La Jongleuse/08

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Mercvre de France (p. 172-195).
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VIII

« Mon ami, mon aimé, mon cher petit amant, Monsieur mon fiancé, bientôt le mari de ma nièce, par conséquent, mon neveu !

Je vous écris ma première et ma dernière lettre d’amour :

Je vous aime. Je t’aime.
Éliante Donalger.
P.-S.
........? »
E. D.
« Ma chère Éliante,

Je vous réponds, moi, par ma première et dernière lettre d’injures :

Tu m’ennuies…
Léon Reille.
P.-S.
…à m’en faire pleurer ! »
L. R.
« Chéri,

Puisque tu pleures, il y a de la ressource, et je regrette seulement de ne pas le voir, parce que cela me rendrait bien heureuse ! Je te dis les choses sans les orner de phrases, et je ne sais guère comment m’y prendre pour te consoler, mais je sais tout de même que je te consolerai… car l’Amour console de ne plus aimer.

Je crois que tu ne m’aimes plus. Il a suffi qu’une jeune fille, un peu trop pressée, te fasse la cour pour ce qu’on appelle le bon motif et le parle de moi selon des formules modernes… tu t’es tout de suite aperçu que je t’ennuyais ! Donc, je t’ennuie, moi, la belle jongleuse, la femme fausse, la comédienne ! Et c’est mon grand remords… je voudrais l’amuser, au contraire, l’entourer de jolies fleurs, de vraies femmes, de bons sourires… aussi de mes bras, car, s’ils sont très blancs, c’est pour te servir, chéri !

J’avais prévu cette éclipse de notre astre, je ne m’en étonne pas. Ce que je voudrais bien savoir, c’est en quels termes l’enfant t’a parlé de moi ? Cela me ferait de la peine d’être haïe par elle. Je crois qu’elle m’aime ou qu’elle m’aimera un jour, sincèrement. Mais, tous les deux, vous ignorez l’art d’aimer… qui est d’attendre son heure. Elle, chastement, — je maintiens qu’elle est très innocente, — toi, brutalement, vous voulez me dompter, faire de moi un très docile coursier qui vous mènera au plaisir, franchira des obstacles sous les coups de cravache et que vous abandonnerez au milieu des champs déserts, vers le soir, quand vous rentrerez dans vos maisons avec le bonheur.

Je n’ai jamais eu de maison, et je ne suis jamais entrée, avec le bonheur, sous un toit vraiment hospitalier.

Je suis l’aventurière qui passe, danse et ramasse des sequins pour en parer sa robe.

Je ne vous demandais rien… que de me laisser danser.

Alors vous ne voulez pas ? Vous en serez cruellement punis tous les deux. Je vous forcerai à être heureux ensemble… et quand vous entrerez dans votre maison… vous y trouverez les sequins, mais la danseuse sera partie.

C’était, vous direz-vous l’un à l’autre, une folle un peu déconcertante !

La folle du logis, mes enfants… et vous vous apercevrez, malgré la beauté du devoir qui est d’être unis, que l’on ne peut pas vivre, jeune ou vieux, chaste ou sensuel, sans cette folle. Je pense que vous vous tromperez mutuellement.

Moi, vous ne me trahirez pas. Je suis trop amoureuse pour me laisser trahir. Vous m’aimerez, malgré vous, toujours !

Lorsque mon mari est mort, il y a cinq ans, j’ai recueilli chez moi, sans être y obligée par aucune loi, un pauvre bonhomme qui crevait de faim pour avoir été trop gourmand, et je lui ai dit : « Mangez, buvez, tenez-vous au chaud, vous portez le nom de celui qui me donna tout, je vous dois tout ! » Je fis chercher, sur ses indications, une petite fille de quinze ans, l’enfant de sa sœur, Mme Chamerot, que l’on avait mise en apprentissage chez une modiste, et je dis à cette fillette mal élevée, trottin dans l’âme : « Au lieu de faire des chapeaux, vous les achèterez pour les mettre sur votre tête et vous tâcherez d’oublier l’ancienne misère, avec vos petits mots d’atelier en vous instruisant. » Ces gens n’ont rien à me rendre… s’ils sont heureux (et je crois que mon beau-frère, tant qu’il y aura du champagne retour des Indes sera très heureux), mais je leur dois encore tout, une seconde fois, s’ils souffrent à mon sujet.

Vous comprenez, mon chéri, je suis un être doux… très conscient de mes actes. Aucune torture de l’âme, aucune joie du corps ne m’est inconnue, et c’est bien le moins qu’ayant touché silencieusement, dans le mystère de ma divinité, le fond de la douleur et le fond du plaisir, je puisse préserver mes amis, mes enfants, de la pire déception qui serait de s’apercevoir enfin… qu’ils ne seront jamais des dieux ! Si vous me possédiez, les uns ou les autres, vous seriez trop jaloux de moi… vous seriez comme mon mari, le cher pauvre homme, qui disait : « Elle ne sera heureuse que par ma volonté… ou je la tuerai ! »

Il en est mort !

Je ne suis ni cruelle, ni méchante, ni seulement orgueilleuse à la manière moderne. Je m’humilie comme on veut et quand on veut. Sur un signe des enfants qui m’approchent (et tous les hommes qui s’approchent de moi, en curieux ou en despotes, ce ne sont que mes enfants), je jongle pour les amuser, et, s’ils pleurent, je les berce… en leur contant de belles histoires. J’ai à me faire pardonner d’être… heureuse. Mais personne ne saura plus jamais que je porte en moi le grand foyer d’illuminations, le feu qui fit les saintes, les martyres et les grandes courtisanes, non pas celles qu’on payait, celles qui payaient leur droit au respect en inspirant l’amour ! Je veux, oui chéri, être heureuse toute seule, les bras bien croisés sur ma poitrine, les cuisses jointes hermétiquement, avec le sourire des vierges qui communient.

Que voudriez-vous m’apprendre de meilleur, ô mes chers petits enfants, qui vous trémoussez sans dignité comme des pantins suspendus au même fil ? C’est moi qui tient le bon bout de ce fil !…

Et cependant, parce que je suis sans doute mortelle, j’ai le désir inquiet de faire du bien, de faire plaisir, de communiquer ma chaleur, d’être encore quelquefois très belle pour inspirer le goût du beau. Je sais que ce temps-ci n’est pas fertile en grâce… j’ai peur que demain la grâce de la femme… soit reconnue d’utilité publique et se socialise au point de devenir l’article banal, un objet de bazar à treize et que l’on trouve des catégories de femmes tendres ou amusantes à des milliers d’exemplaires comme les confections des grands magasins… de nouveautés où c’est toujours la même chose. Je veux affirmer la supériorité du dieu sur celle de l’organisateur de concert pour les pauvres.

La belle musique n’est pas faite pour les pauvres. Elle les exaspère, et ce qui charmerait un serpent fait généralement éternuer un petit employé de bureau dans les grandes auditions. On peut être à la portée de tous quand on se résigne à vulgariser. Pourquoi me vulgariserai-je ?… si je n’ai pas besoin de vous. C’est vous qui devez vous élever jusqu’à moi si vous me désirez. J’ai cru un moment que j’élèverais un homme dans le sentiment de mon genre de beauté, qu’il me viendrait un enfant vraiment né de mon amour et semblable à moi. Que je pourrais perpétuer la folie du plaisir… jusqu’à en faire du bonheur permis par les foules. Allons donc ! Les dieux sont seuls, et quand ils se promènent, par hasard, sur la terre, ce sont des cas pathologiques ou des balladins, des histrions… qu’on méprise !

Ils en rient… dans le silence de leur divinité retrouvée, toutes portes closes.

Mon petit ami chéri, mon enfant, toi que j’ai reconnu tout de suite pour un chercheur du dieu, faut-il que tu aies peur de moi ?

Que tu écoutes les femmes d’aujourd’hui, mes pires ennemies ?

Elles naissent fatiguées, aujourd’hui, les petites filles de ma raison, et elles raisonnent… trop.

…Ainsi que divaguent les petits-fils de mon amour, les hommes qui sont réduits à partager leur chair entre elles. Aux unes, la volupté sans la conscience, aux autres la camaraderie sans la passion.

Bonsoir, mes petits enfants, amusez-vous sans moi !

Car, moi, je garde tout, j’emporte tout… je suis votre rêve…

L’amour divin à une époque où il n’y a plus de dieu.

L’amour qui brûle à une époque où le monde se refroidit.

…Écoute, petit Léon, je ne voulais pas te dire ces choses, mais je sens que je ne durerai point et qu’il me faut bien employer, je suis navrée que, dès le premier choc de la vie contre moi, le heurt d’une bien banale réalité contre une douce illusion, tu te révoltes et tu me regardes comme on regarderait une étrangère.

Ah ! ce regard, à la fin de ce bal blanc ? Je suis aussi simple d’esprit que compliquée de corps… peut-être même suis-je très simple des deux façons. Je n’ai pas eu de jalousie en te voyant causer dans l’oreille de Missie, j’ai pensé : « Il a tort de donner une espérance… car c’est un crime d’avoir l’air de promettre un amour qu’on ne donnera pas. » Remarque bien, je te prie, que je me suis montrée, dès le début, vis-à-vis de toi telle que j’étais. Tu me plaisais, je voulais t’aimer, je te choisissais comme tu avais l’air de me choisir, et je te disais : « Si je deviens votre maîtresse, ce sera que je vous aimerai moins. » Je ne peux pas me résoudre encore à t’aimer moins ! Voilà mon seul crime.

Et déjà tu essaies de me prouver que l’on t’agrée ailleurs si je ne t’agrée pas.

Et déjà… tu fais pire, tu réveilles mon ennemie née, la femme vulgaire… l’honnête femme, celle qui fera ton propre malheur et tes enfants. Prends garde, Léon… tout bien réfléchi, je peux m’en aller dans le songe des lies lointaines sans toi… Je voulais t’emporter… avec mon secret.

Tu n’as pas compris ?

Tu es si pressé que cela.

Je suis donc si vieille ?

Alors, ayons ce courage de nous séparer immédiatement… ou d’épouser chacun notre idéal.

Toi, une jeune fille qui l’aime. (Elle t’aimera, j’en suis sûre.)

Moi… le pays où l’on a chaud…

Vois-tu, chéri, aide-moi à me libérer de mes derniers liens sociaux. J’ai la charge d’une âme vierge. Prends-la, elle sera ce que tu la feras. Et l’enveloppe de cette âme deviendra selon ton goût… si tu peux l’aimer… en souvenir de moi.

Ton Éliante… qui attend.

P.-S. — Ne fais pas le Monsieur correct, dis ? »

E. D.
« Chère Madame,

Il est certain que vous avez l’art des lettres d’amour comme vous avez l’art de jongler avec des chinoiseries ou des couteaux.

Je suis vraiment touché de la peine que vous semblez prendre au sujet de mon avenir, mais je préfère m’en occuper plus tard, tout seul. La jeune fille dont nous parlons est charmante (si bien élevée !), malheureusement je ne cherche pas une femme… pour l’épouser.

Votre dévoué serviteur.
Léon Reille.

P.-S. — Maintenant, tu peux continuer à jongler de loin. Ça m’amuse beaucoup. Si tu pensais réellement la moitié de ce que tu dis, ce serait toi que j’épouserais. Mais combien de lettres as-tu écrites de ce style… soutenu et à combien d’hommes à la fois ? Tu es Madame la fournaise, et je n’ai aucune confiance dans ta vertu… brûlante. Il y a trop de nuits sur ta robe. Tu ne la poses peut-être jamais, cette robe noire, seulement, si tu couches avec, c’est pour faire mieux ressortir la blancheur de ta peau, et ça n’en n’est pas plus propre, ma chérie. »

L. R.
« Pauvre cher petit aimé,

Non, tu n’es pas le seul qui ose dire : la femme honnête est celle qui cède. Vous avez tous inventé cela dès votre berceau pour la plus grande commodité de vos futures alcôves, et vous l’avez tellement répété que les plus niaises le croient, aujourd’hui, s’étant enfin débarrassées de quelques préjugés divins. Elles naissent aussi en le croyant, et on entend même les jeunes filles charmantes déclarer, les poings en l’air, qu’elles céderont, l’occasion offerte, pour s’assurer éternellement des droits qui ne s’acquièrent qu’avec une diabolique expérience. Je connais beaucoup mieux les hommes que les femmes, mais je n’ose jamais rien entreprendre contre la liberté d’un homme, charnellement parlant. Cela me paraît un crime, et au prix d’un crime je ne veux pas être heureuse.

Je connais les hommes… oui… ils veulent tous la même chose.

Je connais moins les femmes, elles ne savent pas ce qu’elles veulent.

Et voilà pourquoi… je leur pardonne.

Alors il faut jongler de loin ?

J’y consens. Je vais te raconter l’histoire de ma vraie première lettre d’amour.

Eh bien ! cette première lettre-là est tombée dans l’eau !

Je devais l’écrire à… mon mari, dans le temps qu’il fit un séjour en Chine, après notre mariage, moi n’ayant pu l’accompagner parce que j’étais souffrante.

En ce temps-là, je ressemblais à un petit chat sauvage qu’on aurait un peu écrasé en lui marchant dessus, sans le vouloir, et j’aurais souvent désiré qu’on m’achevât, car je ne pouvais m’imaginer que c’était ça le bonheur.

Cependant je croyais bien tendrement qu’il fallait aimer son mari, et je résolus de lui écrire, selon qu’il me l’avait ordonné.

C’était par un beau jour de printemps (comme dans les romans qui commencent), moi, je ne voyais pas le Luxembourg de ma fenêtre, mais ma croisée s’ouvrait sur un jardin rempli de roses, un beau jardin des contes de Perrault, illustré par Gustave Doré. Les abeilles entraient, allaient, venaient, du parfum sous leurs pattes, et elles traçaient des signes d’or autour de moi, me bourdonnant de sortir, de courir, de cueillir des fleurs et de profiter de ma liberté pour en fabriquer le plus rapidement possible… le miel amer de l’expérience ! j’avais, à cette époque-là, dix-huit ans.

Ninaude, ma vieille négresse, couchée en rond par terre, se mettait à ronfler de temps en temps pour me dire que tout était tranquille, que tout serait muet, même son dévouement, si je voulais sortir et tenter la fuite vers l’inconnu.

Je regardais paresseusement le ciel bleu, les roses et la peau noire de Ninaude. Je me souviens que ça luisait de graisse sous son cou, à l’endroit où elle arrangeait son madras comme les robes de Mada. (Elle le croyait, la pauvre, elle m’aimait et voulait imiter tout ce que je faisais.) Ninaude avait la manie de se décolleter en danseuse espagnole, parce qu’elle m’avait vue danser, un soir, dans un carnaval extraordinaire, alors… (oui ! la lettre, j’y reviens, ne l’impatiente pas, c’est le souvenir de tout cela qui est la lettre en question), alors, je prenais la plume, en regardant dormir Ninaude, je la trempais dans un bel encrier d’or qu’on m’avait offert exprès pour écrire cette lettre. Les idées ne venaient pas. J’aurais tant voulu m’endormir sur mon papier, un si joli papier vert pâle, à mon chiffre de nouvelle mariée. Et je ne trouvais rien.

Je me dis : Il faut que je pense à mon mari ! Je me mis à penser des tas de choses drôles tout de suite. C’est étonnant comme cela m’arrivait naturellement, les choses drôles. Et cela s’enchaînait si mal ! C’était absolument comme lorsqu’on préparait une confession générale au couvent, nous ne manquions jamais de nous rappeler… ce que nous ne voulions pas dire ! Les histoires trop personnelles, par exemple : que nous avions bu l’huile de la lampe du Sacré-Cœur, car nous avions toujours faim chez ces religieuses, et nous faisions couler l’huile à brûler sur nos vieux croûtons. Ou bien que nous étions allées dans un certain endroit pour lire les morceaux des journaux pendus au clou, ce qui était fort dangereux, des morceaux de feuilletons. Et puis, je pensais, à cause de la figure abîmée de mon mari, à notre aumônier, le père Duplantain, qui possédait douze doigts de pieds, une légende très connue parmi nous, mais tu comprends que personne n’y était allé voir ! Je pensais… je pensais… Je ne pouvais cependant point écrire tout cela ! Je me rappelais aussi les belles phrases des cantiques, et des larmes de plaisir me venaient aux cils sans aucun mot bon à dessiner sur du papier vert pâle. Mon Dieu ! Une lettre d’amour ? Comme c’est difficile à faire, et je devais lui adresser une belle lettre, il m’avait dit : « Mon Éliante, tu m’écriras… une belle lettre, pleine de baisers, tu m’écriras tout ce que tu ne veux pas me dire encore, tu m’écriras… en te souvenant ! » Oui, je me souvenais, seulement, on ne s’écrit pas ces choses-là.

D’un grand coup de talon, j’éveillai Ninaude qui ronflait trop. Cela me faisait envie.

— Mon petit Mada, est-ce qu’il a faim ?

Elle rêvait encore du couvent.

— Ou soif, mon petit Mada ?

Elle ouvrait de gros yeux effarés.

— Non, Ninaude, chante-moi une chanson… Je m’ennuie !

Et je m’accoudai sur mon papier pour ne plus songer à ce papier de désespoir couleur d’espoir.

Ninaude s’assit en tailleur, écarta les mouches qui lui couraient partout (je dois avouer qu’elle était un peu sale et avait toujours des taches de sucre sur elle), défripa son fichu et sans plus se faire prier chanta :

Moi, petit nègre,
Aimer Mada
Rêver sa lèvre,
Vouloir son…

(Pris dans cette acception, le nom de cet animal ne doit pas se prononcer, n’est-ce pas ?)

Danser pour elle
Comme un perdu,
La trouver belle,
Montrer mon…

(Ça commence aussi par un c, et ça rime…) Toutes les chansons de Ninaude étaient de ce tonneau. Je ne peux pas te dire l’impression que cela me faisait de voir la vieille négresse accroupie gravement comme un bouddha, très correctement assise sur ses talons et chantant des choses folles avec la sérénité d’une qui réciterait son chapelet. Elle chantait à mi-voix parce que je la faisais taire… à propos, mais elle se doutait si peu de l’effet produit qu’elle aurait hurlé tous les couplets les plus scabreux le mieux du monde.

Je riais, je riais, nerveusement, je pleurais à force de rire. Elle ne comprenait pas, ne connaissant pas très bien la valeur des mots français. Rien n’était drôle pour elle, seulement, stupéfaite, elle hochait la tête.

— Bon ça, rire, pour petite maîtresse… ça lui chasse les humeurs du corps.

Mon mari la brutalisait. Hélas ! il battait les noirs, comme tous les officiers de marine qui savent qu’on n’attache ces animaux qu’à cette condition. Elle chantait derrière lui, ne se plaignait pas des coups de canne. Pour demeurer avec moi elle aurait avalé du fer.

— Bon ça, les coups, maîtresse, pour me chasser les humeurs du corps !

Ce jour de la lettre, Ninaude défila tout son chapelet d’horreurs, il y en avait de si extravagantes que je m’en bouchais les oreilles, surtout depuis que je comprenais mieux. Il faut te dire que Ninaude, c’était ma dernière famille. On l’avait amenée de la Martinique, et, dans le couvent de Paris, elle me soignait, car maman avait laissé une grosso somme en mourant pour qu’on m’élevât bien. Les bonnes religieuses nous laissaient crever de faim, seulement nous avions chacune notre femme de chambre. La mienne, Ninaude qu’on surnommait Café, nous empêchait de dormir debout aux grandes prières à cause de son étrange dévotion. Figure-toi qu’elle se roulait par terre d’amour en Dieu, elle criait, à propos de tout : C’est ma très grande faute ! Je lui avais expliqué que les religieuses la voyaient d’un mauvais œil et qu’on pourrait bien finir par me priver d’une femme de chambre qui sentait le fétichisme (singulière odeur ; mélange de musc, de sueur, d’huile de coco et de tafia !). Pleine d’une ferveur extraordinaire, Café-Ninaude implorait la sainte Vierge en poussant des cris d’oie sauvage et roulait des yeux blancs en mêlant tous les noms du calendrier qu’elle estropiait à son aise, une salade où le démon n’aurait jamais pu reconnaître ses cornes ! Il y avait surtout un saint Firousse ou Frigousse que nous ne pouvions pas admettre dans la collection. Saint Frigousse avait pour spéciale mission de fournir des garçons aux personnes enceintes. Cela ne nous regardait pas, mais cela nous intriguait, et il fallait prier saint Frigousse pour des tas d’autres raisons (heureusement) : la migraine, les engelures, la destruction de la vermine, les mouchoirs perdus, etc. Et il avait naturellement sa chanson ou sa complainte, qui débutait ainsi :

Saint Frigousse.
Nom d’une gargousse !

Une effroyable scie de matelots ivres que Ninaude savait tout entière… avec variantes !

Tu crois peut-être que Ninaude ne savait que de sales histoires, aussi malpropres que son madras. ? Non, elle connaissait les légendes naïves qui font pleurer, et celles qui font peur, son âme noire contenait à égale dose de la boue et des pierreries merveilleuses. Si elle m’a dotée de pas mal de superstitions dès mon enfance, elle me parlait quelquefois comme un livre. Elle était très vieille et nous renseignait sur des choses oubliées dans son pays ou dans le nôtre.

(Oui, ne l’impatiente pas, je reviens à ma lettre d’amour !)

… Quand Ninaude eut chanté tout son répertoire, je finis de rire, et je retombai sur mon papier, découragée. J’étais hantée par des idées baroques n’ayant aucun rapport avec l’amour, je voulais me confesser, avouer des péchés imaginaires, lui apprendre que, malgré sa défense, je laissais Ninaude me raconter des histoires toute la journée.

Puis, tout d’un coup, mon cœur éclata dans ma poitrine, je me mis à pleurer parce que j’avais trop ri.

Ninaude, toujours accroupie par terre, rampa jusqu’à moi et m’embrassa les genoux.

— Le petit Mada, il a donc du chagrin ?

Et elle me berçait en berçant sa grosse tête noire, — où il y avait probablement des poux, — dans ma robe.

— Oui, Ninaude, j’ai du chagrin. Je m’aperçois que je ne peux pas écrire à mon mari : je suis trop sotte.

— Pauvre petit Mada ! (Et ses bons yeux de chien brillaient de finesse.) C’est pas ça ! Petit Mada n’est pas sotte ! Petit Mada est comme un bouquet que je n’ose pas sentir ; mais, si elle voulait, je lui dirais bien pourquoi elle ne peut pas parler au papier… c’est parce qu’elle a peur du Monsieur l’officier !

— Oui, Ninaude ! Il me fait bien plus peur à présent qu’il est parti !

— Oh ! Il reviendra, dit-elle en soupirant, il reviendra… faut pas vous tourmenter… et petit Mada sera bien plus malheureuse.

— Que faire, Ninaude ? Il faut pourtant que je lui écrive une belle lettre d’amour, il est si bon ! Tout de même il nous a laissées ensemble, et il aurait pu te renvoyer, avant de partir.

— Oui, mon petit Mada, c’est un bon Monsieur l’officier, seulement le grand singe rouge lui a pincé le nez dans ses griffes, et c’est ça qui vous tourmente.

— Non ! Ce n’est pas cela, tu es une bête, Ninaude, avec ton grand singe rouge !

Ce singe représentait pour Ninaude le feu, les coups de feu et généralement toutes les choses de la guerre.

— Oui, mon petit Mada, je suis une grosse bête, c’est bien vrai.

Fataliste, Ninaude soupirait, en acquiesçant du geste.

Et ma lettre n’avançait pas d’une ligne.

Enfin Ninaude, se grattant furieusement, trouva une idée de génie, avec un pou.

Elle se leva pour aller tuer son pou loin de moi, et elle étendit le bras dans la direction du jardin.

— Petit Mada, cria-telle, regardez voir par la fenêtre ! C’est le grand printemps de France, n’est-ce pas, il y a des roses, il y a du soleil, il y a du ciel chaud. Il faut lui écrire tout ça et lui dire que vous aimez tout ça parce que c’est son image, que vous êtes heureuse de le voir là-dedans maintenant qu’il est loin… Ça lui fera plaisir.

— Alors dicte-moi, Ninaude, je suis si paresseuse, oui, c’est une idée, fais-moi une espèce de chanson pour lui.

Aussitôt (on aurait dit que Ninaude buvait du tafia) elle se mit à parler, à parler comme un moulin, je ne pouvais pas la suivre, même au galop de ma plume. Elle racontait des histoires stupéfiantes en l’appelant tantôt Monsieur l’officier, tantôt mon cher mignon, et les fleurs, les baisers, les singes rouges dont il fallait se garer, de grands colliers de perles vertes qu’il me rapporterait, du sucre, du riz, des liqueurs, tout cela cascadait ensemble dans un tourbillon de phrases passionnées. On terminait la lettre en le plaçant sous la spéciale protection de saint Frigousse, qui certainement lui donnerait un garçon un jour ou l’autre.

Moi, j’écrivais, prise de vertige, en blanchissant un peu les tournures nègres ; je traduisais, et c’était une collaboration des plus curieuses.

Je relus la missive en ponctuant et en ajoutant quelques majuscules.

Cela se tenait, mais c’était un peu incendiaire, une vraie lettre pour les tropiques ! Cela partit par le courrier du soir sous un beau cachet vert foncé aux armes de mon père. Quel débarras ! j’avais l’esprit en repos. Mon devoir était terminé.

Ninaude et moi, nous calculâmes, sur nos doigts, qu’il faudrait six semaines pour que la glorieuse enveloppe cachetée lui parvînt, en comptant le trajet en chemin de fer, jusqu’au vaisseau le Californien, le plus prochain transport…

…Veux-tu, mon cher Léon, me permettre de le tirer ici par la manche afin de réclamer toute ton attention.

Cette lettre d’amour, la première que j’écrivais… et que je n’avais pas pensée, n’est jamais arrivée à destination… parce que le vaisseau le Californien n’est jamais entré dans un port chinois… il s’est perdu corps et biens sur un récif, il a sombré avec ma lettre !

Il ne faut jamais mentir, Léon, en amour le plus petit mensonge fait sombrer le grand vaisseau et la vie de beaucoup de braves gens !

Voilà, mon cher fiancé, l’histoire de la lettre que ma servante Ninaude avait dictée à ta servante, mais que j’ai eu le tort de ne pas savoir écrire moi-même.

Quand viens-tu ?

Éliante Donalger.

P.-S. — Je te supplie de faire le Monsieur correct, j’ai un jour, ne l’oublie pas ! »

« Non, je ne peux pas vivre ainsi, Éliante ! Voilà que c’est moi qui mens, qui jongle ! Vous en avez un aplomb !

À distance, vous vous arrangez de façon à me prouver que vous êtes une petite fille malade, pleurant d’amour dans un coin, et quand je vais vous voir, à vos jours, je trouve une belle Madame très digne, qui me propose sa nièce en mariage !

Et puis, il y a le décor ! Vous me montez des bateaux californiens ! Vous êtes un peu trop riche.

Vous me laissez le temps de la réflexion, alors je creuse mon sujet, j’étudie ma fièvre, — car j’ai la fièvre, — et je découvre que vos jongleries me font l’effet de coquetteries de vieille femme qui a peur de se livrer… sans chemise ! Vous vous entourez d’un tel luxe de précautions que je finis par me demander ce qu’il y a dessous. Je continue à ne pas vouloir admettre l’amour, ou la volupté, à l’état pur. Que diable, je suis médecin, ou bien près de l’être, et je deviens incrédule comme saint Thomas !

Votre chère nièce aurait-elle raison ?

Tenez ! Il y a un moyen de me guérir ! Venez vous montrer chez moi, déguisée en femme de quarante ans, sous le jour cru de mon cinquième. Après, je m’engage à épouser Mlle Chamerot, histoire de vous respecter toute ma vie. »

Léon Reille.