tache rougeâtre mouvante comme un vague rayon de soleil dans la pâleur de l’aube.

Les soldats, remis d’aplomb par la perspective d’un véritable danger, calmaient leur monture, mettaient le pied à l’étrier. Au moins ce qui leur arrivait était la chose connue, celle qu’on attendait tous les jours, toutes les nuits. Leurs souhaits ordinaires se réalisaient.

Deux, dix, vingt taches rouges ensanglantèrent la pente de la colline sur laquelle se déroulaient les rubans pâles des premières clartés du jour. Déjà le soleil ? Non. C’était l’ennemi, les Anglais qui se précipitaient sur eux de toute la vitesse de leurs chevaux excités par les hennissements diaboliques.

Noll se plaça au centre de sa petite troupe.

— Mes enfants, dit-il, s’adressant malgré lui à son frère, l’honneur est sauf. Nous gardons le sol de notre pays.

La rouge aurore prenait possession du ciel, grossissait de seconde en seconde pour venir les éclabousser de sa pourpre victorieuse.

Ces hommes décidés, résignés, ne s’occupaient plus des crimes qu’invente la perversité des grandes civilisations. Jeune et faible peuple, ils allaient mourir d’une façon naïve, à la manière des enfants sages qui ne connaissent, de l’existence, que les images des contes merveilleux : honneur, patrie, liberté, et des femmes pleureraient sur eux des larmes d’orgueil, des femmes qui avaient livré jusqu’à leur belle vaisselle de cuivre pour tremper la soupe des enfants sages… Fini le honteux cauchemar de la peur qui rend malade, des ponts d’amour fanfreluchés de papier vert où dansent les amantes infidèles. Fini le duel égoïste d’homme à homme pour l’assouvissement des haines ridicules. Voici que leur venait naturellement l’apothéose, loin des feux de bengale et des applaudissements des poltrons aimant les dangers de théâtre, en pleine matinée champêtre, à la naissance du plus beau des jours.

Amaldo, debout sur Zéphi sans selle, sans bride et sans mors, déchargea sept fois son revolver dans la direction du soleil levant et, le premier, tomba foudroyé la face sur l’encolure de sa bête, polichinelle cassé, pendant inerte à l’écheveau de ses ficelles blanches.

Frey vida les étriers, une balle dans la poitrine.

Noll et les autres tinrent bon jusqu’au vrai soleil, mais comme le dernier homme solide chancelait, Noll lui donna l’ordre de regagner le camp. Il fallait en réserver un pour prévenir le commandant en chef, puisque ce ne pouvait plus être son frère.

— Chez nous ! cria le sévère garçon expirant… au Transvaal !

Car pour Noll la contrée des mines ce n’était pas chez lui, et il s’effondra, le crâne fracassé.

Alors les Anglais, s’étranglant de hourra dans leurs jugulaires, poursuivirent celui qu’ils croyaient être l’unique fuyard.

Au milieu du carnage, un cheval blanc, le poitrail percé, portant tout le poids du cadavre de son cavalier sur sa frêle encolure, grattait doucement le sol de son sabot droit. Son intelligence de bête artiste ébranlée par le choc brutal des armes, il se demandait pourquoi on l’avait puni de la sorte, un jour de grande représentation, au bruit joyeux des pétards, tous ces valets d’écurie l’entourant de leurs brillants travestis de chasseurs. C’est que… voilà… il se rappelait… Le pont d’amour s’était brisé sous son sabot hésitant et il allait mourir, lui, d’avoir mal retenu sa leçon, mourir comme un petit cheval de cirque déshonoré.

VIEILLE FRANCE

À Rosita Matza.
Au docteur Achille Matza.

Il faut vous dire, Monsieur le Docteur, que je ne suis jamais sortie de la petite ville que j’habitais et je la trouvais bien grande quand il fallait en faire le tour, une fois l’an, au premier janvier, en accomplissant mes devoirs de civilités, car, malgré que j’y fusse relativement pauvre, j’avais des idées sur la politesse que l’on pratique encore dans nos provinces. Vous me traitez de folle… mais on avait aussi des égards pour moi, la vieille demoiselle ; si je ne suis point mariée, c’est peut-être à cause de ma situation de fille comme il faut qui n’entend rien ni ne veut rien entendre du monde moderne.

J’ai donc toujours vécu dans ma maison de la rue Verte où l’herbe pousse entre les pavés, une rue douce aux pieds comme du velours. Ma maison ne possède pas d’yeux par devant. Les volets de sa façade, soigneusement clos, laissent entrer assez d’air pour que, les fenêtres ouvertes, on puisse respirer ou faire le ménage. Julie, ma bonne en tient les vitres nettes. Julie est une personne raisonnable qui me sert depuis vingt ans, sans toucher ses gages, que je place pour elle, remplie de prévenances les plus désintéressés (elle ignore la clause de mon testament qui la concerne), et elle ne s’est pas établie pour demeurer avec moi. Oh ! je sais qu’elle a ses manies ! Elle boit son café trop sucré — moi, je l’aime un peu amer, — elle ne laisse pas assez de jus à son poulet quand elle met à rôtir. Je lui demande : « Pourquoi ne pas ajouter le demi-verre d’eau ? » Elle me répond : « L’eau durcit la viande, Mademoiselle le sait bien. » Il faudrait faire chauffer l’eau. C’est l’eau froide, ajoutée au dernier moment, qui racornit la peau du poulet, mais vous devinez qu’il y a un brin de paresse dans son cas ? Puis, elle aimerait mieux mourir de faim que de manger du bouilli, les jours de pot au feu. Nous sommes obligées de le donner aux sœurs avec les marcs du philtre. Ces jours-là Julie s’offre un œuf et je lui dis, chaque fois, histoire de lui faire sentir son gaspillage : « Qui prend un œuf peut prendre un bœuf ! » et elle me répond : « Au contraire, Mademoiselle, je laisse le bœuf. » …Elle ne manque pas de finesse, allez, tout en restant parfaitement l’inférieure. Ainsi, l’été, nous travaillons ensemble au ravaudage des bas dans le jardin. Eh bien, elle s’assied sur un petit banc, très mal commode, pour ne pas être sur le même rang que moi qui suis dans le fauteuil canné.

Le jardin ? Je vais vous l’expliquer, Monsieur le Docteur… c’est également une cour. Je l’ai voulu conserver tel que mon grand-père l’a arrangé. Il prétendait qu’un jardin, c’est dehors, et qu’on n’a pas ses aises quand on est dehors. Les voisins regardent par-dessus la haie, ils coupent vos arbres quand ils les gênent, les enfants dénichent les oiseaux. Et il a fait dépaver la moitié d’une cour pour y planter des fleurs, des arbustes tout autour du tilleul centenaire qui nous fut vendu avec la maison sous Napoléon Ier. La cour est fermée par des immeubles de trois étages dont les murailles, sans soupirail ni lucarne, sont tapissées de lierre. Pas de vent, pas de bruit, pas trop de soleil, et le tilleul, si énorme soit-il, a l’air dans un pot. Nous avons, en outre, une superbe collection de fuchsias, Monsieur. J’en taille un, blanc à cœur violet, en pavillon chinois. Il me donne beaucoup de mal, il faut me baisser des heures entières, brandir un sécateur, arme dangereuse ! Enfin, nous sommes là chez nous mieux qu’au salon et on ne nous inquiète pas par de malsaines curiosités. Les grilles, sur la rue, sont garnies de tôles jusqu’à la hauteur de la couronne comtale qui timbre notre porte cochère, et quand le notaire vient pour mes petites rentes, il ne tire même pas le cordon de la sonnette ; il met ça dans la boîte aux lettres parce qu’elle ressemble à un coffre-fort. Nous ne recevons aucun journal. Personne, hélas, ne m’écrit. L’hiver, on se calfeutre. J’ai posé moi-même des bourrelets aux portes principales et la neige les double à l’extérieur. On entrebâille seulement le guichet pour le pain. Nous possédons, Dieu merci, de quoi vivre sur nous : poulets, lapins (j’ai horreur de la viande rouge), conserves de porcs et de légumes, de bonnes confitures… Ah ! Monsieur, c’est… c’était le paradis !

Lorsque je devins sourde, après de terribles douleurs névralgiques, ma bonne Julie me fit remarquer que nous n’avions pas besoin de nous entendre pour nous comprendre ; nous allions toutes les deux, à distance respectueuse de son côté, comme les deux roues d’un cabriolet. On ne se rencontrait pas : on se complétait et la roue gauche n’avait pas besoin de savoir ce que faisait la roue droite, puisque le même train nous permettait de vivre. L’ouïe m’est en partie revenue ; si je ne saisis pas toutes les syllabes, je perçois les phrases coutumières en les devinant. On n’a qu’à m’adresser des signes d’intelligence quand il s’agit de choses graves. Mes yeux sont encore bons. J’enfile une aiguille à repriser sans lunette. Je lis mon paroissien facilement, d’autant mieux que je le connais par cœur. Ma dévotion, je confesse, n’est pas extrême. J’aime à honorer mes morts à la Toussaint. On risque un tour de cimetière en passant par les remparts pour ne pas attirer l’attention sur nos bouquets et on va à l’église, le plus matin possible, en évitant les commères bavardes. J’ai ma chaise près de ces dames du Saint Cordon, mais je n’entre plus en conversation avec elles, car elles m’ont froissée en m’étant la dignité de présidente sous prétexte que je n’allais jamais aux processions. Julie m’a soutenu que la société avait été dissoute après l’interdiction des processions publiques ; moi, j’ai ma tête aussi et je n’ai pas ajouté foi à ce pieux mensonge. D’ailleurs, je crois pouvoir aller à Dieu sans passer par tant de réunions mondaines, y compris les messes en musiques.

Il faut avouer que je redoute les émotions. J’ai probablement une maladie de cœur dont je vais mourir, dont ma mère et ma grand’mère sont mortes dans un âge avancé. (La vieillesse, sans ces accidents, serait une sinécure !) Oui, Monsieur, j’ai le cœur qui chavire facilement ; j’en ai ressenti les effets, pour la première fois, en 1870, alors que j’étais déjà une vieille fille ayant coiffé Sainte Catherine, et pourtant ma mère, une créature de résignation s’il en fut, m’avait appris à dominer mes nerfs en présence des étrangers, surtout de mon père qu’elle redoutait à l’égal du feu. Un matin, je rencontrai un officier, un Prussien, qui me demanda, d’un ton très poli, le chemin de la caserne Saint-Hilaire. Je crus m’évanouir. Je savais qu’ils étaient dans la ville, mais je ne pensais pas avoir à m’en occuper, puisque la guerre ne regarde que les militaires. Je rentrai chez nous avec une palpitation douloureuse, laquelle ne m’a jamais absolument quittée. J’en retrouve tous les symptômes chaque fois que je franchis ce tournant de la rue Verte où il y a justement un pharmacien à qui je donne la cueillette de mon tilleul pour le règlement de mes ordonnances. Ah ! cet officier prussien ! J’eus l’occasion de me le rappeler souvent, au moins à l’état de fantôme, car, tous les prétendants au trône de France s’étant récusés, on ne peut plus faire la guerre, béni soit Dieu ! Oh ! ce n’est pas que j’aime la République, seulement je préfère le calme aux aventures glorieuses… et la République est de trop petite maison pour tirer l’épée, n’est-ce pas, Monsieur ? Je m’écarte beaucoup de mon sujet, Docteur. Vous allez croire que je radote. Cependant je voudrais vous prouver l’honorabilité, la tranquillité de toute ma vie. On m’a ramassée dans la rue, moi, qui devais finir dans mon lit, le lit de tous mes parents, où ils sont nés, où ils ont trépassé, un lit qui date de Louis XIII, Monsieur ! Je comprends que vous ayez de la méfiance…

Les années se sont succédées pour moi comme les pages du même livre qu’on lit, au matin, en épelant, au soir en tâtonnant, ou dans la nuit en rêvant, et c’est toujours le même livre, la même histoire, qui vous endort peu à peu du sommeil éternel. Je crois, Monsieur, que nous nous anéantissons surtout sous le poids de nos habitudes. Maintenant, je cherche l’endroit de ma fin et il me semble que l’on a brusquement arraché des pages, c’est un chapitre perdu !

J’ai tâché de tenir ma demeure en bon état, selon les usages locaux, d’habiter bourgeoisement la maison de mes ancêtres. J’y ai eu quelques difficultés ; la toiture ayant eu besoin d’une réparation du côté d’un voisin grincheux, je fis venir les ouvriers. Ah ! Monsieur, ils se mirent à chanter une atroce chanson où il était question d’égorger des enfants et des femmes, où on entendait rugir de féroces soldats. Et ils allaient, ils allaient… à coups de marteau sur ma tête. Julie me dit que cela se chantait depuis longtemps à Marseille, le 14 juillet ; j’en eus la fièvre bien que je n’eusse pas tout entendu et j’ordonnai qu’on laisse là ma réparation, puisque l’on ne peut pas trouver d’ouvriers convenables. Depuis il a toujours plu sur un coin du grenier dont les planches pourrissent et le voisin a déménagé à cause de l’instabilité de ma gouttière, ce qui est une compensation.

J’ai eu aussi le chagrin de voir s’émietter les fleurons de la couronne de ma porte cochère, si rouillée qu’on n’ose pas la redorer de crainte de la détruire complètement. On me croit avare, Monsieur ! Je suis prudente et j’ai horreur des cris, n’ayant pas l’oreille tellement dure. Une restauration, c’est toujours du désordre, prenez-vous-y comme vous voudrez !

J’arrive à cette singulière épidémie qui m’a jetée dans votre hôpital où vraisemblablement je vais languir loin de Julie dont les soins me sont si nécessaires, soit dit sans vous offenser, Docteur. Les premières nouvelles m’en parvinrent avec le curé de ma paroisse, l’abbé Corentin. Il ne franchissait jamais mon seuil, parce que je n’ai pas un renom de dévote et que je n’aime guère les quêtes à domicile. Il vint chez moi en grande cérémonie. Julie multipliait les signes derrière sa soutane. Je saisis qu’il demandait des prières ou de l’argent pour une œuvre pressante. Il élevait la voix pour prononcer le nom de Jésus-Christ ou de son vicaire, Notre Saint-Père le Pape qui venait de mourir. (Cela fera trois papes que j’aurai vu partir et je n’ai que soixante-quinze ans !)

Julie s’exaspérait, répondait sur un ton de moins en moins respectueux — elle déteste qu’on m’importune — et elle offrait, de sa poche, cinq francs en pleurant de rage, car elle a une pointe d’avarice : « Juste ciel !… m’écriai-je, le pape aurait-il besoin d’une messe ? » Le curé leva les bras, les baissa, puis s’en alla tout décontenancé, pendant que Julie, son sacrifice consommé, s’essuyait les yeux. À partir de ce jour-là, ce fut fini de notre repos. J’appris que les poulets et les lapins de notre clos s’étaient sauvés mystérieusement. Il faisait une chaleur excessive et, malgré le ciel radieux, on entendait gronder des orages lointains. L’automne s’annonçait magnifique et rien, cependant, ne s’accomplissait normalement. On manquait de plus en plus de bras pour l’agriculture, sans doute, car je ne voyais plus passer de gauleurs dont la gesticulation m’amusait si fort dans ma rue tranquille, voisine des champs.

Quand je voulus boire du cidre doux selon ma coutume, Julie m’expliqua qu’on ne pouvait plus cueillir les pommes et que les branches cassaient sous le poids des fruits. Comme un matin elle causait, de sa fenêtre, avec une marchande de beurre, j’entendis distinctement que celle-ci disait : « …des milliers de morts ! » Julie ferma furieusement sa fenêtre, craignant certainement le mauvais air. Questionnée elle répondit des choses troubles en clignant des yeux. Lorsque je voulus sortir pour aller à l’église prendre langue, elle me retint, joignant les mains de la plus touchante façon. Je devins sa prisonnière. Imagina-t-elle que l’épidémie pouvait nous épargner au fond de nos caves qui sont spacieuses et très propres ? J’ai vécu là, Monsieur, près d’une semaine, à moitié enfouie sous des oreillers et ne buvant qu’une gorgée de vin pur quand j’avais soif, parce que Julie pensait, je suppose, que l’eau de notre fontaine était contaminée…

Mais un soir que l’on voyait, par les cinq trous de la grosse porte ferrée de gros clous, une grande illumination, peut-être le soleil couchant, je suis sortie, je lui ai échappé durant qu’elle préparait notre souper. J’avais formé le dessein d’interroger notre vieux pharmacien, au tableau noir, lui l’homme des remèdes infaillibles contre les maladies de la peau. Alors, je franchis ma grille d’honneur pour la première fois depuis près d’un an et je traversai la rue Verte. Ce n’était plus la rue Verte, Monsieur, c’était la rue Rouge ! Il y avait des brasiers à chaque seuil et on y jetait des cadavres, des cadavres qu’on ne pouvait plus enterrer. On voyait pêle-mêle, des enfants et des vieillards, des femmes, beaucoup de femmes, mais point d’hommes jeunes. Tous ces corps étaient habillés, quelques-uns de vêtements en lambeaux, tellement on les avait vite enlevés pour les lancer là-dedans ! Et les mouches, les sales mouches à viande, bourdonnaient autour. Des animaux domestiques galopaient en liberté : des chevaux, des bœufs, des moutons. Des gens couraient, les bras en l’air, comme pour se protéger la tête, et il faisait terriblement chaud… si bien que, sortie en marmotte, je dus ôter ma coiffure malgré qu’il ne fût point décent pour moi de me promener en cheveux.

Je compris enfin que ma trop fidèle servante m’avait caché la vérité, redoutant à mon endroit les effets de l’émotion, sinon le choléra ou la peste.

Comme je passais devant ce pharmacien que je voulais consulter, je vis venir vers moi une espèce de sergent de ville, à ce même coin de rue où, jadis, j’avais rencontré cet officier prussien de 70. Il donnait des ordres, criait des choses que je n’entendis pas, toute préoccupée que j’étais par l’étrangeté de son uniforme, un costume grisâtre que je ne connaissais pas encore aux gardiens de la paix de notre pays. Je tombai, brutalement frappée à mon tour, victime de cette singulière épidémie qui fauchait tout le monde. Il me sembla que ma poitrine se fendait sous les crocs d’une mâchoire d’acier, que mon ventre éclatait…

Et il me paraît, à présent, que je n’ai plus de corps, que je vais m’élancer dans l’espace ; je ne me sens plus reliée à rien. Pauvre Julie ! Elle est peut-être morte aussi, en courant après moi…

Non, Monsieur, je ne suis pas folle, je ne radote pas. Il est inutile de me répéter que c’est la guerre. Quand on fait la guerre, on tue les soldats, on ne tue pas les femmes, les enfants et les vieillards. Il s’agit bel et bien, d’un fléau envoyé pour nous punir, pour me punir, moi, de mon égoïsme…

…J’aurais dû sortir plus tôt de ma vieille maison !

LE FÉODAL

À Marie et à Georges Lemarinier.

Dans ce vaste nid de mousses, d’un vert sombre, couleur du velours des écrins ou des écailles des reptiles, tournent ces roues monstrueuses, majestueuses, mais si vieilles, si fantomatiques, tellement des machines du passé qu’elles en sont comme la terrible légende. Elles tournent sous le fouet brillant de l’eau et elles ont des corps noirs, gâtés, cariés, décharnés, qui feraient peur sans les scintillements du cristal autour d’elles. Cadavres de brûlées portant l’arc-en-ciel en écharpe, elles semblent tombées là d’un effroyable incendie céleste, d’une explosion du soleil ayant lancé sa colère en disques de ténèbres, en anneau de fumeur exaspéré, et elles tournent, dans ce gouffre, comme tournent les astres morts, par la force acquise, par habitude, peut-être parce que l’infini est une mécanique sans âme !

En réalité, ce sont d’honnêtes roues de moulin.

Du pont conduisant à l’entrée du château on les voit se mettre en branle au contact de l’eau vivante vomie par des serpents de bois. Elles bougent, d’abord incertaines de leur direction, puis prennent leur élan et accomplissent leur tâche. Elles s’éveillent sous la caresse perfide qui les pousse vers l’illusion de la durée, la caresse froide d’un être plus fort qu’elles, mesurant son élan pour mieux leur faire sentir l’éternité de son génie, de l’eau, principe de toute existence, de l’eau, le cerveau fluide et mystérieux de la terre. Et les roues tournent, subjuguées. Comme les canaux de bois serpentant, elles ont été, jadis, en d’autres siècles, des arbres fleuris de feuilles, des arbres fleuris d’oiseaux. Elles ont aimé, elles ont chanté, elles ont mis des fruits au monde et elles ont dû mourir comme les serpents de bois canalisant les caprices de la rivière ; elles sont devenues d’obéissantes machines qui préparent le pain des hommes.

Mais l’eau, elle, ne s’est pas donnée aux hommes, elle s’est prêtée seulement. On n’a pas pu la tuer pour dépecer son cadavre en tronçons blancs ou noirs. Elle frappe les roues de son fouet d’argent, elle chante toujours, elle aime toujours et demeure glaciale, méchante, impérieusement dominatrice pour les grandes roues dociles qui tournent aveuglement dans leur cercle vicié par la machinale obéissance. L’eau dit :

— Je passais par là. Je suis venue sans me presser, j’ai vu tout de suite ce qu’on pouvait obtenir de moi, et, d’un bond, j’ai vaincu la difficulté.

Plus loin, ayant reconquis son aisance coutumière, l’eau libre va jaser avec des femmes sous l’auvent d’un lavoir. Ah ! ce n’est pas elle qu’on oblige à travailler longtemps ! Vous la croyez bien occupée, mais elle est déjà partie, loin, très loin, et elle a changé sa jupe verte pour une robe bleue…

Le château, de son côté, se moque aussi de ses fidèles servantes grommelant leurs patenôtres en filant au rouet. Il dresse deux donjons au-dessus du pont, au-dessus de l’eau, et, plongeant l’œil narquois d’un croisillon dans cet abîme, il songe :

— Vous avez travaillé jadis pour moi. Lors, vous étiez de nobles filles. Maintenant vous travaillez pour la République. Vous n’êtes plus que des prostituées !

Dans le fond, tout au fond de leur antre, une petite masure dont le toit est écrasé par un écroulement de roches baisse les paupières de ses deux volets misérables sous le regard de l’aigle, car elle est la maison de la mauvaise farine. On met là les moutures éventées et on prétend que tous les rats du pays s’y régalent — il y aura toujours des pauvres, n’est-ce pas ?

À gauche des roues du moulin, un bouquet de cristal s’épanouit, la moitié de la rivière qu’on n’a pas pu capter et qui fuit en s’offrant la fantaisie d’une cascade. C’est à la fois si épais qu’on croirait à des bouillons de sirop et si léger, si sucre filé, qu’on rêve d’un lustre de Venise suspendu par un magicien. On pourrait le toucher en se baissant, mais en y mettant le doigt la force du jet entraînerait sûrement le corps.

À droite de ce bouquet fantastique l’ombelle d’une fleur de persil sauvage, blanche et verte, cherche à imiter ce qui lui arrive dans la figure et elle reste minuscule, toute tremblante, agitée d’un intense frisson, de la folie du projet avorté.

Devant le rude gosier de la voûte, on hésite un instant à se faire avaler par la porte d’honneur, herse levée, vous montrant les dents. Là-dessous on n’aperçoit plus son chemin. Derrière soi, le pont se continue vers la ville basse, puis remonte vers la ville haute en s’aidant de la rue de la Pinterie comme d’une canne. On devine vaguement, entre les pointes de la herse, des arbres robustes, de flexibles guirlandes, un peu de nuées gris-rose dans un pan d’azur soyeux, tout le secret de la féodalité ! Branches noueuses de l’arbre généalogique tendues en bras d’athlètes, rameaux souples en tailles longues de princesses… et des ruines, tant de ruines ! Amère désolation des jardins nobles qu’on a fait prisonniers pour les mieux livrer à la curiosité publique.

Pour pénétrer dans ce château, qui appartint primitivement à un seigneur Raoul et qui, maintenant, renferme un singulier musée de la chaussure, il faut s’adresser aux gardiens-concierges, employés du nouveau propriétaire : l’État. Là, dans une chambre du moulin, séparés cependant de l’entreprise commerciale du pain quotidien, l’homme et la femme logent aux pieds du colosse, ouvriers cordonniers eux-mêmes l’un et l’autre, ils le chaussent ou dénouent les cordons de ses souliers.

C’est un beau jour pour étudier les secrets féodaux ! Les nuages gris-rose flottent dans l’azur pour nous rappeler que la pluie de notre époque est spécialement tissée par le soleil. Dès qu’il paraît, elle se précipite à sa rencontre. C’est la trame où il en est réduit à exécuter des broderies de perles. Jadis, ah ! jadis, aux bonnes époques des suzerains, le soleil vivait à part dans un palais de vermeil éblouissant dont aucun regard ne pouvait soutenir l’éclat. À présent il se mêle à la foule des nuées, couche en des auberges louches et il en résulte de fâcheux mécomptes, des histoires de roi voyageant incognito, en habit terne, que l’on prend souvent pour un malfaiteur. Il se fait vieux, a des idées de s’encanailler tout comme les vieux châteaux de France.

On entre. On questionne des ouvriers qui entourent une pierre, des truelles à la main. Ce sont des maçons que leur franchise rend prolixes : Cette pierre-là, voyez-vous, une clef de voûte, est venue d’en haut, des murs ou des étoiles ! Ils n’ont pas l’air bien fixés et ils hochent la tête. Ils pensent à la prochaine grève du bâtiment. Vous comprenez, si on doit quitter un travail régulier pour aller ramasser les cailloux ? Encore un écusson dans leur gamelle socialiste ! Malheur ! Et l’architecte envoyé de Paris par les Beaux-Arts prétend qu’on n’en finira jamais… c’est le couteau de Jeannot. On remplace le vieux par du vieux neuf et le vieux neuf par du moderne. Le squelette héraldique par un tronc plébéien. Pour le renseignement relatif aux concierges… eh bien, comme tous les concierges, le gardien est dans les escaliers ! Vous feriez mieux de vous adresser à sa femme, qui est moins loufoque. Elle n’a pas sa pareille pour astiquer, fourbir, balayer les salons de la boîte.

On trouve enfin la femme. C’est une belle femme, elle est tout en noir, s’efforçant au comme-il-faut bourgeois, ses hanches font craquer l’étoffe. Brune, rouge, avec des yeux de charbon, elle jouerait facilement les Marianne de cavalcade. Elle se saisit des clefs de toutes les voûtes, elle, en personne, qui a la victoire facile. Elle parle d’un ton obligeant et réticent. Elle regrette bien que son homme ne puisse faire visiter aujourd’hui parce qu’il sait mieux qu’elle, mais il est occupé à piocher sa terre… Elle est suivie d’un petit fox dont les cris et les bonds lui donnent des distractions et lui permettent de réfléchir sur de graves problèmes. On dirait qu’elle a peur de trahir une cause.

La montée vers les ruines réserve des surprises. En écartant des branches on retrouve la rivière, cette fois en nappe tranquille et ciselée de lentilles vert clair sur un vert glauque. Elle est partout, l’eau, agressive ou hypocrite, on sent qu’elle est la vraie gardienne, le dragon détenant le trésor sous les replis de sa queue moirée.

Alors, la concierge commence sa récitation obligatoire, d’un accent soudainement cérémonieux, hésitant, coupé par les jappements du chien :

— C’est ici qu’on enterra Foulques, le premier évêque de cette église, la chapelle du château… (Te tairas-tu, Fox !) Foulques et sa pierre, tout est enfoui sous l’herbe. Ça date du troisième, du treizième siècle, même que ça s’enfonce tous les jours davantage… (Bas les pattes Fox !) Mon mari dit que c’est une pitié que de perdre ainsi ces matériaux d’antique. (Fox, tu es bien assaillant, tout petit que tu es !)

Et elle caresse Fox, qui pourrait s’appeler Foulques, les chiens ayant, comme chacun sait, le droit de regarder un évêque.

— Vous avez l’air de bien aimer votre chien, Madame ?

La femme répond avec vivacité :

— Je vais vous dire : nous avions un enfant et il est mort… presque dès sa naissance ; on a eu beaucoup de chagrin, n’est-ce pas, alors… on s’est avisé d’un petit chien qui serait toujours dans nos jambes, qu’on gâterait… oh ! une bête comme ça comprend tout ! Il est comme notre fils que nous avons perdu.

Placide et belle, d’une grande animalité saine, la femme se répand en explications où se mélangent son amour maternel et sa passion pour le joli fox affectueux, gourmand, encombrant, quoique nécessaire à sa vie dénuée de tout espoir. On l’a transplantée là, dans une serre chauffée par l’État, elle est officiellement quelqu’un, c’est-à-dire une plante grasse dans un pot, et elle ne fleurit pas autrement que pour épanouir des mots extraordinairement techniques au goût musqué de préciosité ducale. Elle est effarée, mais opulente comme le serait une pomme de terre en robe de marquise. On l’a mise sur un plat d’or, le plat féodal, timbré d’une couronne où elle discerne des aspérités redoutables pour ses doigts gourds. Mais ce lui est un grand honneur de ne pas comprendre ! On vit richement, on mange tous les jours et on a en plus le travail de la chaussure bon marché.

— Là, fait la gardienne, désignant le centre de la cour très incurvé, il y avait autrefois un bassin pour mettre des poissons, une grande pièce d’eau toute entourée de sculptures et de statues. L’ancien propriétaire a fait combler ça parce qu’il craignait les accidents. C’est enfoncé sous la terre, comme la chapelle. L’architecte des Beaux-Arts a dit qu’on l’exhimerait. On dépensera bien de l’argent… et on y remettra des poissons rouges.

Les poissons de la République ? Fox gonfle ses oreilles en regardant la nappe de verdure où il y a peut-être une rainette verte cachée. Plus tard il gonflera certainement les oreilles ainsi pour guetter le poisson rouge.

Peu à peu on se fait au langage alternativement confidentiel et pompeux de la gardienne. Elle balance ses hanches comme deux paniers pleins de pêches dont le vermillon duveteux lui servirait pour se farder, le dimanche. Ses cheveux, en chignon négligé, lui font une ombre sur le cou. Elle sourit en montrant de larges dents propres. Superbe commère, on l’entend marchander une volaille au marché. Elle s’embrouille dans ses clefs volumineuses, mais elle se retrouve toujours quand il s’agit du petit Fox :

— Il a été bien malade et on a cru qu’on allait encore le perdre !

Ah ! oui ! l’autre enfant.

— … Il faut vous dire aussi qu’il y a eu une grève dans notre ville… — puis elle se tait, bouleversée à l’idée que l’on pourrait se douter de la crise sociale qui a troublé son mari.

La cour intérieure du château est une nouvelle surprise. Extérieurement, en descendant vers les donjons de la porte, on suit des rues et des ponts qui vous dissimulent les pentes, on voit des tours énormes : Surienne, Mélusine, le Gobelin. Est-ce très haut ou très bas ? Pour la prodigieuse fantaisie de s’adjuger le moulin de la contrée, c’est-à-dire le droit au pain et à la famine, les seigneurs du pays daignèrent ne pas construire en nid d’aigle, ils occupèrent un fond de la vallée. Ils ne voulurent pourtant rien perdre de leur arrogance et ils réalisèrent le miracle de dominer, d’en bas, leur ville à force de tours, de créneaux, de chemins de ronde, et si leur cour intérieure s’encastre dans les remparts elle a une formidable échappée sur la perspective de la guerre. On verrait venir l’ennemi de loin, même assis sur le banc de repos, entre le fronton de la chapelle et le sentier que la servante parcourt pour aller au puits.

Autour de cette cour d’honneur s’élèvent des arbres centenaires qu’il faudra malheureusement couper afin de reconstituer l’église. Augustes prisonniers, entre ces murs et ces donjons, condamnés à mort auxquels on ménage désormais la lumière. Après la chapelle souterraine, dont on n’aperçoit qu’un pilier plongeant dans la terre comme y plongerait la cuisse d’un homme gras, se dresse, de trois côtés, l’étrange architecture intérieure des tours qui ont l’aspect de maisons ordinaires, à toits très pointus, coupées par le milieu. De grandes fenêtres, aux vitraux croisillonnés de plomb les percent d’orbites vides sans le cillement d’aucun rideau. L’ancien propriétaire pouvait s’offrir le luxe d’une famille désunie : le corps du logis nord pour son père, celui de l’ouest pour sa femme et celui de l’est pour lui, avec le petit pavillon en retrait pour l’institutrice de ses enfants.

La gardienne raconte comment le dernier marquis, gêné dans ses opérations de bourse, fit de l’argent de toutes les pierres sculptées tombées des voûtes. Pourquoi n’aurait-il pas eu le droit de transporter ailleurs, en un paradis des pierres sculptées, ces vieilles choses bien à lui ? Et la brave femme ajoute :

— Elles sont en Amérique !

Voici que tout à coup, sur une estrade naturelle, formée de chapiteaux et de dalles funèbres amoncelés où l’herbe drue se charge de poser une rampe d’émeraudes, on voit surgir un groupe d’enfants, des enfants du peuple qui improvisent leur théâtre de la nature. Les uns sont couronnés de lierre, les autres de liserons. Un garçonnet dodu comme un amour de carton-pâte porte une blouse rose brochée de pissenlits et une petite fille en sarrau noir d’écolière s’est fait une traîne de clématites. Ils crient et tapent des pieds, se souvenant d’avoir pris la Bastille en la personne de leurs aïeux. Leurs voix perçantes, renvoyées par les murs du chemin de ronde, retombent les unes contre les autres avec de timides chevrotements de bêtes égorgées. Surienne et Mélusine sont de ces ogresses qui dévorent les échos, ne pouvant dévorer les enfants.

— Le jeudi, remarque la gardienne montant le perron du milieu, ils sont ici en sûreté. Pas de bêtes, pas de voiture, pas de bohémiens. C’est du bonheur pour tous les gamins des environs.

Il n’y a, en effet, que quelques oubliettes à fleur de sol et le profond précipice du puits qui rejoint la rivière sous les fortifications, mais ces dangers sont tellement anciens qu’ils font partie du musée de la ville : ils sont à l’État, aux Beaux-Arts. Les enfants comme les hommes les contemplent sans y toucher. On peut même dire qu’ils les regardent sans les voir.

Du perron du milieu, on embrasse le panorama de cette cour d’honneur où cinq petits écoliers en rupture de classe font la loi. Les grands arbres, prisonniers, soupirent de toutes leurs branches et les créneaux, vieilles dents grises, mâchent à vide.

C’est tout un monde à faire renaître en fermant les yeux. Les arbres encore à la hauteur des touffes de lis, la grande vasque, festonnée de sa dentelle de pierres, remplie d’une onde claire, miroir immobile, réfléchissant la lumière pure des temps où il pleuvait seulement l’hiver. Et des oriflammes de soie claquent sur les donjons, allongeant aux détours d’une allée, sablée d’or, une langue d’ombre pourléchant les fleurs. Des servantes vont et viennent portant des corbeilles, des pages retiennent des grands lévriers qui halètent, un faucon échappé tourne en spirale heurtant ses œillères aux fronts des statues. Sur le perron même où nous nous accoudons, le seigneur du lieu s’appuie, fripant son gant de chasse…

Les enfants crient, tous ensemble :

— C’est à moi, à moi, de faire le duc !

Quel est le rôle : de l’homme apparu ou des enfants jouant ?

Les pierres, demeurées intactes après l’avoir abrité, pourraient-elles nous dire ce qu’il pensait, ce matin-là, en étirant son gant de chasse ?…

La gardienne hèle son mari.

Vers la tour la plus haute, dans un étroit plant de potager, tachant la cour d’honneur, on aperçoit, piochant ferme, un personnage mince et sombre, simple ligne de démarcation entre les salades et les choux : c’est le gardien, le concierge au milieu de son immeuble, le préposé de l’État, l’officiel locataire du moulin. On entre chez lui naturellement comme dans un moulin, car il doit être au service de tous, fonctionnaire fonctionnant, il est un détail des grandes roues… et ne se dérange pas.

La femme dit, modestement :

— Lui, saurait vous parler du premier propriétaire.

Le premier propriétaire, c’est le duc Raoul. À cette appellation, un peu familière, l’évêque Foulques doit trembler sous ses nombreux siècles de plâtras.

On pénètre dans le fameux musée des chaussures. Il n’est éclairé que par une fenêtre donnant sur la cour, fenêtre dont l’embrasure s’orne d’un large banc de marbre au rebord poli par les frottements des anciens carrés de velours. Un verre de cuisine contenant une rose malade et deux brins de myosotis est posé sur une petite table. C’est là que la gardienne, digne et ennuyée dans son embonpoint de Marianne, trône quelquefois en raccommodant les chaussettes de son époux : « le temps d’aérer la pièce ! »

La pièce est sombre, ovale. La cheminée, fabuleuse, par où descend la lune, les soirs d’automne, donne asile, ô dérision, à la Salamandre, système Chaboche, mais justement cela est si anormal que cet effort modeste du progrès se trouve anéanti par le formidable éclat de rire du passé. La Salamandre en fonte représente une jolie marmite attendant l’heure de distribuer la soupe aux pages. Ce n’est presque rien dans cette cheminée monumentale, à peine un petit four ! Et de longues vitrines encombrent la salle, comme des châsses où l’on aurait mis de précieuses reliques.

Le royaume des chaussures ! La gardienne s’épanouit :

— Mon mari, je vais vous dire une bonne chose, il est ouvrier dans la partie et il connaît le nom de chaque paire. Rapport au grand commerce de notre ville, qui fournit de souliers toute la France, même l’exportation, on a voulu garder la collection du savant. On s’en est bien disputé de Paris à chez nous pour savoir qui aurait son héritage. Comme de juste, c’est notre ville qui l’a emporté. Vous avez là des modèles de tous les pays de la terre, à finir par les Chinois ! Il y en a quinze cents paires aussi solides que si elles sortaient du magasin. Dame ! Je les soigne, c’est la fortune du château !…

Il faut bien en convenir, le château féodal recèle un magasin, et le plus extraordinaire ce n’est pas qu’il puisse être là, protégé par l’ombre du seigneur Raoul, mais qu’il conserve, en bon état, toute cette friperie. Depuis la collection chinoise où la plante estropiée des patientes se moule encore dans un cuir fleuri de chimères, jusqu’aux énormes bottes d’égoutiers luisantes de leur dernier travail, tout y est, tout s’étale sur le velours des tablettes aux violents parfums de naphtaline. Ah ! ce cauchemar de ces pieds coupés qui gardent maintenant le château du duc Raoul au nom prédestiné !… Est-ce que tout ne serait-il pas vraiment écrit dans le Doit et Avoir du Destin ? Est-ce que depuis longtemps on ne savait pas que toute royauté finit en quenouille et que la toile filée par Bertrade aux grands pieds servirait de linceul à un collectionneur de chaussures ! Folie et cauchemar ! Quel est le romancier qui oserait risquer une pareille situation, une coïncidence aussi hardie ? Oui, ils sont là tous, les petits et les grands souliers, ceux du menu Poucet et ceux de Sept lieues. Ils s’alignent comme à la porte d’un hôtel Terminus où des valets en culottes vont venir les frotter des plus rares essences. Ils sont au Terminus, au terme de leurs longs voyages, à jamais vernis par la suprême récompense de ne plus servir. Gloire aux brodequins, aux escarpins, aux bottes persanes, aux talons en accroche-cœur et aux décolletés prunelle 1830 ! Ils y sont tous… La nuit…

Oh ! la nuit ! quand souffle le vent de décembre, quand la neige met un manteau de baptême aux vieilles tours du duc Raoul, on doit voir des hirondelles noires dans l’azur d’un ciel d’acier bleui. Ce sont des corpuscules en habits, des queues-de-pie, des arondes au gilet blanc arrivant à tire d’ailes, les mille et un fantômes qui viennent pour chercher leurs petits souliers, leurs grandes bottes, leurs pantoufles de Cendrillon ou leurs mules de princesses. Ils volent le long des cieux de Noël, mais ils n’ont plus de cheminées. Et là, ils s’assemblent devant l’âtre où se passent de regrettables scènes de confusion. On maudit le féodal château, toujours aussi cruellement féodal, parce qu’il a encore trouvé le moyen de chausser les souliers des morts, façon bien moderne de déclarer qu’on ne marche pas sans lui.

— Voici, continue la gardienne, prenant soudainement une voix de crécelle, de pensionnaire sûre de savoir sa leçon, voici la perle de la collection, les chaussures des Indes : fleurs de lotus et fleurs d’oranger. Ces deux paires sont uniques au monde, d’une valeur inestimable. À chaque pas que fait la personne, les fleurs s’ouvrent.

C’est grotesque et délicieux ! La gardienne des magasins du seigneur Raoul saisit respectueusement une espèce de petit violon monté sur patins, elle déclanche un ressort en l’appuyant au coin d’une vitrine, et, en effet, une fleur s’ouvre. Exquisité diabolique ! Il faut imaginer cette carcasse de bois recouverte ou de satin ou de chair, l’orteil s’encastrant dans la hampe d’où jaillit la fleur, une corolle à dessein charnue, d’une matière blanche pour l’oranger, rouge foncé pour le lotus, toute polie par d’anciennes caresses, tellement lisse sous le doigt qu’elle en est elle-même des caresses et de la peau tiède. Et cela dut servir certainement. Un pied soigné de coquette a fait éclore à chaque pas vers l’amour ces fleurs adorables dardant leurs pistils dorés ; à chaque pas, vers la gloire d’être aimé, le prince hindou a fait surgir le rouge éclair de ce lotus merveilleux !

Il semble qu’on entende gronder quelqu’un dans la cheminée. Le père Noël serait-il resté là pour savoir comment remplir tous ces souliers ? Non ! Ce n’est que le vent qui se heurte à la Salamandre et s’étonne de la rencontrer à la place de la bûche traditionnelle. La salle est sombre, un peu triste pour un magasin.

Oh ! tous les fantômes qui ont touché un instant la terre de leurs talons, où sont-ils ? Où sont-ils ? Les pieds coupés, rangés comme une armée de petits soldats de plomb dans leur boîte, ne marcheront plus, ils n’iront plus ni à l’amour ni à la guerre ; ils n’iront plus à la quotidienne victoire sur la vie, à la victoire du jour sur les ténèbres, c’est pour eux l’éternelle nuit du musée.

— Nous y mettons aussi du poivre contre les mites ! ajoute la gardienne, laquelle ne veut rien négliger de ses devoirs de conservatrice.

Pourvu, mon Dieu, qu’une nuit de décembre, malgré la naphtaline et le poivre, l’armée des fantômes, l’armée des pieds nus, ne fasse pas crouler la forteresse… en éternuant !

Et l’on gravit deux marches, on en redescend trois pour trouver un autre musée où s’entassent des vieux canons, des couleuvrines, des boulets de pierre. Au milieu de ce cataclysme guerrier gît une silhouette de femme évanouie. En se penchant sur elle on comprend qu’elle représente une noyée.

— C’est un moulage, déclare la gardienne. Ce qui jette un froid.

Plus loin, vous montrant la maquette du monument dédié aux mânes d’un célèbre général d’artillerie né dans la ville des cordonniers actuels, imperturbablement elle ajoute :

— Ça, c’est le cheval à Lariboisière ! avec un dédain marqué pour celui qui le monte.

On grimpe maintenant dans les remparts.

La concierge signale à son chien les tournants dangereux.

En haut, on découvre les porcelaines fendues aux jolis tons effacés, des tableaux couturés, des meubles pêle-mêle Henri II, Louis XIV, Louis XV et Empire. La charmante ingénuité d’un collectionneur a installé une vitrine de papillons exotiques sur des panoplies ténébreuses, leurs nuances diaprées damasquinant les lames rongées de rouille. Dans un coin un petit bidet Régence, avec appuie-mains de panne élimée, s’offre comme un tabouret à la cour, et des saintes vierges paysannes en faïence verdâtre regardent venir, par la meurtrière aux étroits losanges de plomb, un Messie qui ne vient pas, mais, dehors, une giroflée pousse dans les murailles de la tour, au loin les collines bondissent comme les chevreaux du Cantique…

Quand on apprend à la gardienne que sa commode vernie est peut-être bien Louis XV, mais que ses cuivres ne sont pas authentiques, elle vous répond, en y mettant toute son âme :

— Cependant je les fais à la serviette magique toutes les semaines !

Elle est essentiellement conservatrice… même des préjugés.

Et puis on redescend. Du chemin de ronde on voit valser toute la ville autour du château. C’est une ville gracieuse dont quelques clochers sont de travers. Son château, lui, est sinistrement d’aplomb et rectifie leur position par la rigidité de la sienne.

La concierge vous désigne un petit monument perché comme la tourelle d’un guetteur.

— Ça, c’est la chapelle en renaissance.

Elle entend par là qu’on la répare et elle vous avertit qu’il serait imprudent d’y aller voir parce que son escalier manque de marches. De loin, cet escalier a l’air d’une spire de fumée, c’est une échelle à revenants, gens de nature légère.

On va s’asseoir enfin sur un banc de gazon. Les enfants sont partis, le chien se couche. Le rideau du crépuscule descend lentement. On demeure ici depuis combien de siècles ?

— Il reste les souterrains à visiter, dit la gardienne perplexe ; c’est les appartements du premier qui ont enfoncé, rapport aux éboulis. Mais je ne vais pas là dedans, mon mari connaît mieux ça que moi.

De nouveau elle appelle son mari. Il se nomme Firmin. Les échos répètent lamentablement : hein ? hein ? semblant interpeller ce profane.

— Hein ? Hein ? Firmin ? Qu’as-tu fait de nos biens ?

L’ombre gagne peu à peu le tapis du gazon, accompagnant ce gardien sombre des abîmes. La margelle du puits est toute noire et plus noire devient la bouche du gouffre d’où souffle l’haleine fétide des anciennes corruptions du château. Il faudrait voir, en effet, les dessous de cette maison féodale, les oubliettes, les prisons avec leur soupape de fer où l’on passait deux cordes, l’une pour le pain, l’autre pour la cruche et où quelquefois on ne suspendait plus rien. Heureux alors le prisonnier qui, s’agrippant à la corde nourricière, s’en faisait une cravate pour baller dans l’éternité ! Ah ! que de trappes, de chausses-trappes, que de soupiraux où l’on a tant soupiré, que de vides attirants, que de pièges du vertige ! On devra franchir des échelles simplement posées sur les précipices béants, des planches branlantes, tous les ponts volants que l’architecte a fait lancer sur ce qui fut l’ancienne salle des gardes pouvant contenir, en temps de guerre, la garnison complète, douze cents archers !… Et à ce propos, ne pas oublier le trou de l’archer : au coin de chaque tour, à cet angle rentrant que rejoint l’amorce du rempart, certains petits retraits creusés en nids d’abeilles où l’on découvre par une lucarne basse ce qui pouvait être les douves ceinturant la citadelle et d’où l’on voit, transposition comique, la tête des passants de la rue ayant remplacé les grenouilles. (Va-t-on dire que le bon vieux temps des douves ne connaissait pas les lois de l’hygiène ? Un tout à l’égout possédant une chute de cent pieds d’air pur !!)

Une ombre mince, plus noire de son mystère intérieur, s’avance avec le crépuscule qui bat de l’aile autour des visiteurs. C’est lui, Firmin, il a fini de sarcler ses légumes. Il salue et on le salue. Il rit bizarrement et l’on rit avec inquiétude. Personne n’est très à son aise ici, parce que cet homme qui vient de piocher là-bas a l’aspect d’un fossoyeur. Il porte une blouse noire, longue sorte de lévite, un képi noir aux armes de l’État. C’est un fonctionnaire, après tout, il a le droit d’être grave, même quand il rit.

Dans la fraîcheur des grands arbres centenaires, le puits souffle ses odeurs de cavernes et ce képi semble orné de deux palmes d’argent mises en croix comme deux tibias. Ce gardien des souvenirs féodaux est blond, d’un blond roux, presque rouge, son teint est celui d’un enfant ou d’un malade. À son menton se creuse une singulière fossette où se niche son rire perpétuel fait d’une envie de pleurer. La bouche tremble, imberbe, les yeux, bleuâtres, sont voilés d’une buée de cendre. Ni beau ni laid, un peu plus distingué qu’un homme ordinaire, ce personnage s’exprime avec une raillerie cependant familière, comme s’il condescendait à parler à des gens du peuple. Non, il n’a plus rien à nous faire voir que l’âme du château, ses souterrains, ses oubliettes, ses précipices qui inspirent le vertige… Est-ce bien la peine de visiter encore tout cela ? L’âme du château, il la porte tout entière en lui, car elle l’a enchanté. Si impossible que cela puisse paraître, il est, à lui tout seul, ce très mince personnage : le féodal.

— Pour tout vous dire, fit-il d’un ton détaché, alors qu’on ne lui demandait plus rien et après avoir, cependant, accepté une cigarette, il faut commencer par les commencements… Quand je suis venu ici, j’avais les idées bien tranquilles d’un ouvrier expert en sa partie. Je pouvais travailler aux usines ou chez moi. Je ne songeais qu’à m’arrondir un magot. Tant par paire de chaussures et tant par visiteur du château — ce n’est pas pour vous demander quelque chose, aujourd’hui, ça regarde ma femme ! — On remplacerait les semaines de chômage par les mois de vacances. Le tourisme (il prononçait le mot comme certainement persuadé qu’il signifie l’appétit qu’on peut avoir pour les tours de sa maison) rapporte encore plus de nos jours, en France, que les semelles de carton. Ah ! oui, c’était une jolie retraite pour un soldat ! j’ai fait mon service militaire dans la cavalerie… J’ai eu des chevaux ! (Il sourit) puis je me suis marié. Ma femme est allée mettre sa soupe au feu, on est entre hommes, hein, je peux bien l’avouer, j’ai pris la fille d’un aubergiste qui avait des terres au soleil, mais il les a bues… pas le soleil, le beau-père ! Les aubergistes, c’est des alcooliques, presque tous. On a été heureux avec ma femme, puis le petit est mort, des convulsions, le médecin disait qu’il tenait de famille. Un sang pourri, quoi ! Moi, je n’ai jamais pu supporter le vin. Je préfère le cidre aux boissons frelatées par les marchands… Ah ! ce que j’en ai vu défiler ici des gros bonnets ! Des ministres, des comédiens, sans compter les richards anglais, des Messieurs qu’il faut surveiller du coin de l’œil, car ils émiettent mes murs. Les Anglais, quelle sacrée racaille ! Ma femme prétend que je me ferai renvoyer parce qu’un jour j’en ai oublié un au fond d’un souterrain, histoire de rigoler ! Elle a couru le délivrer, cette innocente ! Je vous le demande ? Est-ce que je peux leur permettre de toucher aux trésors de la France ? L’État, c’est moi, ici !…

Un silence coupa ce prologue. On était assis sur les bancs du théâtre de la nature, des dalles funéraires mises en tas, mais lui, adossé à la haute margelle fleuronnée du puits, il tenait toute la scène du geste assuré d’un qui sort du puits en question pour laisser couler sur des humains quelconques certaines vérités incontestables, tous les immortels principes de sa lignée. Tenant de la dextre une petite étincelle de feu, il éclairait la nuit des temps où fut construite son antique et robuste demeure. Il y a des peuples qui sont souverains, mais il y a aussi des souverains qui sont peuple ! On aurait sans doute perdu ses peines à lui apprendre qu’un roi de France avait, avant lui, prononcé ses propres paroles. En effet, l’État, c’était lui en sa personne tour à tour joviale et funèbre, avec cette légère différence que l’État perçoit les impôts au nom de la République, tandis que lui laissait sa Marianne percevoir en son nom, système plus pratique, sinon plus élégant. Il reprit, d’un ton gouailleur.

— Ma femme, c’est une brave créature, de la brioche ! Elle n’a pas d’instruction du tout, mais quand elle aurait été à l’école jusqu’à treize ans, comme moi, ça ne lui serait d’aucune utilité puisque les Beaux-Arts nous ont donné un manuel. Moi, j’ai pas eu besoin du boniment. Ça m’est venu tout seul ! À vivre parmi les vieilles choses, on se fait vieux. J’ai appris en écoutant tomber les pierres ! Ça vous parle froidement à vous en pincer le cœur, d’abord, ensuite on devine qu’elles en ont trop vu pour avoir besoin de vous tromper. Après la mort du petit, ma femme voulait s’en aller. J’ai haussé les épaules : où qu’on aille il faut qu’on trouve l’enterrement au bout et on n’est pas sûr de finir proprement. Ici, c’est comme si on habitait son caveau d’avance : c’est froid, c’est étanche, pas d’humidité, malgré la rivière, et c’est d’un entretien facile, car… ce n’est ni les couronnes ni les fleurs de lis qui manquent ! Je n’ai pas beaucoup de religion, pourtant ça flatte toujours de se savoir copain d’un gros évêque enfoui là tout exprès pour vous bénir ! Faut un peu d’encens sur la mort, histoire qu’elle pue moins… Ça plaît à la bourgeoise de coucher dans la chambre du moulin. Elle aime d’entendre les roues tourner, ça l’empêche d’avoir peur, la nuit. Moi, j’aurais préféré habiter Mélusine ! Que voulez-vous, faut bien sacrifier aux femmes ! Nous sommes plus près de la ville du côté du moulin, il y a les voisines qui s’en viennent causer, les enfants qui s’amusent avec le chien. Ce chien, c’est son caprice ! On a eu aussi un chat, mais il a chu dans les roues, et le temps de lever les bras, il avait fait de l’écume rose !… Moi, pour vous dire vrai, je ne suis heureux que sur le chemin de ronde. Après avoir travaillé comme voilà ce soir dans mon potager, planté mes choux, je monte là-haut et je tourne… les roues du moulin n’en font pas davantage. Ah ! ce que c’est chic de voir le populo des créneaux de notre Mélusine ! On l’entend murmurer, les jours de foire, et tout le grand tapage qu’il fait ne vaut pas plus de là qu’une querelle de gamins jouant aux billes. Ce populo qui gueule si fort quand il s’agit d’un sou. Vous pensez si cela me gêne ? J’ai sept mètres d’épaisseur aux remparts de l’Ouest ! Nos tours écraseraient la ville en moins de temps qu’il n’en faut pour coller un talon ! Avant la grève, j’allais souvent rue de la Pinterie, où il y a des coins pour goûter un petit muscadet assez agréable, mais on y rencontre tant de vandales ! Oui, des vandales ! Ça ne parle que de fermer les églises, de piller les banques ou de saboter l’ouvrage. J’ai essayé de tous les conseils avec eux, ça n’a jamais mordu. Ils buvaient facilement ma tournée d’eau-de-vie de cidre et ils me recrachaient ça plus facilement encore à la figure en dégoûtations syndicales. Je n’ai jamais pu me faire à leurs associations où tout le monde commande et où personne n’est le maître. Ils ont inventé des tas de sociétés et ils veulent nous en fourrer, naturellement, jusqu’aux oreilles ! C’est comme la coopérative de Chez nous. On est chez soi quand on y apporte des peaux de contrebande mal grattées, passées en fraude, des saletés dont on fabrique des godillots à faire reculer un régiment de va-nu-pieds. Ce n’est plus ni du cousu-main ni du clouté lourd, c’est du collé-tampon, de la foutaise ! C’est prendre le prolo par les chevilles pour le faire sonner, de la tête ! — Et il y en a qui vous parlent de la cheville ouvrière ! — Chez ces gars-là on parle surtout pour ne rien fiche. On enfile des mots sur des aiguilles tirées de longueur de toutes les bobines… et ce que ça poisse ! Quand j’ai eu soupé des camarades, je ne leur ai pas envoyé dire ! Je n’avais que l’embarras du choix pour les patrons et j’ai tout planté là, camarades et patrons. Je vous demande si c’est un sort pour un homme de prendre mesure du pied des autres. N’y a plus que ma femme pour garder la fidélité à la chaussure, elle a ça dans le ventre, rapport aux babys, les babys, c’est des chaussons d’enfant. J’ai voulu être libre, mon maître, quoi ! Je préfère ne plus arrondir le magot. Je me moque un peu de devenir un richard parmi les pauvres. J’ai mieux que ça, ici. Je pourrais tenir un siège durant trois ans, ils ne m’auraient jamais les tripes ! Notez que je fournis le pain de la ville et des environs ! La grande roue motrice tourne dans notre dos. Notre lit est juste contre la cloison qui nous en sépare. Qu’un soir, je jette un tronc d’arbre entre les engrenages et j’affame toute la contrée durant une semaine, peut-être un mois, car il faut la croix et la bannière pour réparer ce mécanisme-là qui est tellement à l’ancienne mode que personne ne peut plus rien y comprendre. Ah ! ils connaissent le fer, aujourd’hui… mais ils ne savent plus travailler le bois ! Le bois, ils en font du papier pour le noircir de toutes leurs crasses politiques ! Moi, je m’en ficherais pas mal du cran d’arrêt. J’ai ma provision à la huche. Mon verger donne le cidre. Je suis un Breton qui la connaît, allez ! Je partage avec l’État, oui, c’est-à-dire que je mets un quarteron de pommes de côté ; seulement, quand on me les demande, elles sont toujours pourries. Que voulez-vous que les Beaux-Arts fassent d’une pomme ? J’ai de la salade, un plant de choux, des radis, des petits pois… ah ! le terreau ne manque pas vers la chapelle souterraine, c’est un vrai beurre. À chaque instant on est obligé de trier les os, car un charnier, ça vous envoie du tout-venant, n’est-ce pas ? Et on brûle ce qu’on ne peut pas consommer. Il paraît qu’à la Révolution ils ont fichu des religieuses par les poternes dans les douves. Elles ont fondu. La terre ? C’est comme la croûte d’un pâté : le meilleur est dessous. Pour vous finir, il faut que je vous dise que c’est à la grève que je les ai lâchés. Comme de juste il est venu des meneurs de Paris pour emberlificoter les choses. Le syndicat voulait trente centimes par paire de chaussures finies et les ouvriers ne songeaient qu’à raccourcir la journée. (Il eut une suprême ironie.) Il faut que le populo raccourcisse ! Il a ça dans les veines depuis 89. Et plus il raccourcit de gens ou d’heures de travail, moins qu’il est libre parce qu’il n’a jamais su profiter de sa chance. Ce qu’il est crime quand il s’y met et ce qu’il est poire, le lendemain, quand, du haut des arbres, il tombe des petits gendarmes ! Il passe bien son temps de récréation à parler politique, mais comme il ne sait pas se gouverner, il fabrique de mauvais gouvernements. Rien ne sèche plus la langue et ne dérange plus l’estomac comme le fil poissé de la politique. Plus qu’on en dévide, plus qu’il en vient !… Donc, de ce coup de temps-là, on montait cinq cents à la rue de la Pinterie pour en voir débouler cinq cents autres sortant des manufactures. Ça s’égrenait le long des chands de vin et les meneurs n’y trouvaient plus leur compte à la minute du chambard général. Les femmes pleuraient parce qu’on envoyait leurs enfants dans des familles parisiennes, histoire de leur former le tempérament, alors que les Parisiens nous envoient leurs gosses en Bretagne pour leur santé ; on crevait donc des deux côtés, très honorablement, chacun y mettant du sien. Les meneurs qui, seuls, désiraient la grève à outrance, les meneurs étrangers, s’entend, se multipliaient : sauf votre respect, on aurait dit des mouches sur une charogne ! On en découvrait jusque sur mes remparts, rapport à la visite réglementaire. Ils venaient là, les cochons, en partie de plaisir entre deux mittingues et s’appuyaient des frusques ducales et des mausolées d’évêque pour leur dessert. Si bien qu’un matin j’en ai attrapé un qui mettait son nom — y s’appelait Jules ! — au canif, sur l’écusson de Raoul. Ça n’a pas traîné. J’y ai poussé mon discours moi aussi. — Comment, qui me répond, t’es larbin dans ce château au lieu de te liguer avec les bons bougres pour l’avènement de la sociale ? — Je demeure ici, que je lui dis, parce que ça me plaît et si je suis pas capable de buriner mon nom en fine anglaise comme toi sur le dos des défunts, j’ai choisi depuis longtemps entre le royaume des mufles et l’empire des morts. J’y suis, j’y reste. Ce n’est pas toi ni toutes les gueules d’empeigne que je connais qui me feront sortir de mon donjon pour aller mesurer vos heures de travail… que personne, au fond, chez vous, n’a envie d’exécuter. Ce que vous voulez tous, c’est d’être payés pour ne rien fiche ! Eh bien, z’yeute-moi, mon camarade ! moi, c’est l’État qui me nourrit. Et je vis au moins dans de la beauté. — Toi, t’es en prison, mon vieux ! T’es en prison dans ta turne, comme le galonné dans sa caserne ! — Et puis, toi, mon colon, tu es en prison dans la rue ! Il ne tiendrait qu’à moi, tu entends, de faire sonner les cloches et tirer le canon ! Oui, le canon ! Si je parlais à la ville entière du haut de la Surienne ou du Gobelin, pour dénoncer tes sales manigances, faudrait bien qu’on m’écoute, rien qu’à cause de la rareté du fait : un ouvrier qui chercherait vraiment à venger le peuple contre vous. Et le temps que mettraient les autorités à arriver, vous seriez cuits par la poix bouillante, la poix !… ça ne manque pas dans notre métier de cordonnier et j’en connais la source ! Mais, quoi ? Ma femme a la migraine ! Que si tu préférais aller battre l’eau pour empêcher les grenouilles de couiner… choisis ! — — Alors, qui me dit, je vois qu’on sait plaisanter en Bretagne. Tête de Breton que vous êtes, vous ne comprenez pas qu’on vous exploite, vous, comme les autres ? Pourquoi que vous demeurez au moulin au lieu de coucher à la Mélusine ? — Je dois vous avouer qu’il avait touché juste, le bandit ! Oui, pourquoi n’étais-je pas installé dans la Mélusine ? À de certaines heures de la vie, ma foi, il est bon de juger les choses d’en haut ! Je lui colle au hasard : — Mélusine ? C’était une garce ! — parce que faut en boucher un coin à ces gens-là, tout de même. — Oui, qui me dit sérieusement, c’était une femme serpent, une sale musique d’auto. Elle réveillait tout le patelin quand elle chantait. — Alors, je devine qu’il n’en savait guère plus que moi là-dessus, le manuel des Beaux-Arts ne mentionnant pas la chose. Je lui reprends la dispute plus serrée. — Votre Révolution de 89, tas de gniafs, vous l’avez faite pour mieux chausser les bourgeois et maintenant ils vous reconduisent à coups de pieds dans le derrière comme si vous étiez leurs vrais fils ! Faut recommencer tout, remettez la tournée, les louveteaux ; seulement, cette fois, c’est la tournée de votre propre sang. Les bourgeois que vous avez aidés à sortir de l’œuf vont vous bouffer. Ils sont bien plus malins que les aristos ! Ils sont patrons, usiniers et banquiers au jour d’aujourd’hui. Y a même eu un sacré tanneur qui a été président de la République et, mâtin, ce qui crânait, çui-là. Pour une claque de box-calf (veau n’ayant pas encore brouté) vous allez vous en flanquer d’autres, de claques, et c’est l’Américain qu’aura la commande du patron bourgeois, de l’ouvrier enrichi… On fera venir l’article d’Amérique avec l’ouvrier pauvre, le futur bourgeois, citoyen du monde ! J’ai toujours vu, à la fin des fins, que le travailleur français était joué par le travailleur étranger à cause qu’on peut pas s’entendre, excepté pour s’offrir à boire, quand on ne cause pas la même langue. Oui ! Oui ! je comprends ! L’internationale ! Ça doit finir par des chansons. Le concert européen et des tas de blagues du même tonneau ? Si chacun gardait ses box-calf, y aurait peut-être moins de veaux mort-nés ailleurs ! D’où que tu sors, toi, le Jules ? Parions que tu as un patronyme d’alboche !… — Moi, vous saisissez, je cherchais une façon de lui trouver la gale pour le foutre à l’eau, cet aboyeur de réunion publique. Lui, pas rassuré, reculait toujours en ricanant. Faut vous dire qu’on se prenait de bec sur les remparts et qu’on voyait l’omnibus de l’Hôtel des Voyageurs, gros comme un pou, à cent pieds sous nos braguettes ! Il rigolait assez peu, le pauvre orateur de caboulot ! Mes murs de pierres, mes portes de fer et ma chapelle enterrée, qui le guignait de son soupirail borgne, lui donnaient une frousse inimaginable ! On n’a pas coutume dans son métier de se promener chez les ducs. Alors, vous ne savez pas ce qui arriva ? Eh bien, il m’invita, tout uniment, à lui offrir une verte, de bonne amitié ! Ah ! ce qu’il m’a remis ça, la nuit de la fameuse collision entre jaunes et rouges ! J’ai reçu le gnon sur le crâne d’un qui n’a pas laissé son adresse. Pour moi, c’était signé Jules. J’étais allé flâner de leur côté au lieu de garder mon poste d’honneur à la vigie de Mélusine. J’en ai eu ma récompense, oui, d’avoir lâché un moment le château pour le populaire ! La femme me disait : — N’y va pas. C’est pas ta place. Je te défends de sortir. T’as déjà la tête à l’envers… Et les voisins criaient : — N’y allez pas puisque vous pouvez vivre de vos rentes ! — Dame ! J’ai voulu faire mon grand seigneur ! J’y suis allé pour le plaisir du spectacle ! Mais quand je suis revenu… ah ! mille millions de tonnerre ! D’avoir vu tous ces imbéciles se cogner, toute une ville en rumeurs pour des histoires de pantoufles mal cousues, vous me croirez si vous voulez, j’ai eu envie de baisser la herse !… Quand la herse tombait, du temps du véritable Raoul, douze cents archers se rangeaient derrière les créneaux… Moi, j’étais tout seul contre une ville. Au moins… si mon petit vivait… mon garçon, qui tiendrait ses quatorze ans à la Pentecôte ! C’est qu’on se sent fort, voyez-vous, quand on est deux de la même race, l’un pour continuer l’autre !…

Et il se tut, s’abîmant dans un rêve où nous ne pouvions plus le suivre.

L’ombre du soir n’était encore qu’un peu de cendre, mais elle semblait se tamiser par ces yeux caves, d’un bleu de trou percé dans du feu couvant. Le goût de l’air avait changé. Cela sentait l’incendie. On ne savait plus si le puits montait de la nuit à pleins seaux ou si des flammes descendaient, panachées de fumée noire, de la colline d’en face. Ah ! comme le goût de l’air avait changé !

Il nous reconduisit poliment jusqu’à sa porte. Ses manières étaient celles d’un brave homme vous ayant fait faire le tour du propriétaire. Il ajouta, le ton jovialement dédaigneux :

— Croyez-vous qu’ils ont tiré, ce jour-là, dans une fenêtre de la Mélusine ? Oui, un coup de fusil de braconnier qui a su placer son plomb dans celui qui borde le manteau d’une dame du vitrail ! Quel culot ! J’ai fait mon rapport à l’État, mais l’État… (et il laissa tomber ces mots comme il aurait laissé tomber la herse), l’État, n’est-ce pas, il est débordé depuis longtemps, lui !…

Nous nous retrouvâmes, très penauds, devant les roues du moulin, devant ce nid de mousses d’un vert sombre, couleur du velours des écrins ou des écailles des reptiles, ces roues monstrueuses, majestueuses, tellement des machines du passé qu’elles en représentent l’éternelle légende, ces cadavres brûlés portant, à cette heure, au lieu de l’arc-en-ciel en écharpe, un voile de deuil, tournant sous le fouet d’une colère sifflante, lancés par une explosion céleste en disques de ténèbres, en anneaux de fumeur exaspéré, mettant dans ce gouffre comme la triste évolution de deux astres morts, marchant par la force acquise, par la tyrannie de l’habitude et peut-être parce que l’infini, cette mécanique sans âme, se répète… à l’infini !

LA MORT
DE LA SIRÈNE

À Louis Dumur.

Autour de la barque, l’eau, qui se trouble sous le printemps du ciel, a la couleur du lait et se plie, s’arrondit en disques blancs devant la proue, l’enveloppe d’une répulsive caresse de bras huileux, de longs bras, tentacules de monstre mou dont la peau argentée serait pustulée de gemmes. Rohild se penche, mettant sa main ouverte sur son front. Il plonge un regard aigu, un regard dur comme l’acier brillant de son harpon, dans cette eau à l’apparence de chair veloutée. Il voit des choses menteuses. D’abord sa propre face qui le trompe, car elle rit, au milieu des rides transparentes de l’éternelle jeunesse de la mer et Rohild ne rit jamais, c’est un homme grave, un taciturne pêcheur de poissons ; puis, au fond de ce lait mousseux, éternellement jaillissant de mamelles inconnues, des êtres singuliers passent, armés d’armes terribles, prêts au prochain combat, fantômes de chevaux cornus, ou silhouettes de guerriers casqués de cuivre, pourtant créatures douces qui ne savent que refléter les lueurs tendres de la vague et celles plus vives des nuages ; Rohild s’est embarqué, par le printemps de ce jour hyperboréen, pour courir à l’aventure d’un meurtre, mais il n’a ni gaîté ni peur et reste calme, sans penser qu’il est, lui, plus jeune que la mer, plus nouveau que le printemps. La peur est un grelot de fausseté dans l’âme de l’homme ; elle le conduit aux actes déraisonnables. Rohild rirait s’il avait vraiment quelque chose à craindre. Il ne redoute ni n’attend personne, c’est là le secret de sa force et quand il tue il n’a pas la joie du triomphe. Il ne connaît point le désir du mal et la volupté de détruire : c’est un sage.

Sa barque est obèse et lourde avec des bajoues de vieille femme ayant trop parlé jadis. Elle est noire et sale, coiffée de toile rousse à gros nœuds de filin que l’index traître du vent a plusieurs fois dénoués.

Un enfant dirige cette barque, le petit Hereld, et il tient, l’air sournois, les liens compliqués de la voile qui boit l’espace de son aile rageuse. Hereld est presque nu dans une courte tunique d’étoupes ceinturée par une lanière de cuir. Il porte un couteau sur le flanc droit, un couteau à lame plate et large pour écailler les poissons. L’enfant possède un corps frêle cependant déjà tout duveté de blond. La tunique d’étoupes lui forme une toison d’agneau et il a des yeux fixes d’oiseau méchant. Ses cuisses blanches et jeunes, sa tête blonde et pâle, sortent de son vêtement comme des amandes d’une écorce bourrue. Il a des pieds de singe, des doigts en serres d’aigle…

Hereld dirige le bateau, certain de ce qu’il fait, obéissant à des lois mystérieuses qu’on ne lui a point enseignées, ses regards toujours guettant son maître, Rohild, dont il est le serviteur et aussi le pilote. Il ne parle guère, ne chante pas, se contente de jouer avec les plus beaux poissons dont il aime à trancher le ventre, méthodiquement, pour ne pas en brouiller le fiel. Il serait sage comme Rohild, le pêcheur expert dans l’art de capturer le phoque, s’il n’avait cette habitude étrange de rire dès qu’il aperçoit du sang. Sur la côte, Hereld est renommé pour sa dextérité à hausser les voiles au plein vent des bourrasques et, malgré sa taille mince, on l’estime parmi les marins, mais on ne lui confierait pas volontiers un harpon. Il aura seize ans bientôt. Alors on verra ce qu’il peut faire d’une de ces armes, puisqu’il aime le sang. Rohild et lui n’échangent pas un mot, se comprennent par gestes. Quand le mauvais temps secoue leur misérable embarcation, ils ne sont plus qu’un même homme pour lutter contre les perfidies de l’eau et c’est souvent Hereld le plus perfide.

La barque va, lente, le long de la côte ; louvoyant en vue de la grève grise, elle brise la force des ondes troubles mêlées de neiges fondues, clapote comme une vieille bavarde. L’air vif lèche la figuré, devient acide à la bouche, et en le respirant on croirait mordre dans un fruit vert. L’aurore infuse aux veines bleuâtres des banquises, le vin rouge du soleil qui bout et s’extravase dans les sommets lointains avec des tons de flammes. Pour les deux courageux garçons, il ne fait plus froid, c’est fini de la nuit d’hiver. Les vapeurs ardoisées se diluent peu à peu en flocons roses, d’un rose frangé d’or et des trous bleus, d’un azur presque mauve, s’ouvrent subitement dans les brumes, faisant éclore au ciel des fleurs de lumière. À perte de vue, les nuages, la grève neigeuse et les hautes glaces, là-bas, se teignent de pourpre. Une fête inattendue éclate sur ce monde enseveli, perpétuellement couvert d’un épais linceul. Comme tout est transparent et que les aiguilles des grandes banquises se confondent avec l’irréalité des nuées, tout prend à la fois des tons de violences joyeuses pour se communiquer l’incendie d’une apothéose. La glace, la neige et l’eau donnent l’illusion du feu, de la chaleur et de la fumée. Tout s’allume à la torche du soleil. Et voici que d’un bond, l’astre se trouve sur l’extrême limite de l’océan, sur la ligne d’horizon, la rigide, l’infinie corde en verre, si fragile à l’œil et si nettement séparant l’existence du monde habité de son rêve, qui est le ciel désert.

Hereld lâche toute la voile à la liberté du vent et la contraint à s’enfler d’une ivresse folle. La vieille barque saute comme une bonne femme étourdie.

Les cieux lui versent une clarté ardente qui fait bouillonner son gouvernail dans les flots d’où il sort des buées.

En longeant plus vite la grève fleurie d’une espèce de lichens blancs pailletés d’étoiles de givre, on entend sa quille écraser, broyer victorieusement le rude squelette du formidable hiver, et la vieille barque rajeunie, s’incendie à son tour, toute sa coiffe au vent.

Les deux pêcheurs, demeurés graves, sont seuls à ne pas rougir de joie.

Rohild est sombre.

Hereld est pâle.

Le mortel silence de ces contrées rend les hommes farouches. Ils ont du deuil en leurs yeux mélancoliques lassés de la cruelle innocence de la neige ou de la menteuse gaîté de l’océan. Et ils pleurent quelquefois les larmes sanglantes de l’ophtalmie. Pour eux, le ciel pleure aussi, ce matin là, ses larmes de sang !

Rohild, le front baissé, examine une déchirure de son vêtement de cuir encore gluant de la bave des poissons qui furent étouffés par ses robustes bras. Rohild a le regard noir, des yeux contenant le reflet des gouffres. Sa bouche fermée, et son masque immobile d’homme pauvre ayant besoin de vivre demeure indifférent à la beauté du jour. Il est bien plus grand qu’Hereld mais mince comme lui. Son bras nu s’enroule à son harpon, telle une branche de bois brun, noueux. Son bonnet de fourrure grise, hérissée, lui forme un nimbe de fer. Il ne regarde pas non plus son compagnon Hereld en train de sourire sournoisement aux rouges lueurs qu’il aime, à cette aurore de sang.

Tout à coup les deux pêcheurs ont le même mouvement d’attention. Devant la barque, posée au ras de l’eau, une tête se dresse, une curieuse tête ronde, lisse, dont le visage est d’un ovale inquiétant. On dirait que des cheveux plats, collés aux tempes, ou le velours d’un capuchon, encadrent ses yeux immenses d’une douceur merveilleuse, des yeux de jeune fille ombrés de longs cils. Et son nez court, d’énorme chat, ses lèvres un peu pendantes, crachent de grosses gouttes, se retroussent en un rire sourd, un grondement satisfait.

Hereld retient la voile. Ses gestes sont précis et ses prunelles claires. Il sait son métier. Sautant à pieds joints sur les bancs du bateau, il tend tout son être frêle avec un élan de sauvage instinct. Rohild, lui, a saisi son harpon par la pointe, le tâte, l’éprouve du pouce, noue une corde au mât, solidement. La barque évolue, présente sa bajoue gauche au monstre qui se lève majestueusement comme pour saluer ces étrangers. En se levant, presque debout sur les vagues, son corps fabuleux paraît avoir pour jupe toute l’eau écumeuse qui ruisselle de ses flancs et porte, croirait-on, la traîne royale de la mer. D’une voix étranglée, Hereld, prononce des mots féroces :

— Vise au ventre, Rohild !

— Tiens la voile, Hereld, répond le pêcheur.

Et il détend son bras, une seconde replié, lance l’arme qui siffle en déroulant sa corde d’un seul jet.

Le ventre du monstre resplendit, blanc, rosé, tout couleur de chair sous l’aurore. Le long des hanches grasses, aux molles ondulations, retombent ses deux nageoires comme deux manches de soie. Mais le monstre n’a pas de main pour arracher la flèche qui pénètre, mord le bas de sa lourde taille d’impératrice. La colossale poupée luisante, à qui l’on vient de faire un sexe de corail dans une affreuse blessure, s’effondre en poussant un cri, un rauque aboiement de douleur et de rage…

Le phoque plonge, fuit, tire et remonte, vomissant de l’eau pourpre.

— C’est une femelle, dit Rohild, avec un inexplicable frisson.

— Oui, et elle te mènera loin, réplique Hereld, diaboliquement heureux.

Il relâcha la voile pour prendre le vent de la course.

L’épouvantable voyage vers l’inconnu commence.

La bête tire, le vent souffle, la toile claque, affolée, telle une langue excitant des chiens. Rohild les bras tendus, tenant la corde à pleins poings, essaye de résister en même temps que le mât, devine qu’une force mystérieuse l’entraîne à sa destinée d’homme, car le courant est contre eux, pour la bête. Il est lié par un lien sanglant à ce monstre et il n’aperçoit plus que sa tête là-bas, une tête de femme dont les cheveux sont les vagues fouettantes, toutes les vagues échevelées !… Oui, c’est bien une femelle, une créature de ruse, une belle fille de la mer, possédant d’inconcevables ressemblances avec les belles filles de la terre.

Hereld rit silencieusement. Qu’ils aillent à la victoire ou à la mort, il aura vu beaucoup de rouge !

Il s’agrippe aux épaules de Rohild qui n’ose pas regarder son méchant génie, cet enfant carnassier, nu et duveté de blond, moitié agneau et moitié tigre, flairant l’amour dans les blessures.

La bête déroulera donc toutes ses entrailles avant de succomber ? Rohild revoit devant ses yeux brouillés par le vent cinglant de leur fuite, la silhouette charnue, ornée de deux mamelles vernies de soleil, éblouissantes. Il a le vertige. Où vont-ils ? L’ivresse de leur chasse l’empêche d’y songer. Si le harpon se détache, un recul violent les roulera pêle-mêle dans leur canot, mais si cette femelle est vraiment une puissante fille du Nord, elle emportera ses bourreaux jusqu’à ses palais de glaces, de bleuâtres et irréelles forteresses où le ressac jaillit en aigrettes de diamants.

Est-ce que la banquise approche, se déplace ? Elle était tout à l’heure vers l’Est, à présent elle est à l’Ouest… en face d’eux. Déjà on distingue ses grandes aiguilles s’allumant, sous le soleil, comme des cierges et les flots, de blanc de lait, deviennent blanc de neige.

— Amène la voile, s’écrie Rohild, qui a peur pour la première fois de son existence. Amène la voile… ou coupe la corde, Hereld !

— Non, murmure Hereld à son oreille. Toute la mer est rouge ! Nous l’aurons, morte ou vivante, nous l’aurons.

Il rit plus haut.

La banquise grandit brusquement, se creuse, à son centre, de profondeurs violettes et des pans de neige irisée s’écartent comme des écharpes lamées d’argent. C’est certainement un mirage, parce que la banquise ne peut pas arriver sur eux quand ce sont eux qui vont sur elle. Cela diminuerait trop les chemins libres et leur chance de salut !

Rohild se met à rire aussi, d’un rire insensé :

— Ton couteau, répète-t-il stupidement, ton couteau ! Il faut couper la corde.

Hereld a des yeux d’illuminé. Ce n’est plus qu’un mauvais ange, un démon qui s’envolera, le mal accompli. Il ne daigne pas saisir le couteau pendu à sa ceinture et l’extrémité de la corde du harpon est solidement nouée au mât. Rohild se précipite, veut défaire les nœuds et ses mains tremblent d’horreur et il continue à rire sans savoir pourquoi.

— Hereld ! Coupe la corde… ou nous sommes perdus !

Il est trop tard !

Un choc terrible disjoint la barque. On entend un bruit sinistre de vitres qui se brisent et les pauvres jeunes hommes ont la sensation abominable d’entrer vivants dans une tombe de cristal. La barque tourne sur elle-même, se sépare en deux, sombre. Des mousselines blanches s’étendent, voile nuptial flottant et c’est fini… Hereld a dû s’envoler, papillonner un instant sur l’eau, lui, si léger ! Rohild s’est enfoncé, coulant à pic, les bras en l’air…

… Debout, adossée aux piliers de son palais féerique sous le dôme bleu pur du ciel maintenant dégagé des plus lointains nuages, la sirène expirante hurle à la mort, gardant au fond de sa gorge de femme le rauque aboi des chiens : puis elle referme ses yeux immenses, ténébreux miroirs du gouffre, ses yeux tristes qui semblent avoir déjà pleuré tout l’océan.

LE TRAQUENARD

à Monseigneur Aubault de la Haulte Chambre.

…Ce fut, vous pouvez m’en croire, une dure leçon pour moi et pour lui mais nous étions probablement de la même race tous les deux et nous devions en profiter, chacun selon la dose de notre sang !…

Mon père, ce matin-là, montait le Pacha, un superbe héritier des fameux buveurs d’air arabes, moi j’étais modestement sur Trottinet, un poney pas bien fort quoique très gentil. Nous faisions le tour du propriétaire en suivant la lisière de nos bois pour y surveiller les taillis et y découvrir les traces de cet insaisissable chenapan qui nous prenait nos lapins, nos lièvres, jusqu’à nos biches, au collet. Mon père ne lâchait jamais une piste quand il pensait tenir la bonne et comme ses gardes, deux vieux malins, se prétendaient fourbus, il mettait son amour-propre à mieux conduire la chasse, désireux d’en relever le défaut. On ne voyait jamais ce braconnier. On rencontrait seulement des touffes de poils ou de plumes signalant ses dégâts ou des entrailles encore chaudes des bêtes volées, le bandit ayant la triste habitude de faire sa cuisine en plein air aux risques de propager des incendies dans la région. Des bruits fâcheux circulaient à son sujet. On racontait, chez les paysans, que pour l’honneur de la famille, il serait préférable de ne pas le punir. Il jouissait d’une sorte d’immunité singulière lui conférant un droit du seigneur qui commençait à inquiéter mon père, peu patient de son naturel.

Je pourrais vous faire un portrait de mon père, mais cela ne vous avancerait pas beaucoup parce que les idées sur les hommes ont changé depuis 1875, époque à laquelle se place mon aventure. Je me contenterai de vous dire qu’ancien officier de l’armée d’Afrique, il proposait souvent le pari, qu’il gagnait toujours, de regarder le soleil en face sans ciller durant dix minutes ou de faire cuire un œuf à la coque dans sa main fermée. Cela vous donnera une facultative appréciation de sa mentalité : vous le prendrez tour à tour pour un aigle ou un aveugle-né sinon pour un de ces enfants terribles qui ne songent qu’à jouer à la main chaude sur le dos de ses voisins… Pour moi, garçon de seize ans un peu maigre, j’en avais une peur bleue, malgré l’orgueil qu’il m’inspirait et je pâlissais à la pensée de le contrarier mais j’étais porté à discuter ses ordres justement parce que je me sentais son fils ! Il me cherchait d’ailleurs noise à tout propos, se moquant de ma faiblesse corporelle, de mon teint blanc et de mes cheveux de fille. Pourtant, je sautais, à cheval, des barrières d’un mètre et je savais conduire à la Daumont.

On allait au pas, sans chiens, pour ne pas s’éventer soi-même et on écoutait de toutes ses oreilles.

Tout à coup, au tournant d’un fourré, nous eûmes la sensation d’une présence humaine, d’une respiration haletante comme si quelqu’un retenait péniblement ses cris ou ses sanglots.

— Il y a un blessé par là ! fit mon père qui marchait enfin sur le sentier de la guerre.

— J’ai, en effet, entendu comme un gros soupir, murmurai-je très ému.

Il faisait un matin frais, avec un joli brouillard de septembre, derrière lequel s’épanouissait le soleil en rose d’or. Les parures de perles des grandes araignées des fougères scintillaient suspendues en nombreux fils aux festons des ronces et l’on devinait le secret des sources qui jasaient au plus épais du bois comme des lavandières se racontant des choses tout en tordant leur linge.

Mon père descendit de cheval et muni de sa solide cravache, se dirigea vers le fourré où il disparut pendant que je gardais nos deux montures. Au bout d’un moment, qui me sembla bien long, il m’appela d’un ton triomphant :

— Viens ici, François ! Tu vas voir une bête puante prise par la patte ! Ah ! c’est un spectacle intéressant, mon garçon ! Inutile de t’évanouir car il y a mieux à faire.

Je me sentais peu à l’aise. Quand mon père triomphait il n’y avait généralement pas de quoi ! J’attachai nos deux chevaux à une branche et j’allai voir, le cœur sur les lèvres, ce qui pouvait l’enthousiasmer à ce point.

Un grand diable d’homme, très mal peigné, le visage d’une couleur de brique, prêt à la congestion, était plié, tel un arbre cassé, jusqu’à terre, tenu à l’épaule par mon père qui le secouait ferme et si ce personnage étrange n’abandonnait pas cette humble posture n’ayant pas du tout l’air de convenir à son tempérament, c’est qu’il demeurait la jambe prise dans l’étau d’un piège à renard !

Le sang coulait sur le bas de son pantalon déjà très sale et très déchiré. Tout suant et tout soufflant, l’homme devait être là depuis un certain temps, n’osant pas remuer de peur de se faire pincer davantage et ne voulant pas crier pour des raisons faciles à démêler.

— Ah ! mon gaillard, dit mon père, de plus en plus rayonnant, voilà ce que c’est que le traquenard défendu sur les passages communaux. On s’y butte soi-même… et on y reste ! Je vais chercher les gendarmes et tu les attendras là, bien sagement. Une heure de plus ou de moins, ce n’est pas une affaire quand il s’agit de prison ! En outre, je vais te ficeler par en haut… j’ai justement du fouet sur moi.

L’homme était désarmé. Son fusil et son carnier, rempli de gibier de tous les poils, avaient roulé hors de sa portée, heureusement, mais il guettait, l’œil lumineux, l’occasion de les reprendre. Mon père lui saisit les coudes, qu’il tordit en arrière, et le ficela comme il le lui avait promis. Le prisonnier ne broncha pas. Il paraissait vieillir de minute en minute, malgré sa robuste jeunesse et il souffrait, sans phrases de circonstances.

— Papa, murmurai-je à voix basse, afin qu’on n’en soupçonna point le tremblement d’horreur, je garderai cet homme pendant que tu iras chercher les gendarmes. Je me charge de le tenir en respect mais, je t’en prie, dépêche-toi.

— Je compte sur toi, mon petit, et tu donneras un tour de corde si ce brigand-là essaye de tirer au renard… Dis donc ? Comment t’appelles-tu ? questionna mon père, s’adressant au patient en allumant une cigarette.

— Vous devez bien le savoir, gronda celui-ci en dévisageant son bourreau avec une étonnante crânerie, puisqu’on raconte que c’est vous qui m’avez fait !…

— Ah ! oui… l’histoire de la femme de chambre renvoyée, répliqua mon père sans cesser de rayonner, c’est une prétention bien ridicule et je ne suis pas fâché d’en finir avec les histoires ridicules…

Il lui tourna le dos, nous planta là pour aller enfourcher le Pacha et s’éloigner aux grandes foulées d’un galop furibond.

— Monsieur, demandai-je d’un ton aussi calme que me le permettait mon intérieur bouleversement moral, voulez-vous que je vous mette une compresse d’arnica ?

L’homme remua un peu sa jambe meurtrie entre les crocs d’acier et se soulagea en rugissements :

— Crapaud blanc, chat écorché toi-même, pourriture de noble, qui te demande ton avis ! Quand on est coincé par sa faute, on ne souffre pas ! On souffre qu’autant qu’on veut ! Aussi vrai que tu es mon demi-frère, ne t’approche pas, ou je te casse le museau, oui, ton museau pâle de belette malade !

Et il me défila une telle quantité de jurons, si parfaitement curieux et si variés, jusqu’à en imiter ceux de mon père, que cela me rendit mes esprits :

— Crapaud rouge, répliquai-je dignement, vous vous trompez. Je suis moins laid que vous et vous n’êtes pas mon frère à cause de ça. Cependant, vous êtes mon parent du côté de Jésus-Christ, et c’est une raison pour que je vous rende la liberté.

— Me délivrer, hurla l’homme écumant il ne manquerait plus que cette honte ! Laisse-moi tranquille, crapaud blanc, vermine de bois de lit de marquise, chouchou de sacristie ! Tu as bien trop peur de ton papa pour oser ce travail-là et tu n’es pas assez fort, chenille de salon, sale petit furet buveur du sang des pauvres… D’ailleurs, ce piège à souris pour un lascar de ma trempe, ce n’est rien, moins que rien, et si je ne craignais pas de le détériorer, je m’arracherais le pied de ses dents… mais il faudrait tout arracher avec ! Je connais l’engin, c’est moi qui l’ai fabriqué.

Alors, je sortis mon canif d’un étui d’argent que ma mère m’avait offert pour l’anniversaire de ma naissance, et je coupai les ficelles, car on n’aurait pas eu le temps de dénouer les nœuds compliqués de mon père.

— Pour un petit garenne maigre, c’est proprement exécuté, s’écria l’homme qui paraissait vouloir me mordre, mais va me chercher mon fusil… après ça, nous verrons !

— On ne rend pas les armes au prisonnier ! dis-je en ramassant le fusil et d’une pesée de la crosse je fis s’ouvrir le piège. L’homme était libre. D’un bond, sans plus se soucier de la cruelle blessure de sa jambe, il se jeta sur moi et il y eut une lutte féroce entre le petit lapin maigre et le grand lièvre roux. Naturellement, le petit lapin maigre se trouva tout de suite en état d’infériorité et mis en joue.

— Oh ! dis-je en regardant très sévèrement le braconnier, c’est bien à présent que je sais que vous n’êtes pas mon frère puisque vous allez tuer celui qui vous sauve.

— Crapaud blanc, grogna-t-il en abaissant piteusement son arme, tu as raison… comme une grenouille !… Mais je te dois tout de même une fière chandelle. Oui, je vais fiche le camp avec les honneurs de la guerre, c’est-à-dire mon carnier plein de bon gibier… et mon fusil pour en tuer d’autre, moins maigre que toi ! Cependant, il faut que je te ficelle à mon tour, tu comprends ? Tu auras l’air d’un petit idiot qui a dû céder au plus fort, comme de juste, et tu t’arrangeras avec monsieur notre papa que le diable emporte ! Vois-tu, quand on ne sait pas faire le poil à son aîné, on reste à sa place et ta place c’était de ne pas enfreindre la consigne.

Il me ficela en serrant consciencieusement la corde et en accompagnant cette cérémonie de mauvais compliments qui ne me troublaient plus du tout, tellement j’avais envie de rire.

— Ah ! cette grenouille, ce raton mort né, ce coq sans crête, ce choucas hors coquille ! Ce serait plaisir de le faire cuire à la brochette pour le manger poudré de sel fin ! Tu ne seras jamais bon pour le service, toi, et tu tourneras les pages de la romance aux sacrées pintades qui gloussent dans les salons de madame ta mère ! Gibier de cabinet de toilette, va !… Enfin, quoi, tout le monde ne peut pas avoir mon râble de sanglier, n’est-ce pas, et la hure assortie !…

Il eut la bonté d’âme de m’appuyer la nuque sur le piège ouvert pour que sa mise en scène eût un aspect plus nature.

— Là, ne bougeons plus !… ou c’est la guillotine comme du temps de nos anciens ! Notre cher père va en voir trente-six chandelles, au respect du cierge que je te dois, lui et ses gendarmes ! Allons, bien le bonjour, adieu, mon petit crapaud blanc… Je te fiche mon billet qu’on ne chassera plus sur les mêmes terres, nous deux !

Et il partit, traînant la jambe, son fusil, son carnier tout hérissé de touffes de poils…

Une heure s’écoula comme en un rêve. J’écoutais, j’entendais vaguement la rumeur du bois, les confidences des sources, le vol furtif d’un oiseau, les coups de sabot de mon poney qui s’impatientait à cause des mouches. J’avais des fourmis. Je n’osais pas remuer la tête…

Lorsque je perçus, de nouveau, le galop furibond du Pacha, je crus plus prudent de m’évanouir pour éviter toute explication.