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La Daniella/43

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Librairie Nouvelle (2p. 127-139).
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LXIII


Je devais donc rester caché à la Maledetta jusqu’à ce que l’on eût fait une perquisition à Mondragone. Si la galerie souterraine n’était pas découverte, j’y rentrerais la nuit suivante. Dans le cas contraire, on aviserait à me trouver un autre refuge ou un moyen de fuir. Mais la meilleure éventualité était celle de pouvoir rentrer ensemble dans notre chère prison de Mondragone, jusqu’à ce qu’on se fût lassé de faire des recherches aux environs, car le désappointement de ne trouver personne dans le château amènerait certainement des ordres pour que les recherches fussent réelles et sévères.

— Felipone m’a chargée, ajouta Daniella, de l’excuser auprès de toi de son manque de parole. Il n’aura pas trop de cette nuit pour faire disparaître toutes les traces du séjour des ses hôtes dans la grande cuisine, bien qu’il dise que les agents de police seront fins s’ils y pénètrent. Il m’a tout confié ; il est sûr de moi. Quant à ton séjour dans le casino, il n’en reste pas vestige, non plus que dans l’atelier. Tartaglia s’est chargé de tout cela.

— Mais lui, où se cachera-t-il ?

— C’est son affaire ; il m’a dit de n’être pas en peine de lui.

— Ah ! mon dieu, m’écriai-je, frappé pour la seconde fois d’un souvenir qui arrivait immanquablement après tous les autres. Et ton oncle le capucin ?

— Tartaglia l’a fait manger et lui a laissé des provisions pour la journée. On ne veut pas lui confier le secret du passage de la terrasse ; il ne saurait peut-être pas le garder devant les menaces de ses supérieurs. On avait bien songé de le faire sortir par là les yeux bandés ; mais cela eût pris trop de temps. On aime mieux le laisser saisir demain par les carabiniers, qui seront bien sots de n’avoir pas d’autre capture à faire que celle d’un pauvre moine effrayé, et qui le reconduiront sain et sauf à son couvent. On l’interrogera : tout ce qu’il peut dire, c’est qu’il s’est prêté à te porter de mes nouvelles. Il ne sait absolument rien des autres réfugiés.

— Ainsi, nous restons ici encore vingt-quatre heures ? Tu ne me quittes pas.

— Je ne te quitterai plus jamais, excepté demain matin, pour aller à l’enterrement de mon frère ; après quoi, je dirai adieu à Frascati pour toujours, si tu veux.

— Sans regret ?

— Sans aucun regret. Je n’y aime plus personne que la Mariuccia et Olivia, et aussi un peu ce pauvre Tartaglia, qui t’a fidèlement servi.

— Et Felipone ? et Onofrio ?

— Oui, ceux qui se sont bien conduits avec toi ! il y a, chez nous, des gens qui sont si bons et si dévoués qu’il faut bien pardonner aux autres ; mais le plus grand nombre est lâche et mauvais. Croirais-tu que personne ne m’a porté secours quand mon frère m’a enfermée dans ma chambre ? Le premier jour, on venait me parler à travers la porte ; on me plaignait, mais personne n’avait le courage de faire sauter l’énorme serrure qu’il avait mise lui-même à la place de mon ruban rose. J’y ai mis mes mains en sang ; j’y ai brisé tous les ustensiles de mon petit mobilier, j’y ai épuisé mes forces des nuits entières. Quand il m’entendait faire trop de bruit, il entrait et me frappait. J’ai lutté corps à corps avec lui jusqu’à tomber évanouie. Olivia et Mariuccia sont venues dix fois sans pouvoir décider aucun homme à les accompagner. D’ailleurs, Masolino était presque toujours là. Il couchait dans le corridor, et il menaçait d’aller chercher l’autorité pour me mettre en prison tout à fait. — Je la dénoncerai plutôt complice des conspirateurs qui sont à Mondragone, disait-il ; je veux que ces chiens de révolutionnaires meurent de faim, et je sais que c’est elle qui leur portait des vivres.

Que pouvaient faire mes amis ? Ils aimaient mieux attendre que de le pousser aux dernières extrémités. Les autres se réjouissaient de mon chagrin et de ma colère. — C’est bien fait, disaient-ils ; pourquoi aime-t-elle un impie ? Ils disaient cela pour paraître bons catholiques et n’être pas dénoncés par Masolino. Comme il ne se méfiait pas d’eux, ils eussent pu me délivrer, mais aucun ne l’a osé. Tartaglia l’eût tenté par adresse, mais quand j’ai pu échanger des lettres avec lui sous la porte, et savoir que tu te soumettais et ne manquais de rien, j’ai cru devoir me soumettre aussi. Quand je ne l’ai plus vu revenir, j’ai cru que je deviendrais folle, et j’avais commencé à couper mes draps pour me sauver par la fenêtre. Je m’y serais tuée.

Heureusement, mon parrain Felipone a pu me faire passer un mot où il me disait : Tout va bien, patience ! J’ai pris patience. Toute la nuit dernière, n’entendant pas remuer Masolino, je me suis doutée qu’il ne renonçait pas à me garder sans avoir quelque mauvais dessein contre toi, et j’ai travaillé jusqu’au jour à me délivrer. J’avais réussi à entamer le mur de ma chambre auprès de la porte, dans l’espérance de faire tomber les gonds. Mais la fatigue m’a forcée de dormir une heure. Quand j’ai ouvert les yeux, Vincenza était auprès de mon lit.

— Lève-toi vite, m’a-t-elle dit, cache-toi la figure avec mon châle, et cours à la ferme des Cyprès. Dans quelques moments, je sortirai ; je refermerai la porte comme si de rien n’était, et je m’en irai te rejoindre.»

Voilà comment j’ai été sauvée. J’ai fait avertir Olivia et Mariuccia ; j’ai passé la journée à Mondragone, que l’on garde toujours avec grand soin. J’ai ri et sauté de joie avec Tartaglia ; j’ai fait danser mon oncle le capucin, malgré lui ; j’ai oublié que j’étais en deuil de mon frère. Quand je m’en suis souvenue, j’ai pleuré de repentir. Je lui ai commandé un enterrement honorable et beaucoup de messes. Puis, ayant pris, de Felipone, toutes les informations nécessaires sur le lieu de ta retraite… me voila !

— Mais tu connaissais donc tous les recoins de ce désert ? Comment, sans voir clair, as-tu pu arriver ici ?

— J’ai pris le chemin de Rocca-di-Papa, qui est facile, et puis, au moment de monter la côte, j’ai observé un gros rocher que Felipone m’avait indiqué, qui se trouve placé sur deux autres. Il ne fait pas si noir dehors que cela te semble d’ici. La lune est voilée cette nuit, mais on voit. Je savais qu’avec un peu de mémoire et d’adresse, on peut entrer par là dans la gorge del buco. Il n’y a pas de sentier ; mais la distance est courte, et tu vois, je ne suis pas fatiguée.

— Mais tu n’as pas dormi la nuit dernière ?

— J’ai dormi une heure ; il y avait presque une semaine que cela ne m’était arrivé.

Elle me montra, sur ses épaules et sur ses bras, les marques bleues des coups qu’elle avait reçus. Elle souriait en me racontant ses tortures.

— Pauvre Masolino, disait-elle, je te pardonne, c’est tout ce que je peux faire. Cela me dispensera de te regretter. À présent que je retrouve ce que j’aime, je suis fâchée de n’avoir pas souffert davantage : mon mal n’est pas en proportion de mon bien !

Je la forçai de prendre du repos. Étendue sur le lit de sable et de feuilles, la tête appuyée sur mes genoux, elle s’endormit de ce beau sommeil tranquille que je contemple toujours avec ravissement. Je passai la nuit à la regarder, dans une muette béatitude ; je ne pensais pas ; je vivais de cette seule idée : elle est à moi maintenant et pour toujours ! Le lieu où nous étions me semblait délicieux, la voix claire de la cascade était devenue une musique céleste. La faible lueur de la lanterne dessinait des silhouettes d’architecture bizarres et réjouissantes sur la muraille crevassée. Le morceau de la tenture assujetti, au bas de l’ogive, par des pierres, se gonflait comme une voile, à l’air vif refoulé vers nous par la chute d’eau. Ce vestige de quelque antique décoration du manoir de Mondragone, apporté là sans doute par Vincenza pour préserver le docteur, n’était pas en tapisserie, comme je l’avais cru d’abord ; c’était tout bonnement une ancienne peinture sur toile arrachée de son cadre, une mauvaise imitation de la mauvaise manière de l’Albane, usée, frottée, disparue, mais au centre de laquelle un amorino blême et maniéré avait résisté à la destruction et se découpait encore sur un fond d’arbres noirs et opaques. Il me sembla que ce pauvre Cupidon se réchauffait à la douce atmosphère de notre braise, et que, ravi de revoir la lumière, il essayait de se détacher du fond où l’artiste l’avait si cruellement incrusté, pour venir, comme un papillon de nuit, brûler ses ailes éraillées à la bougie.

Dès la pointe du jour, ma chère maîtresse s’éveilla et voulut partir pour Grotta-Ferrata, où l’on avait porté les corps des deux bandits chez les religieux basiliens. Morts sans confession, en état de péché mortel, ils devaient n’avoir de prières que celles de la piété individuelle, et ne recevoir la sépulture que dans un lieu à part du cimetière consacré.

Ce fut un nouveau déchirement de cœur pour moi que de quitter encore ma Daniella. Il me semble maintenant, dès qu’elle est seulement à deux pas de moi, que je vais la perdre de nouveau, et je m’inquiète comme la mère la plus nerveuse et la plus puérile pour son unique enfant.

Je la reconduisis jusque vers les trois rochers où elle devait reprendre la route. En avançant avec précaution dans ces inextricables taillis ondulés et semés de blocs de lave, comme la forêt de Fontainebleau est semée de grès, nous vîmes combien il y est facile d’échapper à des poursuites. Daniella examinant la localité au jour, se rassura au point de me permettre de faire l’école buissonnière pour retourner à ma poivrière de la Maledetta.

En étudiant les sinuosités du terrain le long des ruisseaux, je m’exerçai à savoir me rendre aussi invisible, en cas d’alerte, que si je n’eusse fait autre chose en ma vie que ce métier de chevreuil.

Je fis donc une promenade de deux heures, et plusieurs croquis de ces charmantes retraites, sans m’éloigner notablement de mon refuge et sans apercevoir bêtes ni gens. Après quoi, je refis le chemin que j’avais fait avec Daniella, afin d’aller l’attendre dans le voisinage des trois pierres.

Rassuré par l’impunité de la solitude, j’approchais, sans trop de précautions, de la lisière un peu plus éclaircie du chemin, lorsque j’entendis un galop de chevaux sur le sable. Je me blottis dans les broussailles pour regarder passer les cavaliers, l’ennemi peut-être. Quelle fut ma surprise de reconnaître Otello portant avec une orgueilleuse aisance la dame voilée ! Elle était suivie du groom du prince, chevauchant à distance respectueuse, comme il eût fait dans les allées du bois de Boulogne.

Je me baissai davantage, car il me sembla qu’elle avait tourné la tête avec insistance de mon côté. Elle fit environ vingt pas en me dépassant, et, tout à coup, sautant légèrement à terre, presque sans arrêter son cheval, elle jeta la bride à son jockey, et, relevant adroitement sa jupe d’amazone, elle vint à moi en courant.

Quand elle fut tout près du buisson où je restais immobile, espérant encore que sa fantaisie la pousserait dans un autre sens, elle m’appela, à voix basse en me donnant du Valreg tout court. Étonné de la rencontrer dans cette forêt quand je la croyais en mer, je pensai que quelque événement fâcheux était arrivé à ses compagnons de voyage, et lui faisant signe de ne pas s’arrêter et de ne pas parler, je la conduisis à quelque distance dans les blocs de rochers.

Quand nous fûmes en sûreté : — Ne craignez rien, dit-elle en s’asseyant résolument et en jetant son chapeau comme pour respirer. Je vois que vous vous cachez mal, et je suis plus prudente que vous ; car vous vous laissez apercevoir et moi j’ai dit au groom de se cacher un peu plus loin avec les chevaux, pour ne pas éveiller l’attention des passants. Nous pouvons causer cinq minutes, j’imagine. Dites-moi pourquoi vous êtes-là ! Vous n’avez donc pas pu rentrer encore à Mondragone ?

— Non, madame ; ce ne sera que pour la nuit prochaine.

— Vous êtes là tout seul ?

— Oui, pour quelques instants.

— Qui attendez-vous ? Daniella, je parie ? Je viens de la rencontrer à Grotta-Ferrata, à la porte du monastère, au milieu d’un enterrement. J’ai eu une émotion affreuse ; j’ai cru qu’il vous était arrivé malheur et que c’était vous qu’elle conduisait au cimetière. J’ai failli m’arrêter pour lui parler, à cette fille ! mais elle ne me voyait pas, elle était absorbée. Il aurait fallu approcher trop, et attirer tous les regards sur moi. J’ai espéré que les passants me diraient quelque chose ; je n’ai pas rencontré une âme jusqu’ici, où, en regardant toujours avec attention, pour tâcher de découvrir un paysan qui me renseignerait sur ce mort, je vous ai aperçu. Ah ! Valreg, que je suis heureuse de vous voir là vivant !

Ces dernières paroles furent dites avec l’accent saccadé et la physionomie nerveuse qu’elle avait à Tivoli, et je crus devoir la remercier avec un très-froid respect de l’intérêt qu’elle prenait à moi.

— Je ne me serais jamais consolée d’un pareil événement, dit-elle d’un air préoccupé. Mais est-ce que c’est Felipone qui a été tué ?

— Non, Dieu merci, ce n’est personne qui vous intéresse.

— Mais, pardon, peut-être ! Ce n’était pas pour un inconnu que la Daniella se trouvait là en prières ?

— Parlons brièvement ; le temps me presse. Masolino Belli a été tué cette nuit par Felipone, en cherchant à nous assassiner. Moi, j’ai tué Campani.

— Pour tout de bon, cette fois ?

— Pour tout de bon. Si vous eussiez bien regardé, Masolino n’était probablement pas seul à la porte du cimetière.

— Vous avez tué ce brigand vous-même ? Donnez-moi votre main, Valreg ! J’aime à serrer la main d’un homme qui vient de tuer son ennemi. C’est si rare, au temps où nous vivons, de faire acte d’énergie et de vengeance !

— Cet homme n’était pas plus mon ennemi qu’un loup ou un serpent qui se jetterait sur moi, lui dis-je en touchant froidement la main qu’elle me tendait, et en examinant la singulière expression de férocité exaltée que prenait cette tête fantasque. Je suis le mortel le moins vindicatif qui se puisse imaginer.

— Valreg ! reprit-elle en s’animant, vous ne vous connaissez pas ! Vous êtes, avec votre sang-froid modeste, de la trempe des héros !

— Moi ?

— Ne riez pas, je parle sérieusement. Ce que vous avez fait pour moi en vous exposant à de pareilles aventures vous assure à jamais mon admiration et ma reconnaissance.

Il n’était ni galant ni habile de la détromper ; mais elle parlait avec une telle vivacité, que je me hâtai de dire la vérité, à savoir, que je m’étais exposé par reconnaissance pour ses compagnons, et non pour elle, que je n’avais pas même pressentie sous son voile, dans la Befana.

— C’est impossible, dit-elle en riant ; vous m’aviez reconnue !

— Je ne vous avais pas seulement regardée, je vous en donne ma parole d’honneur.

— C’est prendre beaucoup de peine pour repousser un sentiment de reconnaissance bien pur et bien calme de ma part, reprit-elle en se levant avec une agitation qui démentait ses paroles. J’avais cru, en vous voyant enrôlé tout gratuitement dans mon escorte, pouvoir attribuer ce dévouement à une amitié chevaleresque. Il me semblait que vous me deviez cette amitié-là, à moi qui vous ai si courageusement offert mon amour, et qui, malgré l’outrage que vous m’avez fait de le dédaigner, vous ai gardé un attachement, une estime sincères.

— Si ce sont là vos sentiments pour moi, c’est moi, en effet qui vous dois de la reconnaissance, mais je n’ai pas eu l’occasion de vous la montrer. Voilà tout ce que je voulais dire. Et, à présent, voulez-vous me permettre de vous demander où sont vos amis, et comment il se fait que vous erriez séparée d’eux et seule dans ce pays sauvage ?

— Ce pays n’est sauvage qu’en apparence. Il y a, à mi-côte de ce rocher et tout près de ce village, de petites villas où j’ai demeuré l’année dernière avec ma tante ; j’en vais louer une pour quelques jours avant de me décider à prendre un parti.

— Mais le prince ?…

— Eh bien, le prince !… dit-elle en riant, le prince et le docteur, avec leurs cuisiniers et leurs marmitons, font, en ce moment, voile vers Livourne ou vers Ajaccio ; que sais-je ? Cela dépend du vent qu’il fait, et je ne m’en soucie guère. Est-ce que j’aime le prince, moi ? est-ce que je lui appartiens ? est-ce qu’il a le moindre droit sur moi ? Je suis libre ; j’ai eu envie de me marier, je lui ai fait l’honneur de le choisir, je me suis ravisée ; après ?

— Je ne me suis permis aucune réflexion ; je vous demandais seulement si ces aimables et braves personnes étaient en sûreté.

— Parfaitement, puisqu’elles se sont embarquées hier à la pointe du jour. Vous voulez savoir nos aventures ! Oh ! elles sont moins brillantes que les vôtres. Nous avons traversé en voiture un affreux pays plat où j’aurais dormi de grand cœur si le prince ne m’en eût empêchée en dormant lui-même. Imaginez, mon cher, la plus utile et la plus opportune découverte ! Le prince ronfle à couvrir le bruit d’une voiture lancée à fond de train ! J’ai une horreur particulière pour cette infirmité. Mon cher oncle, lord B***, s’endort tous les soirs dans un coin du salon de sa femme, et il ronfle ! Le prince ronfle absolument de la même manière que lui ; une manière si ridicule, si inconvenante, si irritante et à la fin si effrayante, qu’en traversant la forêt de Laurentium, je crus que tous les buffles des marécages couraient après nous. Je me jurai de n’être jamais la femme d’un homme qui ronfle, et j’éveillai le docteur pour le lui déclarer, pendant que son ami continuait à ronfler. Le docteur essaya de me ramener à ce qu’il appelait la raison ; mais quand il eut épuisé son éloquence pour me convaincre, savez-vous ce qu’il imagina ? Je vous le donne en cent !

— Il voulut vous retenir malgré vous ?

— Mieux que ça ! il m’offrit son cœur et ses cinquante-cinq ans ! Vous me direz qu’il est plus beau que le prince ; mais il n’est pas prince : il est roturier et républicain, et il mange deux fois plus que le prince, qui mange déjà deux fois trop puisque ça le fait ronfler.

J’avais fort envie de rire, continua Medora, mais je préférai me fâcher, afin d’en finir plus vite. Le prince n’entendit rien, ce qui donna à son lourd sommeil un ridicule de plus. Quand nous fûmes sur la grève, il bailla d’une manière indécente et remplit la voiture d’une odeur de vieux cigare, mêlée à je ne sais quels vieux parfums de lavande attachés à sa barbe. Se parfumer de lavande ! c’est tout ce que j’exècre ! Je le pris en horreur, et, sautant sur le sable, je déclarai que j’avais réfléchi et changé d’idée ; que je ne voulais plus me marier ni m’enfuir, mais retourner sur l’heure chez ma tante Harriet.

Mon pauvre prince parla de se brûler la cervelle ; le docteur se chargea de l’en empêcher dans le cas où il en aurait réellement envie, et, comme ledit docteur était fort piqué de mes dédains pour lui, il voulut démontrera son ami que j’étais une tête folle et un démon. Le pauvre prince prenait mon parti et s’accusait, la discussion menaçait de se prolonger, mais le jour grandissait. Les gardes-côtes paraissaient au loin. Le patron de l’affreuse petite chaloupe, où je n’eusse pas voulu embarquer seulement un de mes souliers, s’impatientait et menaçait de prendre le large sans passagers. Je coupai court à la situation en m’élançant sur Otello, que le groom avait amené sur nos traces, et en disant des choses désagréables à mes vieux Lindors pour les dégoûter de me retenir. Puis, je saisis un moment où le prince, surpris par une quinte de toux, ne pouvait plus se pendre à la bride d’Otello, pour faire un temps de galop comme je n’en ai fait de ma vie. Le prince eut la générosité de vouloir me laisser un de ses domestiques pour me ramener à Rome ; mais tous étaient compromis, sauf le groom, qui consentit à suivre ma destinée. Je le vis courir après moi, mais je ne me laissai rejoindre par lui que lorsque j’eus vu, de mes propres yeux, la chaloupe en mer et la grève déserte.

Alors j’ai été prendre du repos à Albano ; et, comme aucun mandat d’arrêt ne menace ma liberté, mais que j’aime autant ne pas afficher mes sottes velléités de mariage et le risible dénouement de mon aventure romanesque, je suis partie d’Albano, ce matin avant le jour, pour aller, comme je vous l’ai dit, à Rocca-di-Papa, où je suis certaine de ne trouver en cette saison aucun être civilisé qui me connaisse, et où la solitude ne conseillera ma conduite à venir.