La Fille de Molière

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La Fille de Molière
Comédie en un acte, en vers
E. Dentu.

LA FILLE

DE MOLIÈRE COMEDIE EN UN ACTE, EN VERS Représentée, au second Théâtre-Français (Odéon), 15 janYier 1863, S41e anniyersaire de la naissance de Molière PAR M. EDOUARD FOURNIER PARIS R. DENTU, ÉDITEUR Ijibrairc de In Sociét>é des Gens de lettres PALAIS-ROYAL, 13 ET 17, 6ALERIB d’oRLÉANS ET A LA LIDRAIUIE CENTUALE, 24, BOULEVARD DES ITALIENS 1863

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Scène I

Claude, Etienne

Etienne, entrant, à Claude qui lit attentivement. Je gage que lu lis du Molière encor. Claude Oui Etienne Toujours avec Alceste Claude Et plus triste que lui. {{personnage|Etien ne}} Pourquoi? Claude C'est qu'en des temps qui vont comme les nôtres, L'ennui qu'on a s'accroît des tristesses des autres Sous un maître vieilli, va, nous sommes bien vieux! Etienne. Bah! pour moi, le chagrin n'est pas contagieux. Claude J'ai, pour me consoler, ce qu'on ne peut proscrire : L'ami qui rit encor, lorsqu'on ne sait plus rire, Qui daigne être bouffon, pour mieux pouvoir oser, Et fait penser l'esprit qu'il ne veut qu'amuser. Avec ce compagnon, l'on n'est pas solitaire Et dire qu'à présent le roi le ferait taire ! Etienne. Toi, du moins, tu l'as vu. Claude Trop peu ; c'est mon regret. Je ne savais pas même alors qu'on l'admirait. Sa vie, hélas ! qui fut si rapide et si pleine, Touchait à sa fin; moi, j'avais quinze ans à peine, J'obtins de lui l'accueil qu'un fils eût attendu. Il aimait les enfants, il en avait perdu. Etienne. Que lui semblait le monde? Claude Un fâcheux... nécessaire, Faux, mais pouvant fournir une étude-sincère; Etienne. Le voyait-il? {{personnag e|Claude}} Souvent. Non par goût, ni plaisir, Mais pour les vérités qu'il y pouvait saisir. Même il l'attirait. Etienne. Lui ! Claude Belle était sa fortune, Tu le sais, et gagnée aussi bien que pas une. L'emploi qu'il en sut faire était à son honneur. Comédien, il eut le train,d'un grand seigneur, Table ouverte. Etienne. Ah! Claude Pour cause. Ainsi, comment dirai -je? Chasseur à sa manière, il amorçait son piège. Ses convives divers, hommes d'esprit ou sots, Couraient sans défiance à l'appât des morceaux ; Lui, sobre, l'œil au guet, prenait à la pipée Dans la chaleur du vin la phrase émancipée. C'était comme un torrent de sottise ou d'esprit; Car, pour lui bien payer le bon repas qu'il prit, Chacun, en sa monnaie, alors faisait largesse, Et de cette folie il tirait la sagesse ! Pour lui, pas un seul mot qui ne portât son fruit, Son œil contemplateur dévorait dans le bruit. Nulle voix n'y parlait plus haut que son silence. Etienne. De sa fille avec lui je vois la ressemblan ce : Elle a de cet esprit calme et silencieux, Discret par la parole, éloquent par les yeux. Claude Oui, ce je ne sais quoi de la raison qui doute, Qui craint de s'égarer et qui d'abord écoute, Que son attention longtemps semble absorber, Mais qui, l'instant venu, laisse à propos tomber Un de ces mots heureux, perles d'un esprit juste, Que le bon sens, façonne et la malice incruste. Du paternel génie, elle suit le destin, Et c'est sans le savoir : elle imite d'instinct. Elle était au berceau lorsque mourut son père. Etienne. Sa mère au moins a dû lui raconter. Claude Sa mère ! Sa mère,que l'on nomme aujourd'hui la Guérin, Que cette mort laissa sans pleurs, le front serein, Et qui de tant de gloire osant faire litière, Pour un autre échangea le beau nom de Molière ! Tu la connais mal. (S'animant.) Quand le ciel a bien voulu Vous donner pour époux un grand homme, un élu, S'il tombe, aux souvenirs sans trêve on se dévoue; Votre vie est brisée et rien ne la renoue; De l'ombre on fait sa gloire, et des pleurs son orgueil ; On s'habille de noir, et l'on meurt dans son deuil. Elle!... se croyant libre, elle a dans son théâtre Choisi, sans marchander, un confident bellâtre, Roi du monosyllabe, un froid comédien, Et dont l'esprit du moins ne gêne plus le sien, Mais avec qui, dit-on, par instant elle expie Tout ce que sa conduite eut de scandale impie.

Ce lourd passé lui pèse. Elle en fait un secret A sa fille surtout, qui la mépriserait. La faute qui s'attaque aux hommes de génie Est ainsi, vois-tu bien, cruellement punie. Leur gloire est un arrêt, dont la sévérité Se perpétue avec leur immortalité. Molière prend déjà cette revanche amère. Mais sa fille, sur lui, n'a rien su par sa mère, Et pour l'instruire mieux personne n'a parlé. Etienne. Pourtant... Claude N'a-t-elle-pas de bonne heure exilé Cette enfance gênante, ici près, dans un cloître Où, d'instinct, en vertus, en grâce elle a su croître? Sa fille ainsi dans l'ombre effaçant sa beauté, Madame reste jeune avec impunité. Parle-t-on de ce cloître, elle veut qu'on réponde : « Madelaine s'y plaît, elle a grand'peur du monde! » Or, tu dois le savoir, ce n'est pas au couvent Que l'auteur de Tartufe est cité trop souvent. Mauvaise mère, Armande a donc ce qu'elle espère. Qui voit sa fille? Qui lui parle de son père? Personne!... Etienne. Excepté nous, sitôt qu'elle est ici. Claude Trop peu. Etienne. Je la devance. Claude Elle vient? {{personna ge|Etienne}}. Jeanne aussi, Sa cousine, sur qui s'étend votre puissance De tuteur indulgent, et dont l'obéissance Est presque de l'amour. Claude Quelle pensée, as-tu ? Etienne. Une bonne, une vraie. Claude Eh! non! Etienne. Dût ta vertu S'effaroucher, je dis que Jeanne t'aime. Claude Encore! Etienne. Oui... Claude Pur caprice, va, d'une enfant qui s'ignore, Dont le cœur curieux s'essaye au sentiment. Etienne. Et qui voudrait par toi commencer son roman. Claude Roman n'est pas mal dit. Elle n'est jamais lasse De ces livres sans fin. Sur un cahier de classe, L'autre jour, on la prit qui s'en composait un. Etienne. Dont les héros, sans doute, avaient des noms d'emprunt? Comme en ces vieux fatras de Cyrusou Clélie Que la province adore, et que Paris oublie, {{personnage|C laude}} Tout du cloître au château cède a ce goût mauvais. Etienne. Jeanne suit le courant j'en ris. Si tu savais Quel nom de précieuse elle a pris... Claude Peu m'importe! Mais qu'elle continue, et, de la bonne sorte... Etienne. Quoi? Claude Je me fâcherai. Etienne. Toi!... moins que tu le dis! Quand on aime... Claude Ah! Etienne. Voyons, lorsque, tes beaux jeudis, Le couvent, moins sévère, ouvrant un peu ses grilles, Laisse échapper vers toi ces deux aimables filles, Libres, charmantes; quand l'abbesse d'Argenteuil, Qui ne pourrait les voir, sans crainte d'un écueil, Aller jusqu'à Paris chez la comédienne, Leur défend sa maison, et, préférant la tienne, Permet que, chaque fois, le bienheureux congé Se passe ici, chez toi, tuteur grave et rangé, Quand toutes deux sont là, dis, n'es-tu pas bien aise? Claude Oui. Cela prouve-t-il qu'une des deux me plaise? Etienne. J'y suis!... C'est Madelaine, et... {{personnage|Clau de}} Que me dis-tu là Vois son âge et le mien... Etienne. Quoi? Claude Molière en cela Me donne, avec sa femme, une leçon si vraie! Il fut trop vieux pour elle, et son malheur m'effraie. Mais, toi, voyons, laquelle aimerais-tu le mieux? Etienne. Jeanne : un roman lui plaît, nous le ferions à deux. Claude Et Madelaine, alors te semble?... Etienne. Oh! trop sévère. Sa vigueur de raison impose. On la révère Plus qu'on l'aime; on l'admire, en craignant d'admirer, Et comme s'il fallait un jour trop l'adorer. Claude C'est le charme subi sitôt qu'on la regarde. Oui... Tu dis qu'elle vient? Etienne. Et je vois qu'elle tarde. Jeanne aussi. Je retourne à leur rencontre. Claude Va. Etienne. Une sœur les conduit, chapelet en main. Riant Ha! Je m'amuse toujours de voir une tourière Ramenant du couvent la fille de Molière. Il sort


Scène II

Claude, Provençal

Claude, regardant s'éloigner son frère Aime Jeanne. En mon cœur s'il faisait encor jour. Ce n'est pas là qu'irait s'égarer mon amour. Après une pause, en rêvant La différence d'âge, hélas ! est trop choquante. Provençal, entrant Monsieur. Claude Qui me dérange? Provençal Une place est vacante Chez vous, et... Claude Tu la veux? Provençal Oui. Claude Tu n'es pas trop mal. Provençal On me l'a dit souvent. Claude Ton nom est ? Provençal Provençal. Claude As-tu des qualités? {{personnage|Proven çal}} Monsieur, je les ai toutes. Claude Même la modestie? Provençal On n'eut jamais de doutes Sur ma probité. Claude Diable! As-tu beaucoup servi? Provençal Beaucoup, et des maisons Monsieur sera ravi. Claude Où? Provençal Chez un président, deux marquis, trois comtesses, Un duc ; j'ai failli même entrer chez des altesses. Monsieur voit... Claude Que tu pris le ton de chaque hôtel. Provençal, se carrant Le ton? Claude Impertinent... Provençal C'est mon ton naturel. Claude Après? Provençal Chez un chanoine. Claude Où tu fis abstinence? {{personn age|Provençal}} Je jeûnais pour monsieur... Claude Après? Provençal Dans la finance. Claude Ah ! Fripon ! tu dois être un de ces francs marauds. Provençal Moi ! je ne servais pas, monsieur, dans les bureaux Claude Es-tu vraiment honnête? Provençal Oh! Claude Discret? Provençal Trop! Claude Docile Provençal Oh!... Monsieur me prend? Claude Non... Provençal Monsieur est difficile! J'ai des répondants. Claude Toi? Provençal Pour ne vous cacher rien, J'ai servi, tout petit, chez un comédien. {{personnage|Cla ude}} Je n'y vois pas grand mal. Provençal Ah!... Ce fut la première De mes places. Claude Comment s'appelait-il? Provençal Molière. Claude, ravi Molière? quoi! Provençal Monsieur le connaissait-il? Claude Oui! Je t'arrête... Provençal Vraiment! Claude Nous parlerons de lui. Provençal S'il s'agit de parler: monsieur, je suis votre homme. Faisant le signe de l'argent que l'on compte Et... Claude Ce que tu voudras... Provençal C'est une forte somme. Claude Mais c'est bien sûr au moins? Provençal Est-ce qu'on menti rait? Et pour preuve, d'ailleurs, madame Laforêt. Claude Sa servante! Provençal Monsieur connaît donc tout le monde? Claude Laforêt, m'as-tu dit?... Provençal Puisqu'il faut qu'on réponde: De votre humble valet, vous viendra voir tantôt. Claude Elle! Provençal Et fera de moi les éloges qu'il faut... Claude, ravi Ah! la voir! lui parler! Elle a dû le connaître. Celle-là... Provençal Je crois bien ! Claude Et c'était, un bon maître, N'est-ce pas? Provençal Bon? pas trop. Il voulait tout savoir; Il vous avait un œil, ah ! qui savait tout voir. Il vous dévisageait des pieds jusqu'à la tête, Il entrait dans le cœur. Moi, qui ne suis pas bête, Qui suis même, dit-on, fin : il me devinait. Claude C'était gênant. {{personnage|Prove nçal}} Sans doute. Ensuite, il pardonnait. Est-ce bien sûr, monsieur, que c'était un génie? Claude On le dit... Provençal Je vous crois. Mais il eut sa manie : Si, pendant son travail, quelqu'un avait bougé, Par exemple ! Ah ! quels cris ! Avait-on dérangé Chez lui même une paille, un rien : fureur nouvelle ! En brouillant ses papiers, on brouillait-sa cervelle. Si vous saviez un jour le beau train qu'il m'a fait, Àh ! rien que d'y penser, j'en éprouve un effet, Un froid!-Je suis distrait. Chez lui, la matinée, J'allais faire le feu. Près de la cheminée, Je trouve un gros cahier, qu'on avait fait tomber; Je le prends, je l'allume, il se met à flamber; Monsieur survient. -J'avais fait une maladresse.- « Ciel! ma traduction, cria-t-il, mon Lucrèce ! » Claude Malheureux! Provençal Justement, c'est ce qu'il répétait : « Malheureux ! un travail de vingt ans ! » Il était Rouge, et moi, blanc. Il rit en me voyant si blême; Ce fut tout. Il était brave homme tout de même. Claude Bien! ce drôle a du bon. Provençal Chez monsieur, le profit N'était presque rien ; mais chez madame, suffit! {{personn age|Claude}} Je t'entends : avec elle, on avait des ressources? Provençal J'allais chez des messieurs qui payaient bien les courses; C'étaient lettres par-ci, billets par-là, cadeaux galants; On pouvait exercer tous ses petits talents. Oui, sa discrétion surtout. Un bon mystère, Quelle aubaine ! Parler, mauvais profit; se taire, Oh! oh! c'est différent. Claude Votre silence est d'or. Provençal Ou d'argent... Ah! monsieur, j'y voudrais être encor. Claude Voilà bien les valets. Ils s'engraissent du vice L'honnête homme ne peut compter sur leur service. La bonne Laforêt au moins le servit bien. Provençal Trop. Du zèle toujours; ça n'aboutit à rien. Et pas d'invention, la pauvre bonne fille! Routinière ! Claude Il aurait posé pour Mascarille. Provençal Par bonheur, en mourant, monsieur lui fit un sort; Elle en avait besoin. Aussitôt qu'il fut mort, A la campagne seule elle s'est retirée Tout près d'ici. Claude Jamais je ne l'ai rencontrée. Provençal

C'est qu'elle-ne sort pas sans se faire prier ; Hormis à pareil jour, au mois de février, Elle fait a Paris un voyage. Sans doute, C'est ce qui la retarde; elle est vieille, et la route...


Scène III

Les mêmes, un valet

Le valet, annonçant Madame Laforêt. Claude Je vais la recevoir. Provençal Vous! Claude Il n'est pas d'égards que l'on ne doive avoir Pour qui servit longtemps et si bien le génie, Et, fidèle, mouilla de pleurs son agonie! Il sort


Scène IV

Provençal, Jeanne

Provençal C'est un original. {{personnageD|Je anne||entrant vivement}} N'êtes-vous pas d'ici ? Provençal Pour vous servir... Jeanne Voici deux lettres : celle-ci, Pour votre maître. Provençal Bien. Jeanne Et l'autre, pour son frère. Chut! Provençal, à part Deux secrets d'un coup, cela va nous distraire. Lisant les adresses Ah! les drôles de noms :Cléonyme, Altamon, Altamon! Quoi, monsieur s'appelle ainsi? Jeanne Mais non... Où donc as-tu servi? Qui donc t'apprit à vivre? N'aurais-tu donc jamais flairé même un bon livre, Et ne saurais-tu rien de ce qu'on sait partout? Apprends qu'aux lieux choisis, où règne le bon goût, On a... Provençal Des sobriquets... Jeanne Ah ! j'en reste saisie, Des sobriquets! Butor ! des noms de poésie. Provençal C'est tout comme. JEANNE Des noms d'amour et de roman. Entends-tu, comprends-tu? Provençal Très-bien ! Voilà comment Monsieur est devenu Cléonyme et son frère Àltamon... Jeanne Malheureux! tu dis tout le contraire, C'est... Provençal Je m'en souviendrai. A part C'est drôle tout cela. Haut Les femmes ont sans doute aussi de ces noms-là? Jeanne J'en donne à ma cousine un tout plein d'harmonie : Almazie est son nom, le mien est Parthénie. Provençal Faudra-t-il vous donner ces noms-là, s'il vous plaît? Jeanne Garde-t'en bien toujours, maraud! pour un valet Tout roman est muet, et l'esprit anonyme... Va! Provençal, à part, en s'en allant Le frère Altamon, mon maître Cléonyme. Non!... si fait... après tout... Il sort {{sc ène|V}}

Jeanne, Madelaine

Jeanne, à Madelaine qui est entrée depuis un instant et regarde par la fenêtre placée à droite Que fais-tu dans ce coin, Et que regardes-tu? Madelaine Moi! j'admire de loin Monsieur Claude empressé près d'une bonne dame. Jeanne On dirait que pour elle il a tendresse d'âme. Nous passions, il n'eut pas pour nous même un coup d’œil. Madelaine Elle avait l'air bien triste, elle était tout en deuil, Et sous sa mante noire, où il frissonnait la neige, Je crois qu'elle tremblait, pauvre femme! Que n'ai-je Pu m'arrêter près d'elle et... Elle fait un mouvement vers la porte Jeanne Vas-tu me quitter Pour elle maintenant? S'il fallait l'écouter, Auprès des gens de rien nous devrions nous plaire. Tu n'as de passion que pour le populaire. Avec ta riche dot, tu prendras un vilain. Madelaine Ah ça! mais qu'es-tu donc ; toi, Jeanne Poquelin? Et que suis-je aussi moi, Madelaine Molière? Jeanne

La fille d'un grand homme. Madelaine Ah! de lui je suis fière. Ce qu'il fut, je le sens, mieux que je ne le sais; Mais c'est aux gens de rien qu'il dut son vrai succès. Le roi, les grands d'abord furent de la partie : Mais le peuple a fait plus avec sa sympathie A créer cette gloire, il mit son cœur : eh bien! En échange il aura toute l'ardeur du mien. Jeanne Cela me vaut au moins un morceau d'éloquence Rare chez ton esprit trop souvent en vacance. Madelaine Raille, va ; mon esprit est parfois en retard, Je le sais, et mon cœur en revanche est bavard Il éclate sitôt qu'une douleur le serre, Et ne dit pas un.mot, si ce mot n'est sincère. Que veux-tu? je me perds, moi, dans votre phœbus, Et, s'il faut grimacer, je m'y perds encor plus. En vain, pour que je parle, on me fera des guerres. Il faut que l'on soit franc : donc, je ne parle guères. Monsieur Claude est de même. Jeanne Ah ! grâce! pas ce nom. Qui me le fait haïr! je n'aime... Madelaine, riant Ah! qu'Altamon! Que c'est doux, Altamon! que c'est fin! quel beau titre Pour l'œuvre dont sans cesse on soupire un chapitre ! Fi donc! Claude! est-ce un nom de ce pays charmant, Où tout amour éclôt pour fleurir en roman? Jeanne

En roman! peut-on dire? en roman! par exemple! Madelaine Oui, roman. Ton amour en est un, et fort ample. Ce que tu crois sentir, voyons, le sens-tu bien? C'est ton esprit qui parle, et ton cœur n'en sait rien. Claude... Jeanne Encor! Madelaine Ne pas un tuteur ordinaire, Soit. Mais pourquoi l'orner d'un charme imaginaire? Écoute, et ne crois pas que j'exagérerai: Du bien tu fais le pire en détruisant le vrai. Je ne sais rien chez toi qui n'arrive à l'extrême : Si quelqu'un par hasard t'a regardée, il t'aime. Jeanne Ah! Madelaine Ce n'est qu'un ami, tu rêves un amant. Tu mets ainsi du fard à chaque sentiment; Et des choses du cœur tirant la quintessence, Tu t'es fait un amour de ta reconnaissance. Jeanne Tu sais,qu'il fut pour moi... Madelaine Paternel, on l'admet, Voilà tout, tu devrais,l'aimer comme il t'aimait. Claude de Montalant est noble en sa province. Est-ce assez? que non pas! Toi, tu le rêves prince. Jeanne Et tu pourrais penser... {{personnage|Madelai ne}} Que tu t'en vas rêvant Au jour où ton héros t'enlève du couvent. Ne compte pas sur lui, ma Jeanne. Par nature Et raison, ce n'est pas un homme d'aventure. Un caractère fort, où se soutient l'élan D'un esprit généreux ; l'amour vrai du talent ; Cette admiration prompte, sûre, éclairée, Qui vous met au niveau de la chose admirée, Qui dans un cher passé, me guidant pas à pas Vers mon père qu'hélas ! je ne connaissais pas, M'ouvrit en souriant son âme, comme un livre, Et par de doux récits avec lui me fit vivre ; Un cœur sincère enfin, sans morgue de vertu : Voilà Claude! Jeanne Pour voir si juste, que fais-tu? Madelaine J'écoute, observe, en moi j'éveille ce qui pense; Un peu de sens commun vient : c'est ma récompense. Jeanne Si tu devines bien, moi je devine aussi. Par exemple, j'ai vu qui ton cœur aime ici. Madelaine Vraiment! Renseigne-moi sur l'ardeur qui m'anime, Sur le feu, qui me brûle? Eh bien! C'est... Jeanne Cléonyme. Madelaine Etienne, ah! dis Étienne, ou je me fâcherais. Oh ! pas de Çléonyme ! il me faut des noms vrais,

Et je ne puis souffrir qu'une mode fantasque, Fasse à celui qu'on a courir le monde en masque. Jeanne Soit ! puisque le commun a pour toi tant d'appas : Etienne ! mais réponds. Madelaine Moi! je ne l'aime pas... Cela te surprend-il? Ce n'est pas tout : lui-même M'idolâtre aussi peu : pourquoi? parce qu'il t'aime. Jeanne Àh! Madelaine Tu l'aimes aussi. Jeanne Moi ? Madelaine Toi! Jeanne Non! Madelaine Chaque fois Que vous êtes ensemble, il est ému; sa voix Se trouble, et toi tu prends des tons de tourterelle. Ce sont les seuls moments où tu sois naturelle. Malgré le précieux, qui ne te peut quitter, Ton langage est plus vrai; tu sais mieux écouter, Tu ne t'aperçois pas autant qu'on te regarde, Sous la prétention dont ton esprit se farde, Le pur sentiment perce et le cœur se fait jour Par un je ne sais quoi qui doit être l'amour. Jeanne Cependant... Madelaine Tout à l'heure, il guettait sur la route. Jeanne Étienne! Madelaine Ah! très-bien dit, je n'ai plus un seul doute. Jeanne Et je ne l'ai pas vu ! Madelaine Mieux encor. Ce regret, Si je ne savais rien, Jeanne, te trahirait. Jeanne Où donc étaient mes yeux, mon esprit? Madelaine En voyage. Ton regard accrochait des rêves au nuage Qui passait. Moi, j'étais sur terre, où j'employais Mon temps à ma façon : tu rêvais, je voyais, Et très-bien, n'est-ce pas ? Jeanne Oui! Mais c'est à confondre. Sur mes vrais sentiments tu m'apprends à répondre Je m'y brouillais un peu; toi, tu m'y fais voir clair, Tu connais mieux mon cœur que moi-même... Ah ! quel flair, Quel tact et quel esprit! Mais quelle volte-face! Aussi pour mon roman ! Que faut-il que je fasse? Madelaine C'est tout simple ! aime Étienne. Oh ! je fais le pari, Qu'il n'a pas d'autre espoir ; il sera bon mari... Jeanne, Se ravisant Sans doute, et quel bonheur ce serait! Mais ma lettre! Madelaine

Quelle lettre? Jeanne, à part Imprudente ! Madelaine Oh ! j'y suis. Ce doit être, Ou je me trompe fort, un de ces deux billets, Qu'en cachette tantôt, Jeanne, tu barbouillais, Avec de grands soupirs et beaucoup de ratures. Jeanne, embarrassée Non! Madelaine Si fait! c'est cela...Toujours des aventures! Jeanne Telles qu'on s'en permet... Madelaine Chez les fous... Jeanne Ah! Madelaine Dis-moi. L'aurais-tu par hasard envoyé ?... Jeanne, de plus en plus embarrassée Non... Madelaine Ma foi ! C'eût été mal, sais-tu. Jeanne Mal? Madelaine Oh! très-mal! Jeanne Quoi! {{personnage|Madel aine}} Certes. Jeanne, à part Il paraît que j'ai tort. Haut Toi tu vous déconcertes D'un mot... A part Il n'est plus temps! Haut Tu sais bien. Ces échanges d'esprit sont trouvés de bon goût,[que partout] Quel danger? Madelaine Un très-grand... Jeanne Songe, mon Almazie. Madelaine Bon! cela nous manquait ; tiens, si la fantaisie, Jeanne, te prend encor de me donner ce nom. Je veux, sans barguigner, t'appeler Jeanneton Jeanne Quel langage ! Madelaine Le vrai, Jeanne. Jeanne Il me désespère. Madelaine Si je ne l'avais pas, je renierais mon père.


Scène VI

Les mêmes, Provençal

Provençal Monsieur peut recevoir ces demoiselles. {{personnage|Mad elaine}} Bien! Provençal, bas à Jeanne Les billets sont remis. Jeanne, à part Je n'y peux donc plus rien. Madelaine C'est fini! Viens, entrons. Jeanne Passe. Madelaine Es-tu façonnière. Entre... Jeanne Non, pas avant la fille de Molière ! Elles sortent


Scène VII

Provençal

La fille de Molière! Est-ce possible ? Quoi! La fille de monsieur Molière, devant moi ! Là... Mais non, je l'aurais reconnue, et bien vite Il est vrai, qu'elle était alors toute petite... Et jolie! elle l'est toujours. Ça consolait Le pauvre homme malade. Ah ! comme il l'appelait Près de son grand fauteuil: « Viens, Madelon/ma mie, Viens, viens. » Il se levait pour la voir endormie. Madame aussi, mais moins. Il avait beau souffrir, Quand au Palais-Royal je la menai s courir, Monsieur, coûte que coûte, était à sa fenêtre, Et quel bonheur, sitôt qu'il la voyait paraître, Passer,et repasser sous les grands marronniers! Quels sourires! Hélas ! ce furent les derniers. Eh bien! Mais... Je n'ai pas l'âme aisément-émue D'ordinaire pourtant; et cela me remue. Oui, j'ai la larme à l’œil... Ne -faites pas l'enfant, Provençal, mon ami ! l'honneur vous le défend. Il va regarder par le trou de la serrure C'est qu'elle est devenue un joli brin de fille! Et jarni ! quel regard! L’œil, de son père y brille.


Scène VIII

Provençal, Laforêt

Laforêt, s'approchant, et lui frappant sur l'épaule Quoi, déjà! Provençal Cette fois, pas de sévérité ! Là, vrai! ce n'était pas par curiosité. Vous a-t-on bien reçue? Êtes-vous?... Laforêt Oh ! Ravie, On ne peut plus, ce jour comptera dans ma vie. Quel excellent monsieur! et quel charmant accueil J'étais heureuse ! Tiens, j'en oubliais mon deuil. Mais c'est qu'il il beaucoup connu notre bon maître. Sais-tu? Non comme ceux qui disent le connaître Pour l'avoir entrevu sur le théâtre, lui,

C'est de près qu'il l'a vu, sans façon; souvent: oui, Amant que nous, aussi l'aime-t-il le digne homme! Il en parle, vois-tu, c'est un vrai plaisir ! Comme Dans cette maison-là, toi, tu vas être bien. Si j'y pouvais entrer, j'y servirais pour rien. « Je voudrais disait-il, vous faire une surprise. » Provençal Ah! Laforêt Mais on l'attendait, quand je gêne, je brise. Une visite, net... je suis partie...Adieu. Provençal Mais si l'on vous disait que l'on devine un peu Quelle est cette surprise et... Laforêt N'importe ! Provençal, à part Peut-être ! Haut Voyons, pour embrasser la fille du cher maître... Laforêt De Molière? Provençal Eh bien! oui. Laforêt Madelon ? Provençal Madelon. Dites, que feriez-vous? Laforêt Nul chemin n'est trop long Pour un pareil bonheur; j'irais, coûte que coûte, J'irais au bout du monde. {{personnage|Prov ençal}}. Épargnez-vous-la route: Madelaine est là... Laforêt Vrai! Provençal Restez, vous l'allez-voir. Laforêt Je reste !... Ah ! je mourrai de joie avant ce soir. Provençal, regardant par la porte de gauche, qui vient de s'ouvrir Je l'aperçois qui vient, sa cousine avec elle. Laforêt Montre-la-moi, Provençal C'est... Laforêt Non... ne me dis pas laquelle. Je veux la deviner... Pour me faire un maintien, Si j'avais quelque chose...un balai... Provençal Quoi? Laforêt Le tien ! Elle le prend Provençal, riant Vous voulez... Laforêt Pourquoi pas? Provençal L'idée est singulière. Laforêt Ah ! je crois être encor servante chez Molière,


Scène IX

Les mêmes, Madelaine, Jeanne

Provençal, à Laforêt Silence! Jeanne Il m'a paru sévère et froid. Madelaine Mais, non. Il fut, comme toujours, doux, indulgent et bon. Jeanne Prêcheur. Madelaine Il nous donna les avis ordinaires. Jeanne Sais-tu qu'il nous prend trop pour des pensionnaires! Madelaine Ne le sommes-nous pas toujours? Laforêt, à part Bien! Jeanne En tout cas, Il pourrait s'épargner... Madelaine Il ne me déplaît pas Qu'un homme, comme lui, me conseille et m'éclaire, Laforêt, à part Très-bien! de la raison... {{personnage|Je anne}} Pour moi, je ne tolère En fait d'avis que ceux... Madelaine Que tu te donnes. Jeanne Oui. Madelaine, riant Ha! ha! c'est très-commode. Laforêt, à part Elle rit comme lui. Madelaine La leçon faite ainsi n'a plus rien qui déplaise : On se l'a dit bien bas, on l'écoute à son aise, On se désobéit sans se gronder trop haut. Riant Ha! ha! tiens! si j'avais un peu l'esprit qu'il faut, Je te mettrais, bien sûr, dans quelque comédie. Laforêt Oui !... c'est bien elle. N'y tenant plus Enfant... ! Jeanne Cette femme est hardie. Madelaine La dame de tantôt... Laforêt Qui veut... vous embrasser. Madelaine Moi! volontiers. Jeanne Ma foi! c'est peu s'embarrasser Du préambule au moins. Laforêt Chère enfant.! qu'ell e est bonne! Je la rêvais ainsi, d'elle rien ne m'étonne. Mais maintenant il faut vous dire qui je suis, N'est-ce pas? · Jeanne Il est temps. Laforêt Si pourtant je le puis, Car je suffoque presque. On aura dû, j'espère, Vous parler de quelqu'un qui servait votre père, Une bonne femme... Madelaine Oui... Laforêt! vous ici? Vous! mais je veux d'abord vous embrasser aussi. Jeanne Encore! ah! laissons -les. Provençal, s'essuyant les yeux Tout cela me démonte. Décidément... je fonds... Partons, car j'en ai honte. Il sort


Scène X

Madelaine, Laforêt

Madelaine Parle-moi de mon père... Laforêt Ah!- je l'ai bien connu. Je n'ai pas de mémoire, et j'ai tout retenu De ce qui fait penser à lui, pauvre cher homme!

Pardon! mais c'est ainsi qu'à part moi, je le nomme. L'appeler autrement ce serait le changer, Et je croirais alors que c'est un. étranger. Je ne vous dirai mot de son talent sans doute ; Je sens bien ce que c'est, mais je n'y verrais goutte. J'irai droit a son cœur, tout d'un trait, tout d'un bond. Ils disent : il est-grand! je dis : Il était bon! Madelaine On n'est pas l'un sans l'autre. Laforêt Oh! n'est-ce pas, mignonne? N'est-ce pas? le génie est ce que le cœur donne. Parmi ceux qui venaient chez nous tant raisonner, Et qui, par leur babil, allongeaient le dîner, D'aucuns disaient: Quels traits! quel talent, ce Molière ! Quelle diversité! c'est une fourmilière D'esprit!... Nul ne disait: Quel cœur.! ça me surprit. Madelaine Le mot est là pourtant: le cœur est son esprit, Je le sens... Laforêt Vous avez dit juste ma pensée, Mais en me la faisant plus vraie et plus sensée. Eh bien! c'était de même avec lui: que de fois Le mot qui me manquait me coupa net la voix Il le trouvait pour moi, se hâtait de l'écrire, Puis il me le lisait tout frais; et moi de rire ! Il aimait mon patois, il en prenait leçon ; Mais sa sauce valait bien mieux que mon poisson. J'ai gagné cent pour cent à passer par ses rôles, Car je me trouve sotte, et je les trouvais drôle. Madelaine Il vous consultait? Laforêt Oui, c'est ma gloire, et souvent... Mon avis était net, s'il n'était pas savant. C'était un bon éclat de rire, bien sonore. Que n'est-il là! J'aurais-du cœur pour rire encore. Que d'histoires! Tenez, par exemple Piarrot... De Don Juan, que je crois, me rappelle,qu'un rôt Bien embroché, bien gras, brûla devant sa braise Un beau jour que monsieur, pour m'écouter, à l'aise, M'avait fait trop longtemps jaser loin du fourneau. Sa pièce avait marché, mais comme il fut penaud Quand je servis le soir! pour moi, j'étais tremblante, Le plat était manqué, Madelaine Mais la scène excellente. Laforêt Mon ouvrage fini, sans me faire prier Je courais au théâtre. Ah! J'aurais pu crier Quand dégoisaient Lubin, Marinette ou Nicole : « Palsangué! c'est chez nous qu'ils venaient à l'école ! » Madelaine Il travaillait? Laforêt Toujours. Madelaine Vraiment! Laforêt Et n'importe où. Allez ! ce cerveau-là n'avait pas un seul trou, Son temps pas un seul vide. Il faisait des journées, Qui certes en valaient dix. Pendant les matinées, Dans sa robe de chambre, à grands ramages verts, Je l'ai devant les yeux,– il ruminait ses vers; On eût dit qu'il vivait dans l’œuvre commencée, Tant il la reprenait aisément. Sa pensée Arrivait en riant. On aurait pu la voir Sur son front, dans ses yeux, comme sur un miroir. Il se la répétait tout bas, dans un murmure, Puis la laissait tomber, quand elle était bien mûre. Madelaine Où se reposait-il? Laforêt Aux champs ; sans un peu d'air, Et de calme, sa vie aurait été l'enfer. Pauvre homme! il se tuait pour amuser. L'étude Le suivait jusque dans Auteuil, sa solitude. Bons moments, mais trop courts! Il devait, sans retard, Revenir à Paris, se barbouiller de fard, Monter sur la scène, ou s'en aller au plus vite Chez quelque grand seigneur, pour jouer en visite. Madelaine Le roi le demandait... Laforêt Trop souvent. Quand la cour En automne, à Chambord allait faire séjour. Il fallait qu'il suivit, quand même, avec sa troupe, Portant, comme il disait, tout son théâtre en croupe. Madelaine Mais c'était un honneur... Laforêt Dont il eût pu mourir, Car on voyait déjà ses forces dépérir. Tout l'accablait : Souffrance, et travail et le reste. Les chagrins... Madelaine Quoi ? Laforêt Pour lui, mieux eût valu y la peste, Pauvre cœur Madelaine Mais... Laforêt Enfin, tout cela le brisait, Et sans qu'il le fit voir jamais; on lui disait « Jouez moins, pensez moins,cessez un peu d'écrire. » Il riait de ses maux, et même en faisait rire. Il était au théâtre un soir très-souffrant, vint Son ami Despéraux qui lui dit « C'est en vain « Donc que l'on vous supplie, en vain qu'on vous querelle, « Vous voulez, je le vois, mourir en Sganarelle? « Quittez cette défroque, et de vous prenez soin ! » Madelaine Que répondit mon père? Laforêt Il lui montra de loin, Fier et l’œil rayonnant, tout son monde à l'ouvrage : « Tenez, dit-il, voilà ma vie et mon courage; « Que devient tout cela, si vous m'en séparez?... « Je reste!... »-« Soit! dit l'autre, alors vous y mourrez. » Il mourut. Madelaine Pauvre père! Laforêt Il mourut à l a peine. Ah! quel malheureux jour! et dans une semaine Qui le rendit plus triste encor par sa gaieté. C'était en carnaval. Il s'était bien hâté, Pour terminer à temps sa grande comédie Du faux malade; hélas! pris par la maladie, Oui, tout brisé lui-même, et souffrant à mourir, Il avait ri d'Argant, qui croit toujours souffrir. Il put jouer trois fois, puis fut sans force; il ose Continuer pourtant, il joue : à la nuit close, Le vendredi, je crois entendre un bruit de voix Dans le Palais-Royal ; sous les arbres, je vois Des torches s'avancer : « Ce sont des masques! » dis-je; Mais bientôt j'ai vu mieux, j'ai peur, mon sang se fige, J'ai reconnu sa chaise et ses porteurs : « c'est lui, Qu'on rapporte mourant, peut-être mort! » Oh! oui, Je n'en puis plus douter, je cours... la triste escorte Était déjà rendue et frappait à la porte. J'ouvre, il me tend la main, et, pour me rassurer, Il tache de sourire en me voyant pleurer. On le monte. Il me dit : « Cherche un prêtre ! » Aux églises On ne répondit pas. Mais deux de ces sœurs grises, Qui viennent en carême à Paris pour quêter, Chez lui, dans ce temps-là, voulaient bien s'abriter; Car si parfois encore on l'accusait au prône, On ne refusait pas son gîte ou son aumône. « Entrez, avait-il dit, mes sœurs, vous serez bien. « Pour être du théâtre, on n'est pas un païen ; « Claire votre patronne est celle de ma femme. « Entrez, et si je meurs, vous prierez pour mon âme. » Ce fut trop vrai! Les sœurs, qui pleuraient comme nous, Mains jointes près du lit se mirent à genoux, Lui murmurant les mots où Dieu parle; Molière

Retrouva de la voix pour dire sa prière, Puis il voulut vous voir en ce moment béni, Vous prit, vous embrassa, tomba... C'était fini! Madelaine, pleurant Et n'avoir pu sentir,-enfant, est-ce qu'on aime? Son âme qui passait dans ce baiser suprême ! Laforêt C'était à pareil jour, aussi vous pouvez voir Que j'ai repris le deuil. Madelaine Tu m'apprends mon devoir, Je ne l'oublierai plus. Laforêt Ce matin, de bonne heure, Seule, je suis allée où tous les ans je pleure, Au petit cimetière, où son cercueil fut mis Sous une pierre, auprès des pauvres, ses amis. Je n'y manque jamais, et c'est mon seul voyage. Madelaine Je serai, n'est-ce pas, de ton pèlerinage? Laforêt Ah! Madelaine, voyant entrer Claude et Jeanne Viens, on pourrait voir que nous avons pleuré. {{sc ène|XI}}

Les mêmes, Claude, Jeanne

Madeleine et Jeanne se sont retirées au fond, comme pour sortir Claude Vous avez beau vouloir me fuir, je parlerai. Jeanne Mais... Claude Cette affaire-ci, Jeanne, m'indigne... presque. Madelaine, prête à sortir, s'arrêtant et. retenant Laforêt Que dit-il? Claude A ce point êtes-vous romanesque? Madelaine, à part Je comprends. Claude Cette lettre avec ce nom d'emprunt, Madelaine C'est cela. Claude Ces soupirs enflammés, dont pas un N'a.pris feu dans le cœur... Jeanne C'était... Claude Un b adinage, Direz-vous? C'est bien pis, car vous êtes d'un âge Où tout compte en amour. J'excuserais ce jeu, Peut-être, s'il cachait un véritable aveu... Jeanne Je vous jure... Claude, avec bonté En blâmant votre tort, je me donne Celui d'un méchant! mais, en grondant, je pardonne. Madelaine, à part Qu'il est bon ! Claude Après tout, pourquoi faire le fier? Des caprices, j'en eus mes plus vieux sont d'hier. Jeanne Vrai! Claude Mais je me défends, moi. Jeanne Comment? Claude Je regarde Où s'en irait mon rêve, et je me tiens en garde. Jeanne Qui vous rendit si fort? Claude C'est le malheur d'autrui. J'ai vu comment on souffre, et, j'en conviens, j'ai fui. J'eus un jour un caprice aussi fou que le vôtre : La jeunesse du cœur part moins vite que l'autre. Vous aimeriez quelqu'un trop âgé pour vous, moi Je songeais à quelqu'un trop jeune. Madelaine, à part Ah! {{personnageD|Jean ne||à part}} Tiens! Claude Ma foi! Je fus pris, je l'avoue; elle est très-sérieuse Et je pensai qu'alors. Jeanne, Vivement C'était... Claude, Avec un soupir La curieuse ! Mais c'est fini. Jeanne Bien sûr! Claude Elle n'en savait rien. Madelaine, à part Peut-être! Claude Un grand exemple ici me servit bien... Jeanne Ah! Claude Le malheur. Jeanne De qui? Claude De Molière. Madelaine Qu'entends-je? Les voilà, ses chagrins! Laforêt Oui! {{personnage|Cla ude}} Sa gloire le venge. Jeanne Mais... Claude Ses œuvres un jour vous diront son secret, Vous saurez qu'où l'on rit bien souvent il pleurait. O Célimène! Jeanne Enfin... Claude Laissons là cette enquête. Allez, Jeanne, et surtout ne soyez pas coquette. Ils s'éloignent Jeanne par la porte de droite, Claude par la porte du fond


Scène XII

Madelaine, Laforêt

Laforêt, à Madelaine qui pleure Quel coup, je l'ai senti, cela dut vous donner! Ma pauvre enfant, j'aurais voulu vous l'épargner! Voyons, remettez-vous, souvent on exagère, Et le mal que l'on dit se dit à la légère; Peut-être a-t-on menti? Madelaine Je ne veux rien savoir. Mon père, qui m'entend, m'en ferait u n devoir. C'est assez de mon deuil, sans la douleur amère De blâmer, en pleurant, et d'aimer moins ma mère. Laforêt Bien! Madelaine Mais cela m'éclaire, et règle enfin mon choix... Laforêt Vrai! Les âges sont-ils assortis, cette fois? Madelaine Non. Laforêt Songez... Madelaine Qu'au malheur il donna plus d'un gage. Laforêt Justement, et je crains. Madelaine Moi, c'est ce qui m'engage, Me décide, je veux,-et j'y mets mon honneur,- Qu'où mon père a souffert, un autre ait le bonheur. Laforêt Cependant... Madelaine Et d'ailleurs, pourrai-je, moi, sa fille, Aimer un de ces fats que la sottise habille, Dont je sais que l'on rit, car il fit leur portrait? Non... Laforêt Quel époux, alors?... Madelaine Celui qui me plairait Est tel que l'eût voulu sa sérieuse estime, Sincère, lui, du moins, n'en serait pas victime, Et... Laforêt Je vois maintenant à qui vous pensez. Madelaine Ah! C'est... Laforêt Eh bien! monsieur Claude! Madelaine Oh ! chut! Laforêt Il n'est plus là ! C'est un galant discret, trop discret; mais je l'aime, Puisqu'il vous adore. Madelaine Ah! tu crois!... Laforêt Malgré lui-même Il s'expliquera. Madelaine Mais... Laforêt Vous parlerez aussi... Madelaine N'y compte pas. Laforêt Je vais arranger tout ceci. Je suis Dorine!


Scène XIII

Les mêmes, Provençal, Jeanne

Madelaine, voyant Jeanne qui entre vivement Tiens! Jeanne est tout effarée ! Laforêt L'affaire de tantôt n'est pas bien digérée. Jeanne, à Provençal Oui, c'est ta faute. Provençal A moi, quand j'ai fait ce qu'il' faut, Quand je n'ai qu'obéi... Jeanne Trop bien... Provençal C'est mon défaut. Jeanne, apercevant sa cousine Madelaine ! Sais-tu... Madelaine Je sais tout. Jeanne Quoi? ma lettre... Madelaine Et l'ennui dans lequel elle a failli te mettre, La colère de Claude, enfin... Jeanne Cela n'est rien, Près du reste. {{personnageD|Madelaine|| très vivement}} Comment? Jeanne, effrayée, à Laforêt Ah ! défendez moi bien, Madame.... Laforêt Pauvre enfant ! Madelaine Parle, d'où vient ton trouble? Explique-toi, du moins. Jeanne Si l'intrigue était double, Me suis-je dit hier, elle n'irait que mieux, Et mon roman serait bien plus ingénieux. Alors... Madelaine Alors? Jeanne J'ai cru,- sans t'avoir avertie,- Que je pouvais te meure aussi de la partie J'écrivis deux billets... Madelaine Là ! sans délibérer, Ah! Jeanne L'un pour Claude : alors je croyais l'adorer. Madelaine Et l'autre? Jeanne Pour Étienne... Madelaine A qui, dans ta folie, Tu décernas mon cœur... {{personnage|Jeann e}} Oui... mais, je t'en supplie, Pardon! Madelaine C'est insensé! L'on t'excusera, toi, C'est le profil des fous bien avérés,- mais moi ! C'est inouï ! j'endosse, et cela m'exaspère, Un ridicule affreux qu'avait tué mon père. Rivale des Cathos, et sœur des Madelons. La fille de Molière est précieuse! Allons! C'est absurde, entends-tu !... L'affreuse lettre ! Jeanne Arrête ! Si tu la connaissais, tu verrais. Je t'y prête Des soupirs épurés et doux comme les miens, Madelaine C'est bien le moins. N'importe, avec toi je deviens Romanesque, et partant, sotte. Jeanne Ah! Madelaine C'est synonyme ! J'appelle avec transport Étienne, Cléonyme, N'est-ce pas ? Provençal, à part Que dit-elle? Madelaine Et toi, Claude, Altamon! Provençal, à Madelaine Ah! vous faites erreur... Madelaine Moi? {{personnage|Proven çal}} Mille fois pardon ! Mais je suis sûr qu'ici vous dites le contraire : Cléonyme est monsieur, Altamon est son frère. Jeanne Et tu remis ainsi les lettres, imprudent ! Tu t'es trompé. Laforêt Tant mieux ! Grâce à cet accident, J'arrange tout... Jeanne. Comment? Madelaine Es-tu magicienne? Laforêt, à Jeanne Vous écriviez à Claude, et vous aimez Étienne Maintenant. Le billet est donc en bon chemin, Il arrive à son but, en se trompant de main. Madelaine Mais l'autre, écrit pour moi, que Claude a lu ; calcule Combien, sous ce faux nom, il me rend ridicule! Comprends-tu? Laforêt Qu'il vous sert. Laissez-le vous servir. Madelaine Pourtant... Laforêt Grâce à lui, tout se dénoue à ravir. Vous êtes, Claude et vous, deux muets au cœur tendre; L'un n'ose pas, et l'autre a grand' peur... Pour s'entendre, Triste affaire ! Or, voici le bon moyen, la clé, Car vous aurez tout dit, vous, sans avoir parlé. Provençal Ils viennent... Laforêt Tenons-nous.


Scène XIV

Les mêmes, Claude, Étienne

Claude, au fond du théâtre, bas, à Étienne Ces lettres sont de Jeanne. Etienne, montrant celle que tient Claude Et de Madelaine. Claude, avec impatience Ah! Étienne, lui indiquant Jeanne, Madelaine et Laforêt qui parlent ensemble Tiens! si j'ai tort, condamne, Mais écoute. Laforêt, grondant Ah! vraiment. Bas Il faut me seconder, C'est le moment. Haut Ha !ha! Bas Laissez-moi vous gronder D'abord, c'est nécessaire. Haut Ha! ha! mesdemoiselles, L'amour, comme l'on dit, ouvre pour vous ses ailes De bon matin, chacune a rôti son poulet... Etienne, à Claude Tu vois!... Laforêt, de même Pour l'envoyer tout chaud, par un valet... C'est aller vite. Au moins, n'est-on pas trop coque tte? Aime-t-on, comme nous, à la bonne franquette? Le cœur avec l'esprit est-il un peu d'accord ? Car l'un dément souvent l'autre, et c'est un grand tort. Que répondrez-vous? Jeanne Moi? Etienne, à part Voyons. Jeanne Je ne renie Aucun des sentiments qu'exprima Parthénie. Etienne, vivement, lui prenant la main Est-ce bien vrai? Jeanne Bien vrai ! Laforêt, à Madelaine Mais à vous maintenant Claude Ah ! Madelaine Ceci, de ma part, va sembler surprenant. Soit, j'en expliquerai plus tard la fantaisie : J'accepte, en attendant, ce qu'a dit Almazie. On parle toujours bien quand on est écouté; Mais moi, suis-je entendue? Claude, se précipitant et lui prenant la main En avez-vous douté? Provençal Allons! tout marche au mieux ; l'affaire est bien ourdie, Et nous allons finir comme à la comédie... Laforêt Oui, comme chez Molière. {{personnageD|Provençal||s'évent ant}} Ouf! que de mal ! Je crois Qu'on fila joliment l'intrigue. Cette fois, Mascarille a gagné mieux que des réprimandes. Claude Aussi, le gardons-nous. Laforêt Et moi? Madelaine Tu le demandes? Mais c'est toi qui seras l'âme de la maison. Claude Oui... Madelaine Toi, chez nous, et lui, toujours à l'horizon. Claude Rayonnant! Laforêt Malheureux... Claude Il le fallait, sans doute. Car le talent n'est fait que des larmes qu'il coûte. Molière en est plus grand ! Il souffrit beaucoup, mais C'est un de ces martyrs qui ne meurent jamais.