La Daniella/56

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Librairie Nouvelle (2p. 276-287).
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LVI


Nous retrouvâmes Brumières, non plus dans la niche, mais dans le Pianto, où Orlando, voyant l’heure du mariage écoulée, l’avait conduit et laissé à lui-même. Le pauvre garçon nous fit beaucoup de peine. Il s’était défendu avec tant de rage, qu’il était courbaturé à ne pouvoir bouger sans de vives douleurs. De plus, le chagrin, la honte et le colère lui avaient donné la fièvre. Orlando, en le délivrant de l’humiliation de la niche, lui avait tout appris. Il était comme hébété de désespoir et d’étonnement.

Nous le conduisîmes chez nous, où nous lui fîmes un lit et de la tisane. Il dormit quelques heures et se sentit mieux ; mais il ne voulut pas laisser mettre le fauteuil où nous le fîmes asseoir, sur la terrasse du casino. Il semblait qu’il ne voulût pas voir le jour. Il disait, moitié pleurant, moitié riant, que les nuages et les oiseaux se moqueraient de lui. Il traduisait la plaintive chanson des grandes girouettes en un rire satanique.

Quand il vit qu’il n’y avait aucune ironie dans l’intérêt que nous lui exprimions, il se rasséréna un peu, et nous nous convainquîmes bientôt que son dépit et sa contrariété passeraient aussi vite que son amour était venu. Il n’avait jamais aimé Medora avec le cœur. Il manquait une belle affaire et il la manquait ridiculement il n’avait guère d’autre souci.

Malgré cette mauvaise situation, il se montra homme d’esprit, et par conséquent équitable.

— Elle m’a joué, dit-il ; elle a ri cruellement de ma mésaventure, cela devait être. Elle avait barre sur moi à cause de cette sotte liaison avec la Vincenza. Avec un peu de raison et de justice, elle aurait pu se dire que je n’aimais qu’elle, et que, si j’avais subi la fermière jusqu’au dernier moment, c’était bien faute de savoir comment me débarrasser d’elle sans esclandre. Mais une femme orgueilleuse comme Medora ne peut pardonner ce qui semble un outrage à sa beauté et à sa puissance. C’était la seconde fois qu’elle se trouvait en rivalité avec une de ces femmes qu’elle considère comme appartenant à une race inférieure à la sienne. Elle ne pouvait avaler cela. J’ai payé pour deux ! Quant au prince, il a fait ce que j’eusse fait sans scrupule à sa place, et je pense vous avoir prouvé hier que, si je ne lui cherche pas querelle, ce n’est pas par poltronnerie. Il me semble qu’une provocation ferait croire à Medora que je suis inconsolable. Or, il n’en est point ainsi. Ma colère se passe, et ma consolation se trouvera.

Le personnage à qui Brumières rendit encore plus de justice fut Felipone. Il nous raconta avec émotion, et avec plus de couleur que je n’en puis mettre dans ce récit, ce qui s’était passé entre lui et le fermier.

— Cet Italien ventru est un homme, nous dit-il, un homme de rare énergie que j’aurais bien voulu étrangler, cette nuit, à cause de sa force physique, mais dont, malgré tout, j’étais obligé d’admirer la force morale. Je ne sais pas si c’est lui qui a eu l’idée de m’attirer dans ce piége, mais j’y ai donné complètement. C’est la Vincenza, perfide ou résignée, qui est venue me dire, à Piccolomini, que Medora me demandait. Celle-ci était montée dans sa chambre à huit heures, après avoir reçu et agréé mon bijou étrusque au jardin. Moi, j’avais couru si vite sur les chemins à pic de Tusculum, que je n’en pouvais plus. Devant me lever avant le jour, je m’étais jeté sur mon lit. N’importe, je me relève, je m’habille, je crois que Medora m’attend au jardin ou dans le casino de Baronius, où nous avions coutume de babiller souvent jusque minuit. Je retrouve la Vincenza dans l’escalier.

» — C’est chez mon mari qu’on vous attend, me dit-elle.

» Je soupire d’avance, et me voilà courant de plus belle. Arrivé à la ferme, je commence à me dire que Felipone veut, en effet, se débarrasser de moi. Mais le jockey de Medora vient à moi et me dit que sa maîtresse est dans la chambre basse, celle qui communique avec le souterrain. Je sentais de plus en plus le piége ; mais que faire ? Si Medora était là, en effet, pouvais-je reculer ? À peine entré dans cette maudite chambre, où je ne voyais pas la moindre lumière, je me sens pris dans une couverture qui m’enveloppe la tête, et j’ai beau crier et jurer, on m’importe dans le souterrain comme on ferait d’un petit enfant. Arrivé dans la fameuse cuisine, je suis lié et bâillonné par plusieurs personnages dont l’un m’est inconnu. Felipone était l’autre. Cette fois il y avait de la lumière.

» Je pensais qu’on allait m’égorger ; aussi, je me défendais en désespéré, et j’essayais de hurler comme un diable. Une demi-heure de résistance enragée ne m’a servi de rien, sinon, qu’à me laisser brisé et épuisé. Eh bien, pendant tout ce temps, Felipone était admirable de sang-froid, je devrais dire héroïque ; il me terrassait encore plus par là que par la force de ses muscles. Au milieu de mon exaspération, j’entendais les courtes phrases qu’il me jetait de temps en temps :

» — Signore, vous êtes imprudent de vous tant défendre… Vous me teniez sans pitié… J’ai juré de ne pas vous faire de mal… jugez si j’ai de la peine à tenir parole. Ne m’injuriez pas, ne me faites pas perdre patience. Il m’en faut beaucoup ! »

Et, de temps en temps, il s’adressait à son acolyte : « Tu vois, Orlando, si je le blesse et si je le serre trop fort. À moins de l’embrasser et de lui dire que je l’aime, que puis-je faire de mieux ?

» Quand ils m’eurent attaché comme une momie et porte dans la niche, au moyen d’une double échelle, Felipone resta au moins cinq minutes à me regarder attentivement. L’autre était descendu.

— Vous voilà bien couché, signore mio, me dit-il ; vous pouvez faire un somme et oublier ceux à qui vous avez ôté le sommeil pour toujours. On m’a dit que vous aimeriez mieux être mort que vexé comme vous voilà, pendant que votre maîtresse s’en va se marier avec un autre, et rit de vous savoir où vous êtes. Voilà pourquoi je ne vous ai pas enlevé un cheveu. Pourtant, je vous le dis, il faudra vous en aller ; je ne réponds de moi que jusqu’à demain.

» Et, en me parlant ainsi, il souriait toujours ; mais je commençais à trouver son hilarité pétrifiée plus effrayante que celle des diables du Jugement dernier de Michel-Ange. »

— Vous voyez, dit Daniella à Brumières, il faut vous en aller ! vous n’êtes pas hors de péril.

— Certes, je le sais bien ! et dès que je pourrai mettre un pied devant l’autre, je quitterai ce maudit pays sans vouloir y rencontrer une figure humaine.

La Mariuccia vint nous voir dans la soirée. Brumières voulut être présent au récit qu’elle nous fit de la réconciliation de Medora avec sa tante, et pria notre petite tante, à nous, de ne pas lui épargner un détail des railleries dont il avait dû être l’objet. Mais on n’avait rien su à Piccolomini de sa triste aventure. On pensait seulement qu’il avait été congédié la veille et qu’il était parti dans la nuit. On s’en réjouissait. La Medora avait fait très-bien les choses. Elle était entrée chez sa tante au moment du déjeuner ; elle s’était mise à genoux pour demander pardon de toutes ses révoltes. Lady Harriet lui avait fait un bon sermon sur sa manière de vivre, sur ses courses, le soir et le matin, à des heures indues, et, sur son intimité inconvenante avec M. Brumières. En ce moment, le prince, qui se faisait petit et gentil derrière la porte, s’était jeté aussi aux pieds de milady, en se déclarant l’heureux époux ; et l’on avait déjeuné ensemble de bonne amitié.

Le lendemain matin, le prince vint à Mondragone de très-bonne heure, et voulut voir Brumières.

— Monsieur, lui dit-il, je vous ai fort contrarié et suis prêt à vous en rendre raison ; mais, avant tout, je veux vous tirer d’un danger que mon intendant Benvenuto m’a fait connaître, et qui s’aggrave d’un instant à l’autre. Je ne quitte ce pays-ci qu’après-demain. Je vous prie donc d’accepter ma voiture et l’escorte d’Orlando et de Benvenuto, aujourd’hui même, jusqu’à Rome. De là, vous gagnerez Civita-Vecchia avec le même Orlando, qui m’y attendra pour l’embarquement. Vous pourrez, vous, vous embarquer dès demain. Nous nous reverrons ensuite où, quand et comme vous voudrez.

Brumières refusa ; mais l’entrevue se termina par une poignée de main.

Une heure après, lord B*** vint, avec sa voiture, chercher Brumières pour le conduire jusqu’au bateau à vapeur. Felipone n’avait pas reparu depuis que nous l’avions rencontré à Rocca-di-Papa. Benvenuto, qui se démenait et s’ingéniait pour ne pas laisser ensanglanter le prologue de ses belles destinées, pensait que le fermier guettait sa proie, et il avait averti lord B*** de sauver au moins la vie au pauvre amoureux éconduit.

Brumières nous quitta en nous donnant de sincères témoignages d’affection et de gratitude, en nous priant de donner de sa part à la Vincenza le bijou étrusque que Medora venait de lui renvoyer.

— Voulez-vous donc faire tuer la Vincenza par son mari ? lui dit Daniella. Gardez ce présent pour la première duchesse à qui vous ferez la cour.

Brumières pâlit à l’idée de la situation terrible où il laissait la Vincenza, et sourit à celle d’une plus brillante conquête. Nous vîmes bien que ses déceptions ne l’avaient pas guéri de la manie des grandes aventures.

Le prince et la princesse partirent pour Gênes le jour où expirait la permission de séjour du prince dans les États romains. Nous ne revîmes pas Medora. Le prince vint nous faire ses adieux, ses protestations d’amitié et ses offres dans le cas où je voudrais aller décorer son palais.

Benvenuto ne voulut accepter de moi aucune espèce de récompense pour les services qu’il m’avait rendus.

— Je suis plus riche que vous, maintenant, me dit-il, et si jamais vous êtes dans la gêne, souvenez-vous de l’ami Tartaglia, qui sera heureux de vous obliger.

Lady Harriet, se sentant tout à fait remise, congédia la Vincenza le jour même. Celle-ci vint nous trouver pour savoir si nous avions des nouvelles de son mari.

— Quoi ! lui dit ma femme indignée, tu nous demandes cela avec cette tranquillité ?

— Je sais, répondit l’effrontée petite créature, que M. Brumières est en sûreté et que Felipone ne fera pas de malheur.

— Lequel des deux vous intéresse ? lui demandais-je.

— Eh ! mon pauvre mari, puisque l’autre me trompait.

— Et tu ne crains rien pour toi-même ? dit Daniella.

— Que veux-tu que je craigne ? J’ai aidé Felipone à se venger en faisant manquer le mariage.

— Et tu es sûre de le gouverner encore ?

Chi lo sà ! répondit-elle ; mais je suis sûre qu’il ne me fera point de mal.

— Et tu ne crains pas qu’il ne s’en fasse à lui-même ?

— Qu’il ne se tue ? Oh ! si tous les maris trompés se punissaient comme cela de leur confiance, nous serions toutes veuves !

Il n’y avait pas à la chapitrer. C’est une nature insouciante et audacieuse.

— Va, au moins, soigner les neveux de ton mari, lui dit Daniella. Si je ne m’étais occupée d’eux depuis quelques jours, je crois qu’ils auraient fait maigre chère.

— Bah ! tu t’intéresses à ces petits singes ? Moi, ils m’ennuient et me dégoûtent !

— Alors je les plains, si ton mari ne revient pas. Pour qu’il oublie ainsi ces pauvres créatures, il faut qu’il soit bien loin ou bien tourmenté.

Daniella parlait encore lorsque Felipone entra dans le Pianto où nous étions en ce moment. Sa femme alla à lui pour l’embrasser. Il la baisa sur les deux joues avec la même aisance que si rien ne se fut passé, et la pria doucement d’aller mettre un peu d’ordre à la maison.

— Passe devant, lui dit-il, et enlève les matelas et les couvertures restés dans la befana. Je vais t’aider.

Elle descendit l’escalier du Pianto en chantonnant, et en nous jetant, à la dérobée, un regard de triomphe moqueur qui semblait dire : « Vous voyez ce pauvre homme ! »

— Mes enfants, nous dit le fermier en nous serrant les mains, priez pour moi, vous qui croyez… Je suis un homme bien à plaindre.

Sa bouche ne cessa pas de sourire en proférant ce premier et dernier aveu de son désespoir.

— C’en est fait de la Vincenza ! me dit Daniella.

— Suivons-le !

— À quoi bon ? Aujourd’hui ou demain, elle est condamnée !

— Peut-être que non ! Le premier moment est le plus à craindre.

Je m’élançai sur les pas du fermier : mais il avait pris si rapidement l’avance, que je trouvai la porte tournante déjà fermée et verrouillée en dedans. Je frappai en vain, on n’ouvrit pas. Cette porte massive a au moins six pouces d’épaisseur, et ne laisse point passer le bruit qui se fait dans la befana, masquée qu’elle est, de ce côté-là, par un second mur en briques et une autre porte bien jointe.

Je collai en vain mon oreille contre la fente imperceptible que le tour laissait entre le bois et l’encadrement de pierre. Plus de cinq minutes se passèrent sans que j’entendisse d’autre bruit que celui des pas de ma femme, qui venait me rejoindre Puis il nous sembla que quelqu’un se jetait dans l’intervalle des deux portes en murmurant des paroles confuses ; et aussitôt nous distinguâmes la voix claire du fermier qui disait : Basta ! (c’est assez). La seconde porte, en se refermant, nous sembla couvrir, de son bruit sourd, un cri étouffé, et tout rentra dans le silence.

— Ces agitations te font mal, dis-je à Daniella, qui tremblait et ne pouvait plus se soutenir. Je ne veux plus te voir suivre ce cauchemar. La vie de ton enfant est plus précieuse que celle de Vincenza. Va-t’en, et prends patience, si tu m’aimes. Je te jure que je vais faire tout ce qui sera humainement possible pour empêcher Felipone…

— Il n’est plus temps, va ! me dit Daniella. Je ferai ce que tu veux. Tâche de savoir ce que va devenir mon pauvre parrain.

Elle quitta ce lieu sinistre, et je sortis de Mondragone pour courir à la ferme, sans espoir de pénétrer par là dans le chemin souterrain (Felipone avait dû prendre ses précautions), et sans beaucoup de chance d’arriver à temps, quand même le passage serait libre. Le tour qu’il faut faire pour retourner à la porte des cours et redescendre la longueur du château en dehors, avant d’entrer sous les cyprès prend déjà au moins dix minutes ; il en faut au moins autant pour descendre l’allée en courant, et je n’osais guère courir, dans la crainte d’être observé et d’attirer l’attention sur l’événement que je voulais conjurer.

Depuis quelque temps et surtout depuis le jour où Felipone avait disparu, la ferme était à l’abandon. Les deux domestiques : étaient aux champs ; les enfants jouaient dans la petite cour. Je demandai à Gianino si son oncle était revenu. Il secoua la tête négativement, et je vis passer sur sa figure jaune et camuse une expression de tristesse et d’inquiétude que l’insouciance de son âge n’emporta qu’avec effort. J’essayai, à tout hasard, d’entrer dans la salle basse : elle était solidement fermée, comme de coutume.

J’attendis une heure. J’allai, comme en me promenant, à la prairie où est la petite chapelle qui donne issue au souterrain dans la campagne. Elle était également fermée d’un énorme ; cadenas. Je retournai à Mondragone et redescendis aux caves de la porte tournante : rien que ténèbres et silence. J’allai consulter Daniella, qui priait devant la madone du portique.

— Que faut-il faire ? lui dis-je.

— Rien, s’il a fait ce qu’il voulait ; nous devons paraître ne rien savoir. En le cherchant et en le demandant, nous l’envoyons à l’échafaud. Laissons passer encore une heure, et j’irai porter à manger à ces pauvres orphelins. Felipone les a oubliés lui si bon pour eux. Quand j’ai vu le commencement de cet abandon, je me suis dit : « C’est bien mauvais signe ! »

La journée s’écoula sans rien changer à nos angoisses.

Vers le soir, Daniella me proposa d’aller voir Onofrio.

— Si mon parrain ne s’est pas tué avec sa femme, il est là. Onofrio était son meilleur ami.

La pénétration de Daniella n’était pas en défaut. Sur les ruines du cirque de Tusculum, nous trouvâmes Felipone assis auprès du berger. Les moutons broutaient, autour d’eux, l’herbe fine de l’amphithéâtre. Le soleil se couchait ; une douce brisa effleurait, sans les agiter, les cheveux rudes et frisés du fermier.

— Voilà une belle soirée, nous dit-il en venant à notre rencontre ; on est bien ici, et vous avez raison d’y venir voir coucher le soleil.

— C’est, dit Onofrio avec son calme habituel, un des plus beaux endroits de la Campagne de Rome, et, dans les plus mauvaises journées de l’hiver, on n’y sent point de froid. C’est là que je viens me chauffer au mois de janvier. Ça ne fait de mal à personne, n’est-ce pas ? La bon Dieu ne trouve pas que ça use son soleil quand les pauvres gens, à qui l’on dispute un fagot dans ce monde, vont lui demander un peu de son grand feu.

Nous interrogions avec anxiété la figure de ces deux hommes ; il n’y avait chez eux aucun effort visible pour s’entretenir avec nous de la pluie et du beau temps. Ils semblaient continuer une conversation paisible et rêveuse.

— C’est une pauvre vie que la vie de berger, dit Felipone ; et pourtant moi qui, étant garçon, courais un peu les filles et le cabaret dans la ville, j’ai quelquefois désiré d’être seul et dévot comme ce chrétien-là. Si j’avais cru en Dieu, je n’aurais pas fait les choses à demi : je me serais fait moine ou berger. Plutôt berger, car le moine s’abrutit à recommencer tous les jours la même promenade et à marmotter d’heure en heure les mêmes prières, tandis que le berger va où il veut et dit à Dieu ce qu’il a envie de lui dire.

— Le berger a ses jours de peine et de plaisir, reprit le sentencieux Onofrio. Dans ce temps-ci il n’est pas à plaindre, et le pays où me voilà fixé depuis dix ans est des meilleurs. Mais dans ma jeunesse, j’ai eu de bien mauvaises saisons à passer, dans des endroits où je ne voyais jamais personne, et où la fièvre me tenait éveillé toute la nuit. Allez ! la nuit est bien longue quand on n’a, pour se désennuyer, que le bruit du tonnerre et les grands éclairs qui vous font voir la plaine toute bleue. On dit son chapelet en comptant les gouttes de pluie qui tombent sur le toit de paille. Si on ne croyait à rien. Felipone, on deviendrait aussi bête que les brebis que l’on garde.

— Je n’ai jamais dit que je ne croyais à rien, répondit le fermier ; je crois à la folie des hommes et à la malice des femmes.

En parlant ainsi, il fit un mouvement de la tête en arrière pour rire de son gros rire frais et sonore. Daniella me serra le bras pour me faire remarquer, entre son menton, et sa cravate, des traces d’ongles toutes récentes : la Vincenza s’était défendue.

— Où est ta femme ? lui dit-elle quand le berger se leva pour rassembler son troupeau.

— Ma femme ? dit-il d’un air étonné. Elle est à la maison je pense.

Cela fut dit si naturellement, que j’en fus complètement dupe. Nous revînmes ensemble jusqu’à la ferme. Gianino, en apercevant son oncle, se mit à courir et se jeta à son cou. Cet enfant, laid et disgracieux, mais intelligent et sensible, se pendait à lui et l’étranglait de caresses.

— Pauvre petit, dit le fermier en l’asseyant sur son épaule, il s’ennuyait sans moi.

— Est-ce que tu vas encore t’en aller ? dit l’enfant.

— Non, mon Gianinuccio ; à présent, je vas rester à la maison : je suis las de me promener.

— Et ma tante ? est-ce qu’elle ne va pas rentrer aussi

— Elle n’est donc pas revenue, ta tante ?

— Cela t’étonne ? dit Daniella à son parrain en le regardant fixement.

— Non, répondit le fermier impassible, en posant l’enfant par terre, elle aura suivi son dernier amant.

. . . . . . . . . . . . . . .


… juin.

C’est la seule explication que, depuis quinze jours, nous ayons obtenue de Felipone. Nous avons reçu des nouvelles de Brumières. Il est à Florence. Il nous dit qu’il se porte bien, et nous demande, en post-scriptum, si le fermier n’a pas trop battu sa petite femme.