La Jongleuse/10

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Mercvre de France (p. 231-237).
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X

« Mon bien aimé,

La lettre d’amour qui doit tomber dans l’eau, c’est une de mes manies, vois-tu, et je t’écris parce que les femmes écrivent à certain tournant de leur existence comme elles pleurent, sans savoir pourquoi. Du reste, je ne pleure jamais devant quelqu’un, et quand j’écris… c’est pour être seule !

Vous êtes très gentils tous les deux d’avoir tant insisté, l’autre jour. Pendant que vous frappiez chez moi, j’étais en train de ramasser les morceaux de mon Éros noir, la petite statue de marbre qui s’est effondrée dans ma chambre, — peut-être l’aurai-je poussée sans y faire attention, — et elle s’est brisée.

Fidèle à ma philosophie de créole fataliste qui sait qu’une statue, ou un esclave, se retrouve, j’en ai jeté les débris de côté, et je tâche de n’y plus penser.

Mais je pense à vous, je pense à toi. Mon Dieu, comme vous êtes passé tard devant ma porte ! Que faisiez-vous donc ?

… Oui vous êtes passé très tard devant ma maison, ma pauvre maison vide, Monsieur et cher amant ! Songez que j’attendais depuis l’aube, le corps penché sur la fenêtre, regardant de tous mes yeux ceux qui arrivaient, ceux qui s’en allaient, me disant à chaque passant nouveau : « Ce n’est pas lui, car il n’a pas les ailes d’Éros, je ne le connais pas, moi, la prêtresse d’Éros, il ne m’a pas fait le signe mystérieux ! » Et le soir est venu après les jeunes hommes, les passants se sont espacés, une odeur amère est montée de la vallée jusqu’à moi, l’odeur des verdures qui se replient et rendent leurs âmes dans l’agonie du jour, le crépuscule a enveloppé les collines d’un voile bleu… violet… noir… la nuit !

Alors, comme la première étoile s’allumait pareille à l’œil d’Éros, douce et cruelle, d’une clarté de lame qui perce, vous êtes enfin arrivé, vous promenant du côté de ma maison, bien par hasard. Était-ce la lueur de l’étoile ou ma lassitude de vivre dans une maison qui s’emplissait d’ombre, j’ai cru que j’avais vu l’envoyé d’Éros, l’envoyé du Dieu ! Vous leviez la tête vers ma fenêtre et vous aviez fait le signe.

Je suis descendue comme une folle… mais point assez vite. Paresseuse et toujours lovée comme un serpent en la tiédeur des temples, je me suis amusée à faire cliqueter les perles de ma robe et à secouer mon écharpe pour que le bruit des joyaux, la senteur enivrante des parfums, vous apprennent qui j’étais avant de vous montrer la blancheur de mes bras.

Bien folle est la femme qui s’amuse à sa beauté avant de coucher son corps aux genoux de son maître !

Dehors, c’était la nuit. Je ne vous ai plus trouvé. Vous aviez dépassé le seuil de ma maison, cependant ; mais, n’y voyant pas clair, son ombre vous avait semblé redoutable, pleine d’embûches, et vous étiez parti.

J’ai couru… je suis allée éperdument jusqu’au milieu de la route, et j’ai rencontré un autre homme, presque votre frère, qui m’a dit : « Vous cherchez vraiment quelqu’un ? » « Je cherche l’amour de ma vie ou la vie de mon amour, ai-je répondu, je sais qu’il faut beaucoup attendre pour être heureuse. Je n’oserais point me donner au premier rencontré craignant que ce ne soit pas lui. Si je me trompe en vous ramenant chez moi, ne serai-je pas obligée de vous tuer pour qu’Éros reçoive votre sang en réparation de l’injure faite à sa prêtresse ! Ce que je respecte le plus en moi, c’est mon dieu ! » « Femme, a-t-il dit en riant, nous ne parlons pas la même langue, moi, je n’ai pas le temps de m’attarder à ces bagatelles qui attachent ou exaspèrent sans profit pour la joie humaine ! » « Mais, ajoutais-je timidement, je vous apprendrai peut-être la joie divine ! » Je vis bien, à sa façon de se fâcher, qu’en effet nous ne parlions pas la même langue. Moi, j’étais folle. Lui était raisonnable.

Cela faisait deux races différentes.

Et je revins chez moi lentement, où je demeurai seule, ayant toujours été seule, malgré ma beauté, mais bien plus seule maintenant, car je sentais que l’envoyé d’Éros ne passerait plus devant ma maison obscure.

Il était trop tard !

…Allons ! Ne lis pas cela sérieusement ! Je ne pleure pas, moi, j’écris des lettres d’amour qui tombent dans l’eau. Tu le sais bien, mon cher petit ami ? Fais donc ce que tu voudras de ta vie, tu es libre, et viens nous voir de temps en temps, il ne faut pas laisser s’attrister les jeunes filles qui espèrent. Marie fera peut-être comme moi, elle se consolera.

Je ne t’en veux plus pour tes dures paroles. N’en ai-je pas dites de pires ? Elles sortaient du fond de nous, et c’est la voix de nos pères qui les ont prononcées, malgré nos lèvres amoureuses ! Tu as voulu très sincèrement m’épouser, régulariser l’amour… Tu as parlé trois minutes comme un notaire vérifiant des dates et constatant l’authenticité des titres, et moi, qui n’ai jamais beaucoup connu ma famille, j’ai eu le geste du léger marquis de Massoubre, au nom si lourd, toujours prêt, paraît-il, à chercher noise aux gens.

Et de cela notre bel amour est mort. (Je veux dire : l’Éros antique.)

Je te prie de venir me voir… et je ne puis guère te recevoir chez moi à présent ! Elle est là qui guette, qui s’inquiète et qui étudie des gros traités de médecine pour se consoler, en fumant des cigarettes, les tiennes, que tu as oubliées dans le salon.

Elle a bien de la chance de pouvoir encore apprendre… moi, je ne savais bien qu’une chose… et je m’aperçois que je ne la sais plus ! Je suis la femme ordinaire qui ne croit plus en son Dieu.

Écoute ! Encore un caprice !… Je vais à l’Odéon lundi. Je serai dans la loge où nous sommes allés tous les trois, un soir. Rappelle-toi bien. C’est une baignoire de côté. Tu me demanderas au contrôle. On jouera Othello, je crois, et… ce que ça nous sera égal, dis ?

Je voudrais te voir un peu, dans un endroit où je serai bien certaine que tu ne pourras pas m’injurier. Quand je suis près de toi, je m’imagine que ce n’est plus loi, et cela me guérit de mon rêve.

Je veux guérir, car je suis une indomptable fanatique. Non seulement je ne veux plus aimer qui n’est pas digne de ma folie, mais je désire te guérir toi-même. Je te jure que j’y arriverai prochainement…

Tu m’as traitée de somnambule ! Je suis lucide. L’eau de la douleur lave les yeux, et je peux lire dans l’avenir.

Mais, voilà, je t’aime… tu comprends, et j’ai envie de murmurer, comme cette grande et enfantine prostituée, devant la guillotine :

« — Encore un petit moment, Monsieur le bourreau ! — »

Ne me réponds rien de cruel. Si tu disais non… j’irais tout de même ! Moi, je suis bien à mon aise pour être une mendiante d’amour… puisque je ne suis pas la maîtresse. Alors j’ai tous les droits, et mon père ne peut rien me défendre, d’une voix forte, tout au fond de mon cœur. Je me moque de Monsieur mon père, car moi aussi je suis le marquis de Massoubre, et seul, aujourd’hui, j’ai la responsabilité d’

Éliante Donalger.

P.-S. — À propos : ne me rapporte pas mes lettres sous prétexte de… correction, je n’ai jamais su reprendre ce que j’ai une fois librement donné. »

E. D.

(Télégramme.)

« Ah ! je respire ! j’irai où tu me dis d’aller, mon Éliante. Te rapporter les lettres ? J’y avais pensé, mais je te les rendrai lorsque tu deviendras ma femme, et j’attendrai cinq ans pour t’épouser. Je serai le héros, n’ayant pu être l’homme, s’il y a vraiment de l’héroïsme à épouser le même jour toutes les amoureuses en une seule folle ! Nous verrons qui se montrera le plus marquis ! Si je ne suis pas noble, je suis très têtu, et l’entêtement, c’est la noblesse des notaires, ou celle des médecins.

Léon Reille.

P.-S. — N’amène pas Missie, par exemple. Elle est fort gentille, cette apprentie, mais elle m’écœure comme des œufs à la neige ! »

L. R.