Aller au contenu

La Femme du docteur/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 54-70).

CHAPITRE IV.

COMMENT FINIRENT LES VACANCES DE GEORGE GILBERT.

Les deux jeunes gens mirent sans tarder à exécution l’avis amical transmis par les paroles d’adieu de Mme Sleaford. La bonne se rendit chez la fruitière et revint en compagnie d’un jeune garçon malpropre qui était le propre fils de Mme Judkin, et qui traînait un baquet. Le fils de Mme Judkin entassa les malles, le sac et la valise sur le baquet, et s’éloigna avec son fardeau qui devait rester confié aux soins de la famille Judkin jusqu’au lendemain matin, après quoi Sigismund emporterait son bagage dans un cab. Cette affaire terminée, Smith et son ami descendirent dans le jardin et causèrent de l’événement qui venait de les surprendre.

— Je savais qu’ils devaient s’en aller, — dit Sigismund, — mais jamais je n’aurais pensé qu’ils partiraient de cette façon. J’en suis tout stupéfait. Vois-tu, George, je m’étais attaché à eux et j’étais presque de la famille. Maintenant il me serait impossible de reprendre pension quelque part.

George semblait presque aussi affecté que son ami, bien que ses relations avec les Sleaford remontassent à peine à vingt-quatre heures.

— Mais ils devaient savoir avant aujourd’hui qu’ils allaient partir, — dit-il. — On ne s’en va pas comme cela en Amérique d’une heure à l’autre !

Sigismund appela la fille de cuisine, et les deux jeunes gens la soumirent à un rigoureux interrogatoire ; mais elle ne put rien leur dire de plus que ce qu’elle leur avait débité tout d’une haleine la première fois.

M. Sleaford a pris son déjeuner à près d’une heure, puisque j’ai fait cuire les pommes de terre pour le dîner des enfants avant de préparer ses œufs. Après cela il est sorti, puis il est revenu dans un hansom à trois heures de l’après-midi, et il a dit à madame de faire les paquets et au cocher du hansom d’envoyer une voiture à quatre places de la première station qu’il trouverait, à six heures précises. Puis on a envoyé la majeure partie des bagages chez la fruitière et le reste a été mis sur la voiture ; et Master Horace est monté à côté du cocher pour fumer un de ces mauvais cigares à un sou qui le rendent toujours malade. Quant à M. Sleaford il n’est pas monté dans la voiture, mais il est parti d’un air aussi tranquille que possible, faisant des moulinets avec sa canne, et redressant la tête aussi fièrement que jamais.

Sigismund demanda à la fille si elle avait entendu l’adresse donnée au cocher.

— Non, — répondit celle-ci ; — M. Sleaford n’a pas donné d’adresse. Il a dit au cocher d’aller au pont de Waterloo ; c’est tout ce que j’ai entendu.

L’étonnement de Smith ne connaissait pas de bornes. Il parcourait en tous sens la maison déserte et les allées du jardin, envahies par les herbes, longtemps après l’apparition de la lune brillante qui découpait nettement le contour des feuilles et des branches sur le sol splendidement éclairé.

— Jamais de ma vie je n’ai vu pareille chose, — s’écriait le jeune auteur, — c’est plus fort que les journaux à un sou. À l’exception du départ dans un fiacre au lieu d’une porte secrète ou d’un passage souterrain, c’est exactement comme dans les journaux à un sou.

— Mais tu pourras toujours trouver où ils sont allés et pourquoi ils sont partis si vite, — suggéra George ; — leurs amis te le diront.

— Leurs amis ! — s’écria Sigismund, — jamais ils n’ont eu d’amis…, du moins d’amis qu’ils allassent voir ou quelque chose de ce genre. Parfois Sleaford amenait des amis avec lui, mais le soir assez tard, ou dans l’après-midi, le dimanche. Mais je ne les ai jamais vus, car il s’enfermait avec eux dans sa chambre, et, sans l’eau-de-vie et les cigares qu’il demandait, les côtelettes et les beefsteacks qu’il faisait préparer, et les malédictions qu’il envoyait par-dessus la rampe, à la bonne qui n’avait pas tenu les assiettes assez chaudes, on ne se serait pas douté qu’il y avait des visiteurs dans la maison. Je suppose que ses camarades étaient des gens de barreau comme lui, — ajouta Smith d’un air réfléchi ; — mais ils n’avaient pas la tournure d’avocats, car ils portaient des moustaches en croc et avaient l’allure militaire. De plus, s’ils n’avaient pas été les amis de Sleaford, je leur aurais trouvé un singulier air.

Ce soir-là les deux jeunes gens ne purent parler que d’une chose, ne penser qu’à une chose : les Sleaford et leur inconcevable départ. Ils errèrent à travers le jardin, contemplant les longues herbes parasites et les plates-bandes négligées, et la tonnelle couverte par une luxuriante vigne vierge presque étouffée par les empiétements du houblon sauvage, — cette tonnelle où les araignées tissaient leur toile, et sur le banc vermoulu de laquelle la romanesque Isabel s’était assise pendant les heures somnolentes de l’été, lisant ses ouvrages favoris et rêvant à une existence arrangée comme l’intrigue d’un roman.

Ils rentrèrent dans la maison, demandèrent de la lumière, et vagabondèrent de chambre en chambre, regardant d’un air de stupéfaction les fauteuils et les tables, les tiroirs ouverts, les meubles déplacés, comme si ces objets inanimés eussent pu leur donner la clef de ce petit mystère domestique qui les intriguait. La maison était pleine de morceaux de papier déchirés, de fragments de chiffons et de cordes, de débris de dentelles et de mousseline froissées, de brosses chauves gisant dans les coins, de tampons de foin et de paille, de clous et de vieux gants. Partout on voyait les traces du désordre et de la précipitation, excepté dans la chambre de Sleaford.

Ce sanctuaire était grand ouvert alors ; Smith et son ami y pénétrèrent et l’examinèrent. Une nouvelle chambre exhumée dans une ville enterrée depuis des siècles eût été moins intéressante pour Sigismund. Là, aucune trace de précipitation. Pas un seul chiffon de papier dans la demi-douzaine de tiroirs du bureau. Pas même une vieille enveloppe sur le parquet. Un monceau de cendres grises dans le foyer éteint révélait seul que Sleaford s’était occupé à détruire des papiers avant son départ précipité. Le chandelier qu’Isabel lui avait remis la veille au soir était sur le bureau, et la bougie en était entièrement consumée. George se rappela avoir entendu les pas pesants de son hôte arpenter la chambre en tous sens, et parfois l’ouverture et la fermeture de tiroirs, le bruit de coffres fermés et ouverts qui avaient hanté ses rêves dans cette courte nuit d’été. Tout s’expliquait alors. Sleaford avait évidemment fait ses préparatifs pour quitter Camberwell, pour quitter l’Angleterre, si toutefois il était vrai que la famille allât en Amérique.

Le lendemain, de grand matin, un monsieur très en colère arriva d’Albany Road. C’était le propriétaire de la maison abandonnée qui venait d’être informé à l’instant de la fuite des Sleaford, et qui était dans une fureur indescriptible à cause de ses trois termes en retard qu’il ne devait jamais voir probablement. Il parcourut la maison les mains enfoncées dans ses poches, ouvrant les portes à coups de pied, et parlant de ses locataires en termes fort peu flatteurs. Il pénétra dans le petit parloir où George et Sigismund déjeunaient avec des pains français spongieux et des œufs à la coque, également français, d’une fraîcheur douteuse, leur jeta des regards féroces, et marmotta quelques paroles dont le sens général était qu’il les trouvait bien impudents de banqueter de la sorte, dans sa maison, au moment où il venait d’être volé par leurs scélérats d’amis. Outre le mot scélérat, il employa d’autres adjectifs en parlant des Sleaford ; mais Sigismund quitta sa place devant la nappe malpropre, et, la bouche pleine, protesta qu’il croyait à l’honnêteté des Sleaford, et que, bien qu’éclipsé pour un instant, Sleaford ne manquerait pas de payer les trois termes, en envoyant, à la première occasion, un bon sur la poste pour le montant de sa dette. À quoi le propriétaire répondit simplement qu’il espérait que Sigismund n’aurait pas la migraine pendant tout le temps que Sleaford mettrait à payer son terme, souhait charitable qui composa à peu près toutes les politesses que le propriétaire trouva occasion de dire aux jeunes gens. Il continua sa visite des chambres, cognant les meubles avec sa canne, enfonçant les mains dans les lits pour voir si les plumes et la laine manquaient. Il se lamenta sur les déchirures des tapis, sur les éclats et les écorchures qui diapraient l’acajou, et sur l’absence absolue des poignées et des boutons partout où il était possible aux poignées et aux boutons de manquer. Chaque fois qu’il découvrait quelques nouvelles déprédations dans la chambre où nos amis prenaient leur déjeuner, il faisait mine de vouloir s’en prendre à eux pour l’indemnité.

— Est-ce là la meilleure théière que vous ayez à votre service ? Où est celle en métal anglais qui m’a coûté treize shillings six pence il y a sept ans ? D’où sort ce mauvais sucrier de cinq sous ? Il n’est pas à moi ; le mien était à facettes. Ces coquins m’ont fait pour deux cents livres de dégâts, au moins. À la rigueur, j’oublierais encore les termes. Mais les termes ne sont qu’une partie insignifiante du dommage qu’ils m’ont causé.

Le langage du propriétaire devint alors trop vif pour être reproduit ici, et il s’en alla tout en jurant dans le jardin. Ce que voyant, George et Sigismund ramassèrent leurs objets de toilette et les quelques vêtements qu’ils avaient gardés pour la nuit, et, les jetant à la hâte dans un sac de nuit, ils s’enfuirent prestement et avec terreur, après avoir donné chacun une demi-couronne à la servante et reçu d’elle la promesse solennelle qu’elle écrirait à Sigismund, au Temple, si elle apprenait la moindre chose sur les Sleaford.

Donc, par une belle matinée d’été, Gilbert quitta la vieille maison qui, pendant près de sept ans, avait abrité Sleaford, sa femme, et ses enfants, le jardin en friche dans lequel Isabel avait passé les heures si nombreuses d’oisiveté de ses jeunes années, et la tonnelle de vigne vierge à l’abri de laquelle elle avait rêvé des fantaisies brillantes et sentimentales, les yeux fixés sur les pages de ses romans.

Les jeunes gens prirent une voiture à la première station qu’ils rencontrèrent et se firent conduire chez la brave fruitière qui avait donné asile à leurs bagages. Ce fut, sans doute, une heureuse circonstance pour eux que les malles et la valise eussent été déposées dans cet humble sanctuaire, car le propriétaire n’était pas d’humeur à s’arrêter aux détails et eût volontiers confisqué la maigre garde-robe de Sigismund et les chemises toutes neuves que George avait apportées à Londres.

Mme Judkin reçut une petite gratification, et nos deux jeunes gens partirent pour le logis de Sigismund où ils campèrent et où ils s’arrangèrent assez bien malgré une apparence quelque peu bohémienne.

— Tu prendras la chambre de Morgan, — dit Sigismund à son ami. — Pour moi, je me ferai un lit dans le salon ; les matelas et les couvertures ne manquent pas.

Le soir, assez tard, ils dînèrent dans une taverne célèbre dans les environs du sanctuaire où la Loi et la Justice ont établi leur quartier général. Après le dîner, Sigismund demanda l’Annuaire du Barreau.

— Nous découvrirons sans doute là dedans quelque chose sur Sleaford, — dit-il.

Mais l’Annuaire du Barreau resta muet sur Sleaford. En vain Sigismund et George explorèrent-ils tour à tour le long catalogue des praticiens dont le nom commençait par la lettre S. Ils trouvèrent des Saint-John et des Simpson, des Saint-Évremond et des Smither, des Standish et des Sykes. Il y avait toutes les variétés d’appellations, aristocratiques et plébéiennes, mais le nom de Sleaford n’y figurait pas. Les jeunes gens rendirent le volume au garçon, et rentrèrent au logis, en se demandant avec étonnement comment il se faisait que le nom de Sleaford ne figurât pas parmi ceux de ses confrères.

Il me reste peu de choses à dire des quelques jours que George passa à Londres après ces événements. Il visita les théâtres avec son ami et s’assit dans des loges de cintre étouffantes où se concentraient les émanations du populaire qui hante les théâtres dans les jours caniculaires. Sigismund le conduisit à plusieurs fêtes en plein air, où il put voir des feux d’artifice, des polkeurs, et de la bière en bouteille. Pendant les journées, George en était réduit à errer par les rues, regardant les devantures, coudoyé et regardé de travers parce qu’il occupait le mauvais côté du trottoir, ou bien à s’asseoir sur le rebord de la fenêtre de la chambre de Sigismund contemplant la cour sur laquelle elle ouvrait, ou suivant du regard la plume grinçante de son ami courant fiévreusement sur le papier. Tout sacrés que soient les devoirs de l’hospitalité, ils doivent néanmoins plier devant les exigences de la presse à un sou, et Sigismund était un assez maussade compagnon pour un jeune provincial, venu pour jouir pendant une semaine des plaisirs de Londres.

En désespoir de cause, George en arriva à s’intéresser au travail de son ami et le questionna sur l’histoire qui coulait si rapidement de sa plume.

— Quel est le sujet, Sigismund ? — demanda-t-il. — Est-ce drôle ?

— Drôle ! — s’écria Smith avec une expression d’horreur. — Pas que je sache, du moins. Où a-t-on jamais entendu parler d’un journal à un sou qui fût drôle ? Ce qu’il faut au public à un sou c’est une intrigue, et corsée ; des péripéties, et nombreuses ; des mystères, aussi épais qu’un brouillard de novembre. Tu ne connais donc pas ce genre-là ? « L’horloge de Saint-Paul venait de sonner onze heures ; » c’est généralement une traduction, tu sais, et Saint-Paul est là pour Notre-Dame ; « un homme parut sur le quai qui s’étend du pont de Waterloo au pont de Londres ; » il n’y a pas de quai, mais il faut le mettre à cause de l’intrigue. « Cet homme, qui avait une véritable tête de vautour, le nez pointu, mince, terrible ; tout ce que l’on peut imaginer de plus féroce : l’œil caverneux, plein d’un feu sombre, — cet homme portait un sac sur le dos. Soudain il s’arrête. Il scrute attentivement le quai presque désert, l’eau, noire et bourbeuse, qui coule à ses pieds. Il écoute, mais il n’entend rien. Il se penche par-dessus la balustrade du quai. Il retire le sac de dessus ses épaules et un objet noir et pesant glisse lentement et tombe dans le fleuve. Au moment où le pesant fardeau tombe avec un bruit sinistre dans le gouffre, une voix aiguë et retentissante, qui semble sortir des ténèbres, s’écrie : — Philippe Launay, qu’as-tu fait du cadavre de ta victime ? » Voilà ce qu’il faut au public à un sou, — dit Smith, — ou bien une bonne histoire à combinaisons.

— Qu’appelles-tu une histoire à combinaisons ? — demanda innocemment Gilbert.

— Voilà. Lorsqu’on donne au public quatre romans simultanés qui doivent abonder en aventures multiples, il est impossible de vivre sur son propre fonds autant que l’honneur le voudrait, et le seul moyen à employer lorsque les idées nous manquent est de prendre les idées des autres d’une manière impartiale. On ne dévalise pas les poches d’un homme, mais on fait de légers emprunts à la ronde. Les romans à combinaisons permettent à un jeune auteur de présenter à son public les plus belles fleurs de la fiction gracieusement arrangées en guirlandes multicolores. En ce moment, j’écris une de ces histoires à combinaisons : la Prison d’Édimbourg et le Juif Errant. Tu ne te figures pas avec quelle perfection les deux récits se mêlent. D’abord, je reporte l’action au moyen âge. Il n’y a rien qui vaille le moyen âge pour se tirer des embarras d’une histoire. Qu’y a-t-il d’impossible à l’époque des Plantagenets ? Je fais de Jeannie Deans une fille muette, — l’intérêt est doublé lorsque l’héroïne est muette, — et je lui donne une chèvre et un tambour de basque, parce que c’est une chose qui plaît à l’artiste pour ses illustrations. Tu admettras, je pense, que j’ai certainement perfectionné Walter Scott, éminent écrivain, je le reconnais, mais qui ne réussirait nullement dans les journaux à un sou. Tiens, George, si tu jetais un coup d’œil sur l’histoire, tu pourrais juger de l’ensemble, bien qu’il n’y ait encore que soixante-dix-huit numéros parus. Naturellement, je ne fais pas aller Aureola, — j’appelle ma Jeannie Aureoîa ; c’est un assez joli nom, n’est-ce pas ? et qui est entièrement de mon invention, — naturellement je ne fais pas aller Aureola à pied d’Édimbourg à Londres. Qu’y aurait-il de singulier là dedans ? Le premier venu pourrait le faire en y mettant le temps nécessaire. Je la fais aller à pied de Londres à Rome, chercher une bulle papale pour obtenir la liberté de sa sœur enfermée dans la Tour de Londres. J’ose dire que c’est une assez jolie promenade, hein ! qu’en dis-tu ? Elle traverse les Alpes, ce qui permet de la faire engloutir par une avalanche et d’être sauvée par un chien du Saint Bernard, puis d’être murée dans un in pace par les moines qui la soupçonnent d’être favorable aux Lollardi, et d’être délivrée par César Borgia, qui voyage dans ce pays, reçoit l’hospitalité au couvent, et entend le tambour de basque d’Aureola à travers le mur de sa chambre à coucher. Il la délivre et devient amoureux d’elle ; mais elle échappe à sa persécution en passant par une fenêtre, descend le flanc escarpé d une montagne au moyen de son écharpe de gaze, continue son chemin vers Rome tout en dansant pour subvenir à ses besoins, obtient une audience du saint père, entre dans la Compagnie de Jésus, et c’est là que je prends l’histoire du Juif-Errant, — conclut Smith.

George osa faire remarquer qu’à l’époque où l’Angleterre était gouvernée par les Plantagenets, Ignace de Loyola n’avait pas encore fondé son ordre merveilleux, mais Smith accueillit cette prosaïque remarque avec un sourire de mépris suprême.

— Oh ! si tu épilogues sur les faits, — dit-il, — il n’y a plus moyen d’écrire.

— Et tu aimes à écrire ?

— Pour le public à un sou ? Certainement, cela me plaît infiniment. On ne peut faire qu’une objection contre ce genre ; cela donne aux auteurs un goût pour le cadavre.

Gilbert confessa que cette dernière phrase était inintelligible pour lui.

— C’est-à-dire, — expliqua Smith, — que le public à un sou exigeant des péripéties émouvantes, afin d’arriver au degré voulu, on est obligé d’avoir recours aux cadavres. Admettons que votre héros assassine son père, et, dès le premier numéro, l’enterre dans la cave. Quelle en est la conséquence ? Qu’il y a comme un courant souterrain de cadavre dans tous les chapitres, comme le thème dans une fugue ou dans une symphonie. Il descend à l’octave et monte à la basse, puis revient encore une fois avec l’octave pour descendre d’une façon mélodieuse jusque dans l’accompagnement. Et lorsque vous avez eu recours une fois au stimulant du cadavre, vous êtes comme un homme habitué aux liqueurs fortes, et au palais vicié duquel les breuvages ordinaires paraissent insipides et écœurants. Je crois qu’on devrait instituer un serment de tempérance littéraire par lequel les adeptes de l’école fantastique et mélodramatique jureraient de renoncer au poison et au poignard, au rendez-vous de minuit, à la tombe secrète creusée à la lueur d’une lanterne dans un bosquet de cyprès lugubres, aux fantômes vêtus de blanc glissant dans la pénombre grise d’un cimetière solitaire, en un mot à tous les éléments alcooliques de la fiction. Mais vois-tu, George, il n’est pas facile de s’amender, — ajouta Smith d’un air dubitatif, — et je ne suis pas certain que la peine vaille le salaire. Les ivrognes corrigés ne sont-ils pas les êtres les plus mélancoliques et les plus malheureux du monde entier ? Ne vaut-il pas mieux qu’un homme s’adonne au genre le plus favorable à ses qualités, que de se traîner péniblement dans l’ornière du voisin ? Box et Cox, considéré au point de vue purement esthétique, n’est assurément pas une œuvre magistrale ; mais je préférerais être l’auteur de Box et Cox, et entendre mon auditoire se tordre de rire depuis le lever jusqu’à la chute du rideau, que d’écrire une lourde tragédie en cinq actes, aux unités de laquelle Aristote lui-même n’aurait rien à dire, mais au spectacle de laquelle l’auditoire terrifié fuirait avant la fin du deuxième acte. J’aurais aimé être Guilbert de Pixérécourt, le père et le roi du mélodrame, l’homme dont les drames furent joués trente mille fois en France de son vivant (et combien de fois en Angleterre ?) ; l’homme qui régnait sans partage sur les spectateurs de son siècle et dont le règne dure encore. Qui s’est jamais avisé de citer un passage des œuvres de Guilbert de Pixérécourt ou de se rappeler son nom ? Mais aujourd’hui encore on joue ses drames dans tous les théâtres de province ; ses héroïnes persécutées pleurent et tremblent ; ses scélérats et ses assassins remplissent leur existence de crimes pendant deux heures tous les soirs, et finalement sont jetés, malgré leurs malédictions, dans quelque cul de basse-fosse où ils meurent impénitents et le blasphème à la bouche, aux pieds de la vertu triomphante. Ce soir, avant neuf heures, il y aura d’honnêtes provinciaux qui trembleront pour le sort de Thérèse, l’orpheline de Genève, et des femmes au cœur simple qui pleureront sur les dangers des Enfants de la Forêt. Mais Guilbert de Pixérécourt n’était pas un grand homme ; il était simplement populaire. Si un homme ne peut avoir sa niche dans le Walhalla, n’est-ce donc rien qu’il puisse lire son nom en lettres capitales sur les affiches des théâtres du boulevard. Je me demande souvent combien de fois notre ami Guilbert aurait paru sur la scène s’il avait voulu rivaliser avec Racine et Corneille. Il s’est borné à faire ce qu’il pouvait faire ; il l’a fait honnêtement et il a reçu la récompense de son labeur. Quel est celui qui ne désire pas la réputation de génie ? Crois-tu que je ne préférerais pas être l’auteur du Vicaire de Wakefield que celui du Colonel Montefiasco ? Moi aussi j’aurais pu écrire le Vicaire de Wakefield ; mais…

George ouvrit de grands yeux en contemplant son ami surexcité.

— Mais non pas le Vicaire de Wakefield d’Olivier Goldsmith, expliqua Sigismund.

Il avait jeté sa plume et arpentait la chambre de long en large, les mains enfoncées dans ses poches et le visage écarlate.

— J’écrirais le Vicaire dans le genre mélodramatique. Moïse connaît le secret de son père… fausses signatures ou quelque chose de ce genre. Il part pour la foire par une accablante matinée d’été. Pas une feuille d’arbre ne bouge dans le jardin du presbytère. On entend le susurrement des abeilles qui viennent se cogner contre les vitres ; on voit la lumière se jouer dans les cheveux d’Olivia qui regarde son frère s’éloigner ; on voit celui-ci partir et la jeune fille le suivre des yeux ; l’atmosphère est pesante ; on entend le grincement de la faucille dans le champ de blé de l’autre côté de la route et la petite porte peinte en blanc retombe avec un petit bruit sec. Mlle Primrose retourne lentement vers la maison et dit : « Papa, il fait bien chaud. » Alors le lecteur sent qu’un événement va s’accomplir. Au second chapitre on assiste au dîner de M. Primrose. Il sort pour visiter ses pauvres et les jeunes filles se promènent dans le jardin avec M. Burchell, guettant le retour de Moïse, qu’on ne reverra plus. Alors commence l’intrigue principale du récit. M. Burchell ne quitte plus des yeux le vicaire. Personne, excepté lui, ne soupçonne ce bon M. Primrose ; mais les yeux de Burchell le surveillent toujours, et un soir, lorsque les rideaux sont tirés, que les jeunes filles travaillent et que l’excellente Mme Primrose taille des gilets de flanelle pour ses pauvres, le vicaire se met à son bureau et commence une lettre. On entend le bruit des cendres tombant sur le foyer, le tic-tac monotone d’un coucou placé dans l’antichambre près de la porte du salon, le bruit strident des ciseaux de Mme Primrose qui découpent la flanelle. Sophie demande à Burchell de lui passer un volume de la bibliothèque qui est derrière le fauteuil du vicaire. Il met assez longtemps à choisir le livre et il regarde par-dessus l’épaule du vicaire. Il fait l’inventaire mental du contenu du bureau et au milieu des papiers proprement pliés, des factures acquittées et des paquets d’enveloppes, il voit… quoi ? Un gant, un gant vert bronze, piqué de blanc, qu’il se rappelle parfaitement avoir vu à la main de Moïse quand celui-ci partit pour ce charmant voyage dont il n’est pas revenu. T’imagines-tu le visage du vicaire quand il se retourne vers Burchell et qu’il sait que son secret ne lui appartient plus ? Moi je me le représente. Te représentes-tu l’effroyable duel silencieux entre ces deux hommes, les regards furtifs, les allusions cachées à l’horrible mystère que renferme la moindre parole prononcée par Burchell ? Voilà comment je ferais le Vicaire de Wakefield, — dit Sigismund d’un air triomphant. — Ce ne serait pas transcendant, c’est vrai ; mais toute l’histoire serait pleine de l’idée du cadavre de Moïse, couché dans un fossé à un demi-mille du presbytère, et des regards scrutateurs de Burchell. Il est possible que cela suscite des réclamations, qu’on déclare la chose mauvaise et immorale, et qu’on dise que celui qui est capable de décrire un meurtre commis dans des circonstances analogues est tout prêt à mettre à exécution, à la première occasion, un dessein identique. Mais je ne crois pas que les ecclésiastiques se mettent à assassiner leurs fils à cause de mon roman, dans lequel les règles de la justice poétique seraient exactement observées, et où Némésis, sous la forme de Burchell, serait toujours devant le lecteur.

Le pauvre George écouta avec beaucoup de patience le discours de son ami, bien qu’il n’y trouvât pas un intérêt bien puissant. Sigismund ne manquait jamais d’enfourcher son dada chaque fois qu’il trouvait un auditeur ou quelqu’un qui le laissât parler, les deux cas étant identiques pour notre jeune homme. Je crains fort que parfois son dévouement à sa profession ne rendît Smith excessivement gênant pour ses amis et connaissances. Il lui arrivait de visiter quelque charmante maison de campagne, de recevoir une hospitalité empressée, et d’y prendre un grand plaisir ; puis, quand le côté morbide de son imagination avait été stimulé par quelques verres de bourgogne étincelant ou de pâle hocheimer, ce jeune traître se glissait dans un jardin paisible où les fleurs, chargées de rosée, envoyaient leurs parfums dans l’atmosphère tranquille du soir, et, pénétrant dans les bosquets ombreux où le rossignol préludait à ses chants, il construisait quelque diabolique intrigue destinée à se développer dans soixante-quinze numéros. Il avait quelquefois l’honnêteté de demander la permission au propriétaire, et, en une certaine occasion, après avoir admiré le parterre soigné et les murs couverts de manteaux de lierre, les tours crénelées et les fossés herbeux d’une bonne vieille construction qui avait été une grange, il fit la remarque que l’endroit était si tranquille qu’il éveillait en lui l’idée d’un empoisonnement lent et progressif. Il demanda si l’on voyait aucun obstacle à ce qu’il choisît la tranquille grange pour la scène de son prochain roman. L’excellent homme lui répondit d’une voix retentissante qui alla effrayer les corneilles dans les vieux arbres où elles nichaient : « Peuplez-la de démons, mon cher ami ; peuplez-la de démons autant qu’il vous plaira ; je n’y vois rien à dire ! »