La Jongleuse/Texte entier

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Mercvre de France (p. 1-303).

I

Cette femme laissait traîner sa robe derrière elle comme on peut laisser traîner sa vie quand on est reine. (Il est de ces créatures tellement certaines qu’un tapis se déroulera sous leurs pieds !) Elle quittait la salle flambante, emportant sa nuit, toute drapée d’une ombre épaisse, d’un mystère d’apparence impénétrable montant jusqu’au cou et lui serrant la gorge à l’étrangler. Elle faisait de menus pas, et la queue d’étoffe noire, ample, souple, s’étalant en éventail, roulait une vague autour d’elle, ondulait, formant les mêmes cercles moirés que l’on voit se former dans une eau profonde, le soir, après la chute d’un corps. Elle marchait la tête droite, les yeux baissés, les bras tombés, l’air pas jeune, car elle demeurait grave, et ce qui sortait de son enveloppe funèbre semblait très artificiel : une face de poupée peinte, ornée d’un bonnet de cheveux lisses, brillants, à reflets d’acier, des cheveux se collant aux tempes, trop tordus, trop fins, si fins qu’ils imitaient la soierie, un lambeau de sa robe noire, cette gaine satinée presque métallique. Ainsi coiffée d’une coiffure étroite posée sur de minces oreilles rouges qui paraissaient vraiment saigner sous le poids d’un casque coupant, elle était plus blanche de son fard qu’aucune autre femme fardée.

Elle avait de chaque côté de sa bouche, d’un rose de cuivre, des petites rides fines, parenthèses plaçant ses lèvres en dehors de toutes les lèvres et indiquant qu’on pouvait lire des choses irrégulières entre les lignes de ses traits réguliers.

Elle vivait cependant, puisqu’elle s’arrêta devant une glace. Elle eut un regard curieux, ne se regardant pas, mais guettant quelqu’un par-dessus son épaule gauche.

L’antichambre était déserte. La glace ne reflétait que la statue de marbre, là-bas, une nymphe tenant une torchère, et, ici, la silhouette obscure de la femme immobile, également statue, deux jumelles se tournant le dos, celle-là très nue, répandant du froid dans les transparences électriques, celle-ci merveilleusement habillée, moins réelle encore, et ces muets fantômes éveillaient l’idée d’une prochaine catastrophe.

Un orchestre préluda. On perçut, à travers des murs et des rideaux lourds, le premier motif d’une valse terrible comme l’éruption d’un volcan. Une porte battit ; il y eut des éclats de voix cérémonieuses, un bruit de chaises remuées, des chocs de verres, de nouveau un solennel silence.

Le quelqu’un guetté par la dame en noir la suivait.

Elle se mit à descendre l’escalier sans se soucier de retrousser sa robe, comme s’il n’y avait personne, les bras inertes, ses longs gants les pressant du poignet jusqu’au coude, les annelant de plis vipérins. On remarquait, de loin, les amandes jolies de ses ongles, le petit cerne de la peau soulignant les creux de la chair, les brisures des phalanges, et ces mains de deuil avaient l’aspect inquiétant de mains naturelles.

Au second palier, à l’endroit où une seconde servante de marbre haussait sa gerbe de lumières en souriant d’un sourire de sucre blanc, la dame noire poussa un cri, un léger cri de nerveuse, qu’on impatiente, mais sans se retourner : sa robe venait de se tendre subitement de la traîne au col, toute l’étoffe se roidissant en barre de fer et le costume correct, la gaine chaste, se détachait peu à peu de la femme, la livrant aux transparences électriques plus nue, malgré sa noirceur, que la statue de marbre. Jupe et corsage flottaient sur elle. Rien n’adhérait sérieusement à cette forme humaine, moulée tout à l’heure dans son fourreau de soie. Cette robe hermétique, dont le col mordait le menton en gueule de velours, s’épanouissait en corolle pour happer la nuque, ne la défendait pas contre la possibilité de se montrer belle.

— Pardon, Madame ! dit une voix d’homme, sifflant un peu entre les dents.

Alors elle daigna se retourner, sourire avec une politesse indifférente et ramasser sa traîne, d’un seul geste arrondi, comme une qui prend l’anse d’un panier plein de fleurs.

Elle était si flexible, se penchait avec une telle promptitude que tout à coup on la devinait plus jeune, plus animale, peut-être gaie, capable de courir ou de se jeter à genoux.

Elle releva sa jupe, elle releva les paupières ; on vit ses pieds, à peine chaussés d’un liseré de peau pareille à celle de ses gants, des pieds nus et noirs dans des bas de dentelles ; on vit ses yeux, nus et noirs sous une frange soyeuse en brins de fourrures.

L’homme s’arrêta hypnotisé, le souffle court.

Il avait marché sur cette jupe parce qu’il ne voyait plus que la femme.

Elle continua, descendit royalement, redevenue grave.

Au dernier palier et à la troisième servante de marbre, l’employé du vestiaire lui offrit une sortie de bal, un fouillis fantastique de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, une écharpe d’orient aussi vaste qu’une tente de chef arabe, une espèce de drapeau barbare, tapis de harem, étendard de mosquée, ancien châle de bayadère, une chose indescriptible dans laquelle cliquetaient des perles avec des lames de sabres. Ses frêles mains noires eurent vile raison de l’immense oriflamme ; elle se drapa en quelques mouvements de chat qui pénètre sous la couverture d’un lit, et se voila très soigneusement les lèvres, ayant probablement peur de tousser.

L’homme arrêté là-haut rejoignit l’employé du vestiaire, demanda son pardessus, un simple pardessus de drap pauvre, et il suivit encore machinalement ce flot de soieries lumineuses qui s’engouffrait dans la nuit de la rue après avoir masqué la nuit de la femme.

Sa destinée le roulait derrière la traîne noire, parmi tous les reflets miroitants que soulevait l’astre oriental tombé sur cette eau profonde, mystérieuse, la couvrant d’un mensonge de plus. Il n’irait pas loin, car il savait qu’elle possédait sa voiture, un coupé bas, petite boîte sombre où le joujou scintillant s’évanouissait, rentrait brusquement, éteignait ses lueurs magiques. Et cela l’exaspérait depuis longtemps.

Elle était toujours en noir : une femme sérieuse.

Elle avait une voiture discrète : une femme riche.

Mais elle déployait, à la fin de ces monotones soirées officielles, une écharpe violente, une écharpe d’aventurière, comme le feu d’artifice d’une joie triomphale. Il se sentait éperdument entraîné vers une conquête peut-être possible, sinon facile, puis, elle filait au grand trot d’un grand diable de cheval, un cheval de légende.

Il n’ignorait pas son nom, ni son adresse. Elle s’appelait Mme Donalger, habitait une vieille maison dans un quartier neuf, du côté du Trocadéro.

Il savait aussi son prénom : Éliante. Il le trouvait bien ridicule.

… Et charmant !

On l’avait présenté le soir même. Un Monsieur quelconque bredouillant :

— Vous devriez conduire Madame au buffet. Elle désire ne pas y aller seule.

Pourquoi ? Elle ne connaissait donc jamais personne ? Et en la conduisant au buffet, en éprouvant un frisson de véritable angoisse à la sentir si noire, si fermée, il ne lui avait rien dit.

Une fois, chez une baronne d’Esmont où il s’était glissé, toujours pour la suivre, il trouvait son carnet de bal sous sa chaise, des cartes, les siennes, il lisait enfin ce prénom : d’Éliante, et cela le faisait un peu ricaner :

— Manque plus que ça ! Elle s’appelle Éliante. C’est rien datant.

Et tout en se blaguant, il prenait une carte, la volait, la gardait pour la relire le matin.

— Qui ça peut-il être, cette femme-là ?

Cela ne lui suffisait pas que ce fût une femme.

Maintenant il se précipitait dans la rue, n’attendant pas la fin de la fête, demeurait tête nue sous une pluie battante.

— Il pleut. Nom d’un chien !

Planté au milieu du trottoir, n’ayant pas l’idée de mettre son claque parce qu’il fallait en détendre le ressort et qu’il redoutait cette complication bruyante, il jurait.

Le coupé stationnait devant lui.

Elle montait en voiture, arrangeait le flot noir de la robe, les flots multicolores du manteau, et faisait jaillir des jupons légers, très blancs, de la mousse de champagne.

L’homme tremblait de rage.

C’était un tel désir de la rejoindre, une poussée si brutale de son instinct, qu’il fit encore plusieurs pas malgré lui ; il plongea ses souliers vernis dans une flaque de boue, atteignit la portière, posa la main sur la poignée, bien décidé à empêcher l’horrible boîte de se refermer, de lui ravir son joujou.

À ce moment précis, l’homme était double, voulait, d’une part, frénétiquement la regarder encore et, d’autre part, se traitait mentalement d’imbécile, supposant qu’elle allait lui donner quelque monnaie, comme on en donne aux voyous qui courent aux portières.

La femme écarta la soierie voilant sa bouche, sa drôle de bouche entre parenthèses, et elle demanda, tout naturellement :

— Voudriez-vous monter, cher Monsieur ?

S’il voulait monter ? Grands dieux ! Son instinct fut seul à répondre. Il bondit, se blottit dans les soies sombres, éparpilla les feux d’orient, ravagea, de ses pieds boueux, la mousse des dessous, s’assit et eut un geste de stupeur, un nouveau :

— Pardon Madame ! les dents serrées.

— Oui, oui, je vous fais mes excuses, Madame, répéta-t-il ahuri de sa propre audace, je ne suis qu’un idiot, décidément. Je marche sur votre robe, j’entre dans votre voiture… je perds la tête. D’ailleurs, j’ai la migraine, ces soirées dansantes ne me valent rien. Je vous en prie, pardonnez-moi, je vais descendre.

Elle éclata de rire, d’un rire très franc, très fillette, se renversa un peu pour dissimuler l’expression réelle de sa gaîté.

Le cocher, perplexe, attendait un ordre.

Alors elle étouffa son envie de rire, eut une mine grave de matrone qui protège :

— Allez donc, Jean, allez donc ! Je ramène Monsieur chez moi.

Et la voiture partit, fila rapidement au trot du grand diable de cheval noir, du cheval noir des légendes.

Chose incroyable, on échangea des banalités durant le trajet.

— Quelle affreuse pluie ! murmura la femme, étirant le bout de ses gants, ce qui lui ajoutait des griffes pointues. On dirait le déluge ; trois jours que cela dure.

— Un très vilain temps. Nous avons une fin d’automne abominable.

— Assez belle cette fête, hein ! pour un bal de charité ? Très ingénieuse la décoration du buffet, ces fontaines de vin et ces bouquets blancs. Alors vous n’aimez pas la danse, Monsieur ?

— Moi, je ne sais pas danser.

— Vous étiez chez la baronne d’Esmont, jeudi. Un bal pourtant ?

— J’y allais… sans savoir.

— Vous allez souvent sans savoir, n’est-ce pas, Monsieur ?

Ici un petit rire et une petite toux.

— J’ai en effet l’habitude de faire tout de suite ce qui me plaît. Une mauvaise habitude n’est-ce pas, Madame ?

Et il essayait de la dévisager, d’être hardi, d’agir enfin comme en pleine bonne fortune, seulement, il se sentait paralysé, gauche, avec la terreur d’être lancé brusquement hors de la voiture et la volonté bien tenace de rester en face d’elle, assis sur le pan de son écharpe orientale.

Elle murmura bâillant doucement :

— Je suis partie plus tôt parce que… j’ai faim. Le buffet… très élégant, mais, si vous aviez vu les sandwichs de près ? Quelle horreur ! De simples tartines ! Cela sentait le jambon rance. Je souperai chez moi, ça vaudra mieux.

Une buée opalisait les glaces du coupé, on galopait dans les nuages, avec, de temps en temps, un éblouissant rayon des lanternes.

Il grommela :

— Je dois vous paraître extrêmement grossier, Madame ?

— Mais pas du tout, au contraire. Je suis certaine que vous êtes un homme très bien élevé, et c’est pourquoi je vous invite à venir partager mon souper.

— Madame, il serait plus naturel que je vous invitasse.

— Oh ! invitasse ! C’est admirable d’imparfait. Non… ne risquez aucune chose de ce genre, je vous en supplie, vous me feriez de la peine. J’ai bien le droit de vous recevoir, — je suis votre aînée, — de vous traiter comme un petit garçon qu’on met en pénitence. Vous quittez, sans savoir, une fête fort gaie, et je vous punis en vous ramenant chez une dame d’humeur triste. (Elle riait tout le temps.) Je suis triste, moi, parce que je suis souffrante.

— Vous êtes malade ? Qu’avez-vous ?

— J’ai… le spleen, à cause de la pluie, à cause de l’automne.

— Ne vous moquez pas, dites !

— Je pourrais être plus méchante. Est-ce que je vous demande votre adresse, moi ?

— Vous m’avez vu volant une de vos cartes ?

— Ce n’était pas malin, vous le faisiez devant tout le monde. Monsieur.

Rageur, il gronda :

— Je ne suis pas amoureux de vous… si j’en ai l’air ! je ne veux m’éprendre d’aucune femme. Non, jamais. Vous me semblez un objet curieux, et cela m’amuse de vous regarder de près… derrière la vitrine. Pas envie de toucher… ni d’acheter, je vous jure.

Un petit silence tomba comme un grésil. La femme toussa légèrement.

— D’acheter, soupira-t-elle ? Pauvre enfant !

Il tressaillit. Elle avait dit cela d’une voix émue, délicieusement maternelle. L’injure ne l’atteignait guère. Elle plaignait celui qui essayait, sur elle, sa toute neuve cruauté de mâle.

— Vous me prenez pour un enfant. Je suis majeur, Madame. J’ai vingt-deux ans.

— Moi, j’en ai trente-cinq, Monsieur.

Il serra les poings, furieux, sans s’expliquer pourquoi.

— Mettons quarante, pensa-t-il.

— Je ne mens pas, ajouta-t-elle, bien qu’il n’eût rien dit. Vous passez, vous me regardez et je le tolère. Avouez que j’aurais le droit de vous mentir, si je voulais.

Il songea qu’elle le reconduisait peut-être tout bonnement chez lui, sachant son adresse, et qu’elle jouait un instant pour s’éclipser ensuite, — l’astre d’orient sous les nuages, — et cela l’exaspéra.

— Tenez, Madame, laissez-moi descendre. Tirons chacun de notre côté, comme il sied à des gens point faits l’un pour l’autre. Seulement… prouvez-moi que vous n’êtes pas une négresse !

Il s’efforçait de rire.

Elle se déganta et lui tendit la main.

C’était une main toute petite, et très puissante, en dépit de son apparence frêle, aux doigts maigres, onglés courts, aux phalanges un peu creusées, à la paume voluptueuse, collante comme une ventouse, mais cette main, sans bague, éclatait de blancheur, — un pétale de magnolia, — et elle exhalait un parfum pénétrant, une odeur poivrée, acidulée, dont on n’avait pas le nom tout de suite sur la langue, si ou en gardait la saveur, une odeur de fruit des îles.

— Oh ! Madame, balbutia le jeune homme contemplant cette main aux fugitives lueurs des lanternes, vous me gâtez ! (Il examinait ce joli morceau de chair avec les yeux d’un expert en l’art de découvrir des tares physiques.) Oui, dit-il sérieusement, vous devez être souffrante, malade ou chagrine, buveuse d’éther, morphinomane, ou… le cœur… Vos veines bleues le long du poignet… sont presque violettes et… c’est exquis.

— Pas si malade que ça. Je m’ennuie, voilà tout. Vous, vous êtes un étudiant en médecine.

Elle souriait.

Il haussa les épaules.

— Sans doute ; un très pauvre… petit garçon. Je m’ennuie aussi. Nous ne partageons que ce luxe, Madame.

— Oh ! c’est bien assez pour être très riches tous les deux… d’esprit.

Le coupé s’arrêta.

Il fallut replonger dans la nuit morne avec la pluie sur le dos.

Le cocher ouvrit la portière, une grille, devant la voiture, des branches mouillées firent choir toute une averse. Le jeune homme, toujours nu-tête, n’osait pas risquer la détente du fameux ressort de son claque, un tapage ridicule, et la dame chuchota justement ;

— Ne faites pas de bruit, cher Monsieur, j’ai un enfant qui dort, à la maison. C’est pour cela que la voiture a tourné par le jardin. Vous me suivez ?

— Oui, Madame, cependant… c’eût été plus raisonnable d’aller souper ailleurs… qu’en pensez-vous ? pour ne pas réveiller votre… enfant.

— Ce n’est pas ma fille, c’est ma nièce. Et puis j’ai aussi un vieux beau-frère. Il est sourd, heureusement ! (Elle se mit à rire, tout bas.) Non, je préfère souper chez moi.

Alors, comme elle montait les marches d’un perron, elle le prit au bras, le poussa, le dirigea le long des caisses de grandes plantes tout humides.

— Là… nous sommes arrivés, souffla-t-elle. J’habite le rez-de-chaussée, eux, sont en haut, rien à craindre une fois dedans : les plafonds sont ouatés.

— C’est prudent, railla-t-il.

Ils se trouvèrent dans une salle à manger ronde, éclairée par une grosse tulipe jaune, que l’index d’Éliante fit s’épanouir au-dessus d’une petite table délicatement servie.

Un seul couvert, mais deux perdreaux, deux jattes de crème, deux compotiers de gâteaux et de fruits, — les gâteaux, de formes bizarres, les fruits, superbes. — Il faisait chaud ; des tentures de soie verte ruisselaient en plis ondulés du plafond comme des feuillages de saule, des étagères dressaient des cristalleries nuancées et fluides, on ne voyait ni porte ni fenêtre et un tapis épais, d’une mollesse de gazon, emprisonnait les chevilles. On eût dit un bout de jardin l’été, au crépuscule, un coin de jardin tiède, tout argenté par des reflets de lune.

— Ne pensant pas avoir le plaisir de vous ramener, cher Monsieur, il n’y a qu’un couvert. Souffrez que je le dédouble. Je n’aime pas les domestiques lorsque je mange. Et vous ?

C’était d’une ironie un peu rosse. Il lui laissa organiser un second couvert sans lui répondre.

Elle s’assit, rejetant son grand manteau oriental sur le dossier de sa chaise, une cathèdre de bois rougeâtre, sculpté naïvement, un siège très vieux, énorme solide.

— Voilà, nous sommes bien, nous allons manger beaucoup, nous boirons peu, et vous vous en irez sagement par le chemin que vous savez. La grille est restée entr’ouverte. Mais ôtez donc votre pardessus, Monsieur, Monsieur… comment, déjà ? J’ai oublié… (Et sa bouche se pinça, moqueuse, entre l’équivoque de ses deux parenthèses.) Représentez-vous.

— Léon Reille, Madame.

— Parfaitement : Léon Reille, mon meilleur ami. Je me rappelle la phrase du commissaire, au buffet, le grand qui avait l’air si bête. Est-ce que vraiment vous êtes son meilleur ami ?

— Moi, c’est la seconde fois que je le rencontre.

— Ah ! Tant mieux !

Et ils éclatèrent de rire.

Elle découpait les perdreaux, ses mains libérées de leurs gaines noires, le buste serré frileusement dans le fourreau du corsage, et on ne voyait bien d’elle que ses mains blanches, paraissant plus nues. Elle était décidément fardée, très pâle de poudre ou de teint. Ses yeux même se dissimulaient, noirs et blancs, sous la fourrure des cils. Rien ne la révélait femme. Elle demeurait une grande poupée peinte, très intéressante parce qu’il est fort naturel que les poupées soient artificielles.

Jouait-on avec cette poupée-là ?

Elle mangeait de bon appétit, mélangeait des choses sur son assiette : des rondelles de bananes et des truffes, étalait de la crème sur des sandwichs, buvait dans un verre singulier, en forme de croissant où le vin, l’eau peut-être, changeait de nuance chaque fois qu’elle buvait.

Elle semblait à la fois très chez elle et très en dehors de tous les mondes.

Lui mangeait beaucoup pour se donner une contenance, buvait peu, craignant de lui déplaire et se sentait atrocement gêné.

La lumière qui tombait d’aplomb sur lui le faisait plus jeune, presque collégien. C’était un brun imberbe au dur menton d’entêté, au nez droit, s’évasant légèrement des narines, aux yeux gris foncé, fouilleurs, chercheurs, rêveurs et comme voilés d’une taie bleuâtre, d’un transparent rideau tiré sur des passions sommeillant en lui, tout au fond. Il portait mal son habit noir et ne savait pas exécuter proprement le morceau difficile du nœud de cravate.

Un instant, au dessert, les pieds du jeune homme frôlèrent ceux de Mme Donalger.

Il les retira, embarrassé, car il se savait plein de boue.

— Ce que vous devez me trouver vulgaire ? murmura-t-il.

— Non, je vous trouve nature, ce qui m’étonne, par le temps de jeunes gens falsifiés qui court. Et c’est pour cela que vous êtes ici.

— Je comprends bien. Vous me croyez naïf ?

Elle l’examina un moment. Ses yeux noirs s’illuminèrent d’une des flammes d’or de la tulipe. Elle s’accouda sur la nappe, sa joue posée dans sa paume. Elle réfléchissait, conservant une mine grave. Quand elle riait elle avait une extraordinaire figure de petite fille. Quand elle redevenait sérieuse, elle prenait un masque tragique.

— Je vous vois, dit-elle enfin, tel que vous serez, sinon tel que vous êtes, cher Monsieur. Vous essayez vainement de résister au dieu qui vous mène ; seulement le dieu est plus fort que vous, et il vous jouera de méchants tours. Non, je ne me moque jamais de ceux qu’un dieu daigne conduire. Je n’oserais pas.

— Le dieu… est-ce vous ?

— Je ne suis qu’une femme, rien de plus… rien de moins, ajouta-t-elle avec une douce fierté.

— Bon ! Le temple ?

Elle ne répondit pas, toujours grave.

Il baissa le front, se mordant les lèvres, regrettant sa réponse et vexé de ne pas découvrir quelque chose de plus spirituel ou de plus direct.

Autour de lui le silence profond, l’atmosphère tiède engourdissaient la pensée. On avait la sensation de s’enfoncer dans un duvet. Les cristaux lançaient de tremblants rayons lunaires, l’argenterie, légère aux doigts, tintait discrètement sur les porcelaines de couleurs tendres ne réveillant que l’appétit, et quand il buvait, le parfum du vin lui donnait l’illusion de mâcher des fleurs.

Il s’attendrit.

— Je vous crois bonne. Vous m’avez d’abord effrayé. Maintenant je n’ai peur… que de votre robe. Vous devriez la poser, elle est trop noire.

— Je ne pose jamais ma robe, Monsieur.

— Vous couchez avec ?

Dédaigneusement elle lui offrit des deux crèmes : l’une verte, l’autre rose.

— Pistache ou framboise, cher Monsieur ? Je vous autorise à les mêler comme je me prépare à le faire moi-même, puis voici de la vanille en poudre, du gingembre, du poivre indien et des piments râpés. Que préférez-vous ? C’est un système chinois.

Elle jouait avec de petits ustensiles de vermeil, des salières microscopiques ornées de cabochons précieux, qui rutilaient sous ses doigts pâles et, elle puisait là-dedans des poudres obscures comme des cendres.

— J’accepte tout, bien entendu. Seulement il est abominable votre système chinois. De la vanille, du gingembre, du poivre indien ! Il y a de quoi faire flamber un sérail… y compris les eunuques ! Et vous prétendez que vous n’êtes qu’une femme ? Fichtre !

— Tenez, un peu de cette liqueur brune… trois gouttes. C’est de l’essence de thé, qui unifie tous les autres goûts, y fond une larme d’amertume. Aimez-vous cela ?

Léon Reille eut une grimace de bonne volonté.

— Faut s’y habituer… j’aimerais mieux… (Il regardait fixement le croissant turc, son verre, qu’elle approchait de sa bouche)… les trois gouttes de ce qui reste dans votre verre. Il est si drôle, ce récipient. Il ne doit pas être facile d’y boire.

Elle le lui tendit gracieusement.

Alors il devint pâle.

— Vous voulez bien ?

— À quoi cela m’engage-t-il ? Mon verre est rempli d’eau pure.

— Allons donc, gronda-t-il sourdement !

— Je vous dis la vérité. Buvez, cela vous rafraîchira la poitrine.

Il saisit le verre, un petit vase à pied lors, dont le calice s’ouvrait en forme de disque, et il essaya d’y adapter ses lèvres.

— Pas par là, cria gaîment Mme Donalger, de l’autre côté ! Non ! Non ! Pas au milieu. Comme si vous buviez l’huile d’une lampe antique, d’une lampe à bec ! oh ! le maladroit !

Léon Reille venait de briser le verre en le heurtant contre ses dents rageuses.

— Toutes mes excuses, fit-il, essuyant sa lèvre inférieure qui saignait, je ne sais pas m’y prendre. Aussi c’est de votre faute, vous auriez dû m’aider.

Elle riait très innocemment.

— Voilà ! Je vous avais averti, cher Monsieur… de l’eau pure, et ce n’est pas bon, avec le système chinois.

— Oh ! Vous m’exaspérez à la fin, vous, du haut de votre robe noire !

Et brusquement il fut debout derrière sa chaise.

— Je vous en supplie, ôtez-là, cette robe, madame Éliante… ou chassez-moi tout de suite de chez vous. Ôtez-la, rien qu’un peu. Dégantez votre cou, vous étouffez, il me semble. On dirait que vous vivez dans une peau de serpent. Moi, ça me fait froid… et vous, ça doit vous faire trop chaud.

Elle s’enveloppa d’un geste vif de son grand châle oriental.

— Mais je suis une vieille femme, et je crains les rhumes de cerveau, cher Monsieur.

Elle riait, tranquille, continuant à doser de gentils petits mélanges, vanille, gingembre, poivre, crème à la framboise et crème à la pistache, elle remuait des poudres odorantes, goûtait dans des mignonnes spatules d’or.

Léon Reille la contemplait anxieusement. Peu à peu ses sourcils se froncèrent. Elle se fichait de lui, cela devenait certain.

— Écoutez donc, la dame insolente, murmura-t-il, la prenant aux épaules nerveusement, je ne crois pas vous aimer, car je n’ai pas envie de roucouler selon l’usage des amoureux transis. Je vous veux, tout simplement. Je vous aurai, ça c’est sûr… aussi sûr que vous êtes une odieuse coquette… ou une folle. Je vous suis depuis trois mois, tantôt à travers les salons où je n’ai que faire et où je m’ennuie à hurler, tantôt dans la rue, quand vous sortez à pied… c’est-à-dire pas souvent. J’ai caché mon jeu honnêtement, j’ai essayé de causer ce soir, après ma présentation solennelle au buffet, là-bas. Je n’ai rien à vous raconter, mondainement parlant. Je ne sais guère mentir… et je crois vous valoir. Donnez-moi ce que je désire, et flanquez-moi ensuite à la porte, ça me sera bien égal. Je ne reviendrai probablement pas. Mais ne m’altérez pas davantage avec vos jolis petits systèmes. Vous finiriez par me faire boire du verre pilé. Merci ! je n’ai pas l’esprit chinois, et ce genre de torture m’agace inutilement. Je vous préviens que je ne suis pas un petit monsieur aimable. Je ne vous demande pas si vous m’aimez. Ne me confiez pas votre cœur, souffrant ou bien portant, belle Madame orgueilleuse, malgré la politesse, je l’oublierais entre les feuillets de mes livres de médecine, je l’y écraserais. J’ai de la haine contre toutes les femmes, car je les devine méchantes. Trop heureux, n’est-ce pas quand on en rencontre une qui n’est pas sotte ! Vous me plaisez, je vous plais… donc pourquoi ces grimaces ? Vous m’avez levé sur le trottoir dans le sens le plus absolu du mot… oui, Madame, comme une fille lève un miché. Que demandez-vous, en échange de ce que je vous demande ? Le soir où j’ai volé une de vos cartes devant vous, pour connaître enfin votre nom, il fallait me défendre de vous suivre… Éliante ! Quel nom bizarre ! Cela est fou de s’appeler ainsi ! J’ai rêvé une nuit que ma pendule sonnait votre nom : Éliante ! Regardez-moi donc un peu, voulez-vous… en face… en face…

Il lui tenait maintenant les poignets, ses poignets minces où on voyait se tordre de fines petites vipères bleues, presque violettes, sous la chair tendre et blanche.

— Éliante ?

Elle se leva, laissa glisser le châle multicolore, son étendard d’aventurière, parut plus noire, plus grande :

— À mon tour, écoutez-moi, mon… cher enfant… et ne me faites pas de mal inutilement. Je suis libre de choisir mon heure et même de ne pas vouloir du tout. Je suis capricieuse, ennuyée, assez souffrante pour craindre un surcroît de souffrances physiques ou morales. Je ne cherche que la paix et l’oubli. Vous êtes venu jusqu’ici m’accompagner… honnêtement. Vous vous en retournerez… sans moi. Ces choses arrivent dans le meilleur monde. On soupe et on se relire. Je trouve absurde qu’un homme ne puisse pas causer en tête à tête avec une femme… l’aimerait-il. Je vous reçois en effet parce que vous me plaisez… et après ?

— Comédienne ! ricana-t-il. Je sais bien la comédie que je devrais jouer, moi ; me précipiter à genoux et jurer que je suis content ! Ça jamais. Je ne peux pas. Je suis poussé vers vous par une autre curiosité que celle qui poussent les petits jeunes gens snobs. Ça ne m’amuse pas les façons du monde où l’on s’ennuie. Tenez, Éliante, je vais vous avouer ma véritable curiosité, une idée de futur docteur en médecine. Je crois que vous avez la lèpre ! Montrez-moi votre poitrine… si vous n’avez pas la lèpre, je me rends un compte exact de votre mal, cœur ou cerveau, et je me retire très correctement.

Il essayait de plaisanter, mais il commençait à avoir envie de la mordre.

C’était trop ridicule, sa résistance. Que lui voulait-elle ?

— Offrez-moi le bras, et passons au salon, dit-elle, se mettant à sourire.

Machinalement, il obéit parce qu’il était en habit ; s’il avait été en veston, il l’aurait sans doute violée.

Les Français, de vraie race française, ont de ces respects soudains pour le vêtement qu’ils portent et le déplorent plus tard.

Éliante écarta une tenture verte, fuyante dans les mains comme un feuillage mouvant.

Ils passèrent au salon.

C’était un boudoir tendu de crépon vieux rose, une étoffe floue, tout enguirlandée, à la Louis XVI, de bengales en verre de Venise, qui s’illuminèrent dès qu’ils eurent franchi le seuil. Les meubles semblaient de fragiles choses également en cristal. Parmi les bibelots étranges de complication japonaise ou de tourment chinois, il y avait un admirable objet d’art placé au milieu de la pièce sur un socle de peluche vieux rose, comme sur un autel ; un vase d’albâtre de la hauteur d’un homme, si svelte, si élancé, si délicieusement troublant avec ses hanches d’éphèbe, d’une apparence tellement humaine, bien qu’il n’eût que la forme traditionnelle de l’amphore, qu’on en demeurait un peu interdit. Le pied, très étroit, lisse comme une hampe de jacinthe, surgissait d’une base plate et ovale, se fuselait en montant, se renflait, atteignait, à mi-corps, les dimensions de deux belles jeunes cuisses hermétiquement jointes et s’effilait vers le col, avec là, dans Je creux de la gorge, un bourrelet d’albâtre luisant comme un pli de chair grasse, et plus haut, cela s’épanouissait, s’ouvrait en corolle de liseron blanc, pur, pâle, presque aromal, tant la matière blanche, unie, d’une transparence laiteuse, avait la sincérité de la vie. Ce col s’évasant en corolle faisait songer à une tête absente, une tête coupée ou portée sur d’autres épaules que celles de l’amphore.

— Quelle merveille ! s’écria Léon, absolument séduit par cette apparition de l’adorable chasteté de la ligne.

— N’est-ce pas que c’est beau ! N’est-ce pas qu’il est beau, reprit Éliante fiévreusement. Ah ! Il est unique. On ne peut rien concevoir de plus charmant. C’est à croire, quand la lumière le transperce obliquement, qu’une âme l’habite, que brûle un cœur dans cette urne d’albâtre ! Vous me parliez de plaisir ? Ceci est bien autre chose ! C’est de l’amour en puissance dans une matière inconnue, la folie de la volupté muette. Il ne dira jamais rien. Il est très vieux, il a des siècles, il est resté jeune parce qu’il n’a jamais crié son secret à personne. (Elle vint enrouler ses bras noirs autour du col de l’amphore.) Regardez bien, et lâchez donc de voir un moment… par mes yeux ! Venez toucher cela. Je vous le permets… Allez tout doucement, une caresse trop appuyée le ternirait (Elle s’empara de la main du jeune homme et la promena avec précaution sur la blancheur ingénue du vase, ses flancs de vierge.) Sentez-vous, dites, cette douceur si désespérante du contour enfin délimité ? Il n’ira pas plus loin, car il a atteint la perfection. Il n’augmentera ni ne diminuera, il est immuablement de la beauté. Ah ! vraiment je veux que vous sachiez, au moins cinq minutes, vous extasier, de la bonne façon et sur quelque chose d’immortel. Vous ne riez plus ? Il vous fait peur, il vous fait honte ! Oh ! Je savais bien, moi, que vous étiez très intelligent… parce que la volupté vous fait pâlir. Ce vase miraculeux est pâle de la volupté d’être lui-même ! (Elle eut un petit battement de paupières, et Léon Reille reçut l’impression d’un battement d’ailes.) Il n’a pas d’histoire. Je l’ai obtenu par les intermédiaires habituel, j’allais dire : les entremetteurs ! On me l’a vendu à Tunis comme on m’aurait vendu un esclave. Il avait été découvert dans les fouilles… Quelles fouilles ? Je l’ignore… et il était abîmé, mais je l’ai fait… soigner, son ancienne blessure est invisible. Il n’a pas d’anse. Ce serait horrible de lui savoir des bras immobilisés pour toujours. Et il n’a aucun bijou sur lui, ni inscription, ni petit collier de chien, grains de corail ou grecque d’or. Je l’aime pour son entière innocence… Et qu’a-t-il vu, mon Dieu ? Des choses effrayantes, sans doute, sous la terre, plongé dans l’obscurité, durant des siècles ! Il ne les racontera pas, mais il sait… ce charmant corps où la vie a été remplacée par du parfum, du vin… ou du sang ! On m’a dit que dans certains vieux temples on avait trouvé de ces vases énormes encore remplis d’une liqueur épaisse, gluante, qui, dès qu’on les avait descellés, s’était répandue on affreuse puanteur… — Après tout, on y avait peut-être seulement fait confire des olives ! — Je l’ai acheté bien peu cher, en comparaison de sa beauté unique. Il est à moi. Je lui ait fait bâtir cette petite chapelle trop moderne. Rien ne lui rappelle ici qu’il fut autre chose qu’une statue… je le regrette. J’aurais voulu l’entourer d’objets sacrés. Je le veux à l’abri des regards du soleil, je lui tamise le jour pour qu’il puisse rêver dans l’ombre et le silence à sa joie hermétique. Comprenez-vous, je l’aime ! (Elle pencha le front en-dessus du col ouvert, et, en le respirant de toutes ses forces, elle parut, tout à coup, devenir la tête vivante de ce corps insensible.) J’y verse des essences rares, des feuilles de roses, j’y ai jeté une bague. Quelquefois je m’amuse à le parer de mes diamants ou à le cercler d’une chaîne de violettes fraîches… et je l’embrasse, je le crois heureux. Peut-être est-il offensé ? Comprenez-vous ce que je veux vous dire ?

Léon Reille la regardait avec une superstitieuse admiration. Il lui venait, pour cette femme, un respect de jeune savant déjà très amoureux des formes, des couleurs, de tout ce qui rappelait la puissance de la grâce et la principale beauté de la vie : l’art, sa transposition dans l’éternel. Oui, certainement il trouvait cela plus intéressant que le caquetage de la mondaine. Si elle aimait à ce point les jolis objets, c’est qu’elle avait le sens artistique très développé ; mais, comme elle continuait à caresser les hanches du vase d’albâtre, ayant lâché sa main d’homme sensuel, éperdument sensuel, jusqu’à en être timide, il eut un geste douloureux.

— Laissez donc cela, lui dit-il doucement, vous êtes une pauvre exaltée, vous adorant vous-même dans une matière, assez vile, en somme. L’albâtre est un produit de la terre qui, sans les hommes qui l’ont sculpté, resterait… de la terre… Il serait plus charitable de vous tourner vers votre meilleur ami d’un soir et de lui faire les amitiés que vous faites à ce personnage insensible. Croyez-moi, chérie, on n’est pas amoureux d’autre chose que de soi… c’est pour cela qu’on n’est pas trop de deux pour s’aimer convenablement. Ne perdons pas notre temps à flatter du marbre. Éliante ! Ma parole, vous avez les mains moites ! Vous vous animez et vous avez l’air de vivre en l’honneur de… cette potiche ?

La jeune femme, l’œil mi-clos, s’attacha davantage au col de l’amphore. Elle pressa ses deux bras autour du bourrelet de cette chair de pierre, s’inclina sur l’ouverture en corolle, baisant le vide :

— Non ! Non ! Vous ne me comprenez pas du tout… mais vous me plaisez assez pour que je vous explique. Je suis réellement amoureuse de tout ce qui est beau, bon, me paraît un absolu, la définition même de la volupté. Mais ce n’est pas le but, le plaisir ; c’est une manière d’être. Moi, je suis toujours… heureuse. Je voulais vous mener ici pour vous prouver que je n’ai pas besoin de la caresse humaine pour arriver au spasme… Il me suffit d’être… — ne me serrez pas le bras ainsi — car je porte en moi le secret de toutes les sciences en ne sachant qu’aimer. J’ai le dégoût de l’union, qui détruit ma force, je n’y découvre aucune plénitude voluptueuse. Pour que ma chair s’émeuve et conçoive l’infini du plaisir, je n’ai pas besoin de chercher un sexe à l’objet de mon amour ! je suis humiliée parce qu’un homme intelligent pense tout de suite à… coucher avec moi… Demain vous ne m’aimeriez plus… si vous m’aimez si peu que cela. En effet, vous ne m’aimez pas, Monsieur. Alors que prétendez-vous m’offrir ? Quelle confiance peuton avoir dans cet homme qui passe ? Vous ne passerez pas chez moi… ou vous resterez. Un frisson ? Ce n’est pas beaucoup pour celle qui est le frisson incarné ! Une flamme ? C’est trop peu pour une qui est toute la fournaise ! Mon mal ? Je l’avoue : je me meurs d’amour, et, comme le phénix, je renais, après avoir brûlé, de l’amour ! Simplement. Ce n’est pas plus étonnant que cela, bien que cela surprenne tous les médecins. Non, je n’ôte jamais ma robe… seulement, regardez-moi… je me meurs !

Éliante, à présent dressée au-dessus du col de l’amphore blanche, se tendit comme un arc de la nuque aux talons. Elle ne s’offrait point à l’homme ; elle se donnait au vase d’albâtre, le personnage insensible de la pièce. Sans un geste indécent, les bras chastement croisés sur cette forme svelte, ni fille ni garçon, elle crispa un peu ses doigts, demeurant silencieuse, puis, l’homme vit ses paupières closes se disjoindre, ses lèvres s’entr’ouvrirent, et il lui sembla que des clartés d’étoiles tombaient du blanc de ses yeux, de l’émail de ses dents ; un léger frisson courut le long de son corps, — ce fut plutôt une risée plissant l’onde mystérieuse de sa robe de soie, — et elle eut un petit râle de joie imperceptible, le souffle même du spasme.

Ou c’était la suprême, la splendide manifestation de l’amour, le dieu vraiment descendu dans le temple, ou le spectateur avait devant lui la plus extraordinaire des comédiennes, une artiste dépassant la limite du possible en art.

Il fut ébloui, ravi, indigné.

— C’est scandaleux ! Là… devant moi… sans moi ? Non ! c’est abominable !

Il se jeta sur elle, ivre d’une colère folle.

— Comédienne ! Abominable comédienne !

Elle s’éveilla doucement, très calme, souriante, les lèvres seulement un peu pâlies sous leur carmin artificiel.

— Laissez-moi donc… Je suis très heureuse, vous n’y ajouteriez rien de meilleur. Pourquoi me faites-vous ces yeux de bête féroce ? Croyez bien que ce n’est pas par vertu que je vous défends de loucher à ma robe… c’est parce que… c’est fini… je vous ai donné ce que je peux montrer d’amour à un homme.

Léon Reille était positivement en train d’oublier qu’il portait un habit, mais elle se dégagea, éclata d’un rire bien franc.

— Ah ! que c’est sot un homme qui ne sait pas regarder aimer. Vous aviez bien besoin d’une leçon. Maintenant, sauvez-vous vite… J’entends mon cocher qui s’impatiente devant la grille.

Et comme il ne s’en allait pas… très vite elle appuya sur un timbre.

Un domestique entra, somnolent :

— Dites à Jean de reconduire Monsieur, car il pleut trop fort pour que je lui permette de partir à pied.

Léon Reille fut obligé de saluer, malgré lui.

— Rideau ! pensa-t-il.

II

« Chère Madame et… amie,

Je vous remercie de la leçon très spirituelle que vous daignâtes me donner (un passé défini, bien défini, vous effarera-t-il moins, cette fois, qu’un imparfait ?), il y a juste une semaine, et je viens m’excuser de ne pas avoir envoyé la botte de fleurs d’usage, ou tenté la pieuse visite de digestion, mais, de la leçon si exquise, il résulte, pour votre humble serviteur, des choses tellement désagréables que je juge plus nécessaire de devenir tout à fait… le dernier des goujats !

Oui, chère Madame, je ressens si peu d’enthousiasme pour les vases anciens en forme de jeune fille que j’ai résolu, au lendemain même de mon expédition vers l’impossible, de me guérir de leur souvenir cuisant par un petit voyage au pays des réalités vulgaires. (Entendez, s’il vous plaît, que je me suis jeté à plat ventre dans la noce la plus crapuleuse !)

Je joue, moi, Madame, au milieu de la comédie de la vie, le rôle du pauvre garçon austère, embêté parce qu’austère, ne sortant guère de chez lui que pour fréquenter les salles d’hôpitaux où il palpe toutes les malpropretés humaines capables d’étouffer l’idéal, ce qui le force à demeurer un bien ignoble matérialiste.

Je n’ai pas le temps de voir venir le rêve, que déjà j’ai le désir… de m’en purger le cerveau par tous les moyens que la morale discute, mais que la police tolère.

Je loge au cinquième, près du toit, et j’ai presque la terreur nerveuse d’entendre miauler certains matous, les soirs de carnaval chez les chats, tellement l’exemple, fût-il invisible, me semble contagieux.

Cependant, j’éprouve également la terreur nerveuse des soirées de brasserie, ne fumant pas la pipe, et des rondes à Bullier, ne sachant point danser comme je crois vous l’avoir déjà déclaré. (C’était, mon Dieu, un peu pour ces différentes raisons que je cherchais à m’égarer dans les salons où l’on cause, lesquels sont quelquefois plus hospitaliers qu’aucune autre maison et conservent, malgré leurs grands rideaux fermés, un décor de décence qui vous chatouille suffisamment la fleur bleue !)

Hélas ! j’en suis revenu, de ces fameux salons, écœuré, malade, la fleur bleue plus que flétrie, atteint d’une fièvre exotique, pour ne pas écrire un autre mot, et jurant qu’on ne m’y repincerait pas… autant que l’on puisse jurer… J’ai rencontré chez vous, Madame et amie, une étrange créature qui m’a joué, en plus joli comme style et comme geste, un monstrueux drame d’amour très connu, fatigant surtout pour les spectateurs, intitulé, dans les salons où l’on ne cause pas, la pucelle de Nanterre. J’ose vous révéler ce titre en toutes lettre parce que vous saisirez sa réelle beauté ; cependant, il serait inutile de faire demander ça chez votre libraire. Le brave homme serait capable de vous croire ingénue… ou de se fâcher. J’ai trop le respect, Madame, de votre sévère costume de veuve inconsolable pour vous dire ce qui s’est passé entre cette étrange créature et moi durant une affreuse nuit de pluie ballante. Le lendemain donc, très courbaturé, très indigné contre l’exotisme, je suis allé me promener en les différents endroits où l’on peut rencontrer des veuves consolables… non, des vases de plâtre, soigneusement stuqués, timbrés, ne craquelant point aux nombreux lavages et remplis de complaisance, sinon de fleurs bleues. J’ai fait la connaissance d’une charmante… cruche de Montmartre, blonde, grasse, blanche, — elle a juste ce petit pli de marbre appétissant que vous eûtes la bonté de me signaler, — et elle parle absolument… comme une cruche ! je veux être franc : elle ne sait même bien proférer qu’un mot, toujours le même, celui qui vous rappellera sans doute les caravanes de Tunis. Elle dit : Chameau, et elle le dit ineffablement (quand elle se brûle en humant du potage !) Que voulez-vous ? l’exotisme a perverti mes sens au point que la petite personne de Montmartre me semble chue du paradis de Mahomet, un récipient de pure forme, une amphore céleste, le vase d’élection, quoi ! La première nuit qui suivit celle que vous savez, l’inoubliable, tout a marché (pardon encore du mot) prodigieusement. Au matin, je me retrouvais gai, dispos, léger de tête et de cœur, à telle enseigne que la seule apparition d’un de vos gants noirs et griffus en mon logis m’aurait produit l’effet d’un : Dieu vous bénisse après une copieuse série d’éternuements. La seconde nuit de noce, également passée à analyser les charmes de mon amphore personnelle (payée cher, quoique point unique sur le marché), j’ai commencé à ressentir une petite palpitation sous la mamelle gauche. Je pratique peu la maladie de cœur dans le monde. Je la redoute énormément dans les bras d’une jolie fille, non, les anses d’une jolie cruche parisienne, et comme je suis de mauvaise humeur quand je sens ces palpitations. j’ai jugé bon de me lever pour aller, en chemise, feuilleter mon Dieulafoy. Très salutaire l’étude de la médecine, ô Madame, en ces tristes circonstances ! C’est étonnant combien s’illuminent les problèmes les plus obscurs ! La délicieuse enfant, réveillée par l’intempestive manifestation de mon austérité, se mit tout à coup à pleurer. (Que faire de mieux que de déborder quand on est un vase plein… de candeur ?) Elle déclara que j’avais prononcé en rêve un autre nom que le sien, un nom de femme, et que je la trompais avec une de ses meilleures camarades qu’elle appelle : la Sole normande. J’ai eu beau lui expliquer que ce doux nom d’Éliante (si ridicule entre nous), n’était pas un nom de femme, que ça pourrait tout au plus servir à étiqueter l’une des deux ceintures de chasteté du musée de Cluny ; ma cruche personnelle n’a pas voulu en démordre. Hélas ! potiche mondaine ou cruche naïve, c’est stupéfiant comme les femmes sont subtiles. Sole Normande ! Seule Éliante ! C’est tout un pour elles. J’ai dû subir, alors, le débordement d’un torrent d’injures, m’entendre traiter comme l’animal des caravanes qui transportait, jadis, à travers les immensités du désert, le plus bel ornement de votre salon, Madame. Et cela me rendit vraiment furieux : je n’ai pas la patience des gardiens du sérail où l’on déniche, pour le régal de vos beaux yeux, la sacrée carafe d’amour qui vous désaltère. Après avoir laissé passer tous les chameaux, j’ai fini par envoyer une chiquenaude dans le bourrelet d’albâtre de ma jeune amie de quarante-huit heures, et elle daigna riposter par une gifle capable de flanquer un dromadaire sur les genoux. Ça m’a fait très mal. J’ai gardé la caravane, mais j’ai rendu la gifle. Une bataille en règle, ô Madame et cher professeur ! Des meubles brisés, mon Dieulafoy déchiré, gros livre fort utile, et un jupon de dentelles… (valenciennes fausses) réduit en charpie ! Vous avouerez, que c’est bien du bruit pour un seul nom et quel nom ? (S’il ne date pas de 1830, celui-là !) J’ai dû me séparer de ma cruche personnelle ; car il était impossible d’y verser autre chose que des louis ; tant pour les vraies larmes, tant pour les valenciennes fausses et tant pour les chiquenaudes, égratignures, ayant pu détériorer le petit pot à tabac de mes songes. Je ne garde que les dromadaires comme fiche de consolation. C’est maigre.

Me voici de nouveau seul, austère, embêté parce qu’austère, spleenitique, mûr pour hanter le grand monde avec un visage pâle, des yeux pochés, un goût très prononcé de l’exotisme, c’est-à-dire du repos après la victoire.

Hum ! Victoire ?… Je n’ai fichtre pas envie de me vanter ! La pauvre victoire que celle qu’on remporte en… transvasant.

Je ne vous envoie pas de fleurs. (Est-ce que vous aimez les tubéreuses ?) Et je ne vous ferai point de visite de digestion. (Quel est le jour où l’on peut vous rencontrer chez vous sans nièce au sommeil innocent, beau-frère sourd ou domestique à ressort ?) Mais… j’ai envie de vous revoir.

Et puis, vous savez, je la briserai votre potiche blafarde, je la renverserai votre urne funéraire de veuve hypocrite ! Ce stupide dieu terme qui doit vous rappeler je ne peux pas m’imaginer quoi de malpropre, de honteux, de sans queue ni tête ! Oui, oui, je tordrai ce goulot de fiole puant l’alchimie ! Sacré tonnerre, Madame ! Pensez-vous que j’en resterai là ? Ai-je le droit de demander, d’exiger, l’explication d’une séance de jongleries chinoises ? Je ne vous aime pas, et il est peu probable que je finisse par devenir jaloux d’une cruche tunisienne, seulement, je vous jure que j’irai samedi, vers trois heures, voir s’il y a chez vous un autre homme qu’un vieillard ou un valet de chambre.

Réponds-moi. J’attends… »

Léon Reille.

« Monsieur et cher amant,

Je reçois le vendredi. »

Éliante Donalger.

— Monsieur et… cher amant ! murmura Léon Reille confondu devant le petit carton glacé. Cette femme est folle ! Si je n’y allais pas ?

III

Il arriva vers cinq heures, le vendredi suivant, pour être plus correct, plus de son monde, et il trouva, chez elle, un étonnant salon bourgeois. Il était entré par une autre porte que celle du petit jardin, cela se devinait tout de suite. Une maison ordinaire, des plantes vertes d’allures ordinaires, des tentures ordinaires venues du Louvre, une bonne qui conservait l’accent de son pays, et, dans ce salon, au premier étage, des gens quelconques ; un vieux monsieur à favoris blancs ressemblant à un diplomate pour casinos, deux dames très grosses, l’une d’elles nimbée d’un chapeau orné d’une chouette, une jeune fille de vingt ans essayant d’en paraître dix et habillée d’une blouse d’enfant de chœur, sa natte de cheveux lui battant les reins, enfin Mme Donalger. C’est-à-dire Éliante, en visite chez Mme Donalger.

Il ne reconnaissait plus du tout cette femme. Elle portait une robe tailleur, noire, bien entendu, mais commune et tachée d’une affreuse cravate violette à pois blancs. Elle était coiffée en petit pouff bouffant très modiste, et elle avait le teint jaune, sans fard, un teint ivoirin de femme qui souffre… ou qui s’est trop amusée. Ses yeux complètement fermés, en ce sens qu’ils étaient noirs comme tous les yeux noirs, eurent un regard poli, cruellement affectueux de maîtresse de maison recevant un parent pauvre. Sa bouche, tirée des coins, émit un sourire banal, et elle lui offrit une main molle, si blanche, par exemple, qu’il on demeura inquiet. Elle avait presque l’air, cette main, d’appartenir à l’autre Éliante, l’Éliante d’amour.

On causa.

Le vieux monsieur diplomate représentait le beau-frère sourd. Il parlait haut, n’était au courant de rien, s’occupait solennellement de la santé du président de la République avec la dame nimbée d’une chouette. Quant à la jeune fille, on l’imposa comme on tend une aumônière à l’église :

— Tenez, monsieur Reille, voici ma nièce,. Missie, qui est enrhumée. Puisque vous êtes un peu médecin, sermonnez-la. Elle veut absolument se décolleter pour aller au théâtre ce soir. Et à une seconde, encore ! Une seconde à l’Odéon… dans votre quartier…

Il dut s’asseoir sur un canapé Récamier très dur, avec cette demoiselle un peu osseuse, une fille à gros tibias, portant ses coudes comme des manches de pioche et belle de cette trop facile beauté du diable qui ne séduit que les apoplectiques.

— Ma petite tante m’a dit que vous étiez au bal des enfants tuberculeux, Monsieur ? Est-ce qu’ils ont dansé ?

Et elle le regardait en dessous, la physionomie convenablement rosse, les yeux luisants, essayant d’enfoncer la pointe de son naissant esprit de niaise dans la profondeur bleuâtre des yeux du jeune passionné.

— Bien ! pensa-t-il désolé de cette nouvelle aventure, c’est un piège. On ne pourra rien casser du tout. Pourtant si je ne fais pas peur à l’Éliante bourgeoise, je suis fichu, elle va se payer ma tête, je deviendrai le bon petit garçon qui frétille dans la nasse.

Il grommela :

— Mais non, Mademoiselle, on ne danse pas quand on tousse, c’est défendu, et ce serait une plus grande imprudence encore de vous décolleter… d’après ce que je vois.

— Alors vous n’avez jamais vu ma tante danser, vous ! Ce qu’elle s’en donne quand elle s’y met. Il est vrai qu’elle danse… en robe montante.

S’il l’avait vue danser ? Oh ! oui ! et un tourbillon passait en rêve. Une valseuse noire dont les jupes s’envolaient comme de sombres feuilles d’acanthe autour du beau fruit défendu, d’un corps lisse et souple, que l’on rêvait plus blanc, plus lisse et plus souple parce qu’il était voilé de deuil. Deuil de qui ? Deuil de quoi ? Un affreux deuil prémédité avant la lettre, pour aguicher les pierrots dont l’imagination aigrie de bonne heure, avait picoré le fumier de Baudelaire, les jours de pluie. Non d’un chien !…

(Il essuyait rageusement ses pieds sur un tabouret pompadour couleur de crème à la rose.)

On parla donc des tuberculeux qu’on guérissait radicalement sans que pour cela les affections de poitrine diminuassent le moins du monde, et il expectora les phrases d’homme grave qui possède un jugement arrêté sur tous les cas. S’il n’avait que vingt-deux ans, il connaissait les différentes manières d’être poliment stupide, ne pinçait pas même la bouche, comme elle, cette Éliante si froide, si calme, si parfaitement une honnête femme, possédant le beau-frère sourd, la nièce innocente, des tas d’empêchements à danser en rond… et qui dansait, dansait, se roulait la nuit, en miaulant des choses invraisemblables comme une chatte enragée.

Désespéré de son inutile visite, Léon Reille se tourna vers la nièce pour tâcher de s’instruire un peu au sujet de cette maison.

Mlle Marie Chamerot, dite Missie, fille d’une sœur morte de ce M. Donalger, l’officier de marine, parti dans un vaisseau de sapin et ne devant jamais revenir, heureusement, était une grande personne, plus grande qu’Éliante. Elle semblait douée du mouvement perpétuel, et elle cassait ingénument les soucoupes de Chine. À chaque instant, elle se levait, prenait un objet, une cuillère, du sucre, une tasse, remuait des meubles, et on entendait un éclat de rire, aigre comme verjus, ou un éclat de porcelaine. Elle éternuait de temps en temps dans un mouchoir de soie mauve et se mouchait, d’une façon plus pratique, dans un autre, de vulgaire batiste. Elle frissonnait de fièvre et de froid sous sa blouse d’enfant de chœur et sa natte, battant ses reins, une natte de cheveux châtains clairs, lui communiquait une animalité comique, puisqu’on lui disait Missie. Elle rappelait un peu ces levrettes maigres, grelottant par 45 degrés de chaleur à l’ombre, la queue entre les jambes. Le pire est qu’elle s’assit au piano, sans se faire prier et qu’elle chanta, malgré son rhume, répétant qu’elle allait imiter Yvette, en reniflant à la fin des couplets. Elle souligna tous les passages graveleux, et, revenue du piano sur le canapé Récamier, elle alluma une cigarette, croisa les jambes :

— Fumez-vous, cher Monsieur ? C’est excellent pour le rhume, vous savez.

Léon Reille était ahuri. Il savait bien que l’éducation du jour tolérait ces manières de garçon manqué, seulement il songeait qu’une grande diablesse d’innocente pareille devait furieusement encombrer le salon d’Éliante. Mlle Missie n’avait pas l’air méchant, elle tenait tout au plus aux mines rosses, et elle aurait pu devenir jolie, si elle avait compris ce que la grâce naturelle, ou artificielle, teinte d’illusion un corps de femme, jeune ou vieux.

— Non, je ne fume pas… au moins devant les jeunes filles ! répondit-il flegmatiquement.

Il songeait aussi que la nuit chez l’Éliante d’amour s’était tout entière écoulée sans que lui, un fumeur de cigarettes, eût un seul instant regretté de ne pas oser en allumer une.

Il est vrai que le feu divin brûlait dans la sacrée potiche.

Il regarda Éliante, l’Éliante en visite chez Mme Donalger. Enfouie dans un grand fauteuil, toute noire, toute hermétique, elle ne souriait ni ne bougeait, ses yeux clos se traçant au pinceau sur son visage blanc d’ivoire comme des yeux de poupée. Sa petite coiffure modiste lui allait mal, elle était correcte et dignement parisienne, mais elle gardait ses yeux pour elle pour les soirs où elle allait courir sur les toits, et où il est permis de miauler des choses… peu françaises. On ne voyait dépasser de son charme bizarre, excitant et sorcier, que les petits pieds en nez de souris qu’elle posait sur un tabouret pompadour, couleur de crème à la rose.

— Votre nièce est charmante ! risqua Léon, qui s’était levé dans le brouhaha du piano et qui vint se placer derrière le grand fauteuil.

— N’est-ce pas, soupira Mme Donalger parfaitement grave, c’est une excellente fille, fort savante, elle possède des diplômes, et elle pourrait, au besoin, traduire votre… Dieulafoy. Si elle s’amuse à faire l’enfant, c’est qu’elle est persuadée que cela va mieux à son genre de beauté. Je l’aime beaucoup. Celui qui lui causerait une peine, même légère, serait pris en grippe dans cette maison, tenez-vous-le pour dit.

Léon Reille étouffa une violente envie de rire :

— Traduire mon Dieulafoy ? Vous vous imaginez donc qu’on apprend tout en latin…

— Moi, je ne sais pas, je ne sais rien… Je désire ne rien savoir.

Et elle crispa ses petits pieds de souris sur le tabouret pompadour.

— Il y a cependant une chose que je veux que vous sachiez, madame Éliante, murmura-t-il très bas, durant de bruyants accords plaqués, car Mlle Missie venait de réintégrer les romances d’Yvette, je casserai la cruche !

— Je vous en prie, taisez-vous, Monsieur. Mon beau-frère nous regarde.

— Bah ! Puisqu’il est sourd.

M. Donalger, le beau-frère, s’écria :

— Ah ! le quartier latin, jeune homme ! Mon vieux quartier latin, mais il n’a pas changé, je vous assure.

Muni d’une diplomatie fort rudimentaire, le brave homme n’imaginait point qu’un étudiant en médecine, présenté chez lui pour la première fois, dût causer d’autre chose que de son pays.

— Tiens ! vous n’avez pas menti… ajouta Léon, il est réellement sourd… Comme le fameux pot vierge. (Il reprit, plus haut.) Non le quartier latin ne changera jamais, il est toujours peuplé de voyous et de nigauds qui fredonnent toujours les mêmes refrains, ils conspuent ou ils suivent… les femmes ! Ah ! ce qu’on s’y amuse, Monsieur, au vieux quartier latin ! et il dissimula un bâillement de très réelle fatigue.

— Mauvais sujet ! lui décocha le sourd, avec un rire de circonstance, car il s’était bien appliqué dans ses faciles déductions.

Les deux dames se retirèrent en recommandant à Missie une nouvelle partition de Manon, une édition de luxe qu’on devait avoir chez soi, à cause de la reliure.

— Cela fait très gentil pour un cadeau d’étrennes, déclara celle nimbée d’une chouette.

— Et puis c’est agréable à voir sur le coin du piano, affirma la seconde, qui n’arborait qu’une modeste moitié de colombe.

Les deux dames sorties. Missie s’écria, entre deux éternuements :

— Quelles raseuses ! elles ne disent jamais rien de drôle, et elles ont peur des chansons de café-concert ! je n’aurai pas cette partition, car j’ai horreur des tirades sentimentales en musique.

Éliante ajouta doucement, avec un demi-sourire complice.

— C’est leur chapeau qui écoute.

Léon sourit aussi, et le beau-frère déclara péremptoirement :

— … Mais on a eu tort de percer le boulevard Saint-Michel, parce que cela relie les deux rives, et on ne reste plus chez soi.

Cette fois tout le monde se mit franchement à rire.

— Une tasse de thé ? demanda Éliante, se dirigeant vers le vieux monsieur, avec une déférence subite, comme si elle avait voulu détruire l’effet ridicule, indiquer qu’elle permettait un éclat mais pas plus.

— Volontiers, seulement, je n’ai pas mes cakes. Missie les a oubliés, tu sais, mes cakes aux abricots ?

Missie, avec un geste de servante de bouillon Duval, fit un :

— Ah ! bien, en voilà une histoire !

Elle courut cependant chercher les gâteaux en question, parce qu’Éliante, d’un léger signe de tête, lui avait indiqué la porte.

Alors, satisfait de son attente béate, le vieux gourmand se pelotonna près de la cheminée pour tisonner un gros morceau de bois en braises.

— Oui, je briserai la cruche, Madame Éliante, répéta Léon, s’asseyant à côté d’elle, sur le même canapé Récamier qui lui sembla moins dur.

Une transformation s’opéra. Éliante ouvrit les yeux. Elle fut belle.

— Pourquoi voudriez-vous me faire du mal ? dit-elle, reculant sa robe d’un geste vif de pensionnaire qui a peur… ou qui s’amuse. Je ne vous ai rien cassé, moi, Monsieur.

— Ah ! vous ne m’avez rien cassé ? Vous venez de gâcher mon existence pendant toute une semaine, j’ai fait la noce à l’endroit précis du livre où je devais étudier, et je me suis mis à lire à l’endroit précis où la plus élémentaire prudence vous recommande, au contraire, de s’amuser ferme… Rien cassé ! Et mes meubles ! Et mon Dieulafoy ! et mon amphore personnelle ? Vous appelez ça rien, vous ! (Il glissa furtivement sa main sur son genou, l’y appuya, rageur.) Et je me suis avili par-dessus le marché, car c’est s’avilir que de donner le nom de la femme qu’on veut à celle qu’on ne désire pas. De plus, au seul point de vue hygiénique, c’est déplorable. Éliante, pourquoi écrivez-vous des lettres débutant par cette phrase colossale : Monsieur et cher amant ! Si vous vous figurez que je vais vous la rendre !… Hum ! Vous vous êtes bien compromise, Madame. Je vais montrer ça, je vous jure, à tous mes amis du quartier latin. Rassurez-vous, j’en ai fort peu. Monsieur et cher amant ? Je reçois le vendredi ! Elle n’est pas longue votre lettre, mais du diable si je démêle ce que vous voulez dire. Vous n’êtes pas ma maîtresse…

Elle jouait avec une petite cuillère, tournant précieusement un mélange de thé, de rhum et de citron.

— Vous avez donc pensé à me la rendre, questionna-t-elle, demi-souriante, un petit sourire parfumé où il y avait la raillerie d’une goutte de citron.

— La voici ! avoua simplement le jeune homme, et il lui tendit le carton glacé qui lui brûlait la peau depuis deux jours à l’endroit du cœur.

— Non, Monsieur, je ne reprends point ce que je donne. (Elle s’exclama, légèrement étonnée.) Oh ! comme c’est chaud, vous avez donc si chaud que cela dans la poitrine ? Non, non, gardez ma lettre… ou brûlez-la, mais je crois que c’est déjà fait.

— Bon, je la garde… comme promesse de mariage. Vous m’avez séduit, je suis le Monsieur victime. On me doit une réparation.

— Certainement ! Épousez ma nièce, puisque vous la trouvez charmante ?

— Ah ! non, je n’aime pas les femmes qui ont les bras et les jambes en barreaux de prison. Merci bien. Ensuite, élevée par vous, elle doit avoir des idées singulières sur le pot-au-feu.

— Élevée par moi, Monsieur, elle aurait été, j’en suis convaincue, ou une belle et brave épouse, ou une spirituelle et grande courtisane. Mais M. Donalger l’a envoyée aux lycées, et lui a laissé fréquenter la Bodinière. Ce ne sera qu’un singe savant, ignorant l’art d’être femme… vous ferez peut-être sagement de ne pas l’épouser. Vous êtes trop… jeune.

— Et je vous assure, chère Éliante, que je n’ai nulle envie de me marier, ni maintenant ni plus tard. (Il se serra un peu contre sa hanche sous prétexte d’atteindre le sucrier.) C’est le sucre que vous cherchez, Madame ? cria-t-il très fort, pour s’attirer une réplique du vieux diplomate.

— Penh ! fit celui-ci la tête dans les cendres, nos édiles leur ont fabriqué des monuments magnifiques, mais je ne les crois pas plus assidus aux cours que de mon temps. Faut bien que jeunesse se passe !

— C’est absolument ce que je pense, souffla Léon tout bas, et si madame Éliante veut m’aider… Ça se passera d’une façon exquise. Éliante, ma lettre, à moi, ne vous a pas offensée ?

— … Amusée plutôt ! Vous êtes un peu brutal. et vous l’avez certainement écrite pour me froisser… Or… je vous ai déjà répondu.

— Oui : Monsieur et cher amant ! Vous continuez à vous moquer de moi ?

— Je dis toujours la vérité… en principe.

— Alors me voilà votre amant… théorique ?

— Si vous voulez…

— Oui, je le veux !

Ils en étaient là de leur fiévreuse causerie, d’apparence toute mondaine, lorsque Missie arriva, portant une assiette de gâteaux.

— Je ne pouvais pas les trouver ! Il n’y a personne à l’office, personne dans l’antichambre, et, si nous devons aller au théâtre, je me demande comment on dînera ? Dis donc, petite tante, invite Monsieur ! Il nous conduira, lui, c’est presque son quartier. (Elle éternua.) Moi, je me sens guérie !

Le genre d’ordre qui régnait à travers la cervelle de la jeune fille se répandait le long de ses discours. Au moment même où elle déplorait l’absence des domestiques, elle invitait un monsieur très nouveau venu à dîner, sans s’inquiéter de l’avis des parents présents, et elle déclarait son rhume guéri en éternuant aussi fort que les cymbales d’une grosse caisse.

Des gâteaux sautèrent de l’assiette sur le tapis. M. Donalger poussa une interjection de désespoir. Mme Donalger pinça la bouche, cette bouche qui venait de prononcer un : Si vous voulez ! à damner un saint, et elle toussa d’un ton grave, cherchant le regard de Missie.

— Bien quoi, encore ? fit la demoiselle en blouse, en se mouchant, pendant que Léon ramassait les gâteaux pour se donner une contenance vertueuse. Quand tu me ferais les gros yeux ? Ça ne servira de rien ; Monsieur est étudiant, moi je serai doctoresse quand ça me plaira, on est des copains ! Tu dis, toi-même, que je prends la science comme une éponge !

Très fière de ce nouvel effet, elle éclata de rire, d’un jovial rire de garçon obtus.

Léon l’imita. Quelle drôle de maison et qu’il ferait bon pénétrer dans l’intimité de ces dames ! Si c’était là le parfum exotique, il s’y habituerait. Cette espèce de grande guenon déguisée en enfant de chœur, parlant d’une voix de rogomme, l’air pas trop vicieux, seulement étourdie, maladroite et pressée, pédalant sur la vie parisienne, les prunelles fixes, la langue tirée, arrivant bonne première dans toutes ses classes et culbutant dans les salons, comme un clown de cirque (brisant, d’ailleurs, consciencieusement des lasses de Chine dignes d’un meilleur sort, ces tasses avec lesquelles Éliante, seule, semblait savoir jongler), ce grand singe, modérément femelle, représentait bien le repoussoir qui convenait à la rareté de l’autre, l’objet de vitrine. L’autre ne disait plus rien. Celle-ci, une fois remontée, jacassait des heures, frappait des accords, brisait des porcelaines et se remuait, s’agitait, éventant avec ses jupes de fillette, sa natte mal tressée, l’idole mystérieuse qui se rafraîchissait de la jeunesse éparse autour d’elle comme on se rafraîchit du vent des palmes vertes.

Il fallut beaucoup insister auprès de Léon Reille. Il redoutait le second souper, si différent, sans doute, du premier qu’on lui avait servi en bas, du côté jardin. Côté cour…, ce serait peut-être ennuyeux. Puis il songea aux nombreuses boîtes de bonbons, aux gerbes de fleurs qu’il lui faudrait amonceler sur les tables de ce salon afin d’égaliser les situations, les chances.

— Non, vraiment, je ne puis pas, murmura-t-il vexé. Ce serait trop indiscret (et il appuya sur sa phrase), trop indiscret… le jour d’une visite… de cérémonie.

Éliante sourit :

— Vous reviendrez vendredi prochain, voilà tout.

Il respira, se laissa glisser… Il faisait chaud dans ce salon à la fois exotique et bourgeois. On y respirait une atmosphère de douces griseries. Le beau-frère, suçotant ses petits gâteaux secs, insistait avec la mine d’un vieux chat qui est bien aise de se sentir passer la main sur le dos, certains soirs. Il avait des rhumatismes diplomatiques, ne promenait jamais ses douleurs plus loin que le Trocadéro et renonçait à conduire ses aimables parentes dans le monde, car il était vraiment trop sourd pour un ancien attaché d’ambassade ayant eu l’oreille des ministres.

Le dîner fut peu compliqué. Au premier étage, Missie s’occupait de l’intérieur, cela se devinait à la façon dont la bonne, rétive, obéissait, dont on avait disposé le couvert et les fruits sur les compotiers. Par lueur on apercevait le regard de la véritable maîtresse de la maison ; un cornet de cristal plein d’orchidées, deux petites salières à droite et à gauche de ses assiettes personnelles : poivre gris, vanille noire, puis, un verre bizarre, très contourné, un calice bleuâtre, changeant, en forme de campanule, cette fois, où elle buvait de l’eau ou du vin blanc, d’une espèce particulière.

Au courant de ce dîner, Léon Reille apprit que Mme Donalger était une créole française, née de parents tellement français qu’ils avaient péri en 70, durant la grande guerre : le père d’un coup de sabre, la mère de son chagrin. On l’avait mise en pension, et elle n’en était sortie que pour se marier, épouser M. Donalger, le cadet du diplomate, un officier de marine.

Pendant une absence de Missie, qui allait chercher une fiole de liqueur des îles et grondait la servante le long des corridors, le jeune homme, n’y tenant plus, posa une question brûlante :

— L’aimiez-vous, ce mari ?

Elle baissa un peu la tête.

— Il avait quarante ans, moi dix-sept. Je sortais d’un couvent, d’une maison triste pour entrer dans une maison triste : un grand vaisseau noir roulant à travers les océans les plus dangereux. J’ai vu et entendu des choses terribles dans ce bateau ! La fenêtre de ma chambre à coucher, un nid magnifique d’étoffes et de fourrures, n’avait pas cinquante centimètres d’ouverture sur la mer. Je n’y respirais jamais à mon aise, et quand je descendais à terre, le soleil me faisait mal, j’entendais des accents gutturaux qui m’épouvantaient. Revenus en France, c’était tout le temps des réceptions officielles, des dîners solennels… et on repartait sans savoir pour où. Mon mari mort, il me sembla que le mur du couvent croulait… mais sur moi… car il avait une famille pauvre : son frère, Missie ; j’étais riche, je lui devais toute ma fortune et, n’ayant pas d’enfant, il fallait bien accueillir mes parents, vivre encore… prisonnière… La famille, voyez-vous, c’est le demi-deuil quotidien ! Chut ! Ne me répondez-pas. Missie vient de rentrer.

Léon Reille l’écoutait dans un vertige. Elle le glaçait, maintenant, de sa voix morne, un peu chantante de capricieuse créole qui a toujours froid, oiseau de paradis aux plumes peintes pour d’autres cieux, et cependant bien réellement devenu la parisienne chic, la femme de luxe qui n’a jamais assez de luxe et qui aspire au droit tout à fait impérial de se ruiner d’un coup, sans le contrôle d’un vieux barbon monomane ou d’une encombrante fille à marier. Elle n’était pas née pour garder les enfants ou soigner les vieillards, cela se voyait.

— Vous avez froid chez vous ? murmura-t-il tandis que Missie servait la liqueur à part, loin d’eux, en des verres mauves.

— Les créoles ont toujours froid ? ajouta-t-il pensif.

— Oui, c’est-à-dire… cela se raconte dans les romans. Moi, je suis une fournaise, vous le savez bien ?

— Est-ce pour cette raison que vous n’osez pas vous décolleter ?

— Non ! j’ai la lèpre, répondit-elle tranquillement.

— Vous allez me le faire croire ? je vous en prie, ne le répétez pas, je commence à grelotter aussi, moi. Quelle femme ! je vais vous haïr !

— C’est que nous ne parlons pas encore la même langue ? Cela viendra !

— Bientôt, dis !

— Chut !…

Missie servait les petits verres de liqueur et les défilait un à un, comme les améthystes d’un collier.

— Voilà, cria le diplomate élevant un mignon calice après l’avoir dévotement chauffé dans ses mains, on dirait de la fleur, de la fleur en personne. Goûtez-moi ça, jeune homme, c’est notre chère Éliante qui fabrique cette mixture avec ses bouquets de bal. Une fameuse crème de violettes, bien meilleure que celle qu’on vend dans les maisons anglaises.

— Oui, dit simplement Éliante, ce sont des religieuses qui m’ont appris cette recette, et elles en faisaient grand cas, comme d’un secret de confessionnal.

— Moi, déclara Missie éternuant, je trouve que ça brûle la poitrine, il faut être ma tante pour avaler ça… ou mon oncle ! Oh ! là ! là ! j’en prends parce que je veux sortir ce soir, mais quel incendie. On dirait tous les feux de l’enfer, votre crème de religieuse.

— Parbleu ! souffla Léon impatienté. Une recette trouvée au fond du vase tunisien !

Si bas qu’il eût parlé, Missie entendit et leva les yeux, ses yeux qui pleuraient son rhume et la liqueur.

— Comment, vous connaissez le vase blanc, vous ?

— Oui, non ; c’est-à-dire, Mademoiselle, que Madame votre tante m’en a un peu parlé… au bal des enfants tuberculeux.

— Bien, moi, telle que vous voyez bibi (et la jeune fille se frappait sur la poitrine), je ne l’ai jamais aperçu. Ma tante ne veut pas que j’entre chez elle.

— Allons donc, Mademoiselle, je vous suppose trop raisonnable pour… avoir la bonne idée de détruire la moindre potiche de ce genre !

— Mon Dieu, ma chère enfant, répliqua Éliante se levant pour terminer le repas d’une façon décisive, je l’ai prié de ne pas descendre chez moi, parce que, chez moi, il y a des objets, souvenirs de mon mari, qui sont fragiles. Je ne te gronderais pas si tu voulais les respecter au lieu de chercher à les voir.

— Oh ! ma petite tante, je suis certaine que ça me raserait… (Elle se tourna vers Léon.) Figurez-vous qu’il y a des bonshommes plein un cabinet, des petits dieux chinois qui font des choses drôles et aussi des crocodiles, des serpents, des araignées, des tas d’animaux fantastiques… puis elle a aussi des caisses pleines de robes, des belles robes extraordinaires. Naturellement, tout ça c’est pas convenable pour une jeune fille. J’ai voulu, un beau matin, en avoir le cœur net, et je suis allée sur les pointes… Ma tante dormait… elle dort jusqu’à midi. J’ai tout examiné, sauf le vase blanc, qu’elle n’avait pas encore acheté, dans ce temps-là, je suis remontée joliment bête ! Si c’est tout ça qu’on défend aux jeunes filles… j’y ai rien compris, et ça ne m’a pas paru très amusant… Elle peut dormir tranquille… je ne descendrai plus, même pour la potiche tunisienne.

— Tu devrais toujours écouler ta tante ! gronda machinalement le vieux diplomate en pleine béatitude digestive et avec le respect attendri qu’ont les vieux hommes ruinés pour les jeunes femmes riches.

Missie éclata :

— Bien je l’écoute !… puisque je vous dis que ça me rase. Je ne suis pourtant pas une bégueule, moi. Je sais comment on fait les enfants, on me l’a appris au cours du lycée.

Léon Reille eut la sensation de recevoir un coup de fouet d’un côté et une douche de l’autre.

— Mes sincères compliments, Mademoiselle, moi, j’avoue ne pas le savoir encore très définitivement, quoique futur médecin.

— Missie, Missie ! répéta Mme Donalger scandalisée. Monsieur ne te connaît pas assez pour que tu lui fasses tes confidences de… savante… Va t’habiller, dis, et surtout couvre-toi bien.

— Non, je me mets en peau… D’ailleurs mes robes montantes sont trop du matin. À tout à l’heure, Monsieur.

Puis, d’un mouvement brusque, renversant sa chaise en arrière, elle courut se jeter au cou d’Éliante, qui allait, descendre chez elle.

— Ma petite tante… ô ma petite tante chérie… comme je t’aime ! Tiens, je t’adore… embrasse-moi, tu n’es pas fâchée… d’ailleurs tu es si bonne, ma belle petite tante !

Debout, nerveux, devant les deux femmes s’embrassant, le jeune homme avait envie de demander sa part. Heureusement que le vieux diplomate lui glissa une boîte de havanes sous le nez.

— Hein, dit M. Donalger faisant claquer sa langue, elle est amusante, ma petite nièce ? C’est la joie de notre maison.

— Je m’en doute ! murmura Léon, mordant rageusement un cigare, et une idée abominable lui traversa l’esprit.

Une heure après les deux femmes refaisaient leur apparition en grande toilette. Éliante en robe de tulle noir pailleté sur un dessous de satin, et Missie en bleu violent avec des touffes de pâquerettes, tout de même un peu bébé pour ses robustes vingt ans. Afin d’effacer les traces du rhume de cerveau, elle avait emprunté la poudre de riz de sa tante et s’était barbouillée avec une sollicitude touchante en mettant partout excepté où il en aurait fallu. Elle pleurait d’un œil et du nez, exhibait des salières, avait les coudes en angle de casse-noisettes, des mains plébéiennes mal soignées, ne pouvant pas entrer dans les vieux gants de Mme Donalger, qu’elle s’obstinait à préférer aux siens neufs, parce que plus épatants, du meilleur magasin, et elle s’était coiffée en chignon bouffant pour imiter Éliante, qui, elle, avait repris sa coiffure originale, ce bonnet de cheveux unis, collés aux tempes et faisant éclater ses yeux superbes comme une passe de velours surplombant deux joyaux. Fardée franchement, mais bien fardée, amincie dans une robe fourreau très torrent d’encre, Éliante avait l’aspect d’une sirène noire, agile sur sa queue tortueuse, comme plus libre sans pieds.

Une minute, Léon et elle se retrouvèrent au bas de l’escalier, Missie ayant oublié son éventail.

— Mademoiselle votre nièce a l’air de vous aimer tendrement ? dit le jeune homme rongeant le bord de son chapeau.

— Oh ! c’est une bonne fille, point chimérique, seulement elle me pèse souvent sur les bras, la chère petite ! Elle est bruyante, désordonnée, bien trop genre moderne pour mon faible caractère de paresseuse, et je crains de ne pas la voir se marier avant…

— Avant vous ? interrompit Léon très troublé.

— Moi, je ne veux point me remarier, mon cher enfant, j’ai passé l’âge… il faut que je demeure libre. Je tiens à courir aux heures que je choisis, sortir seule, fuir souvent l’endroit que j’habite, parce que je suis un peu sauvage, il faut que j’aille à l’aventure selon mon caprice d’ancienne bête élevée à quatre pattes. Les créoles, Monsieur, ne sont pas mises dans des langes et serrées au maillot, on les laisse nues errant par terre, les premiers jours de leur enfance. Une coutume du pays. Aujourd’hui, je m’enferme dans des robes extrêmement montantes pour avoir le droit d’une revanche. Comme on sent que je ne suis pas coquette, je peux aller très loin…

— En effet, chère Madame, jusqu’à permettre des suppositions…

— Non… ne supposez rien, je ne veux plus d’un mari, parce que c’est trop lourd, et je ne veux pas d’un amant parce que… ce serait trop sale. J’ai charge d’âme ici.

— Vous préférez les potiches ?

— Vous êtes bien méchant, petit ami Léon.

— Ah ! cela devient Monsieur et cher… ami, ce soir ?

Missie dégringolait avec son éventail.

On monta en voiture, Léon sur la petite banquette de devant, les deux femmes au fond du coupé. Il était pressé entre leurs genoux à peine habillés d’une légère soierie.

Il risqua des comparaisons.

Missie les avait pointus, durs comme des poignées de fleurets, mais elle ne les appuyait pas, au contraire, les reculait, un peu craintive.

Mme Donalger les laissait envelopper, posséder, sans une moue, un pli du visage, indiquant qu’elle s’en doutât ou daignât s’en douter.

Il se baissa pour chercher encore l’éventail de cette folle de Missie, qui semait tout ce qu’elle tenait à la main.

Alors il eut la grossière inconvenance de caresser la cheville d’Éliante sous sa jupe, et il grimpa très vivement dans les dentelles, ne rencontrant que l’irritante froideur du bas de soie, une froideur de reptile, puis la petite pomme lisse du genou bien rond, enfin le bracelet souple de la jarretière, où il s’arrêta une seconde pour détailler, de l’ongle, un nœud de ruban compliqué et se blesser à l’agrafe dissimulée d’une boucle.

Éliante, toujours immobile, murmura :

— Est-ce que vous connaissez la pièce qu’on joue ce soir ?

Il relira ses doigts fiévreux, hésita, et, saisi d’une fureur imbécile, il la pinça en pleine peau, la pinça sans mesure, âprement désireux de la voir se débattre, se trahir, de l’entendre crier, de la faire jaillir femme et toute chaude, exaspérée, de son enveloppe de sirène.

D’un ton fort calme, elle ajouta :

— Un drame ou une comédie, cher Monsieur ?

Missie, de mauvaise humeur, se moucha éperdument.

— Moi, ça m’est égal ! je vais avoir le nez rouge.

— Je crois, souffla Léon, que c’est une comédie qui… deviendra un drame vers la fin !

— Nous verrons ! conclut Éliante d’une voix de rêve.

IV

« Mais, oui, Monsieur et cher amant, je veux bien vous écrire, seulement, je ne sais pas, et cela m’embarrasse toujours de dire ce que je pense d’une manière définitive. Si j’avais beaucoup d’esprit, je vous amuserais, au moins, vous qui désirez tant vous amuser.

(Pourquoi donc m’avez-vous pincé la jambe comme cela dans cette voiture ? Et pourquoi, en nous quittant, place de l’Odéon, avez-vous crié : Adieu ! Est-ce que nous ne devons plus nous revoir ?)

Non, je n’ai pas l’esprit, je n’aurai peut-être jamais l’esprit de vous amuser selon vos désirs. Vous disiez sans doute : Adieu pour ma nièce Missie. Je crois qu’elle vous ressemble, et on ne voit pas d’un bon œil les gens qui vous ressemblent, la première fois ; plus tard, on s’y habitue et on ne pense plus à leur reprocher de vous tenir un miroir. Elle travaille énormément, et elle est très pressée de s’amuser, comme vous ; aussi elle s’amuse mal, elle pleure souvent, se dépite parce qu’elle perd son temps à préparer des thèses, à lire de gros livres fort ennuyeux, à apprendre de quelle façon hygiénique et pour le meilleur sort de l’humanité on doit faire des enfants ; elle sait tout, hormis… d’avoir l’air de l’ignorer ! C’est une bien bonne fille. Si vous la connaissiez mieux, vous l’estimeriez certainement assez pour nous la demander en mariage, et si vous ne deviez point l’aimer d’un amour surnaturel, vous lui réserveriez une affection nature, une de ces solides affections avec lesquelles on fonde une famille et on conçoit, en divisant son cœur en autant de morceaux que l’on a conçu d’enfants, l’art de se passer de ce qu’on n’a pas, c’est-à-dire de tout. Je vous parle de Missie, mais je n’en suis point jalouse. Que voulez-vous qu’elle me prenne ? Je vous aime et je suis heureuse de vous aimer. En l’épousant, vous me donneriez la certitude d’une éternité de bonheur, simplement. Vous arrivez, moi je pars, il y a entre nous treize ans de différence, c’est-à-dire je possède un secret que vous ne pénétrerez que lorsque je serai morte, tout à fait vieille ; ce serait mon plus délicieux triomphe de vous entendre vous exclamer un soir, en contemplant mes cheveux blancs, mes rides creusées, mes yeux éteints : « Comme vous aviez raison, Éliante ! » Car le grand bonheur des femmes, c’est d’avoir raison un jour, une heure, une seconde après avoir eu tort toute leur vie… en apparence.

Je vous aime beaucoup, Monsieur et cher Léon, parce que j’ai résolu de vous aimer. Vous connaissez mon existence. Je suis une recluse libre, une sorte de religieuse émancipée, une prêtresse laïque, et je ne veux rien changer à ma vie, même pour vous faire plaisir. Je ne veux que vous convertir à ma religion, qui est l’unique. Vous ne seriez pas venu que je n’aurais pas eu l’idée d’aller vous chercher, mais j’ai compris, en vous voyant traverser ma route comme un pauvre gibier poursuivi, que vous m’étiez destiné. Alors j’ose m’emparer de vous. Je vous appelle mon amant, et je n’ai nulle envie de vous retirer les preuves de ce don entier de ma personne, parce que je veux que vous sachiez, une fois pour toutes, que je n’entends pas la passion ordinaire. Les autres femmes ont grand’peur d’avouer le don de leur personne. et c’est bien juste, puisqu’elles avouent un état d’impuissance à concevoir l’amour. Quand je deviendrai votre maîtresse dans le sens physique du mot, je me cacherai, je me troublerai, principalement devant vous, et je ne vous appartiendrai que si je veux cesser de vous aimer, ou me débarrasser de l’importunité de votre corps dressé entre vous et moi. En attendant il m’est agréable de vous tenir pour mon maître sans rêver le moins du monde, vraiment, de vous avilir en me faisant votre maîtresse. Comme vous avez eu le courage de me le déclarer : il ne manque pas de filles en forme de cruche d’albâtre au quartier latin… et il faut boire quand on a soif.

Vous ne boirez pas chez moi. Je suis la fontaine scellée dont parle l’Écriture, Monsieur.

Flirteuse ? Non ! Dépravée ? J’ignore… Coquette ?… Je suis surtout blasée sur les succès mondains de ce genre, cher ami, et les entretiens d’âme aux deux coins d’une cheminée parisienne me laissent le dégoût de toutes espèces de conversations… Liberty. Je sais trop les choses qui font pâlir les hommes, jeunes ou vieux, pour avoir besoin de rougir derrière un éventail en sentant s’approcher de moi le désir en habit noir.

Je le préfère tout nu.

Et c’est parce que vous me l’avez montré presque tout nu que je suis sûr qu’il est l’envoyé d’Éros ! Vous venez de la part du dieu. Entrez donc chez moi et laissez-y toute espérance d’autre chose que l’amour. Je vous permets même de dire très haut : « Je la connais, elle a un signe sur la hanche droite ! » Qu’importe, puisque vous ne vérifierez pas ! Seule, je saurai que, face à face avec mon ombre, vous n’osez pas la distinguer du reste de la nuit…

Vous êtes triste et vous essayez de vous montrer jovial, grossier, répétant les phrases de la romance en vogue. Vous luttez contre le besoin, la soif de surnaturel que vous avez, et vous n’y croyez pas, au grand surnaturel, vous n’y croyez pas, tellement vous seriez heureux d’y croire ! Vous m’avez pincé la jambe comme un commis du Louvre m’aurait pincé le petit doigt en me lissant une paire de gants neufs, c’est le vilain plaisir d’humilier la grande dame d’amour passant par hasard sur le marché d’amour, je ne pouvais pas crier devant une jeune fille (Missie est vierge), et je ne voulais pas vous donner la fausse joie de mon émotion douloureuse, j’étais sortie. Quand je ne reçois pas, je n’ai pas besoin d’affirmer que j’y suis. Maintenant, j’ai un bleu au-dessus de ma jarretière. Hier c’était noir, aujourd’hui c’est bleu, demain ce sera jaune… puis cela s’effacera… Ce n’est qu’une érosion… de la part d’un employé d’Éros !

Vous devriez être Éros lui-même, Monsieur.

Vous vous effrayez de peu de chose si l’histoire du vase oriental, qui est une légende, vous exaspère. Je n’aime pas qu’un vase oriental, je vous aime aussi ; vous êtes beau parce que personne, il me semble bien, ne vous a encore vu et que la lumière se tamise sur vous en passant par un rideau. Vous avez sur les yeux une laie bleuâtre, du même bleu que celui que vous m’avez fait en-dessus de la jarretière : cela, c’est le rideau du temple. Heureuse, mon cher petit ami, celle qui l’écartera pour lire en vous ! Vous n’êtes pas plus haut que mon cher objet d’art, mis l’un à côté de l’autre, vous seriez les deux frères très blancs (je crois que vous avez la peau d’un roux qui se teindrait en brun pour dissimuler de l’or ou de la flamme sortant de lui). Seulement, mon vase d’albâtre me paraît plus harmonieux, moins sauvage d’attitude, immobilisé dans la plus jolie posture humaine, la posture sans sexe.

… Non, ne me faites pas ces yeux-là, toute laie bleuâtre tirée ! Je sais ce que vous pensez. Quand je dis : sans sexe, cela n’indique pas que je veuille châtrer personne. Mon urne tunisienne est tour à tour une urne ou un vase, car cela lui plaît ainsi. Elle n’est pas forcée de fournir une opinion, de prolonger sa satisfaction de me sentir la caresser ou de se creuser de joie lorsque je la contemple. Elle est chaste, et je la laisse chaste. Vous, je veux bien que vous soyez un homme.

Allez voir les filles, mon ami ! Allez voir les filles !

Maintenant, causons plus sérieusement.

Vous avez vingt-deux ans, vous êtes orphelin, et vous serez docteur en médecine bientôt. Au lieu de gaspiller votre corps en exercices dangereux, voulez-vous vous marier tout bêtement, mais avec intelligence ?

Je ne ressemble pas à ces vieilles maîtresses qui donnent leur jeune fille à un amant refroidi. Je vais plus droit que cela en affaires ! je vous propose le seul marché honteux digne de notre mutuelle fierté. Missie, Marie Chamerot, est réellement une enfant honnête, ayant étudié d’inutiles questions, mais un bon et docile instrument de maternité, sinon de conception amoureuse. Elle deviendra jolie si vous le désirez. Avec un peu de chair d’amour sur sa chair de vierge, elle arrondira ses angles et prendra des allures plus gracieuses. Elle n’est pas sotte, pas cruelle, oh ! non, elle achève les petits chats, qu’elle écrase en marchant, pour ne pas les voir souffrir ; elle est incapable d’une mauvaise action discernée. Elle peut devenir une compagne très amusante, rien que par le jeu alterné de ses consciences inconscientes. De plus, elle parle deux langues très correctement : l’anglais, l’italien, et elle sait mieux encore ce qu’il faut d’argot parisien pour distraire la rêverie d’un homme. Ses cheveux sont lourds. Son cerveau est lourd, mais il faut lui apprendre à coiffer son esprit. Elle attend tout d’un mari et ne lui a rien préparé. Je crois qu’elle vaut qu’on s’en occupe. Je vais m’expliquer sur ma phrase : « J’ai essayé d’en faire une belle et spirituelle courtisane. » J’ai dû vous scandaliser en vous racontant cela. Je ne crois qu’à l’amour, et j’essaie de lui rapporter tous mes actes et toutes mes paroles. Voilà pourquoi j’ai voulu causer d’amour avec Missie. Elle n’a rien compris, sinon que sa très réelle honnêteté s’est émue au point de dévier un moment vers des manifestations ridicules. Elle a failli m’aimer parce que… m’aimeront toujours ceux qui me verront prêcher dans le temple. J’ai fermé le sanctuaire avant l’irréparable ; si elle n’était pas demeurée une vierge ignorante, elle serait tombée dans une bestialité affreuse, et jamais aucun homme n’aurait pu la sortir de son marécage. Je lui parlais d’une religion en mystique, elle me répondait en… étudiant en médecine, et cela ne convenait point à mon tempérament réellement amoureux. Elle aurait désiré m’aider, inconsciemment, moi qui suis l’élue, à recevoir mon dieu… Je n’ai pas besoin d’elle. Mon dieu n’aime pas les filles de ce genre, il lui faut des prêtresses qui n’aient jamais vu que lui… Moi, je ne sais pas du tout feuilleter les livres de la médecine moderne, j’ai feuilleté des hommes… Je vous le répète : Missie est innocente, elle passe son temps à se vieillir par l’étude et à se rajeunir par une gaminerie affectée, qui la vieillit bien davantage. Elle a eu un petit chagrin : un monsieur, absolument quelconque, ayant reçu la permission de lui faire la cour, a fini par me demander en mariage. Elle ne l’aimait pas, mais, le jour où j’ai mis ce monsieur à la porte, elle a pleuré. À partir de ce jour funeste où une vierge entr’aperçoit que l’amour est peut-être une science qu’il faut connaître avant toutes les sciences, et qu’il ne suffit pas d’être jeune pour plaire, elle est devenue comédienne gauchement, hélas ! elle m’imite. Et elle devient, chose atroce pour une jeune fille, la caricature d’une vieille femme. Or, elle n’est pas plus jalouse de moi que je ne puis être jalouse d’elle, mais elle a le petit frisson, bien naturel, de perdre tout… ce dont je disposerai toujours avant elle.

Je ne serais pas la grande criminelle que je suis si je n’étais absolument loyale. Je vous propose donc d’épouser Missie. Je lui donnerai, quoi qu’il arrive, une dot très convenable, et elle sera mon héritière si elle vous épouse. Un médecin sérieux (vous deviendrez certainement un médecin sérieux n’est pas l’obligé de sa femme quand celle-ci lui apporte une fortune. L’homme qui travaille sérieusement, dans un ménage, ne gagnerait-il pas un sou, est toujours le protecteur de sa compagne et ne lui doit rien.

N’imaginez pas que je vous tende un piège ou que je veuille vous mettre à l’épreuve. C’est plus grave.

Si vous me plaisez, je vous veux conserver comme le vase tunisien, et il faut que je vous place à l’ombre du bonheur. Le bonheur, c’est moi, et Missie c’est le rideau. Elle vous tamisera… ma lumière ! du reste, vous pouvez parfaitement refuser ce que je vous offre, seulement, prenez garde ! Ne cherchez pas, plus tard, à prendre par des intrigues personnelles ce que l’on vous aura offert de bon cœur et loyalement, raisonnablement. Je ne pardonne pas la ruse qui est vulgaire.

Ensuite (vous êtes tellement capable de jouer la vulgarité) ne croyez pas que je cherche, moi, à marier la jeune fille avec tache.

Je désire vous posséder le plus longtemps possible, voilà tout, et rendre du bonheur à qui peut me reprocher d’être moi.

Or, de même que je dus employer des intermédiaires pour obtenir un vase d’albâtre d’une rare expression de forme, je suis obligée de… m’entremettre pour vous fournir l’occasion de demeurer près de moi, d’être tous les deux heureux par moi.

Et je désire conclure le marché avant toute autre réalisation. Généralement, les femmes d’expérience n’ont pas une telle lucidité… prononcez loyauté, en affaires d’amour.

Réfléchissez ! Les lettres de ce genre de change doivent se signer de notre sang. Je vous ai prévenu que je ne savais pas écrire, mais je sais signer. Je ne fais pas d’esprit, je dis ce qui est, ce que je pense, tout ce que je veux. Mais vous êtes libre de ne pas revenir.

Je vous attendrai dimanche, vers midi, chez moi, passez par le jardin. Nous déjeunerons ensemble.

Selon ce que vous répondrez, je demeure votre servante pour la vie, et cette formule n’est pas banale sous ma plume, ô mon petit ami d’amour. »

Éliante Donalger.

(Courrier par courrier.)

« Non ! je me tords !… On dirait les révélations d’une somnambule :

— Vous serez un médecin sérieux… vous serez le mari d’une jeune personne laide, mais riche… vous serez…

Je serai ton amant et fiche-moi la paix, hein ! ou je t’apprendrai de quel bois on chauffe les femmes, de ton espèce ! Si je l’avais battue la nuit du grand jeu, devant la potiche, tu m’aimerais sans tant d’histoire ! »

Léon Reille.

(Même jour, pneumatique.)

« Je vous fais mes excuses pour une lettre assez courte, partie ce matin, qui vous arrivera, je le souhaite, après celle-ci. Je vous disais que vous aviez l’air d’une somnambule. Le n’est pas exact. Ces femmes-là sont quelquefois de pauvres diablesses qui leurrent les naïfs, parce qu’elles ont besoin de gagner leur vie. Vous ! C’est mieux ou pire ! Vous essayez de corrompre l’imagination pour rien, pour salir simplement ou… vous amuser davantage, avec la petite drôlesse qui se penche sur votre épaule en ce moment, ma future fiancée ! je n’entrerai chez vous ni par une porte ni par une fenêtre, et je ne vous écrirai plus. Je n’aime pas les comédiennes, encore moins les procureuses.

J’ai besoin de relations plus directes. J’ai déjà eu honte de moi, ayant dû tromper ma faim de vous avec une fille. À présent, j’ai l’appétit coupé. Serviteur. »

Léon Reille.

(Même jour, carte télégramme.)

« Oui, dimanche à midi. Comme il est convenu. »

L. R.

V

Léon Reille, en poussant la petite grille du jardin, se sentit défaillir.

C’était un beau jour d’hiver, un jour de Noël. On entendait partout sonner des cloches dans l’immense ville, des cloches folles qui battaient les airs de leurs coups d’ailes sonores comme de robustes oiseaux se précipitant du haut du ciel à une curée de blé répandu. Et c’était toute la terre, ce pauvre petit jardin plein d’une ombre mystérieuse, cette pauvre terre glacée, fleurissant du givre après avoir fleuri des corbeilles de beauté rare. Mais le soleil brillait sur le givre, les cloches bourdonnaient en une atmosphère d’espoir, elles battaient joyeusement le cerveau de l’homme et en faisaient fuir sa raison, l’éparpillaient aux quatre vents. Noël ! Noël !… Alors qu’on n’espère plus, on espère toujours.

Léon avait acheté, pour ce jour de fête, un pardessus très élégant et un chapeau sans ressort, un chapeau plus à la mode. Il ne voulait pas se montrer le mendiant d’amour, mais le maître, celui qui parlerait très haut. Il dirait…

— Enfin, qu’est-ce que je viens chercher ici, songeait-il, pendant que son pas nerveux faisait craquer le gravier et qu’il escaladait résolument les trois marches du perron.

Il leva la tête, aperçut Éliante, debout, les mains tendues, dans la salle à manger verte, cette pièce d’un vert de saule argenté où il avait déjà soupé une nuit. Éliante s’avançait à sa rencontre, blanche comme un ange, elle allait à lui hospitalière, en maternelle femme qui sait bien pourquoi son ami d’amour est venu ce saint jour de Noël, durant que sonnent éperdument les cloches de la délivrance, les robustes cloches de la folie humaine ! Et, derrière elle, flambait un bon feu, le couvert était mis.

— Madame, dit-il, d’un ton très froid qu’il préparait depuis le seuil, je ne vous offre pas mes hommages, je viens pour me fâcher, alors je trouve inutile de vous accabler de mes prévenances avant de vous accabler de mes reproches. (Il ajouta, tressaillant un peu) : Tiens ! vous êtes en blanc ? C’est étrange. Je vous croyais une veuve inconsolable ? Mes compliments, du reste, le blanc vous va fort bien.

Éliante portait une longue robe de chambre de velours ivoire, ornée de dentelles rousses, elle avait sa coiffure de bal, son bonnet de cheveux unis tordus en casque bas, cime d’une grosse épingle de corail curieusement travaillée. C’était plutôt une fleur qu’un bijou, une fleur rouge d’aspect dur, et des perles d’or s’égrenaient dans sa corolle, en gouttes de soleil. Peu fardé, le teint d’Éliante paraissait plus blanc des reflets de vieil ivoire qu’elle charriait autour d’elle, et son buste impeccable s’accusait, sans un pli, sous le velours du corsage drapé sans une coulure.

— Je crois qu’un enfant nous est né cette nuit, n’est-ce-pas, dit-elle, en riant d’un rire tranquille, car ni l’un ni l’autre nous n’avons la mine de gens qui ont fait le réveillon.

— Vous vous trompez, Madame, riposta Léon, de son même ton cérémonieux. Je sors au contraire d’une noce prolongée, ce qui m’a permis de me trouver dans la rue à cette heure et du côté de chez vous. De quel enfant est-il question ?

Elle referma la porte, laissa tomber les soieries vertes qui tamisaient un si tendre jour couleur d’eau de source.

Léon jeta son chapeau et son pardessus sur une chaise, avec un geste de rage.

— J’ai donc bien l’aspect d’un petit imbécile ! Est-ce cela que vous voulez me dire ?

— Non, je voulais dire que nous avions conçu tous les deux cette nuit, peut-être sans le savoir, vous au milieu d’une noce d’étudiants, moi en rêvant dans mon lit, un autre dieu que celui dont s’occupent ordinairement les mortels. Maintenant, ne me répondez pas tout de suite. Il est désastreux de se fâcher à jeun ! Mettez-vous là, devant ce feu qui n’est pas trop ardent, je vous assure, chauffez-vous et laissez-moi vous servir, nous serons libres, malgré toutes les attitudes serviles qu’il nous conviendra de prendre, car nous sommes bien seuls, en ce moment, dans le monde. Missie est allée à l’inauguration d’une crèche populaire, mon beau-frère l’accompagne. Moi, je vous attendais.

— Ceci est violent par exemple, gronda Léon, qui dégantait ses mains fiévreuses. Vous m’attendiez, chère Madame ? Vous auriez bien pu recevoir un dernier télégramme sans fleurs. À cette noce d’étudiants, les femmes ne manquaient pas, je vous assure !

— Oh ! s’écria Mme Donalger gaiement, quatre télégrammes, dont une lettre, pour affirmer une seule visite, c’eût été beaucoup, mon petit ami chéri, puisque vous seriez arrivé à l’heure tout de même. Quant aux fleurs, je vous remercie. J’ai justement sur ma cheminée de superbes roses de Noël qu’un de vos camarades, réveillonnant avec vous probablement, M. Léon Reille, m’a envoyées vers minuit… histoire de me prouver qu’il pensait toujours… aux filles du quartier latin. Regardez, elles sont aussi blanches et aussi belles que ma robe ?

Léon Reille se mordait les lèvres. Comme il n’avait pas de moustache, on devinait facilement le sourire pointant dans la cruauté de la morsure. Pourtant, il souffrait, ses yeux eurent des lueurs d’orage, ses mains nues se crispèrent.

— Je viens… Il faut que je m’explique… je ne veux rien manger, entendez-vous ! Madame, vous me prenez décidément pour une potiche à vendre ?… Éliante ! Tu n’as pas honte, dis ?

Et il la toisa, la bouche mouillée d’une salive rose, luttant contre le désir frénétique de sauter dessus ne fût-ce que pour la battre, mais espérant vaguement qu’elle allait tomber dans ses bras.

Elle demeurait calme, gracieusement mondaine :

— Je n’ai nulle honte d’aimer, mieux que les vaincs grimaces d’un amour vulgaire, un homme qui ose… sans s’occuper des résultats possibles. Vous ne me connaissiez pas quand vous me suiviez le long des rues de mon quartier perdu avant de m’avoir suivie le long des salles de bal ? Et vous me cherchiez discrètement, âprement, comme on cherche la joie suprême. Vous ne me connaissiez pas quand vous avez dit à une fille qui dut disparaître sous la puissance du verbe, que… vous me préfériez. La foi débute ainsi… on suit en aveugle, et l’on trouve… Petit Léon d’amour, vous épouserez ma nièce.

Elle éclata de rire.

— Non, je n’épouserai rien du tout ! Donnez-moi à boire, j’étrangle ! Et j’ai peur de vous injurier trop haut ! enfin, voyons, Éliante ! j’ai relu votre lettre attentivement avant de venir. Quelle est cette nouvelle comédie, et quel symbole, noir ou blanc, dissimule-t-elle ?

— Aucun symbole, je ne peux ni ne veux vous épouser, alors je vous propose une éternité sous une autre forme… puisque volontiers vous pratiquez l’erreur sur la personne…

— Ne plaisantons plus ! Vous m’aimez, vous, Éliante ? Vous m’ai-mez ?

Il appuya ses coudes sur la table servie et la regarda fixement, s’efforçant de conserver son sang-froid.

Entourée de la féerie nuptiale de sa robe, elle avait l’air très jeune, et ses bras s’apercevaient dans les manches larges du peignoir, ses bras plus blancs sous la doublure de soie jaune. Ils étaient petits comme ceux d’un enfant, ni maigres ni potelés, seulement petits, éveillant une idée de gaminerie, et ses petites mains puissantes couraient, en personnes à part, portant des jupes garnies de dentelles, furetant autour des objets, créatures toujours en émoi. Les prunelles de Léon se dilataient peu à peu à suivre la danse de ses mains légères, si peureuses, perpétuellement fuyantes, et l’ironie sanglante de sa bouche finissait par se fondre en un réel sourire d’espoir.

— Éliante, regardez-moi, au lieu de déboucher ce flacon ? Non, vos poisons ne m’enivreront plus ; j’ai bien réfléchi cette nuit. Il faut que vous m’apparteniez d’abord… nous causerons après. Voilà mes conditions. Le reste, je m’en moque !

Elle lui versa du vin ambré dans son verre et choisit de l’eau pour elle-même.

— Ne me faites pas de mai inutilement, dit-elle, retirant sa main des siennes. Nous ne sommes pas ici en voiture ! Oui, je vous regarde, oui, vous êtes un fort joli garçon, de masque sérieux, de traits purs, difficile à faire grimacer, aux yeux qui se voilent comme s’ils allaient pleurer, et vous ne pleurez jamais, n’est-ce pas, vous êtes trop orgueilleux ? Mon ambition serait de vous voir pleurer d’amour…

Elle soutenait le heurt de ses prunelles fixes sans aucune gêne apparente et semblait dévisager en lui autre chose que lui.

— Je suis fatigué, fit-il très bas, ses paupières subitement closes, je n’ai pas envie de mourir de chagrin, mais j’ai sommeil, vous ne me faites pas peur, puisque vous m’attirez toujours, vous m’humiliez, seulement, Éliante, je n’ai rien à vous donner que moi-même, prenez-moi et ne continuez pas à me faire l’aumône. Je souffre à la fin, c’est beaucoup trop long, ces préambules, je ne pleure jamais, en effet… vous n’aurez pas ce plaisir. Je ne comprends pas qu’une femme puisse demeurer ainsi sans émotion physique sous le regard d’un homme qui la veut… Vous êtes odieuse, sinon ridicule.

Quand il ouvrit les yeux, Éliante était à genoux devant lui et la traîne de sa jupe blanche s’incendiait de tous les reflets du feu comme une grande opâle. Elle était bien sur les deux genoux, ses deux petites mains jointes.

— Je veux, dit-elle, d’une voix très douce dont la douceur contrastait avec la violence de ses paroles, je veux que vous sachiez ce que je sais, que vous alliez aussi loin que moi, j’exige et j’ai le droit d’exiger que vous me choisissiez comme je vous choisis. Il faut que vous m’appreniez avant de me prendre ? et si vous êtes déjà fatigué, il faut me permettre de vouloir à votre place !

Léon se pencha sur elle.

— Donne-moi ta bouche, au moins ?

— Vous ne saurez pas m’embrasser. J’ai peur, moi, des gestes inutiles. Se sont eux qui gâtent tout.

— Tu es malade ? Tu as une infirmité quelconque ?… je te déclare que je suis prêt à ne rien voir. Il me faut loi. Je ne serai tranquille que lorsque je t’aurai… (Comme elle détournait la tête, il la dressa sur sa traîne en la prenant par la taille.) Je ne peux traduire votre résistance, Éliante, que par un désir de viol. Franchement je n’ose plus m’y résoudre. Ce ne sont pas mes mœurs. Je devine en vous un instrument de perdition, et ceux que vous avez tenus du bout des pinces menues de vos cils ont dû passer un mauvais moment… avant. Mais, après… ce doit être très drôle… Ah ! les chemineaux qui étranglent leurs bergères… simplement parce qu’elles résistent… ils ont raison… Réponds-moi ? Tu désires qu’on te viole ? Qu’on te tue ? Je n’aurais pas pitié de loi !

Éliante souriait :

Je suis déjà morte.

— Pourquoi ?

— Je vous l’expliquerai tout à l’heure. Déjeunons d’abord, dites, je vous en prie ? J’étais si heureuse de vous sentir près de moi et vous vous éloignez…

— Soit, déjeunons… parlons de la pluie, du beau temps… parlons de tout excepté d’amour, alors !

Ils s’assirent, chacun de leur côté.

Éliante découvrit une jatte d’argent où tremblaient des œufs sur une purée odorante.

— Aimez-vous cela, mon petit ami chéri ? Ce sont des œufs frais.

— Je vois bien, dit Léon haussant les épaules, des œufs frais fort ingénus, des œufs de mère poule sur la purée de ma cervelle bouillie, car je commence à devenir fou… oui, j’aime cela ; se dévorer soi-même, faute de mieux, est un passe-temps.

Elle lui offrit les mignonnes petites salières.

— Safran ou cumin ?

— Nature ! dit-il brusquement en tordant sa serviette.

Ils mangèrent.

— Léon, demanda-t-elle, de sa voix affectueuse, qui êtes-vous ? Moi, je ne vous connais pas. Je vous rencontre seulement.

— Je ne suis personne. S’il vous agrée cependant de savoir que je représente le fils d’un brave notaire de province, j’avoue ? Mes parents sont des égoïstes, qui veillent à ce que mon souvenir ne les dérange pas. Ils demeurent à Dôle, une ville ancienne et paralysée. Madame Reille, ma mère, est une dévote, muette, sans tendresse pour les enfants qui jouent sur le mail, devant ses fenêtres. Monsieur Reille, mon père, doit vaguement faire la noce avec des petites bonnes, quand il en trouve d’occasion. Ces gens me sont indifférents. Je leur écris pour leur faire part de mes progrès dans l’art d’assassiner en douceur, et je suis déjà un vieil étudiant. Dès que je serai médecin, l’année prochaine, ou l’autre, ils cesseront de m’envoyer ma modique pension. Ils n’ont qu’un fils, mais c’est leur ennemi, l’ennemi de leur bourse. Ils sont avares ! Quand je pense à eux, ce qui m’arrive dans mes mauvais songes, ils me font peur. L’avarice, c’est une porte fermée, on ignore ce qui se passe derrière, et avant d’y frapper on éprouve une angoisse.

— Vous retournerez en province une fois médecin ?

— Non. J’essaierai de vivre ici, ou je m’en irai aux colonies, étudier la peste pour me… consoler.

— Les colonies ! Une île chaude… beaucoup de fleurs et la mer qui ronronne autour. Des palmiers, des grands palmiers et la permission de courir nue sur le sable. Léon, c’est mon rêve, à moi, d’aller vivre aux colonies !

— Vous êtes libre, Éliante.

— Il faut que je marie ma nièce, que j’enterre mon beau-frère… On n’est libre qu’en tuant tout le monde… c’est un peu vrai.

— Sauvons-nous tous les deux.

— Vous m’épouseriez malgré… les treize ans de différence ?

— Je crois que oui… mais pas malgré la fortune. C’est votre situation qui me fait le plus jeune.

— Vous avez raison.

Comme il souriait, elle ajouta :

— Vous voyez bien que nous nous entendons à merveille, mon petit ami d’amour.

Il fronça les sourcils :

— Ne parlons pas d’amour, sinon je me fâche.

Elle lui prépara, dans une assiette de cristal, des tartelettes de frangipane qu’elle fabriquait elle-même. Elle prenait des petits bateaux de pâte feuilletée et y introduisait une crème jaune, onctueuse, d’un parfum plus rapproché de l’essence pour mouchoir que d’une odeur de pâtisserie, puis elle saupoudrait le tout de vanille.

— C’est infâme et joli ce que vous faites, Madame !

— Mais c’est délicieusement bon, cher Monsieur. Coûtez !

Elle lui tendit une tartelette, qu’il lui mordit jusqu’aux doigts.

— En effet, cela sent le savon, déclara-t-il de mauvaise humeur.

— En voulez-vous encore ?

— Merci.

— Maintenant nous irons boire notre café chez moi.

— Devant le grand sucrier tunisien ? Excellente idée, chère Madame.

— Non, dans ma chambre à coucher. Vous ne connaissez pas l’endroit où je dors… quand je dors : et je veux vous en faire les honneurs… puisque vous êtes mon amant.

Léon Reille eut un frisson. Cependant il commençait à s’habituer au singulier langage de cette créature si ardente et si glacée.

Ironiquement, il lui offrit son bras.

— Vous me comblez, ma chère… maîtresse !

Le jeune homme ne songeait plus à la violer. Boudant pour la forme, presque gai intérieurement, il se décidait à garder tout le décorum permis. C’était bien une aventure unique. Sa simple vie d’étudiant ne lui en fournirait pas beaucoup de ce genre, et le pire qui pût lui arriver fût qu’elle se mît à brûler elle-même pour le bon motif. Il se trouvait dans le délicieux état de l’homme qui ne cherche plus à boire parce qu’il est déjà un peu gris, mais pas assez pour ne plus oser boire. Il attendrait l’occasion. Cet esprit de femme, pimenté comme une liqueur de ses îles chaudes dont elle rêvait tout haut, l’amusait énormément. Il avait franchi une barrière, laissait derrière lui l’attirail du convenu amoureux, cette galanterie banale qui force le Monsieur à prendre un aspect pantelant, un brin ridicule quand on lui résiste au nom d’une vertu également de convention. Elle lui déclarait tous les droits… sauf celui de les exercer. Il restait le maître, l’attendu, le dominateur. Elle s’agenouillait devant lui, proférait des paroles magiques, répandant le parfum puissant et troublant d’une incantation, et, malgré son attitude servile, elle demeurait bien, en effet, la maîtresse, celle qui enseigne l’amour.

Ils se dirigèrent du côté opposé au salon vieux-rose, où trônait, mystérieusement fantômal, ce vase blanc dont le souvenir humiliait encore Léon. Éliante ouvrit une porte sous une autre draperie vert d’eau.

— Depuis la mort de mon mari, dit-elle d’une voix contenue, aucun homme n’est entré ici, pas même mon beau-frère.

Il n’en crut pas un mot et railla :

— Flatteuse !… D’ailleurs, puisque vous ne me prenez pas pour un homme.

Cette chambre, vaste et sombre, avait un air de temple. Les fenêtres donnant sur le jardin, étaient au nombre de trois, jaunes et ovales comme des pierres précieuses, des topazes taillées en miroir d’Archimède, à facettes larges comme des vitres ; elles ne donnaient point de jour, mais du soleil, qu’il y en eût ou qu’il n’y en eût pas dehors, une espèce de soleil trouble mêlé d’une fumée d’incendie. Sur les murs de longues peaux de bête pendaient, encadrées par des bandes claires de drap d’or, une étoffe épaisse moitié soie, moitié métal, qui lançait des rayons aigus dans les fourrures et les lustrait d’un reflet flambant. Lions et panthères, ours bruns et ours noirs, alternaient, présentant chacun leur tête au centre du panneau, des têtes bien mortes, aux yeux clos, aux gueules fermées, ne perdant pas leur expression naturelle à montrer les horribles crocs artificiels des descentes de lit pour rastaquouères.

Il y avait un lion dormant sur ses deux pattes croisées, ses paupières noires baissées qui devrait être terrible, vu au crépuscule, car il ne paraissait vraiment qu’endormi. Des armes se croisaient au-dessus ou au-dessous de ces têtes mortes, des armes sauvages, curieuses.

Par terre un tapis de Smyrne rouge, d’un rouge groseille, vineux, aux dessins violâtres, presque noirs, étalait une mare de sang ou de vendange qu’on foulait avec une certaine appréhension des rejaillissements possibles. Et des meubles noirs, tout étincelants de ferrures ouvragées, d’incrustations d’or ou de nacre, rutilaient dans l’ombre des angles ou des draperies. Des colonnes d’ébène cerclées de bronze, d’argent, de bracelets de marbre, portaient des idoles bizarres, depuis le traditionnel bouddha, levant deux inflexibles doigts, jusqu’au dieu-serpent des Océaniens, branchu et touffu comme un arbre. Sous un dais de mousseline indienne, une soie de Brousse aux nuances irisées, changeantes, tantôt d’un bleu d’azur très fin, un bleu de ciel français tirant sur le vert, tantôt d’un bleu sombre constellé d’astres roux, un amas de coussins bariolés et des satins pâles formaient le lit. Cela ressemblait davantage à un grand œuf coupé, un œuf de laque blanche tout plein de friandises joyeusement colorées et papillotées de dentelles. En face du lit se dressait. sortant d’un pouf de cygne, un divan circulaire entièrement revêtu de ce miraculeux duvet, un Éros noir, une antique statue de marbre, verdie aux contours, sans doute restée fort longtemps exposée aux morsures du vent et aux larmes de la pluie. Cet Éros avait dû, jadis, tenir un arc de métal, mais son bras droit, replié à la hauteur des yeux, n’exhibait plus qu’un moignon ; la main était partie avec la corde tendue, et le bras gauche manquait totalement. L’enfant, à la fois lamentable et farouche, faisait resplendir des prunelles d’émeraudes serties en deux camées blancs et il ouvrait, grands, au milieu de sa face nègre régulièrement féroce, des yeux d’une réelle existence divine.

Léon Reille recula en présence du gamin nu qui semblait le menacer de son affreux moignon.

— Oh ! fit-il, c’est horrible ! Je préfère la potiche. Au moins elle est aveugle. Celui-là doit vous voir telle que vous êtes.

Éliante se mit à lire.

— Il me voit certainement, mais ne peut guère me toucher.

Léon serra contre lui le bras de sa compagne.

— Pourquoi m’amener ici ? Toutes ces belles choses me sont hostiles. Nous sortons d’un petit jardin couleur d’espérance pour entrer dans une caverne où j’étouffe.

— Je te veux ici chez toi ! dit-elle tranquillement.

C’était la première fois qu’elle le tutoyait. Il eut un nouveau frisson. Un douloureux vertige l’enveloppait, et il avait envie de rire.

Rien n’est fictif comme un décor, mais si ce décor ne possédait pas d’envers, il ne serait pas prudent de s’y promener en simple curieux, et, à errer dans ce faux temple des tropiques, Léon s’enivrait de sa chaleur étrange, tout artificielle, y perdait sa personnalité, devenait un héros de légende.

Il aspira fortement l’air saturé d’un parfum tour à tour fruit et fleur comme cette femme tour à tour vieille et jeune.

— Tu es folle, Éliante ! Ou tu es terriblement vicieuse, murmura-t-il. Pourtant… oui… je suis heureux de la comédie que tu me joues. Je ne redoute plus que le réveil. J’essaierai donc de me compliquer. Qu’exiges-tu de moi en ce moment, dis ?

Câlin, il se baissa, s’empara de la traîne blanche de sa robe, et se roula dessus, un peu honteux de se trouver à la merci des flèches. Elle essaya de lui retirer le bas de sa jupe, souriant toujours.

— Je veux que vous m’écoutiez… Quand les enfants ne sont pas sages, on leur raconte des histoires.

— À dormir debout, hein ? Moi, je me couche, j’en ai assez de faire le monsieur correct. Si je ronfle, tu me tireras par la manche… Éliante, le tapis sent le fauve ? Dieu, que c’est drôle ! Ça sent le fauve et, en l’air, ça sentait la poudre de riz. Je perds la tête ou nous sommes dans le rêve des îles lointaines !

Étendu à ses pieds, tout noir dans ses vêtements de jeune homme sérieux, il formait bien le pendant de l’Éros nu, et chaste, à cause de la noirceur du marbre.

Il ne dormait point, l’œil en arrêt sur le blanc gibier d’amour, prêt à bondir pour l’étrangler si elle essayait de se dérober trop lâchement. Se déroberait-elle encore ? Où était-ce réellement lui, le gibier que guettait l’arc invisible du cruel chasseur ?

Elle voulait jouer ? On jouerait… aussi cruellement qu’elle voudrait, mais il n’avait point les mains coupées, lui ! Cela finirait mal.

Éliante s’assit sur le pouf de cygne, redevint grave :

— Ma chambre, dit-elle, est telle qu’elle existait il y a cinq ans, à bord du Saint-Maurice, le grand navire que commandait mon mari. Imaginez-vous tout cela, chéri, amoncelé dans une cabine relativement trop étroite, éclairée par un hublot, une cabine ovale comme l’œuf de mon lit, et chaque fois qu’on descendait à terre on revenait chargé d’un butin fantastique : des idoles, des peaux de bêtes, des meubles rares, des verroteries ou des pierres très précieuses, des armes empoisonnées, des fruits fabuleux, des fleurs sauvages. On entassait cela chez moi sans ordre, sans soin d’aucune sorte. Ce n’était pas toujours propre, ce que l’on me rapportait, cela sentait l’huile rance, beaucoup plus l’huile rance que le vétiver. Lue affreuse odeur d’huile de coco dont tout est imprégné dans les pays des tropiques et tout ce que l’on touche vous enduit d’une graisse particulière. (Elle flaira ses mains.) J’ai beau vivre à Paris, quand je me souviens, mon cœur se soulève ! et puis c’étaient des cargaisons d’épices, des outres de vins, des jarres de liqueurs spéciales que l’on faisait voyager avec nous pour leur donner ce que les marins appellent le goût de la mer. Jamais mon mari ne trouvait ma chambre assez remplie, assez riche. Il dépensait des sommet folles pour collectionner des choses qui s’abîmaient, se gâtaient, et qu’il fallait jeter à l’eau avant de rentrer en France. Il aimait surtout les idoles… tous les bouddhas que vous voyez ici ne sont pas les plus… originaux ? (Elle hésita.) Et il y a mes fameuses robes, une collection unique de costumes orientaux faits pour moi, sur mesure. Et la collection des ivoires… il faut que je montre tout, n’est-ce pas ? (Sa voix s’éteignit brusquement. Léon la contemplait d’en bas, étendu sur les flots blancs de sa jupe, il avait posé son menton sur ses paumes, et il ne la quittait plus des yeux. En désirant connaître un autre homme… que mon mari, reprit-elle, je dois à cet homme tous les aveux… il sait déjà qui je suis, je veux qu’il connaisse également celui dont le seul souvenir pourrait me défendre l’amour…

— Éliante, interrompit Léon, un peu inquiet, vous parlez… chinois ! Vous embrouillez là des sentiments n’ayant rien de commun. Avez-vous aimé votre mari, oui ou non ? Est-ce à son souvenir que vous désirez rester fidèle ? Quel homme voulez-vous connaître en moi ? Je vous ai dit ce que j’étais : pas grand’chose ! Vous, vous êtes une adorable créature, très perverse probablement, cela me ravit aujourd’hui : si demain je m’en mords les doigts, sous n’importe quel rapport, soyez assurée que ce ne sera pas à vous que je m’en plaindrai ! J’ai pénétré dans le temple, je ne tiens pas à en sortir. Êtes-vous donc plus petite fille que Missie ? Et que diable, madame Éliante Donalger, ne sauriez-vous pas, au point de vue de la pratique, ce que votre nièce déclare savoir très bien en théorie ? Monsieur Donalger vous aimait passionnément, je m’en doute. Vous ne lui rendiez guère son amour, ce n’était pas un crime parce que vous étiez trop… jeune pour lui. À présent, la coupe déborde… cela vous lasse d’être veuve… tendez-la-moi, cette coupe, soyez tranquille, je me charge de l’épuiser ! J’ai une soif capable de mettre un océan d’amour à sec. Alors l’histoire de la potiche n’était donc pas une comédie ? Vous auriez voulu réaliser ce joli rêve de demeurer chaste… en demeurant amoureuse ? Cela donne des attaques de nerfs, madame ? Il était très bon, très généreux, ce mari, vous comblant de cadeaux, satisfaisait tous vos caprices, et, vous, fillette pauvre, sortie d’un couvent triste, vous aviez le remords de ne pas satisfaire entièrement cet homme-là ? Est-ce que je devine ? Vous lui devez tout, et vous pensez lui devoir aussi l’éternelle fidélité. Je crois, ma belle Éliante, que vous exagérez. On n’aime pas sur mesure, la vraie passion ne s’endosse pas comme une de vos robes orientales. Cet homme pourrait être le meilleur des mortels, vous n’étiez pas forcée de l’adorer pour sa seule générosité. Montrez-moi donc son portrait avant les autres choses, voulez-vous, mon… amie ?

Éliante se leva. Il s’aperçut qu’elle souriait, maintenant, d’un sourire étrange, et les petites rides qui mettaient sa bouche fine entre deux parenthèses se creusaient singulièrement.

— Oui, dit-elle d’un ton sourd, je vais vous le montrer. J’aurais dû commencer par là.

Elle se dirigea vers un grand cabinet incrusté de nacre et d’or, un meuble de laque sombre aux reflets d’étoiles, séparé en deux corps par une étagère bistournée imitant un escalier de pagode tout encombré de bibelots. Le vantail gauche représentait des monts de glace illuminés par une aurore boréale. Éliante fit grincer une clé, les monts de glace disparurent, s’abîmèrent, et du feu sembla jaillir de l’intérieur du meuble, qui était doublé de cuivre rouge. De ce sanctuaire fulgurant, elle relira un porte-feuille de maroquin mauve, l’ouvrit, et l’étudiant en médecine ne put s’empêcher de remarquer que le portrait du défunt se trouvait à l’abri des indiscrétions comme une pièce anatomique.

Léon se dressa sur les genoux, s’accoudant aux genoux d’Éliante. On allait enfin lui présenter ce mari dont le souvenir enchantait toujours sa veuve ; l’autre homme, l’ennemi mort de l’amour naissant.

Mme Donalger posa devant lui une grande photographie, une tête d’officier, coiffée du képi bas et galonné des marins, les joues ornées des traditionnels favoris, le col raide, une tête de quarante-cinq ans, dont les yeux paraissaient doux, des yeux d’amant de l’eau très contemplateurs, mais, malgré les précautions du photographe, qui avait placé son personnage sous un velum de colonnade antique, le défaut de ce visage s’apercevait tout de suite et retenait le regard de telle façon qu’on ne s’occupait guère du reste.

Le commandant Donalger avait eu la moitié du nez emporté, soit par un coup de fusil ou de sabre, soit par un accident de machine, une chaudière ayant éclaté près de lui.

Léon fit un geste de pitié.

— Le malheureux ! murmura-t-il.

— Cela ne se voit pas beaucoup sur ce portrait-là, dit-elle de son ton sourd, les mains un peu tremblantes. Il y en a un premier que l’un de ses camarades avait dessiné à bord, lors de l’accident… celui-ci.

Et elle lui passa une feuille de papier jaunie où se reproduisait la même tête, seulement, cette fois, tout à fait horrible. Cela ressemblait à une charge, à quelque macabre plaisanterie. La face, imberbe, exhibait un sanglant tronçon où les cartilages se distinguaient formant l’entrée des narines, qui n’existaient plus qu’à l’état de bouillie. Stoïquement, les lèvres souriaient, intactes et railleuses, essayant de porter beau ce masque épouvantable, se moquant de sa hideur, n’ayant même pas l’air d’en souffrir. Ce marin-là était plus blond, plus pâle, que le personnage officiel de la photographie, mais, ses yeux, copiés, sans les trucs de la retouche, conservaient une effrayante expression de ruse féline. Si ce Donalger plus jeune était réellement un homme brave, il devait dissimuler certaines cruautés de caractère, au fond de son courage, lui interdisant d’être un brave homme.

Léon Reille conclut simplement : — Pauvre Éliante !

Par pudeur ou par dégoût, elle referma l’écrin sur les deux têtes.

— Pourquoi garder… le premier ? questionna Léon n’osant pas s’attendrir davantage.

— C’est lui qui me l’a donné. Il me disait souvent : « Quand je serai loin, tu me verras ainsi, et quand je reviendrai tu me trouveras moins laid. » Il n’avait jamais voulu se faire mettre aucun appareil sur sa cicatrice : « Puisqu’on doit fatalement enlever un faux nez, j’aime mieux demeurer effrayant qu’être ridicule, ne fût-ce qu’une minute. Un homme effrayant n’est pas ridicule », me répétait-il, et je crois qu’il avait raison.

— C’est, en effet, d’une profonde psychologie, cependant vous auriez sans doute préféré… le faux nez, vous, si bonne comédienne ?

— Je ne suis pas une comédienne ; j’ai peur de l’amour, comme j’avais peur de mon mari, voilà tout.

— Fichtre ! monsieur Donalger n’a rien d’un amoureux… ordinaire.

Et Léon Reille se retint pour ne pas ajouter :

— En quoi peut-il m’être comparé, chère Madame ?

Elle souriait, mélancolique, un peu mystérieuse dans sa mélancolie, et, allant reporter l’écrin, elle prit un petit plateau sur l’escalier de la pagode.

— Je vais vous faire boire un café très spécial, que je prépare moi-même, dit-elle d’un ton tout naturel.

Il eut une moue ;

— Le philtre ? Oui, j’ai bien besoin d’oublier.

Elle approcha de lui une table naine en mosaïque, et elle y déposa le petit plateau, qui contenait deux lasses imperceptibles, des dés à coudre, à peine remplis d’une essence brune, en boulettes comme un mastic, dans laquelle essence elle fit tomber, de haut, quelques gouttes d’eau bouillante. L’arome du café se répandit très violemment autour d’eux.

— Buvez, Monsieur mon ami, et rêvez… je vous montrerai à présent la collection des ivoires et celle des cires, peut-être mes robes, mais nous n’aurons pas le temps, je les garderai pour une autre fois.

— Ah ! Vous pensez que nous n’aurons pas le temps ? Nous en perdons déjà beaucoup, fit-il, en s’asseyant sur le pouf de cygne.

Il but sa très petite gorgée, gronda :

— C’est furieusement amer, votre philtre.

Et il eut envie de lui envoyer sa tasse à la figure.

Éliante rangeait des objets blancs sur le tapis rouge, des statuettes qu’elle descendait de leurs étagères ou qu’elle sortait de l’intérieur du meuble. Léon étudiait anxieusement ses gestes, ne pouvant se résigner à sa situation de simple spectateur.

Comme elle était gracieuse et souple, cette femme artificielle, en robe montante, tellement habillée qu’on la voyait nue sous le velours blanc tendu sans un pli, sans une apparente coulure ! Comme son corps avait bien l’aspect d’une statue d’ivoire, d’un ivoire un peu velouté couvert de duvet ou de neige ! Et son casque noir, serré à couper ses oreilles délicates, ses traits sévères, s’éclairaient des lueurs de ses yeux. Elle célébrait une espèce de cérémonie religieuse, là, au milieu de ce temple, où elle était véritablement chez elle, idole elle-même, s’exaltant à toucher des idoles.

— Écoutez-moi, Léon, soupira-t-elle d’un ton de prière, et ne vous fâchez pas, l’amour me fait peur quand il est vrai, et l’amour est toujours sincère quand il jaillit de tous nos instincts. Nous aimons uniquement de tant de manières différentes ! Peu importe les spirituelles phrases qu’on prononce, il y a toutes les gammes dans la raillerie, et cela se termine par les accords les plus parfaits. Lorsque le dieu passe sur nous, à feindre l’amour on aime, et à aimer on s’exaspère de ne pas aimer davantage. On arrive au crime facilement, logiquement. C’est un chemin de roses qui se dépouille, en montant vers les sommets, de toutes ses fleurs. Les pieds saignent bientôt sur les cailloux, se déchirent aux ronces enchevêtrées. Il n’est plus de limite à qui veut monter vers la passion, et qui ne s’arrête pas en route devient fou. J’ignore si je suis encore une femme qu’on puisse respecter ; cependant j’espère, j’ose espérer, que vous m’aimerez mieux que mon mari a su, ou voulu m’aimer. Ce sera la même chose, meilleure, plus pure, plus près du dieu. Henri Donalger était par excellence l’homme, je vous désire le héros. Non, je n’ai pas aimé mon mari, c’est seulement aujourd’hui que je le redoute pour vous, car il n’est plus que ce qu’il a laissé en moi. Je suis, je resterai peut-être toujours son humble servante, ou la vôtre. Comment m’y prendrai-je pour être votre maîtresse ? Que vous offrirai-je qui ne lui aura point appartenu ? (Éliante s’agenouillant présenta au jeune homme une statuette d’ivoire, une petite idole nue et droite de lignes, les coudes en angle, les deux mains jointes réunies à l’endroit précis du sexe.) Voici une psyché de la race jaune, Tchun-meï, celle qui attend le monstre pour en être torturée, et ce monstre est un dragon merveilleux aux ailes d’escarboucles, possédant trois têtes. Elle mourra la nuit de ses noces. Regardez comme la pauvre petite est pure, maigre, enfant, comme elle entr’ouvre naïvement ses mains sur le seuil de son sanctuaire d’amour, imitant, malgré sa naïveté de vierge, la forme du cher objet qu’elle veut dérober au monstre ! Et ses doigts, longs fuselés, armés pourtant de griffes, d’ongles aussi longs fuselés que ses doigts, ne lui servent à rien qu’à se trahir le plus pitoyablement du monde ! (Léon Reille se pencha, intéressé. L’idole était, en effet, ravissante, pas très exotique parce que très nue, et sa coiffure compliquée, son seul vêtement de cérémonie, une série d’épingles et de fleurs de jasmin, l’ornait d’un nimbe de sainte chrétienne.) Mais, continua Éliante, faisant tourner la statuette sur le bout de son index, ce n’est pas une déesse, hélas ! c’est bien une femme, une petite fille, une petite pensionnaire arrachée de son couvent, reconnue mûre pour le monstre ; elle est triste et jolie, si mince que l’on dirait un cierge, de la cire à peine vivante de la vie que lui prête la flamme mystique de ses yeux… et on peut, n’est-ce pas, lui mettre une auréole ? (Le jeune homme, de plus en plus intéressé, se penchait vers la statue. Il venait de s’apercevoir qu’elle se prêtait réellement à une singulière hallucination. Était-ce le puissant arome de ce café, ou, pire, ressemblait-elle vraiment à Éliante ? La petite idole lui parut changer de couleur, sinon de forme, elle devenait de la cire, en tournant sur elle-même, d’une substance plus colorée que l’ivoire. D’un côté la divinité, de l’autre le corps, la chair d’une mortelle. Et les petites mains, également entr’ouvertes en forme de conques roses sur le sexe, le défendant ou en imitant les lignes mystérieuses, paraissaient moins longues, possédaient des ongles moins griffus, des ongles de… française.) Je vais vous montrer, à présent, les sœurs jumelles de la droite du dieu Hi-djin. Ce sont ses favorites, mais il en a beaucoup d’autres.

Léon Reille essaya de saisir la statuette. Éliante la retira.

— Donnez-moi donc Mademoiselle Tchun-meï, s’écria-t-il impatienté. Je veux savoir pourquoi elle est double et pourquoi je m’imagine qu’elle vous ressemble ?

— Je vous l’expliquerai tout à l’heure, mon ami chéri. Mademoiselle Tchun-meï n’est pas seule de son espèce. Tenez, voici les sœurs jumelles.

Éliante lui offrit une mignonne femme couchée, qu’on eût dit en train de préparer un exercice acrobatique. Le corps n’adhérait à ce qui lui servait de lit de repos que par la nuque et les talons. Cette petite femme, parée des insignes du dragon, c’est-à-dire ornée d’une tiare gemmée en bleu et en vert de turquoises minuscules, ne cachait plus rien avec ses mains longues, franchement écartées, au contraire, et très indicatrices. Éliante fit tourner la statue et, de nouveau Léon en retrouva une autre, n’adhérant à son lit de repos que par sa nuque et ses talons. Seulement la même tiare gemmée servait pour les deux, l’une était en ivoire, l’autre en cire, et la tiare de l’idole recouvrait les cheveux de la femme, s’étageant au-dessus de son front en coiffure bouclée suivant toutes les sinuosités des insignes du dragon victorieux.

— Regardez maintenant entre les deux sœurs ? dit Éliante.

Le contour des deux formes vues dos à dos, ne se tenant que par la nuque et les talons, donnait un dessin d’un effroyable obscénité.

Le dragon était certainement victorieux… mais à quel prix !

Léon éclata de rire.

— Elle est jolie votre collection, madame Éliante. Est-ce qu’il y en a encore… de plus raides ?

— Oui, murmura-t-elle d’une voix grave, il y en a qui ne se tournent pas le dos. Voyez !

Elle lui tendit une idole assise sur un trône de jade, supportant le dragon accroupi sur ses épaules et caressant un atroce petit bonhomme ayant bien plus la physionomie d’un singe que d’un humain.

— Celle-ci est une prêtresse en train d’officier. Vous pouvez la regarder dans tous les sens que vous voudrez, elle… est occupée partout.

Léon ahuri contemplait la prêtresse :

— Mon Éliante, c’est infâme ! Dire qu’on a massacré de pauvres diables d’éléphants pour en torturer les défenses de la sorte ! (Il ajouta, les sourcils froncés.) Pourquoi donc Mademoiselle Tchun-meï vous ressemble-t-elle ? Et aussi l’une des sœurs jumelles ?

Éliante, sans lui répondre directement, lui tendit une statuette roulée en large anneau, une petite femme de cire non doublée d’ivoire. L’allongement de tous les membres était si chaste et si naturel, les petits yeux d’émail si vivants qu’on s’attendait à la voir bondir comme un animal, se détendre comme un ressort, et. rapidement, Éliante présenta la même petite femme détendue, assise, les bras croisés autour de ses genoux, les mains jointes, toute ramassée en un cercle nouveau, montrant avec simplicité tout ce qu’elle pouvait montrer.

Trois autres statuettes de cire varièrent la posture, présentant sous les mains agiles de

Donalger cette même petite idole aux yeux d’émail lumineux, aux beaux petits yeux à la fois si noirs et si brillants. Elles semblaient se multiplier, fleurir du tapis rouge, toutes blanches, toutes pâles de voluptés, petites folles impassibles, figées dans leurs travaux d’amour au moment précis où elles auraient pu s’amuser elles-mêmes de ce qui leur arrivait. Et ces nombreuses petites poupées de cire étaient modelées avec un art charmant, retouchées au pinceau, délicatement avivées de carmin, comme caressées par une plume trempée dans du sang. Elles étaient si jolies que celui qui les contemplait avait suivi leurs évolutions libertines, d’un œil un peu scandalisé, souriait, maintenant, tout ému de les trouver si pures de forme.

— Mais enfin, pourquoi vous ressemblent-elles, balbutia Léon, arrêtant son index sur le mignon visage de la dernière, une qui, les deux bras arrondis au-dessus de sa tête s’auréolait d’un éventail, laissant un dragon bleu l’enlacer par le milieu du corps. Je rêve peut-être… qu’elles vous ressemblent ?

— Vous ne comprenez pas, murmura doucement Éliante ? C’est gentil à vous ne pas oser deviner, il faut donc que je vous le dise : elles me ressemblent parce que c’est moi qu’elles représentent. Celle qui est double est doublée de mon propre corps. La première fois que mon mari vit cette idole dans une pagode, en Chine, il m’écrivit, car je n’avais pas encore voulu l’accompagner, qu’il venait de découvrir ma sœur, et, enthousiasmé de sa découverte, il acheta une réduction en ivoire de la grande statue et fit modeler derrière elle une cire. Il faut vous expliquer qu’en Chine l’art de la sculpture sur ivoire ou sur toute autre substance qui peut se peindre selon les tons de la chair est au moins aussi répandu que l’est ici l’art de photographier… en supposant que ce soit un art de reproduire exactement la nature en grand deuil ! Eux, les Chinois, cherchent à donner la sensation nerveuse. Ou ils font horrible ou ils font délicieux. Grâce aux indications enthousiastes de mon mari, pour moi, ils firent délicieux. Je ne suis plus aussi jolie que cela ! Les jumelles de la droite furent cruellement séparées, et je remplaçai celle qui n’a pas la tiare de déesse. Les autres… elles vinrent au monde successivement, selon les caprices d’Henri, aux cours des longues traversées. Il modelait lui-même la cire comme un véritable artiste, et, durant mon absence, ses doigts pétrissaient toutes ces petites femmes à mon image. Quand je voyageais avec lui, il passait des heures à soigner les têtes, à leur donner mes physionomies, surtout mes yeux. Je ne voulais pas toujours me prêter à ses fantaisies, parce que j’étais bien trop jeune pour en saisir le sens divin. À présent, je vois que son amour allait jusqu’à…

— L’érotisme, cria Léon Reille, se dressant révolté. Votre mari était un monomane, un fou dangereux, bon à doucher !

Cette fois le jeune homme s’indignait sincèrement. Pour jouer aux petites déesses obscènes, il avait conservé de la patience, mais une jalouse fureur s’emparait de lui devant les emblèmes de la prostitution conjugale.

— Quoi ? Tout ça, toutes ces petites ordures, madame Éliante ! Et vous avez eu l’audace de me les montrer ? Enlevez tout cela… vite… ôtez tout, vous m’entendez, ou je brise d’un seul coup de pied tout ce petit monde infernal. Ah ! il était propre, votre Henri Donalger. Cache cela, tu m’entends, ou c’est toi-même que je brise. J’en ai assez de toutes ces saletés.

Éliante, d’un geste vif, jeta la traîne de sa robe sur les petites déesses innocentes, puis elle murmura :

— Là, dit-elle, les pauvres enfants, ce n’est pas leur faute ! Vous eussiez préféré le mensonge du silence, Léon ?

Il réfléchit un instant, le front dans ses mains.

— Est-ce que je sais ? Vous me trahissez encore, devant moi, et… avec qui ? avec le souvenir d’un mort dont le masque hideux ferait reculer n’importe quelle femme ?

— Je ne suis peut-être pas une femme, puisque je n’ai jamais connu que ce masque d’homme.

Soudain très grave, Éliante le regardait les yeux pleins de lueurs. Elle avait bien les yeux noirs et nacrés, d’une fixité lumineuse, des petites figurines de cire.

Léon se renversa en arrière, sur la fourrure blanche du divan.

— Vous ne m’aimez pas, Éliante ! Vous ne m’aimerez pas ! Vous essayez de me martyriser pour me faire crier des bêtises. À présent, voyez-vous, je crèverai plutôt que d’avouer que je vous aime. Je suis honteux de vous connaître.

Imperceptiblement, Éliante haussa les épaules, puis elle reprit, fort calme, se dirigeant vers le cabinet chinois :

— Et vous n’avez pas tout vu, mon cher petit amant, il y a encore des tas de choses extraordinaires, venues d’encore plus loin que le possible. Voici des bêtes, l’araignée monstre, la mygale, qui mange le cœur de la petite Tong-choui, la déesse de l’obscurité, Calme d’hiver, je prononce cœur pour ne pas vous offenser : voici le singe rouge, qui enlace la même petite déesse aux paupières closes, car elle est déjà morte, ce n’est plus ni moi ni personne, elle appartient à l’éternité, et enfin voici Hoan-hi Koan-mien, la couronne du plaisir. Il faut regarder cela, je vous en prie, c’est le bouquet ! S’agenouillant de nouveau devant le jeune homme, elle lui présenta, sur un grand plateau d’un métal bleuâtre qui semblait très lourd, une espèce de couronne tressée de fleurs pâles au feuillage multicolore, tantôt vert, tantôt violet, tantôt rouge et rose, couleur de l’épingle de corail qui ornait la tête d’Éliante.) Vous voyez ! Ce sont des hommes et des femmes tordus ensemble avec le dragon, l’éternel dragon qui représente tout, dans ce pays si vieux et si spirituel. C’est à la fois la chimère, ce dieu, le démon, le soleil et la lune, c’est surtout la passion ! Il a une gueule de flammes, des yeux sanglants, des griffes d’or et des ailes d’escarboucles. Quant à sa queue immense, préhensile et s’annelant, elle accomplit toutes les fonctions naturelles, surnaturelles ou sociales. L’homme et la femme sont constellés de ses gemmes précieuses. Les temples sont éclairés par sa transparence, et, devant les magasins, on y accroche modestement des lanternes !… On ne trouve pas facilement ce travail d’ivoire et de jade sur les marchés ouverts aux européens. Il a fallu voler celui-là dans une pagode, si on peut appeler voler offrir une somme énorme à un prêtre pour le corrompre ? Mais, mon mari tenait à sa couronne de plaisir !

Léon Reille examinait, horrifié. Les petits hommes et les petites femmes tordus ensemble ne pouvant plus s’échapper et reliés entre eux, tantôt par la gueule du dragon, une gueule rouge, tantôt par les extrémités crochues de ses ailes, des griffes vertes, tantôt par sa longue queue violette ou rose, conservaient d’intraduisibles expressions de joie diabolique. Ce petit monde en ivoire peint et en jade translucide vivait, palpitait, clamait l’abandon complet de toute pudeur. Ils n’étaient point trop odieux, ceux-là, car ils avaient l’air d’appartenir tous à la même plante humaine, quelque branche monstrueuse fleurissant des bouches, des sexes, aussi des yeux de pierreries.

— Quel est le roi anthropophage qui pourrait ceindre cette ignoble couronne-là ? s’écria Léon.

— Mais le seul Amour ! Mon mari ! Vous ! Tous ceux qui aiment… lui répondit Éliante tranquillement.

Et comme elle allait replacer le plateau de métal dans le bahut chinois, quelqu’un vint frapper à la porte du temple.

— C’est ma nièce, chuchota-t-elle. Missie vient de rentrer. Léon, je vous supplie de ne pas bouger, de ne rien dire. Elle s’en ira, croyant que je suis sortie.

Le jeune homme se tut avec un geste de découragement.

Il ne manquait plus que cette intrusion de la vie familiale dans une pareille atmosphère !

Il regarda au plafond, se détachant du reste de l’aventure.

Au plafond tout était sombre. Une nuit épaisse tombait de là-haut, produite soit par des nuages d’étoffes légères et noires, soit par une voûte. Les rayons des énormes topazes taillées des fenêtres ne brillaient pas jusque-là.

Oui, c’était bien la nuit qui descendait peu à peu dans le cerveau de l’initie ! Que croire ? Que conclure ? Cela sentait le fauve, la poudre de riz, et, le soir, les ténèbres prenaient des aspects redoutables.

Le lion endormi allait-il lever enfin ses paupières ?

Ou l’ours grogner ?

Ou rugir les panthères, bondir les tigres ?

Trop d’exotisme !

Éliante Donalger ne lui apparaissait plus qu’en beau fantôme, un vampire au ventre argenté glissant, ondulant…

… Alors elle fut près de lui, l’entoura de ses bras souples, et, penchant son visage sur le sien, elle le baisa aux lèvres, et durant que Missie, impérieusement, frappait une seconde fois, il tint, serrée contre sa poitrine, cette femme toute pâmée d’amour.

VI

« Je suis comme un petit enfant nu dans un grand vent. J’ai la fièvre, je grelotte, j’ai trop chaud ou j’ai trop froid. Mes lèvres conservent le singulier goût de fruit de votre bouche, et la saveur amère de votre salive se perpétue sur ma langue, me faisant trouver fade tout ce que je mange, m’écœurant puisque rien n’est aussi bon que votre amour.

Je sais, je sens que vous m’aimez. Je veux bien mériter la joie et ne plus chercher à la dérober… Je m’appliquerai à vous suivre :

« Madame à sa tour monte…
Madame à sa tour monte… »

Si haut que je pourrai monter, seulement… voilà, je suis malade. J’ai la fièvre… jaune. Je suis jaloux, j’ai des cauchemars, j’ai des visions ridicules.

(Vous avez, Madame, une étrange façon de fabriquer le café !)

J’ai rêvé, cette nuit, que vous ressembliez à une colonne de fumée. Vous partiez du centre du globe et vous touchiez les nuages. Je pouvais voir le monde entier dans sa forme sphérique. Vous, vous gardiez votre visage en haut de la colonne, un visage de cire illuminé par des prunelles de pierres précieuses, et vous vous balanciez de gauche à droite, de droite à gauche, d’un mouvement rythmique absolument intolérable. Je vous criais des choses que vous n’entendiez pas… ou que vous ne vouliez pas entendre. Moi, je demeurais d’une grandeur normale, tout petit à côté de vous, d’une simple taille d’homme, et vous vous balanciez toujours plus vile, à me donner le vertige. La colonne de fumée prenait la consistance de longs voiles de deuil, cela devenait peu à peu votre fameuse robe noire, celle du bal ou celle des soirées de théâtres, alors on apercevait les étoiles qui brillaient à travers, d’un éclat merveilleux. Je me disais : « Elle veut me faire croire que ce sont des astres, mais je sais bien, moi, que cela s’appelle des applications sur tulle, des paillettes très ordinaires. » Et je me démenais pour vous atteindre comme on se démène, hélas ! dans les rêves, en restant immobile. La colonne que vous étiez, toujours se balançant, finit par tourner, les plis des longs voiles, ceux des robes noires, se confondirent dans une fumée plus noire, plus épaisse, la nuit du monde entier tournait avec vous en giration de trombe, et elle aspirait les nuages, diluait la terre. Je pensais : « Si je tirais un coup de revolver au bas de cette colonne, simplement à poudre, un coup de pistolet d’enfant, elle s’effondrerait parce qu’il est entendu dans les voyages maritimes qu’un coup de canon tiré à la base d’une trombe la fait se résoudre en une salutaire petite pluie. » Seulement je n’avais sous la main aucun revolver ni pistolet d’enfant propre à réduire l’importance féminine. Il me fallait souffrir jusqu’au mal de cœur, jusqu’à vomir mon âme et son superflu, de vous voir me jouer la comédie de la colonne… Mon Dieu, Madame, que je souffrais donc inutilement ! et voici que, fatigué de tourner, votre visage de cire se manifesta plus humain, vos yeux eurent des pitiés charmantes, mais vous étiez très loin, car vous sembliez diminuer dans un recul immense. Et un moment vous fûtes femme, d’une hauteur normale, grande comme une poupée. Pourtant vous me paraissiez vous en aller de moi, vous en aller même du monde, car vous aviez vos petits pieds distinctement posés sur la déclivité du globe. J’étendis les bras en appelant. Votre visage, un lointain petit visage d’agonie, était d’une pâleur transparente, tout illuminé par deux étoiles… puis, les étoiles s’éteignirent, le visage fut mort, paupières closes et bouche tordue, vos pieds lâchèrent la déclivité du globe, et vous disparûtes… complètement. Il demeura la nuit épaisse, fumeuse, un globe qui avait l’air d’un vulgaire globe de lampe en cristal noir. Et les étoiles, à travers l’espace, me firent l’effet d’applications sur tulle. Une chose encore plus fausse que vos robes de fumée.

Madame Éliante, je suis très malade.

Non ; tout de même, je ne suis pas si malade que ça. Je mange et je bois, j’allume des cigarettes. Je vais à l’amphithéâtre. Je lis de gros bouquins. J’ai réduit, hier, la fracture d’une cheville, et, si ce n’est pas tout à fait l’importance de la femme, j’ai regardé cette jambe de demoiselle de théâtre avec un intérêt relatif. Une petite danseuse, marcheuse à la Gaîté Montparnasse qui s’est brisé le pied en sautant le praticable. Vous entendez. ! j’ai son adresse. Ah ! mais, non, je ne veux pas devenir fou ! D’ailleurs, elle est très jolie, toute jeune, beaucoup plus jeune que vous. Maintenant, elle a un drôle de langage…

Probablement, l’habitude que je prends de me faire conter des histoires par une personne de votre connaissance me rend difficile sur le choix des sujets. Je deviens aussi bête qu’un homme du monde, et je suis choque par une faute de français. Vous ayant feuilletée à peine, je sors de mes lectures le cerveau en marmelade. les reins cuisants, jurant qu’on ne m’y repincera plus, et dès que je retombe sur des récits plus simples, je les déclare très ennuyeux, fades comme un rez-de-chaussée du Petit Journal. Je me souviens qu’un de mes amis, grand amateur de poésie nouvelle, me disait : « Entre nous, je l’avouerai que je ne comprends rien du tout à ce que ces poètes-là écrivent… seulement, après les symbolistes, je ne peux plus lire les autres, il me semble que ce sont les autres qui font les fautes de français ! »

Moi, mon cas est plus grave. Après le fruit des lies, je ne peux pas tolérer l’acidulation des pommes. Ces braves Normandes, me font un effet moral désastreux. Serais-je enfin sur le chemin de la sagesse ?

… Causons un peu bouche à bouche, veux-tu. Éliante ? Toi, tu devrais bien lire dans certains auteurs sérieux, point destinés aux femmes, certains chapitres terrifiants concernant les religieuses… Médicalement, les personnes de ton sexe qui se permettent le luxe d’un physique surnaturel, — et il est clair que tu vis comme on jouirait, — finissent par des maladies dont la moins horrible est la danse de Saint-Guy… en attendant qu’elles fassent de la paralysie générale. Si tu tiens à la jolie souplesse de les membres, méfie-toi, et lâche de pécher comme tout le monde.

J’irai même plus loin, si ton serviteur ne le plaît pas, ou qu’il te communique sa propre inquiétude de ne pas plaire, cherche-t’en un autre qui réponde mieux à tes aspirations… mondaines ou théâtrales.

Que diable, je m’engage à te le chercher de bon cœur ! je préfère même cette dernière alternative, je choisirai avec plus de discernement ! Il y a le souvenir de ton mari ? Si tu t’imagines qu’ils ressemblent tous à celui-là ! Non ! Tous les hommes ne sont pas des infirmes. Ton mari (s’il n’était pas mort, le malheureux, j’irais lui tordre le cou avec plaisir) avait besoin de suppléer à l’insuffisance de sa… plastique par un débordement de passion que j’ose qualifier de criminelle, malgré mon mépris des grands mots. Elles sont rudement dépravées ses petites Éliante en cire… et leur sœur aînée est beaucoup trop chaste. Il a déséquilibré un caractère de femme aimante, il a tué le goût du bonheur en loi, pour le remplacer par l’appétit du renoncement. À moins que…

… Mais, j’y pense… La vérité sort quelquefois des bouches de cire… Tu es peut-être cette poupée-là chaste et passionnée, à moitié morte et ultra-vivante, et c’est loi qui, d’un coup de dent féroce, as mangé le nez de ton mari pour lui imposer, ensuite, la cynique obsession de ta personne, soit en effigie pendant les longues traversées, soit en chair et en os durant les escales. Jolie existence qu’il a dû mener, ce Monsieur ! je le plains, je le plains…

Je l’aime ! C’est loi qui as raison. Tu as raison lentement, petit à petit comme un oiseau fait son nid…

Et tu fais ton nid dans ma raison, je le sens qui arraches ici un brin de laine, là un brin de soie, plus loin un de mes cheveux… Tu arracheras tout ! Je serai bientôt un petit enfant nu dans le grand vent d’hiver… et aucune femme, laide ou belle, ne voudra plus me réchauffer dans les plis de sa jupe !

Tu as raison parce que ce que nous demandons aux maîtresses de nos vingt-deux ans, c’est un peu plus que l’apaisement sexuel. Si tu t’étais donnée le premier soir, j’aurais eu le lendemain la tristesse de songer que… c’était pareil, tout en ayant la normale envie de recommencer… pour en finir plus vite. À présent, tout s’est bien passé avec d’autres… la seule que je veux, c’est toi, non pas pour une nuit, mais pour la seule nuit de l’amour unique, celle qui recouvre toute la terre d’un seul battement de son aile noire. J’ignore si je t’aime vraiment, mais j’aimerais à mourir dans tes bras pour être bien sûr d’y rester… (Par exemple, pas de cercueil à trois, hein ? Que ce mari néfaste ne me prenne plus la moitié de ma place. Traduction libre ! Offre-moi une concession perpétuelle… mais dans un cimetière où je lui défends de fourrer son nez.) As-tu pensé à ceci : le squelette de ton mari est semblable à tous les squelettes, et la blessure de son visage s’efface sous une même patine d’horreur ? Creuse-moi cette idée ! Il a un squelette comme n’importe qui ! Je ne veux pas t’offenser de mes plaisanteries de carabin, ma belle chérie. J’ai du chagrin à avaler que j’essaye de me doser… sans sucre ! Toi, tu as un lit qui ressemble aux œufs de Pâques, c’est plein de surprises, tu peux changer de coussins brodés, tu peux varier la dentelle de tes draps, et tu dors là-dedans comme ces enfants gâtés qui retrouveront, au matin, les bonbons de la veille, avec cette différence qu’ils ont augmenté. Moi, je m’endors la bouche salée de mon chagrin. J’ai beau en sourire et le dévorer silencieusement toute la journée… toute la nuit… Au matin, il est le même… avec cette différence qu’il augmente, imitant les bonbons, le sucre en moins !

De ma fenêtre, Éliante, je vois un décor funèbre plus déroulant que la concession perpétuelle. J’ai laissé tomber ma plume tout à l’heure pour m’aller chercher un mouchoir, parce que j’avais l’envie très prosaïque de me moucher, et j’ai regardé dehors. Je t’ai dit que je logeais au cinquième ? Eh bien, je vois d’ici le Luxembourg, et cela me donne l’exacte reproduction d’un parc abandonné, un parc très ancien que j’ai déjà contemplé au Louvre dans une galerie de vieux paysages. Les arbres sont Louis XIV, car les arbres ont des styles, donc la nature est une truqueuse, les bassins et les escaliers de marbre se comblent, encombrés de feuilles sèches, le ciel est si noir, tout autour de la lividité des terrasses, qu’on y devine des choses plus noires encore ; j’aperçois, derrière le groupe de la Maternité, une femme qui marche, plus grande que le groupe, plus obscure que les reines du fond et plus vague que de la poussière soulevée par le vent.

La femme est bien dans le paysage Louis XIV, mais elle est absente du Luxembourg… je l’y revois, là-bas, elle descend l’escalier toute seule.

Éliante, mon aimée, tu te promènes dans l’automne d’un monde… et j’arrive pour l’aube de l’autre monde ! Au nom de l’art, de l’amour des formes, des couleurs, de toutes les grâces muettes ou parlantes, retourne-toi, ne descends pas l’escalier pourri de feuilles mortes… fais-moi un signe. Les jeunes hommes de demain veulent se souvenir de toi ! Je le prie de me choisir en qualité d’interprète. Non, ce n’est, en effet, ni le respect de la Maternité, groupe de marbre, ni le désir de la vie quotidienne qui m’attire vers toi. Je viens te demander ma part de volupté pour leur affirmer, plus tard, devant des tables de dissection, la fécondante joie du rêve… quand j’aurai cessé de rêver.

Car, il en est, n’est-ce pas, des femmes qui ne tuent pas la chimère ? On peut espérer qu’il y a autre chose, dis, que l’éternelle déception du matin ? Si ta bouche est parfumée comme un fruit inconnu, ta salive est amère comme des larmes que je connais… et je le défends moi, médecin, d’emporter ton secret avec toi ! »

Léon Reille.

(Carton blanc, moiré d’azur.)

« Mme Éliante Donalger prie M. Léon Reille de lui faire l’honneur d’assister à la matinée dansante qui aura lieu chez elle le 5 janvier.

On jonglera au piano. »

E. D.

VII

Léon, en habit noir et gilet de satin blanc, puisqu’il s’agissait d’un bal de jeunes filles, était arrivé de bonne heure, espérant la voir un peu avant les entrées cérémonieuses, mais il ne trouva que Mlle Marie Chamerot déjà entourée d’une bande extrêmement remuante.

— Vous voilà, mon petit, dit Missie, d’un ton de gamine qui accueille un nouveau pour le jeu de crocket. Bon ! Mettez-vous là, sucez votre claque, soyez sage et admirez-moi. Hein ? J’en ai une performance de première communiante ! Quel galbe !

Elle pivota sur un talon, en jupe de tulle illusion couvrant une robe de soie blanche, un bouquet de primevères à la taille, un autre dans les cheveux, bien frisée au fer ondulatoire et décolletée, tellement que ses épaulettes de ruban tombaient le long de la maigreur de ses bras. Elle paraissait très heureuse de rencontrer ses amis chez elle et leur parlait des réjouissances prochaines, comme quelqu’un qui n’est pas très renseigné.

— Oui ! mes petits, on espère Lidot, le gros chanteur comique, il a promis, je crois, de venir en Arlequin pour nous amuser, et puis nous aurons le lunch par petites tables, du champagne, le fin fond de la cave de ma tante, du vin retour des îles.

— On va se saouler, quoi ! dit une adorable petite personne en mousseline, sans dessous de soie parce que plus pur et simplement en guimpe de Malines, parce que plus bébé.

— On rigolera ferme ! je connais ta tante, elle sait chauffer son monde. Pour le moment, mes félicitations : les touffes de gui, c’est rudement mieux que les boutons de roses ou les lys de Mme Dupré. On commence à en avoir une indigestion des fleurs de l’innocence ! ajouta une grosse brune, copieusement épanouie dans un corselet de satin imitant le compotier de porcelaine.

Elles étaient là une quinzaine toutes en blanc, des camarades du cours, du lycée, des protectrices de crèche populaire, des pédaleuses, un essaim de papillons couleur de neige, de délicieux flocons, les unes jolies, les autres moins, quelques-unes franchement laides, avec des cernes sous les yeux, des plaques jaunes de chaque côté du nez, montant plutôt en graines, d’allures décidées à devenir des femmes à part, si on ne les épousait pas, toutes munies de diplômes et affectant le langage vulgaire, car c’est tuant les grandes phrases, et, entre soi, on peut bien oublier le professeur Machin ; toutes bonnes filles aimant à rire, petites bourgeoises dodues ou pâles rejetons, trop bien nourries, ou malingres, enragées de chercher un mari sans les preuves d’une grosse dot sur leur costume et résolues à le prendre honnêtement d’assaut.

Cet essaim de papillons modernes (les anciens, ceux des prairies, sont d’un autre blanc) évoluait dans un grand salon où Éliante avait dû se promener une heure ou deux après le passage des tapissiers. Cela sentait le fruit des îles. Les grandes draperies blanches couvrant les murs étaient retenues à la Louis XV par d’épaisses guirlandes de gui naturel, et ces guirlandes faisaient courir par toute la pièce, aux clartés des ampoules électriques, un imaginaire cliquetis de perles fines. Au plafond, une soierie algérienne, blanche à rayures satinées, se capitonnait de touffes de gui, semant la toile qui lissait le tapis, verte comme un gazon ras, d’autres perles fines que les jeunes filles ramassaient avec soin, craignant des glissades intempestives.

Des palmes vertes, des gerbes de gui alternaient en de hauts vases de cristal et, le long des banquettes d’algérienne rayée, de fabuleux éventails de plumes blanches mettaient des ailes au décor. Les hommes, tous très jeunes, tombaient un à un là-dedans comme des scarabées dans une crème, prenaient des airs gauches d’insectes qui ont les pattes engluées, et copiant Léon Reille, suçaient leur claque avec désespoir.

Les jeunes filles étaient venues seules, déposées par leurs mères ou leurs femmes de chambre sur le perron de l’hôtel, et elles avaient la physionomie libre. Les jeunes hommes conservaient une figure d’enterrement, semblaient accompagnés par la peur d’une belle-mère possible.

C’était Missie qui recevait, ayant à sa droite M. Donalger, le diplomate sourd, et elle expédiait rapidement ses visiteurs :

— Comment c’est vous, mon petit Noriac ? Oh ! c’est gentil… Vous étiez fourbu, disiez-vous, l’autre soir au bal de Mathilde ? Je vois que ça va mieux ! Tiens, M. Colmans ! Il vous sera expressément défendu de mettre de la moutarde dans le champagne aujourd’hui, nous vous surveillerons.

Le jeune homme ne s’appelait en rien Colmans. Ces demoiselles l’avaient surnommé ainsi à cause d’une vieille plaisanterie dont personne ne se souvenait plus. Il en était très fier, faisait le coq anglais, organisait des cotillons baroques, se rendait indispensable la nuit, et, le jour, trimait dans une étude en qualité de sixième clerc. Pour venir à la petite sauterie intime de Mme Donalger, il avait risqué une admonestation de ses patrons et ne savait point ce qui l’attendait au retour, le soir, pour les heures supplémentaires. Très rouge de teint, ramenant des deux côtés d’un front de vingt-trois ans de rares cheveux blonds presque blancs, il était si laid qu’on l’aurait cru lui-même un accessoire de cotillon : le monsieur sur le dos duquel on embrasse les autres.

Un gros personnage roux, à favoris côtelettes, décoré, un ami du Donalger diplomate, eut un succès en entrant poudré à frimas, et se frottant les mains d’aise. Cela se répandait partout, sur son habit noir, sur ses gants jaunes ; il enfarinait tous les voisins, portant une tête si bon enfant, tellement heureux de se mêler aux jeunes qu’on le tolérait. Il occupait son ami le diplomate sourd, et c’était une bénédiction de les voir tous les deux à une petite table, se regardant à travers leur coupe de champagne, sans un mot, ne proférant que des claquements de langue significatifs.

Un nouveau jeune homme, très curieux, celui-là, l’air d’un vieux général, ou mieux l’allure corse d’un petit Bonaparte, marchant les jambes arquées par l’abus de la bicyclette, se présenta en bandeaux à la vierge, très plaqués sur les tempes. Il arborait le plus placidement du monde une fleur d’oranger à sa boutonnière. On pouffa, parmi les jeunes filles, et Missie, applaudissant, faillit l’embrasser en faisant le geste d’ouvrir les bras, mais il eut un tel haut-le-corps que les jeunes filles se tordirent. Celui-là, c’était la coqueluche de ces demoiselles, le fils d’un banquier. Pas dangereux pour leur intimité, prétendaient-elles : un singe !

Léon était au supplice. Il ne pataugeait plus dans de la crème. Cela lui faisait l’effet d’une chaux vive se refroidissant autour de ses pieds, l’enchaînant au parquet, le muant en automate, l’obligeant à parler, d’une voix blanche, à dire des choses exsangues, à n’oser que des gestes évasifs. Et il regarderait danser les autres puisqu’il ne savait pas ou ne voulait pas danser.

Il finit par croiser Missie, lui demanda tout bas si Mme Donalger était souffrante… justement…

— Elle ? jamais de la vie ! C’est une trop bonne maîtresse de maison. Elle nous prépare des surprises. Peut-être Lidot qui manque de parole, et elle envoie chercher de quoi le remplacer… peut-être… sa jongleuse… Elle doit se faire les mains en ce moment. Dame ! Vous savez, elle nous régale de ce clou une fois… dans les neiges, et c’est bien naturel qu’elle soigne ça… On a toujours très peur…

— Comment ? c’est elle qui… jonglera au piano ?

Missie eut une mine de circonstance :

— Oh ! mon cher Monsieur, y pensez-vous ! La prenez-vous pour une saltimbanque ! Vous verrez… ce que vous verrez.

Et elle pivota, disparut, fendant le flot des jeunes filles blanches avec toute la brutalité d’une brave petite vachère au milieu de sa laiterie.

Il se traita d’idiot. Éliante était une mondaine originale mais trop soucieuse de correction pour se livrer à cet exercice en public. Il se remit à ronger le bord de son chapeau, tout en examinant le fond de la salle, où un groupe harmonieux venait d’apparaître. À mi-chemin d’une estrade voilée encore de grands rideaux d’algérienne, une harpe tout en or fleurie, de muguet se dressait, posant le point d’interrogation de sa forme sur la rampe d’un théâtre improvisé. Une jeune fille, une artiste, cela se devinait rien qu’à la manière dont elle était vêtue : un peplum de laine blanche, une robe pauvre, cependant si gracieuse, s’asseyait près de la harpe sur un X de velours vert, et de chaque côté de la jeune fille deux petits garçonnets joufflus et bouclés, un brun et un blond, se tenaient respectueux, — deux anges devant la madone, — portant de mignons tambourins. Il y avait un piano qu’on ne voyait pas. Éliante ayant condamné depuis longtemps l’effet désastreux que produit la présence officielle de cette boîte à ligne droite et lourdes comme celles d’un buffet de gare.

— Ce qu’elle s’y entend aux fêtes de l’innocence ! songeait Léon, émerveillé par l’art exquis s’épandant sur les moindres détails.

Et quand il lui tombait, du plafond d’algérienne, une de ces perles fines, après lesquelles couraient les jeunes danseuses, il tressaillait malgré lui, comme si ses cheveux se mouillaient d’une larme.

Un domestique, en livrée de satin blanc, ce qui le faisait paraître un fort grand seigneur au milieu des autres hommes en habit noir, vint placer des chaises, préparer le demi-cercle, face au théâtre.

À ce signal, l’orchestre préluda légèrement, gaiement, en ailes de papillons fous, puis les grands rideaux s’écartèrent sur un décor de neige d’une jolie facticité rafraîchissante, des collines blanches, des sapins de Noël, un tapis de givre cristallin, et, tout d’un coup, la féerie d’une lumière rose tendre illumina Polichinelle, le chanteur comique Lidot monstrueusement bossu et joyeusement multicolore. On lui fit une chaude entrée. Les jeunes hommes se déridèrent, les jeunes filles s’esclaffèrent comme des gamines devant le guignol des Tuileries.

Lidot chanta les couplets les plus permis de son répertoire, débita quelques monologues absurdes. On l’applaudit pour tout, et on en redemanda.

Les seigneurs de satin blanc passèrent des coupes. Lidot disparut sous les rideaux refermés. Il y eut un entr’acte.

Durant cet entr’acte, Mlle Marie Chamerot monta des scies, fit circuler le bruit que, très indisposée, la jongleuse attendue ne viendrait pas.

Dans un groupe on proposa de danser.

— Est-ce désolant, repartit le vieux diplomate sourd, accompagnant partout sa nièce et l’appuyant de ses gestes navrés, si elle allait nous manquer… On ne la remplacerait pas, elle !…

Léon sentait l’approche d’une déception, et, curieux comme un enfant, il espérait tout de même quelque chose de mieux qu’un chanteur comique pressé de se débarrasser de sa corvée mondaine.

Où était donc la mystérieuse fée qui transformait son palais d’amour en nursery pour le faire enrager, l’humilier ? Il la flairait dans les fleurs et les étoffes avec toute l’anxiété du chien sans maître. Pourquoi n’apparaissait-elle pas chez elle ? C’était presque inconvenant.

De groupes en groupes, il ne récoltait que vagues racontars, car il connaissait peu ce monde de jeunes gens, riches ou pauvres, chercheurs de dots, ne ratant pas un bal blanc, où généralement on boit bien, les parents de ces demoiselles ayant tout intérêt à soigner les bons partis.

Il finit par s’échouer sur une banquette derrière trois personnages d’allures autoritaires échangeant des propos singuliers à voix basse.

Le premier disait au second :

— L’increvable ? Je te le donne en douze tours, mon vieux ! Non, ce n’est pas ma balle ! D’increvable, il n’y en a pas. Tous vos fameux Michelin vous glissent dans les doigts comme des couleuvres malades dès qu’on veut faire de la route un peu sérieusement. Lucien a été lâché hier en pleine forêt par un Michelin.

— Vous exagérez, dit le second aigrement. Il y a des gens dont c’est la profession de crever ! Moi, j’ai des Michelin. Je crève pas. D’ailleurs, gonfler ou réparer en route, c’est assommant. Faut que je me défile sans accident, sinon, c’est pas du plaisir. J’ai fait Paris-Pontoise hier, entre deux bouffées… J’ai pas trouvé un seul clou…

— Moi, fit le troisième, le très petit Monsieur aux bandeaux à la vierge, faut pas me parler d’autres pneus que des pneus de piste. S’agit pas d’aller comme des tortues, on fait des kilomètres ou on va se coucher. Vos gros pneus de route, c’est anti-esthétique. On a l’air d’avoir ses roues dans des bas à varices ! C’est comme vos guidons en cornes d’aurochs. Des guidons antédiluviens ! Moins y a de pneus, moins y a de guidon et moins y a de selle, plus que c’est commode… d’ailleurs vos fameuses selles, il faudrait les supprimer. Un coureur qui se sert de sa selle n’est qu’un veau ! (Il ajouta, clignant de l’œil.) Sans compter que ça déforme ce que vous savez !

On éclata ; les jeunes filles accoururent.

— Ces demoiselles vont nous donner leur avis, continua tout haut le petit Bonaparte avec un flegme atroce. N’est-ce pas, Mesdemoiselles, que ça déforme… la cheville de pédaler de la jambe au lieu de pédaler du bout du pied.

Et il leva de beaux yeux candides.

— Moi, déclara Missie, brutale, si j’étais cagneuse rapport à ma bécane, j’irais pas vous le confier… Vous vous moquez tellement des femmes, vous !

Léon Reille se pencha vers la nièce d’Éliante.

— Qu’est-ce donc que ce petit Monsieur-là ? Il est bien mal élevé !

Elle répondit, soudainement respectueuse :

— Eh ! pas de blague ! Il fait du quarante à l’heure !

— Où ça ?… Dans un bocal ? riposta Léon, impatienté par la dévoie admiration de cette grande fille violente.

De nouveau, l’orchestre préluda, entama une valse amoureuse.

— C’est elle ! cria Missie, bondissant jusqu’à sa chaise.

— Qui, elle ?

Personne ne lui répondit, le demi-cercle d’ingénues ayant rappelé les messieurs au sentiment des convenances.

— Chut, chut !… C’est elle !

Les rideaux s’écartèrent sur le joli décor de neige un peu changé. Il y avait une table au centre, une table recouverte du tapis traditionnellement bariolé de prestidigitateur.

Plus fiévreuse, la valse s’accentua, un jet de lumière jaillit, couleur de soufre, un éclair d’orage, et, la jongleuse apparut aussitôt, saluée par un tonnerre d’applaudissements des plus obligatoires, puisque c’était bien, cette fois, la maîtresse de la maison qui venait amuser, en personne, tous ses enfants !…

Éliante Donalger portait le maillot collant de l’acrobate, un maillot de soie noire très montant, se terminant au cou en corolle de fleur sombre. Elle n’avait que les bras nus et encore gantés de gants longs de peau souple faisant corps avec la sienne. Une ceinture de velours noir brodée d’étoiles de brillants lui sanglait les cuisses, et elle se coiffait d’une petite perruque blanche, poudrée, une perruque de clown, se terminant en houppe sous un papillon de diamants. Pour sa pudeur, elle avait mis un masque de velours, et on n’apercevait réellement de sa chair que sa bouche, très rouge, sa bouche entre parenthèses… sur une page blanche et noire !

Elle sourit, cette bouche. Cela lui creusa des fossettes. Missie trépignait, jetait les primevères de son bouquet, et les hommes, debout, derrière sa chaise, se sentaient saisis du petit frisson qui prend tous les mâles devant la forme non déguisée malgré le déguisement.

— Très chic ! murmura quelqu’un.

— Silence donc ! cria Léon Reille, frémissant d’une angoisse impossible à déguiser, celle-là.

Missie lui donna un coup d’éventail malicieux. Éliante s’avança du côté de la table, salua, et tout le monde se tut, parce que le geste était grave comme un salut de bretteur. Il y avait là des gamins et des gamines, à peine deux ou trois hommes sérieux, mais on aurait entendu, maintenant, une mouche expirer dans le lait des tentures.

Mme Donalger se tenait droite de la nuque aux talons comme une statue, les seins bombant fort peu le maillot, la hanche attachée haut, permettant, sans faux mouvement, une allure presque masculine.

Léon l’admirait à en souffrir. Est-ce qu’elle allait torturer tout le monde à la fois ? Ce serait intolérable ! Il irait lui arracher son masque pour leur prouver à tous qu’elle ressemblait aux petites poupées de cire, aux petites idoles d’ivoire ? Est-ce qu’elle allait jongler avec ça devant eux ! Non ! il ne le permettrait pas !…

Elle prit, sur la table, un couteau poignard à manche d’ébène, le jeta en l’air et le laissa tomber par terre, où il s’enfonça, demeura tremblant, sa lame d’acier lançant des reflets bleus, puis elle en prit un autre, le fit sauter, le rattrapa, en essaya la pointe sur son index, enfin se déganta…

Tout un poème cette manière d’ôter ses gants ! Elle tirait très lentement le bout de ses doigts noirs, semblant se caresser les mains, se faire les ongles comme un grand chat qui prépare une expédition lointaine, et elle descendait la peau souple le long de son bras par petites saccades nerveuses, ayant la mine des félins qui écorchent les souris avant de les manger. Quand ses bras, ses mains se trouvèrent complètement nus, elle tordit les gants, les posa derrière elle, secoua prestement ses doigts libres, et on eut la sensation d’être en présence d’une femme… tellement elle venait d’éveiller par ce déshabillage réduit l’idée de la chair.

Alors la valse murmura, en sourdine, laissant vibrer la seule harpe amoureuse. Éliante s’empara de tous les couteaux, les lança d’un mouvement cadencé, les rattrapa en vol successivement, les faisant tourner plus haut, en diadème de flammes bleues, au-dessus de son front. Elle jonglait très simplement, mais très réellement, avec des couteaux lourds, bien coupants, et, ce qui aurait paru très ordinaire pour une artiste des Folies-Bergères ou de l’Olympia semblait formidable pour une mondaine.

Elle souriait toujours en suivant du regard ses couteaux flamboyants, et son regard, sous le masque noir, brillait lumineux et grave, des yeux de tigresse qui suit les jeux de ses petits, et qui s’efforce de montrer combien ils sont faciles à conduire dans l’existence.

Les couteaux passaient, repassaient, volaient, en faisant retentir un singulier bruit métallique. Ses petites mains puissantes ne se lassaient pas de les recevoir, de les lancer et de les recevoir encore, si bien qu’un moment, le rythme étant parfait, elles avaient l’air de tourner elles-mêmes autour d’une couronne des flammes bleues, une couronne des couteaux immobiles.

On applaudissait. Léon laissait la joie de la manifestation bruyante à ses voisins. Réfugié au dernier rang des invités, il gardait pour lui la douleur de la voir là, debout et jonglant, séparée de sa famille, de la société, du monde entier, de toute l’humanité par l’énigme de sa comédie perpétuelle.

Et il devinait bien qu’elle ne jonglait pas seulement en son honneur ou en leur honneur, elle jonglait pour s’amuser. On sentait vibrer en elle comme une autre lame à la fois perfide et passive. Elle s’amusait naïvement, absolument, du plaisir original qu’elle leur procurait, et il lui fallait aussi le désir aigu des regards pointés sur elle, toute la vibration d’une atmosphère chargée d’électricité amoureuse.

Léon savait comment cela se terminerait dans la coulisse ! Elle n’était pas de ces actrices qui se lassent après le rappel. Elle jouerait encore, vibrant de la seule vibration métallique de ses couteaux, lame d’acier trempée aux feux des passions, désormais dédaigneuse de sang et de chair, n’usant plus que son propre fourreau noir.

La valse devenant plus ardente, Éliante mit un genou en terre, continuant à jongler dans cette gracieuse posture d’inspirée.

Elle fit passer les couteaux derrière son épaule avec le petit geste hésitant de l’enfant qui risque le morceau difficile, et, au moment où on s’y attendait le moins, sur un accord de harpe, elle retira vivement la tête et reçut le dernier couteau en pleine poitrine. Il s’enfonça, sembla trembler comme avait tremblé le premier dans le parquet de l’estrade.

On poussa un cri d’admiration.

Léon hurla d’horreur, se voilant la face.

Mme Donalger, gravement, ôta le couteau, chercha un joli petit mouchoir de dentelles dans sa ceinture de velours constellé, puis l’essuya et, comme il convenait, le mouchoir se teignit de rouge.

Éliante se releva, salua.

C’était la fin, le clou, l’inédit que l’on doit toujours à ses habitués.

Les jeunes filles criaient, jetaient des bouquets, les joues toutes roses.

Les jeunes hommes, dont quelques-uns ignoraient le truc, étaient un peu pâles.

Pour rompre leur embarras, le bicycliste à tournure de petit Bonaparte eut une exclamation de bal de barrière.

— La belle femme, cette jongleuse ! On dirait un homme !

La plaisanterie secoua la bal blanc d’un fou rire, et on applaudit frénétiquement.

D’ailleurs, ce n’était plus Mme Donalger, la maîtresse de la maison… c’était une artiste masquée, tant pis !

Un courant de folie faisait le sang plus chaud dans les veines, et les tentures blanches se tintaient de rose, imitant le petit mouchoir menteur. Les rideaux retombés s’écartèrent trois fois.

On escalada la scène, M. Donalger, se souvenant de ses jeunes soirs d’Opéra, offrit son bras à sa belle-sœur. Missie trouva une idée.

— La quête, Messieurs, la quête ! Toutes vos boutonnières dans le plateau !

On fit pleuvoir des fleurs sur un grand éventail de plumes que tendait Éliante, se fâchant, disant qu’elle voulait changer de costume d’abord.

Arrivée devant Léon Reille, elle sourit :

— Vous n’avez pas de boutonnière, vous… alors… donnez-moi donc un sou… un petit sou percé. M’sieur, ça me portera bonheur !

Missie était ravie de voir le jeune homme troublé.

— Oh ! le grand sot qui n’a rien à nous offrir ! On vole du gui… quoi ! N’en manque pas, autour de vous !

Machinalement, il tira son porte-monnaie, y découvrit, parmi des pièces d’or, une plus mince, une médaille bénite que sa mère lui avait donnée et qu’il n’osait pas perdre parce que cela lui aurait attiré des scènes… de famille (Mme Reille la lui réclamait une fois par an, le jour de Pâques). Il la jeta sur l’éventail. Éliante la ramassa.

— Tiens ! Une médaille de la vierge ! Merci, Monsieur… je vous revaudrai cela.

Et elle s’inclina gravement, pendant que Missie pinçait la bouche. Dans l’entrebâillement du maillot fendu à la place du cœur pour y maintenir l’étui qui recevait le couteau, il vit de la chair blanche, l’étui n’y était plus… il ferma les yeux.

— J’y compte bien, Madame, balbutia-t-il.

Éliante quitta le bal pour aller s’habiller.

— Dommage, grommela un gamin solennel, un petit frisé comme un marquis de bonbonnière. Je lui aurais volontiers proposé le chahut ! Elle est épatante, en collant !

Missie veillait à la distribution des coupes de champagne. Le diplomate imitait sournoisement son ami le gros décoré. Leur heure sonnait, et il y avait des coins silencieux où l’on pouvait vérifier l’authenticité des marques.

Les domestiques rangeaient les chaises.

Léon voyant tout le monde très occupé, l’orchestre entamer un quadrille, se glissa le long d’un corridor. Il connaissait un peu les chemins, s’orientait, heurtait des porteurs de rafraîchissements qui grognaient.

— Monsieur désire ?

— Un verre d’orangeade, Monsieur ?

— Non ! Non ! Laissez-moi passer. Je vous remercie.

Ce qu’il tentait, il ne le savait pas très bien lui-même. Il descendit un escalier de service tout ouaté de tapis turcs, gagna la chambre à coucher, n’y rencontra personne, traversa la salle à manger et bouscula une cathèdre, qui fit du bruit en s’effondrant.

Une porte s’ouvrit, une femme poussa un cri de terreur. Léon s’assura qu’elle était seule dans le petit salon vieux-rose.

— Éliante, souffla-t-il, je viens chercher la monnaie de ma médaille.

Si doucement qu’il eût parlé, elle sauta en arrière, saisit quelque chose de brillant sur une table de toilette, ou le papillon de diamant qui terminait sa perruque ou l’un des couteaux… et lança le couteau au hasard, de toutes ses forces.

Le jeune homme, instinctivement se couvrit la poitrine de son chapeau, mais il eut la main piquée.

— Oh ! Éliante ! C’est moi… vous auriez pu me tuer ?

Ils demeurèrent une seconde à se regarder, haletants.

Le temple où s’érigeait le grand vase blanc s’était transformé en cabinet de toilette, et un immense miroir dissimulait la fameuse potiche.

Éliante se mit à rire, nerveusement, puis, sans transition, s’abattit dans les bras du jeune homme.

— Chéri ! Chéri ! Je ne voulais pas le faire ! Je ne voulais pas te faire de mal ! Mon cher petit ami d’amour… Vois-tu, c’est plus fort que moi l’idée qu’on va me surprendre… me violer… je ne peux pas endurer cela…

Elle se suspendait à son cou, démasquée, décoiffée, toute ravie de plaisir et d’émotion, le visage bouleversé et les yeux étincelants.

— Pas aimable votre joli couteau !

Il lui montra sa main rougie.

Alors elle s’empressa, versa de l’eau, agita des fioles et des houppes à poudre.

— Là, ce n’est rien ! Je t’aime ! Je ne suis pas méchante… Ce sont mes nerfs. Embrasse-moi ! Pardonne-moi ! (Elle se colla tout entière contre lui, les mains crispées à ses épaules, souple comme un serpent.) Je suis heureuse de te garder un instant ici et de te dire que la fête est pour toi. Est-ce que je l’ai amusé, au moins ?

— Naturellement ! Un bal blanc, ça me convient tout plein. Je suis si chaste. Ah ! ne m’embrasse pas, tu sais, ou j’appelle ! Missie, ton beau-frère, tes tas de gens ! Je suis absolument scandalisé. Tu n’as pas honte de t’offrir à tout le monde le même jour. Tu vas bien, toi ? Dis donc ? qui l’a appris à jongler, encore ton mari, sans doute !

— Non… (elle remontait la collerette de son maillot), c’est à Java, pendant une fièvre que j’avais attrapée, dans ce pays. Je m’ennuyais, Henri fit venir des jongleuses, et j’ai appris, n’ayant rien de mieux à faire. Je me suis souvent blessée, puis j’ai fini par savoir sérieusement. Il s’agit de s’entretenir la main de temps à autre. Tu vas t’en aller, dis ? Je suis obligée de m’habiller, on m’attend là-haut.

— M’en aller… si je veux !

— Voyons ! Ne me fais pas des peurs… puisque je l’aime. Ta lettre est une bonne lettre… tu m’aimes aussi, loi. Je crois que nous finirons par nous entendre… seulement… je désire t’avoir pour amoureux… le temps que cela me plaira… Est-ce que des amants devraient s’aimer comme… des époux ? Non ! ce serait ridicule ! il faut une différence ! Et Missie qui nous guette ! Je ne suis pas libre et… je ne veux plus faire de la peine à personne… Mon beau-frère, le pauvre, il en mourrait de chagrin.

Tout en disant ces choses étranges dans sa bouche de jongleuse, elle se pâmait, prise par l’odeur du jeune mâle qui lui baisait la nuque, et la beauté de leur altitude se reflétant dans la glace claire.

Ils étaient très beaux, très corrects, elle toute nue sous la soie collante du maillot, sans corset, sans un ruban liant ses membres, lui plastronné d’un satin nuptial.

— Qu’est-ce que tu aimes en moi, aujourd’hui ? questionna-t-il, ayant envie de pleurer de rage, car, décidément, elle était folle.

— Je ne sais pas… Je crois que c’est ce satin blanc ; mes ongles à le loucher frémissent comme à toucher le fil de mes couteaux. Et ensuite je sens, je suis certaine d’être belle, de te plaire. Cela me rend heureuse éperdument.

— Tu n’imagines rien de meilleur ? Enfin tu vas nous faire perdre l’éternité à attendre une heure plus propice… Quelle heure serait meilleure que celle-ci ? (Et amèrement il ajouta :) Seras-tu plus jeune, dis, demain, ou dans un an ? Réfléchis un peu, Éliante, aie pitié de toi-même !

— Voilà, fit-elle secouant la tête, il y a l’heure ou il y a l’éternité. Il faut choisir… Dans un an, dans deux ans… demain peut-être tu me verras vieillir ! Je veux passer sur ta vie comme le rêve et non comme une réalisation vulgaire. Je sais que je suis l’unique… les médecins me l’ont dit, et j’ai peur de l’amour des hommes qui est mortel.

— Égoïste !

— J’ai le droit, car je ne veux plus tuer.

— Ton mari…

— Mon mari est mort de moi. D’abord, il est devenu inquiet, a eu des accès de grand tremblement, ses mains et ses pieds dansaient tout seuls : ses officiers s’aperçurent de quelque chose, un jour pendant qu’il dirigeait son vaisseau et… je n’ai plus voulu l’accompagner… Mais ses inquiétudes augmentèrent, il eut des crises de jalousie terrible, parce que je n’étais plus là. Il m’écrivait des lettres affreuses… qui m’empêchaient de dormir. Il tomba tout à fait malade, donna sa démission et mourut chez moi, gâteux. (Elle ajouta d’un ton enfantin :) La petite médaille, dis, d’où te vient-elle, Léon ?

— De ma mère, lui répondit Léon atterré.

— Tu me permets de la garder ? Elle me préservera du mauvais sort.

— Bien sûr ! quel rapport ? Éliante ? Tu mens ! tu dois mentir… pourquoi me mens-tu ?

— Non, il y a une fournaise en moi. Je suis habitée par un dieu.

il y eut un silence pénible.

— Éliante ! Voulez-vous m’épouser ? Dotez votre nièce de toute votre fortune, ne conservez que les bibelots que vous aimez, et venez avec moi. Je vous guérirai… ou nous en mourrons.

Elle se détourna, arrangea sa figure devant la glace.

— Allons, je vais m’habiller ! Je passerai une toilette sur mon maillot, et nous remonterons ensemble, puisque tu veux rester là.

Elle enleva sa ceinture de velours.

— Tiens, dit-elle tristement, donne-moi tes deux mains… et jure d’être sage… c’est au médecin que je m’adresse.

Les yeux dans ses yeux, elle lui posa ses mains sur ses flancs. Ils brûlaient, et il fut si étonné qu’il ne songea même pas à en sourire.

— Mais, chérie, ce n’est pas raisonnable. On n’a pas chaud comme ça quand on veut vivre seule !

— On a chaud comme cela quand on est l’Amour… et quand on est l’amour on peut vivre seule. Va-t’en, dis…

Il ne s’en allait pas, les bras tombés.

Elle s’habilla, résignée à ne pas ôter son maillot. Elle mit un bizarre costume, une espèce de redingote en velours noir, très cintrée à la taille par derrière, s’ouvrant, par devant, sur une longue cascade en gaze de soie jaune soufre. Des broches de rubis et d’améthystes mêlées attachaient la redingote sur les dessous mousseux. Comme une bonne actrice qui doit rentrer en scène, elle refit son visage, et, le dernier coup de houppe donné, elle se tourna :

— Regarde-moi ! je suis vieille… aussi vieille que l’amour, et je me sens aussi jeune que lorsque je sortais de mon couvent. Tu veux m’épouser ? Tu es mon fiancé ? Je te promets de te donner une vierge en récompense ! Ce sera la monnaie de la médaille… Allons, ton bras… et sauvons-nous vite.

Dans le bal, Missie criait :

Les chevaux de bois, Messieurs ! Dépêchez-vous ! Ah ! voilà monsieur Reille ! Ce n’est pas trop tôt… Je vous cherchais. Où est donc ma tante ? Elle n’est pas remontée ? Elle est bien longue à sa toilette. C’est qu’on ne peut guère danser sans elle.

Éliante, selon leur convention, entrait par une autre porte. On se précipita autour d’elle, et on l’accapara. Léon ne la revit pour ainsi dire plus de la soirée.

À la collation par petites tables, Missie s’arrangea de façon à se trouver en tête à tête avec le jeune homme.

Elle soupçonnait des choses.

— On s’est amusé chez nous, aujourd’hui, n’est-ce pas, Monsieur ? Pourquoi faites-vous cette figure d’enterrement ?

— Beaucoup amusé. Mademoiselle… Une journée que je n’oublierai de ma vie.

— Vous dites cela comme si vous alliez vous pendre ! Aimez-vous les cailles en petites caisses ? Passez-moi le champagne. Vous ne buvez pas ? Il est vrai que vous n’avez pas dansé, non plus.

— Merci, je n’ai pas très soif. Ou… je crois que je boirais trop, si je buvais.

— Ah ! Ah ! Des chagrins à noyer ?

— Non ! Le tapage, la chaleur…

On causait et on riait aux éclats autour d’eux. Éliante allait de table en table, s’informait des besoins ou des caprices, disait un mot gracieux, distribuait des bonbons ou des gâteaux. Portant une énorme corbeille de vannerie dorée, elle semblait s’offrir elle-même, étincelante de bijoux et enveloppée de gaze légère, comme un beau fruit rare l’est de papier de soie. Elle jonglait encore ! Elle jonglait toujours !

Léon voyait trouble.

Missie se pencha.

— Vous la trouvez très belle, hein, ma tante Donalger ?

— Oui… c’est-à-dire… je la trouve un peu effrayante.

— Parce qu’elle jongle avec des couteaux ?

— Non, fit Léon s’emportant malgré lui. parce qu’elle jongle avec les hommes…

Il s’arrêta, confus, les yeux subitement baissés. Il parlait en présence d’une jeune fille.

Missie eut une moue.

— Je comprends… vous en êtes amoureux, vous aussi !

La réponse fut tellement brutale qu’il oublia tout à fait son rôle de bon jeune homme naïf.

— Il y en a donc beaucoup qui lui font la cour, Mademoiselle ?

— Beaucoup, cela dépend ! Elle les laisse venir pour moi, d’abord. Il s’agit de me marier. Ensuite, elle fait tout son possible pour me… les chiper… car je suis de votre avis, elle n’est pas mal, ma tante, seulement, tout de même, elle a quarante ans, vous savez !

Léon chancela. Il lui semblait que son verre de champagne contenait du fiel.

— Mais, continua vivement Missie, qui s’animait en mangeant, avait une petite sueur perlant à la racine des cheveux, elle serait bien mieux si elle voulait porter un corset, elle aurait ma faille. Elle a de drôles de coutumes ! Elle dort jusqu’à midi, mange des gâteaux et des fruits toute la journée et ne boit que de l’eau pure ! Sans doute pour se conserver le teint. N’empêche qu’elle se farde trop. Ces créoles ne sont jamais que des moitiés de parisiennes, des françaises de province. Dehors, on se retourne sur elle comme sur une grue.

Léon tressaillait à chaque mot le cinglant en coup de fouet, d’un coup de fouet de charretier. Cette grande fille parlait lourdement, avait quitté son ton de gamine en récréation, et on apercevait enfin la femme positive qu’elle serait une fois mariée, c’est-à-dire victorieuse. Ah ! celle-là ne s’occupait guère de flatter les rêveurs ou de les endormir en leur contant de jolis contes d’Orient ! Elle filait droit au but.

Léon s’efforçait de sourire, songeant :

— C’est bien la vertueuse personne dont Éliante disait dans une de ses lettres : … elle n’est pas cruelle, oh non ! elle achève les petits chats qu’elle a écrasés en marchant ! Et cette fille-là n’avait pas le sou, vivait des générosités de Mme Donalger, qui la traitait comme son enfant. Au moins si le beau-frère était gourmand, il savait demeurer sourd à propos.

— En effet. Mademoiselle, souffla Léon décontenancé. On doit souvent la prendre pour… ce qu’elle n’est pas.

— Peuh ! Ni mon oncle, ni moi, ni personne nous ne saurons jamais ce qu’elle est au juste. Elle sort quand elle veut, fait tout ce qu’il lui plaît et ne nous consulte pas. Elle reste fermée comme sa chambre. Moi, je suis bien heureuse d’avoir mes diplômes d’institutrice, ça pourra servir un jour.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si elle se remariait, nous pourrions chercher fortune ailleurs, bien que nous possédions nos droits ! (Missie s’interrompit pour sucer une mandarine et cracher les pépins sur son assiette avec un ignoble mouvement de bouche découvrant les gencives.) Oui, Monsieur, je suis philosophe, j’ai fait la croix sur l’avenir. Je ne plaiderai pas, un avocat me l’a conseillé parce qu’Éliante a reçu toute sa fortune en dot lors de son mariage. Rien à faire, naturellement. Mais j’ai reçu, moi, pas mal d’instruction, et, en perfectionnant le chant ou le piano, je puis donner des leçons. Aujourd’hui, une fille n’est plus a la merci de ses parents, elle est libre… Tenez, dans la crèche populaire que ces demoiselles et moi nous avons fondée, je peux me placer en qualité de sous-directrice quand je voudrai, et gagner trois mille francs par an… les leçons en plus, je crois qu’un ménage marcherait tout de même… Tant qu’on est jeune, ça va toujours. Un mari vous achetant le jour de ses noces… Pouah ! C’est vilain ! Il y a des objets qui ne doivent pas s’acheter. Chacun gagne sa vie, voilà !

— On n’achète, en effet, que les objets… de luxe, murmura Léon, un peu égayé par ce verbiage de la raison pure. Vous voulez vous séparer de Mme Donalger, vous aurez tort. Elle peut avoir besoin de vous.

— Allons donc ! Éliante est un cas pathologique, c’est une femme nerveuse, superstitieuse, un peu folle, mais elle n’est pas malade dans le bon sens du mot. Elle crie pour du sel répandu sur la nappe, et elle a peur qu’on casse les glaces… ou les potiches, mais elle est bâtie à chaux et à sable. (Elle baissa le ton.) Elle a rendu son mari si malheureux avec tous ses caprices qu’il en est mort. Tantôt elle voulait bien le suivre, tantôt elle refusait de l’accompagner. J’ai entendu dire à une vieille négresse, dont on a été obligé de se débarrasser parce qu’elle était très sale, que Madame était si douce qu’elle ressemblait à une momie. Les femmes du monde… arriéré, qui ne savent jamais se conduire, vous opposent toujours la force d’inertie : « je suis faible ! » « j’ai des petites mains ! » « je suis paresseuse ! » Un tas de prétextes fantaisistes. Et les hommes y perdent leur latin !

Léon, maintenant, buvait du lait. En faisant causer adroitement cette jeune personne positive. on aurait tous les renseignements désirables, et on opérerait le tri.

M. Henri Donalger était doué d’un physique repoussant ? questionna-t-il.

— Lui ? Il avait le nez un brin déformé, une petite blessure de rien du tout, pour laquelle il touchait la forte somme, cher Monsieur. Une vétille ! On prétend, au contraire, qu’il était très séduisant, un causeur, un valseur… comme tous les officiers de marine, et il la comblait de bijoux et de robes extravagantes.

— Vous épouseriez volontiers un homme pareil, vous ?

— Moi… bien, j’épouserai qui on voudra, pour sortir d’ici, où je ne suis pas chez moi.

Léon, se mordant les lèvres, lui versait du champagne avec attention.

— Si Mme Donalger nous entendait, elle qui donne des bals blancs en votre honneur ?

— Elle ferait mieux de m’assurer une dot chez son notaire !

— Calmez-vous, ma chère enfant. Ne criez pas ces choses, mon Dieu !

— Oh ! je sais bien que vous n’irez pas lui répéter… vous commencez à faire comme l’autre, qui est parti, un jour, en pleine réception, claquant les portes ! Il voulait m’épouser. Il croyait que j’avais la fortune, et, naturellement, il me préférait à Éliante ; mais, quand il a su la vérité, il s’est enfui. Un Monsieur de trente-six ans, d’ailleurs bien trop âgé pour moi. Et cette folle d’Éliante a eu le toupet de me dire que je m’étais montrée trop… institutrice pour lui. Vous pensez si nous avons ri mon oncle et moi !

— Je crois bien, c’est tordant !

— Il l’a plantée là… mon vieux !

— Pardon, fit Léon suffoqué, constatant que. décidément, les femmes modernes ne savent pas boire, ce n’est pas elle qu’il a plantée là… ce semble.

— Oh ! elle l’a envoyé paître… bref, on ne l’a plus revu. Un charmant type, seulement poseur…

— De lapins ? risqua Léon, finissant par s’imaginer qu’il causait chez lui avec un camarade de clinique.

— Ah ! que vous êtes amusant… oui, c’est ça, mon vieux, de lapins… Non ! Merci, j’ai assez de champagne. Ça tourne un peu, vous savez !… Regardez donc la petite Juliette Noret là-bas, elle est grise… Bien, si sa mère la voyait dans cet état-là… et ce singe d’Édouard qui lui a mis des papillotes dans le dos ! Non… ce qu’on s’amuse, aujourd’hui.

— La noce, mademoiselle Marie ! On ne s’amusera pas davantage à la vôtre… espérons qu’on vous mariera cet hiver.

— C’est bien possible… mais je ne suis pas coquette, vous savez… je ne comprends pas ce que vous voulez insinuer ?

— Coquette ? Non. C’est Madame votre tante qui l’est, hélas !

Missie l’examina ; son œil humide, tout noyé de champagne, prit une expression féroce.

— Vous pensez que ce n’est pas clair, son existence, hein ?

— Je n’oserai jamais affirmer quoi que ce soit, Mademoiselle, au sujet de Mme Donalger, je suis très certain que c’est une honnête femme… d’un genre inédit.

— On n’est une honnête femme, dit Missie d’une voix dure, que lorsqu’on empêche les autres de souffrir.

Léon la contempla, soupirant :

In vino veritas !

Mais il se garda de lui tendre la perche du latin, car elle devait probablement savoir médire en cette langue, les femmes modernes ou antiques ayant la triste habitude de se servir de tous les moyens mis à leur portée pour contenter leurs mauvaises passions.

— Donc, vous viendrez à ma noce ? demanda Marie Chamerot s’attendrissant encore. Ça c’est gentil… c’est très gentil… je vous donnerai de mon bouquet… à moins que vous n’épousiez ma tante… alors… bien, vous serez mon oncle…

— Cela me paraît dans l’ordre… seulement je désire n’épouser personne. Mademoiselle, je suis pauvre et n’ai même pas de position assurée.

— Bah ! Quand on est joli garçon ! On peut se consoler de tout.

— Trop aimable, Mademoiselle… je suis déjà tout consolé, si j’ai l’honneur de vous plaire.

Il jeta cette phrase banale, étourdiment, flatté dans sa vanité de jeune mâle, mais point distrait du tout de sa passion pour l’autre, la mystérieuse. Celle-là, maintenant, il la savait par cœur. L’autre… il réfléchirait. Restait le fameux ressort de la jalousie ! Une femme comme elle pouvait dédaigner les filles du quartier. Elle aurait peut-être peur de sa nièce.

Puis, on se leva de table, Missie s’appuyant au bras du jeune homme et riant nerveusement. Lui essayant d’être sympathique.

Ils formaient, à eux deux, le joli couple de convention en ce sens qu’ils étaient aussi grands l’un que l’autre, aussi gamins, les épaules maigres, les bras longs, le teint du même chaud, un peu hâlé avec quelques tâches de rousseur, mais, dans les yeux éclatait la différence et dans les gestes perçait l’inimitié des races. L’un, sortant d’une bourgeoisie provinciale ancienne, austère, à la fois pudique et passionnée, dissimulant égoïstement son cœur, avare de ses meilleurs sentiments et se raillant elle-même pour cacher un douloureux orgueil. L’autre, née d’une bourgeoisie banlieusarde, un peu mufle, batailleuse, ivre de sa récente liberté, nouvelle initiée pour tout, travaillant à tort et à travers, et entassant les vulgarisateurs au fond de sa mémoire pour vulgariser davantage sans beaucoup de profit, tellement assoiffée de jouissance de confortable et de panaches qu’elle oublie toujours de se laver les mains pour s’en emparer, et, au résumé, déclarant se contenter du peu qui aurait fait la fortune de toutes nos grand’mères.

Léon marchait les pieds très rapprochés, en un glissement à la fois doux et inquiet. La volupté le menait, et l’éducation le retenait.

Missie se dandinait, se pavanait comme une cane.

Elle était libre.

Quand on est mal élevée de mère en fille, on a généralement cet air-là… et c’est la liberté qui manque le moins.

Ils passèrent, en apparence très unis, devant Éliante.

— Vous devriez danser la dernière valse, mes enfants, dit Mme Donalger, qui s’éventait tout en surveillant le rapide enlèvement des petites tables.

La harpe soupirait de mourants accords. Quelques couples tournoyaient malgré de nombreux départs.

Léon se roidit :

— Pardon ! répondit-il brusquement, je me suis blessé, une maladresse, avec un couteau, tout à l’heure, — je ne saurais vraiment soutenir la plus légère danseuse.

Il la bravait d’un beau regard fier.

Mais Missie intervint, fâcheusement empressée :

— Vous ne savez pas, quoi ! C’est bête de ne pas savoir à votre âge ! Ma tante va vous montrer. C’est elle qui m’a appris.

— Moi, Mademoiselle, je ne veux pas qu’on me montre.

— Quel entêté ! Hein, ma tante ? Invite-le !

Il salua, remercia et gagna la sortie, redoutant le sourire mystérieux d’Éliante. Celle-ci n’avait rien ajouté. Du reste, tout le monde saluait, remerciait, se retirait. Le vestibule était plein de jeunes gens, qui échangeaient de joyeux propos en même temps que leurs pardessus.

Léon se trompa, endossa un vêtement beaucoup trop court.

Il grommela :

— Non seulement l’erreur sur la personne, mais encore on égare son paletot ! Quelle drôle de maison ! j’en ai assez !

VIII

« Mon ami, mon aimé, mon cher petit amant, Monsieur mon fiancé, bientôt le mari de ma nièce, par conséquent, mon neveu !

Je vous écris ma première et ma dernière lettre d’amour :

Je vous aime. Je t’aime.
Éliante Donalger.
P.-S.
........? »
E. D.
« Ma chère Éliante,

Je vous réponds, moi, par ma première et dernière lettre d’injures :

Tu m’ennuies…
Léon Reille.
P.-S.
…à m’en faire pleurer ! »
L. R.
« Chéri,

Puisque tu pleures, il y a de la ressource, et je regrette seulement de ne pas le voir, parce que cela me rendrait bien heureuse ! Je te dis les choses sans les orner de phrases, et je ne sais guère comment m’y prendre pour te consoler, mais je sais tout de même que je te consolerai… car l’Amour console de ne plus aimer.

Je crois que tu ne m’aimes plus. Il a suffi qu’une jeune fille, un peu trop pressée, te fasse la cour pour ce qu’on appelle le bon motif et le parle de moi selon des formules modernes… tu t’es tout de suite aperçu que je t’ennuyais ! Donc, je t’ennuie, moi, la belle jongleuse, la femme fausse, la comédienne ! Et c’est mon grand remords… je voudrais l’amuser, au contraire, l’entourer de jolies fleurs, de vraies femmes, de bons sourires… aussi de mes bras, car, s’ils sont très blancs, c’est pour te servir, chéri !

J’avais prévu cette éclipse de notre astre, je ne m’en étonne pas. Ce que je voudrais bien savoir, c’est en quels termes l’enfant t’a parlé de moi ? Cela me ferait de la peine d’être haïe par elle. Je crois qu’elle m’aime ou qu’elle m’aimera un jour, sincèrement. Mais, tous les deux, vous ignorez l’art d’aimer… qui est d’attendre son heure. Elle, chastement, — je maintiens qu’elle est très innocente, — toi, brutalement, vous voulez me dompter, faire de moi un très docile coursier qui vous mènera au plaisir, franchira des obstacles sous les coups de cravache et que vous abandonnerez au milieu des champs déserts, vers le soir, quand vous rentrerez dans vos maisons avec le bonheur.

Je n’ai jamais eu de maison, et je ne suis jamais entrée, avec le bonheur, sous un toit vraiment hospitalier.

Je suis l’aventurière qui passe, danse et ramasse des sequins pour en parer sa robe.

Je ne vous demandais rien… que de me laisser danser.

Alors vous ne voulez pas ? Vous en serez cruellement punis tous les deux. Je vous forcerai à être heureux ensemble… et quand vous entrerez dans votre maison… vous y trouverez les sequins, mais la danseuse sera partie.

C’était, vous direz-vous l’un à l’autre, une folle un peu déconcertante !

La folle du logis, mes enfants… et vous vous apercevrez, malgré la beauté du devoir qui est d’être unis, que l’on ne peut pas vivre, jeune ou vieux, chaste ou sensuel, sans cette folle. Je pense que vous vous tromperez mutuellement.

Moi, vous ne me trahirez pas. Je suis trop amoureuse pour me laisser trahir. Vous m’aimerez, malgré vous, toujours !

Lorsque mon mari est mort, il y a cinq ans, j’ai recueilli chez moi, sans être y obligée par aucune loi, un pauvre bonhomme qui crevait de faim pour avoir été trop gourmand, et je lui ai dit : « Mangez, buvez, tenez-vous au chaud, vous portez le nom de celui qui me donna tout, je vous dois tout ! » Je fis chercher, sur ses indications, une petite fille de quinze ans, l’enfant de sa sœur, Mme Chamerot, que l’on avait mise en apprentissage chez une modiste, et je dis à cette fillette mal élevée, trottin dans l’âme : « Au lieu de faire des chapeaux, vous les achèterez pour les mettre sur votre tête et vous tâcherez d’oublier l’ancienne misère, avec vos petits mots d’atelier en vous instruisant. » Ces gens n’ont rien à me rendre… s’ils sont heureux (et je crois que mon beau-frère, tant qu’il y aura du champagne retour des Indes sera très heureux), mais je leur dois encore tout, une seconde fois, s’ils souffrent à mon sujet.

Vous comprenez, mon chéri, je suis un être doux… très conscient de mes actes. Aucune torture de l’âme, aucune joie du corps ne m’est inconnue, et c’est bien le moins qu’ayant touché silencieusement, dans le mystère de ma divinité, le fond de la douleur et le fond du plaisir, je puisse préserver mes amis, mes enfants, de la pire déception qui serait de s’apercevoir enfin… qu’ils ne seront jamais des dieux ! Si vous me possédiez, les uns ou les autres, vous seriez trop jaloux de moi… vous seriez comme mon mari, le cher pauvre homme, qui disait : « Elle ne sera heureuse que par ma volonté… ou je la tuerai ! »

Il en est mort !

Je ne suis ni cruelle, ni méchante, ni seulement orgueilleuse à la manière moderne. Je m’humilie comme on veut et quand on veut. Sur un signe des enfants qui m’approchent (et tous les hommes qui s’approchent de moi, en curieux ou en despotes, ce ne sont que mes enfants), je jongle pour les amuser, et, s’ils pleurent, je les berce… en leur contant de belles histoires. J’ai à me faire pardonner d’être… heureuse. Mais personne ne saura plus jamais que je porte en moi le grand foyer d’illuminations, le feu qui fit les saintes, les martyres et les grandes courtisanes, non pas celles qu’on payait, celles qui payaient leur droit au respect en inspirant l’amour ! Je veux, oui chéri, être heureuse toute seule, les bras bien croisés sur ma poitrine, les cuisses jointes hermétiquement, avec le sourire des vierges qui communient.

Que voudriez-vous m’apprendre de meilleur, ô mes chers petits enfants, qui vous trémoussez sans dignité comme des pantins suspendus au même fil ? C’est moi qui tient le bon bout de ce fil !…

Et cependant, parce que je suis sans doute mortelle, j’ai le désir inquiet de faire du bien, de faire plaisir, de communiquer ma chaleur, d’être encore quelquefois très belle pour inspirer le goût du beau. Je sais que ce temps-ci n’est pas fertile en grâce… j’ai peur que demain la grâce de la femme… soit reconnue d’utilité publique et se socialise au point de devenir l’article banal, un objet de bazar à treize et que l’on trouve des catégories de femmes tendres ou amusantes à des milliers d’exemplaires comme les confections des grands magasins… de nouveautés où c’est toujours la même chose. Je veux affirmer la supériorité du dieu sur celle de l’organisateur de concert pour les pauvres.

La belle musique n’est pas faite pour les pauvres. Elle les exaspère, et ce qui charmerait un serpent fait généralement éternuer un petit employé de bureau dans les grandes auditions. On peut être à la portée de tous quand on se résigne à vulgariser. Pourquoi me vulgariserai-je ?… si je n’ai pas besoin de vous. C’est vous qui devez vous élever jusqu’à moi si vous me désirez. J’ai cru un moment que j’élèverais un homme dans le sentiment de mon genre de beauté, qu’il me viendrait un enfant vraiment né de mon amour et semblable à moi. Que je pourrais perpétuer la folie du plaisir… jusqu’à en faire du bonheur permis par les foules. Allons donc ! Les dieux sont seuls, et quand ils se promènent, par hasard, sur la terre, ce sont des cas pathologiques ou des balladins, des histrions… qu’on méprise !

Ils en rient… dans le silence de leur divinité retrouvée, toutes portes closes.

Mon petit ami chéri, mon enfant, toi que j’ai reconnu tout de suite pour un chercheur du dieu, faut-il que tu aies peur de moi ?

Que tu écoutes les femmes d’aujourd’hui, mes pires ennemies ?

Elles naissent fatiguées, aujourd’hui, les petites filles de ma raison, et elles raisonnent… trop.

…Ainsi que divaguent les petits-fils de mon amour, les hommes qui sont réduits à partager leur chair entre elles. Aux unes, la volupté sans la conscience, aux autres la camaraderie sans la passion.

Bonsoir, mes petits enfants, amusez-vous sans moi !

Car, moi, je garde tout, j’emporte tout… je suis votre rêve…

L’amour divin à une époque où il n’y a plus de dieu.

L’amour qui brûle à une époque où le monde se refroidit.

…Écoute, petit Léon, je ne voulais pas te dire ces choses, mais je sens que je ne durerai point et qu’il me faut bien employer, je suis navrée que, dès le premier choc de la vie contre moi, le heurt d’une bien banale réalité contre une douce illusion, tu te révoltes et tu me regardes comme on regarderait une étrangère.

Ah ! ce regard, à la fin de ce bal blanc ? Je suis aussi simple d’esprit que compliquée de corps… peut-être même suis-je très simple des deux façons. Je n’ai pas eu de jalousie en te voyant causer dans l’oreille de Missie, j’ai pensé : « Il a tort de donner une espérance… car c’est un crime d’avoir l’air de promettre un amour qu’on ne donnera pas. » Remarque bien, je te prie, que je me suis montrée, dès le début, vis-à-vis de toi telle que j’étais. Tu me plaisais, je voulais t’aimer, je te choisissais comme tu avais l’air de me choisir, et je te disais : « Si je deviens votre maîtresse, ce sera que je vous aimerai moins. » Je ne peux pas me résoudre encore à t’aimer moins ! Voilà mon seul crime.

Et déjà tu essaies de me prouver que l’on t’agrée ailleurs si je ne t’agrée pas.

Et déjà… tu fais pire, tu réveilles mon ennemie née, la femme vulgaire… l’honnête femme, celle qui fera ton propre malheur et tes enfants. Prends garde, Léon… tout bien réfléchi, je peux m’en aller dans le songe des lies lointaines sans toi… Je voulais t’emporter… avec mon secret.

Tu n’as pas compris ?

Tu es si pressé que cela.

Je suis donc si vieille ?

Alors, ayons ce courage de nous séparer immédiatement… ou d’épouser chacun notre idéal.

Toi, une jeune fille qui l’aime. (Elle t’aimera, j’en suis sûre.)

Moi… le pays où l’on a chaud…

Vois-tu, chéri, aide-moi à me libérer de mes derniers liens sociaux. J’ai la charge d’une âme vierge. Prends-la, elle sera ce que tu la feras. Et l’enveloppe de cette âme deviendra selon ton goût… si tu peux l’aimer… en souvenir de moi.

Ton Éliante… qui attend.

P.-S. — Ne fais pas le Monsieur correct, dis ? »

E. D.
« Chère Madame,

Il est certain que vous avez l’art des lettres d’amour comme vous avez l’art de jongler avec des chinoiseries ou des couteaux.

Je suis vraiment touché de la peine que vous semblez prendre au sujet de mon avenir, mais je préfère m’en occuper plus tard, tout seul. La jeune fille dont nous parlons est charmante (si bien élevée !), malheureusement je ne cherche pas une femme… pour l’épouser.

Votre dévoué serviteur.
Léon Reille.

P.-S. — Maintenant, tu peux continuer à jongler de loin. Ça m’amuse beaucoup. Si tu pensais réellement la moitié de ce que tu dis, ce serait toi que j’épouserais. Mais combien de lettres as-tu écrites de ce style… soutenu et à combien d’hommes à la fois ? Tu es Madame la fournaise, et je n’ai aucune confiance dans ta vertu… brûlante. Il y a trop de nuits sur ta robe. Tu ne la poses peut-être jamais, cette robe noire, seulement, si tu couches avec, c’est pour faire mieux ressortir la blancheur de ta peau, et ça n’en n’est pas plus propre, ma chérie. »

L. R.
« Pauvre cher petit aimé,

Non, tu n’es pas le seul qui ose dire : la femme honnête est celle qui cède. Vous avez tous inventé cela dès votre berceau pour la plus grande commodité de vos futures alcôves, et vous l’avez tellement répété que les plus niaises le croient, aujourd’hui, s’étant enfin débarrassées de quelques préjugés divins. Elles naissent aussi en le croyant, et on entend même les jeunes filles charmantes déclarer, les poings en l’air, qu’elles céderont, l’occasion offerte, pour s’assurer éternellement des droits qui ne s’acquièrent qu’avec une diabolique expérience. Je connais beaucoup mieux les hommes que les femmes, mais je n’ose jamais rien entreprendre contre la liberté d’un homme, charnellement parlant. Cela me paraît un crime, et au prix d’un crime je ne veux pas être heureuse.

Je connais les hommes… oui… ils veulent tous la même chose.

Je connais moins les femmes, elles ne savent pas ce qu’elles veulent.

Et voilà pourquoi… je leur pardonne.

Alors il faut jongler de loin ?

J’y consens. Je vais te raconter l’histoire de ma vraie première lettre d’amour.

Eh bien ! cette première lettre-là est tombée dans l’eau !

Je devais l’écrire à… mon mari, dans le temps qu’il fit un séjour en Chine, après notre mariage, moi n’ayant pu l’accompagner parce que j’étais souffrante.

En ce temps-là, je ressemblais à un petit chat sauvage qu’on aurait un peu écrasé en lui marchant dessus, sans le vouloir, et j’aurais souvent désiré qu’on m’achevât, car je ne pouvais m’imaginer que c’était ça le bonheur.

Cependant je croyais bien tendrement qu’il fallait aimer son mari, et je résolus de lui écrire, selon qu’il me l’avait ordonné.

C’était par un beau jour de printemps (comme dans les romans qui commencent), moi, je ne voyais pas le Luxembourg de ma fenêtre, mais ma croisée s’ouvrait sur un jardin rempli de roses, un beau jardin des contes de Perrault, illustré par Gustave Doré. Les abeilles entraient, allaient, venaient, du parfum sous leurs pattes, et elles traçaient des signes d’or autour de moi, me bourdonnant de sortir, de courir, de cueillir des fleurs et de profiter de ma liberté pour en fabriquer le plus rapidement possible… le miel amer de l’expérience ! j’avais, à cette époque-là, dix-huit ans.

Ninaude, ma vieille négresse, couchée en rond par terre, se mettait à ronfler de temps en temps pour me dire que tout était tranquille, que tout serait muet, même son dévouement, si je voulais sortir et tenter la fuite vers l’inconnu.

Je regardais paresseusement le ciel bleu, les roses et la peau noire de Ninaude. Je me souviens que ça luisait de graisse sous son cou, à l’endroit où elle arrangeait son madras comme les robes de Mada. (Elle le croyait, la pauvre, elle m’aimait et voulait imiter tout ce que je faisais.) Ninaude avait la manie de se décolleter en danseuse espagnole, parce qu’elle m’avait vue danser, un soir, dans un carnaval extraordinaire, alors… (oui ! la lettre, j’y reviens, ne l’impatiente pas, c’est le souvenir de tout cela qui est la lettre en question), alors, je prenais la plume, en regardant dormir Ninaude, je la trempais dans un bel encrier d’or qu’on m’avait offert exprès pour écrire cette lettre. Les idées ne venaient pas. J’aurais tant voulu m’endormir sur mon papier, un si joli papier vert pâle, à mon chiffre de nouvelle mariée. Et je ne trouvais rien.

Je me dis : Il faut que je pense à mon mari ! Je me mis à penser des tas de choses drôles tout de suite. C’est étonnant comme cela m’arrivait naturellement, les choses drôles. Et cela s’enchaînait si mal ! C’était absolument comme lorsqu’on préparait une confession générale au couvent, nous ne manquions jamais de nous rappeler… ce que nous ne voulions pas dire ! Les histoires trop personnelles, par exemple : que nous avions bu l’huile de la lampe du Sacré-Cœur, car nous avions toujours faim chez ces religieuses, et nous faisions couler l’huile à brûler sur nos vieux croûtons. Ou bien que nous étions allées dans un certain endroit pour lire les morceaux des journaux pendus au clou, ce qui était fort dangereux, des morceaux de feuilletons. Et puis, je pensais, à cause de la figure abîmée de mon mari, à notre aumônier, le père Duplantain, qui possédait douze doigts de pieds, une légende très connue parmi nous, mais tu comprends que personne n’y était allé voir ! Je pensais… je pensais… Je ne pouvais cependant point écrire tout cela ! Je me rappelais aussi les belles phrases des cantiques, et des larmes de plaisir me venaient aux cils sans aucun mot bon à dessiner sur du papier vert pâle. Mon Dieu ! Une lettre d’amour ? Comme c’est difficile à faire, et je devais lui adresser une belle lettre, il m’avait dit : « Mon Éliante, tu m’écriras… une belle lettre, pleine de baisers, tu m’écriras tout ce que tu ne veux pas me dire encore, tu m’écriras… en te souvenant ! » Oui, je me souvenais, seulement, on ne s’écrit pas ces choses-là.

D’un grand coup de talon, j’éveillai Ninaude qui ronflait trop. Cela me faisait envie.

— Mon petit Mada, est-ce qu’il a faim ?

Elle rêvait encore du couvent.

— Ou soif, mon petit Mada ?

Elle ouvrait de gros yeux effarés.

— Non, Ninaude, chante-moi une chanson… Je m’ennuie !

Et je m’accoudai sur mon papier pour ne plus songer à ce papier de désespoir couleur d’espoir.

Ninaude s’assit en tailleur, écarta les mouches qui lui couraient partout (je dois avouer qu’elle était un peu sale et avait toujours des taches de sucre sur elle), défripa son fichu et sans plus se faire prier chanta :

Moi, petit nègre,
Aimer Mada
Rêver sa lèvre,
Vouloir son…

(Pris dans cette acception, le nom de cet animal ne doit pas se prononcer, n’est-ce pas ?)

Danser pour elle
Comme un perdu,
La trouver belle,
Montrer mon…

(Ça commence aussi par un c, et ça rime…) Toutes les chansons de Ninaude étaient de ce tonneau. Je ne peux pas te dire l’impression que cela me faisait de voir la vieille négresse accroupie gravement comme un bouddha, très correctement assise sur ses talons et chantant des choses folles avec la sérénité d’une qui réciterait son chapelet. Elle chantait à mi-voix parce que je la faisais taire… à propos, mais elle se doutait si peu de l’effet produit qu’elle aurait hurlé tous les couplets les plus scabreux le mieux du monde.

Je riais, je riais, nerveusement, je pleurais à force de rire. Elle ne comprenait pas, ne connaissant pas très bien la valeur des mots français. Rien n’était drôle pour elle, seulement, stupéfaite, elle hochait la tête.

— Bon ça, rire, pour petite maîtresse… ça lui chasse les humeurs du corps.

Mon mari la brutalisait. Hélas ! il battait les noirs, comme tous les officiers de marine qui savent qu’on n’attache ces animaux qu’à cette condition. Elle chantait derrière lui, ne se plaignait pas des coups de canne. Pour demeurer avec moi elle aurait avalé du fer.

— Bon ça, les coups, maîtresse, pour me chasser les humeurs du corps !

Ce jour de la lettre, Ninaude défila tout son chapelet d’horreurs, il y en avait de si extravagantes que je m’en bouchais les oreilles, surtout depuis que je comprenais mieux. Il faut te dire que Ninaude, c’était ma dernière famille. On l’avait amenée de la Martinique, et, dans le couvent de Paris, elle me soignait, car maman avait laissé une grosso somme en mourant pour qu’on m’élevât bien. Les bonnes religieuses nous laissaient crever de faim, seulement nous avions chacune notre femme de chambre. La mienne, Ninaude qu’on surnommait Café, nous empêchait de dormir debout aux grandes prières à cause de son étrange dévotion. Figure-toi qu’elle se roulait par terre d’amour en Dieu, elle criait, à propos de tout : C’est ma très grande faute ! Je lui avais expliqué que les religieuses la voyaient d’un mauvais œil et qu’on pourrait bien finir par me priver d’une femme de chambre qui sentait le fétichisme (singulière odeur ; mélange de musc, de sueur, d’huile de coco et de tafia !). Pleine d’une ferveur extraordinaire, Café-Ninaude implorait la sainte Vierge en poussant des cris d’oie sauvage et roulait des yeux blancs en mêlant tous les noms du calendrier qu’elle estropiait à son aise, une salade où le démon n’aurait jamais pu reconnaître ses cornes ! Il y avait surtout un saint Firousse ou Frigousse que nous ne pouvions pas admettre dans la collection. Saint Frigousse avait pour spéciale mission de fournir des garçons aux personnes enceintes. Cela ne nous regardait pas, mais cela nous intriguait, et il fallait prier saint Frigousse pour des tas d’autres raisons (heureusement) : la migraine, les engelures, la destruction de la vermine, les mouchoirs perdus, etc. Et il avait naturellement sa chanson ou sa complainte, qui débutait ainsi :

Saint Frigousse.
Nom d’une gargousse !

Une effroyable scie de matelots ivres que Ninaude savait tout entière… avec variantes !

Tu crois peut-être que Ninaude ne savait que de sales histoires, aussi malpropres que son madras. ? Non, elle connaissait les légendes naïves qui font pleurer, et celles qui font peur, son âme noire contenait à égale dose de la boue et des pierreries merveilleuses. Si elle m’a dotée de pas mal de superstitions dès mon enfance, elle me parlait quelquefois comme un livre. Elle était très vieille et nous renseignait sur des choses oubliées dans son pays ou dans le nôtre.

(Oui, ne l’impatiente pas, je reviens à ma lettre d’amour !)

… Quand Ninaude eut chanté tout son répertoire, je finis de rire, et je retombai sur mon papier, découragée. J’étais hantée par des idées baroques n’ayant aucun rapport avec l’amour, je voulais me confesser, avouer des péchés imaginaires, lui apprendre que, malgré sa défense, je laissais Ninaude me raconter des histoires toute la journée.

Puis, tout d’un coup, mon cœur éclata dans ma poitrine, je me mis à pleurer parce que j’avais trop ri.

Ninaude, toujours accroupie par terre, rampa jusqu’à moi et m’embrassa les genoux.

— Le petit Mada, il a donc du chagrin ?

Et elle me berçait en berçant sa grosse tête noire, — où il y avait probablement des poux, — dans ma robe.

— Oui, Ninaude, j’ai du chagrin. Je m’aperçois que je ne peux pas écrire à mon mari : je suis trop sotte.

— Pauvre petit Mada ! (Et ses bons yeux de chien brillaient de finesse.) C’est pas ça ! Petit Mada n’est pas sotte ! Petit Mada est comme un bouquet que je n’ose pas sentir ; mais, si elle voulait, je lui dirais bien pourquoi elle ne peut pas parler au papier… c’est parce qu’elle a peur du Monsieur l’officier !

— Oui, Ninaude ! Il me fait bien plus peur à présent qu’il est parti !

— Oh ! Il reviendra, dit-elle en soupirant, il reviendra… faut pas vous tourmenter… et petit Mada sera bien plus malheureuse.

— Que faire, Ninaude ? Il faut pourtant que je lui écrive une belle lettre d’amour, il est si bon ! Tout de même il nous a laissées ensemble, et il aurait pu te renvoyer, avant de partir.

— Oui, mon petit Mada, c’est un bon Monsieur l’officier, seulement le grand singe rouge lui a pincé le nez dans ses griffes, et c’est ça qui vous tourmente.

— Non ! Ce n’est pas cela, tu es une bête, Ninaude, avec ton grand singe rouge !

Ce singe représentait pour Ninaude le feu, les coups de feu et généralement toutes les choses de la guerre.

— Oui, mon petit Mada, je suis une grosse bête, c’est bien vrai.

Fataliste, Ninaude soupirait, en acquiesçant du geste.

Et ma lettre n’avançait pas d’une ligne.

Enfin Ninaude, se grattant furieusement, trouva une idée de génie, avec un pou.

Elle se leva pour aller tuer son pou loin de moi, et elle étendit le bras dans la direction du jardin.

— Petit Mada, cria-telle, regardez voir par la fenêtre ! C’est le grand printemps de France, n’est-ce pas, il y a des roses, il y a du soleil, il y a du ciel chaud. Il faut lui écrire tout ça et lui dire que vous aimez tout ça parce que c’est son image, que vous êtes heureuse de le voir là-dedans maintenant qu’il est loin… Ça lui fera plaisir.

— Alors dicte-moi, Ninaude, je suis si paresseuse, oui, c’est une idée, fais-moi une espèce de chanson pour lui.

Aussitôt (on aurait dit que Ninaude buvait du tafia) elle se mit à parler, à parler comme un moulin, je ne pouvais pas la suivre, même au galop de ma plume. Elle racontait des histoires stupéfiantes en l’appelant tantôt Monsieur l’officier, tantôt mon cher mignon, et les fleurs, les baisers, les singes rouges dont il fallait se garer, de grands colliers de perles vertes qu’il me rapporterait, du sucre, du riz, des liqueurs, tout cela cascadait ensemble dans un tourbillon de phrases passionnées. On terminait la lettre en le plaçant sous la spéciale protection de saint Frigousse, qui certainement lui donnerait un garçon un jour ou l’autre.

Moi, j’écrivais, prise de vertige, en blanchissant un peu les tournures nègres ; je traduisais, et c’était une collaboration des plus curieuses.

Je relus la missive en ponctuant et en ajoutant quelques majuscules.

Cela se tenait, mais c’était un peu incendiaire, une vraie lettre pour les tropiques ! Cela partit par le courrier du soir sous un beau cachet vert foncé aux armes de mon père. Quel débarras ! j’avais l’esprit en repos. Mon devoir était terminé.

Ninaude et moi, nous calculâmes, sur nos doigts, qu’il faudrait six semaines pour que la glorieuse enveloppe cachetée lui parvînt, en comptant le trajet en chemin de fer, jusqu’au vaisseau le Californien, le plus prochain transport…

…Veux-tu, mon cher Léon, me permettre de le tirer ici par la manche afin de réclamer toute ton attention.

Cette lettre d’amour, la première que j’écrivais… et que je n’avais pas pensée, n’est jamais arrivée à destination… parce que le vaisseau le Californien n’est jamais entré dans un port chinois… il s’est perdu corps et biens sur un récif, il a sombré avec ma lettre !

Il ne faut jamais mentir, Léon, en amour le plus petit mensonge fait sombrer le grand vaisseau et la vie de beaucoup de braves gens !

Voilà, mon cher fiancé, l’histoire de la lettre que ma servante Ninaude avait dictée à ta servante, mais que j’ai eu le tort de ne pas savoir écrire moi-même.

Quand viens-tu ?

Éliante Donalger.

P.-S. — Je te supplie de faire le Monsieur correct, j’ai un jour, ne l’oublie pas ! »

« Non, je ne peux pas vivre ainsi, Éliante ! Voilà que c’est moi qui mens, qui jongle ! Vous en avez un aplomb !

À distance, vous vous arrangez de façon à me prouver que vous êtes une petite fille malade, pleurant d’amour dans un coin, et quand je vais vous voir, à vos jours, je trouve une belle Madame très digne, qui me propose sa nièce en mariage !

Et puis, il y a le décor ! Vous me montez des bateaux californiens ! Vous êtes un peu trop riche.

Vous me laissez le temps de la réflexion, alors je creuse mon sujet, j’étudie ma fièvre, — car j’ai la fièvre, — et je découvre que vos jongleries me font l’effet de coquetteries de vieille femme qui a peur de se livrer… sans chemise ! Vous vous entourez d’un tel luxe de précautions que je finis par me demander ce qu’il y a dessous. Je continue à ne pas vouloir admettre l’amour, ou la volupté, à l’état pur. Que diable, je suis médecin, ou bien près de l’être, et je deviens incrédule comme saint Thomas !

Votre chère nièce aurait-elle raison ?

Tenez ! Il y a un moyen de me guérir ! Venez vous montrer chez moi, déguisée en femme de quarante ans, sous le jour cru de mon cinquième. Après, je m’engage à épouser Mlle Chamerot, histoire de vous respecter toute ma vie. »

Léon Reille.

IX

Il était trois heures quand elle sonna discrètement à sa porte. Il vint ouvrir, ne pensant pas du tout à elle, l’esprit très préoccupé par le moulage d’une pièce anatomique, une curieuse déformation de l’oreille présentant les exactes circonvolutions du coquillage dit auricule, moitié chair moitié conque, et il se demandait si l’homme avant le déluge…

L’homme descend du poulpe. À moins que ce soit de l’huître ! Sacré tonnerre, qui va me déranger pour fumer tout mon tabac en me contant des choses imbéciles ?

— Me voici, dit-elle simplement. Je suis venue vous voir, en passant dans ce quartier parce qu’il fait beau. Nous sortons des brumes de l’hiver, le printemps s’avance, et j’avais à vous parler de Missie. Je suis un peu sa mère, n’est-ce pas ? alors j’ai supposé que vous me recevriez volontiers à cause d’elle. J’apporte le plein jour, cher Monsieur.

Elle prononçait ces phrases terribles sans aucun embarras, d’un ton calme, les yeux assurés, quoique très peu ouverts. Elle clignait toujours, en face des grandes baies sans rideau, et dans la chambre de Léon, il y en avait une fort large, donnant sur des cimes d’arbres, le Luxembourg.

Léon recula, un afflux de sang au cœur.

La femme qui se présentait chez lui ne ressemblait pas à Éliante. Ce n’était même plus Mme Donalger, c’était… la veuve d’un officier de marine, une personne qui avait dû être fort jolie et conservait des goûts d’élégance, parce que ce sont des habitudes difficiles à perdre.

Pour que cette femme-là eût osé venir, il fallait que l’Éliante d’amour, l’Éliante de rêve, fût morte.

Mais qui donc l’avait tuée ? Ou mieux, avait-elle jamais existé ? Encore une horrible jonglerie, à moins…

Sans doute, elle ne jonglait plus !

Léon eut un véritable spasme de douleur.

— Madame, balbutia-t-il, les doigts écartés, tout blanc de plâtre et ne pouvant pas lui serrer la main, je vous remercie de votre visite, je ne m’attendais pas, non, je n’aurais jamais cru… enfin je suis bien heureux… de vous recevoir chez moi. Il faut excuser ce désordre… et mon costume… Je travaillais… Non ! ne prenez pas cette chaise… elle est sale… Ce fauteuil-là… je suis désolé, madame Éliante.

Elle s’assit et d’un regard sérieux, très posé, elle fit le tour de la pièce.

C’était une chambre comme toutes les chambres d’étudiants. Des masses de livres, une tapisserie de livres empêchant de contempler la nudité des murailles, quelques petits bibelots dénotant la jeunesse et qu’on allait dans le monde. Un accessoire de cotillon, près de la glace de la cheminée : un joli petit bonnet de folie à grelots d’argent, un parapluie chinois en papier multicolore, un pot à tabac très ventru et, trônant au milieu d’un guéridon, une sphère, un gros globe terrestre. Le parquet, carrelé, se couvrait d’un vieux tapis de moquette fort ordinaire. Le lit, un grand lit bien tenu, avait l’aspect d’un bon meuble de province envoyé par des parents soucieux de propreté intime et des vêtements s’échouaient ; ici un pantalon noir, là une pile de chemises rapportées par la blanchisseuse le jour même ; plus loin, une armoire à glace s’ouvrant en face de la fenêtre les attendait pour leur classement définitif et les attendrait longtemps. On penserait à ranger quand les études seraient terminées.

Léon se jeta sur l’oreille moulée, laissant passer un affreux bout de chair exsangue. Il couvrit le tout, oreille et plâtre, d’un linge, s’essuya les mains et brossa sa veste d’un geste furieux.

Ah ! Il était gentil, lui, pour un rendez-vous d’amour !

Et elle donc ?

Mme Donalger, toujours assise en face de la croisée, regardait maintenant le large cadre de bois gris qui encadrait dans cette chambre un superbe tableau de maître paysagiste, des cimes d’arbres immobiles en ce moment sous le soleil comme une peinture sous le vernis.

Elle était vêtue d’un costume de laine noire, très sobre, une veste d’astrakan lui épaississait la taille, et coiffée en petits bandeaux plats, elle portait une capote de tulle noir, ornée d’une aigrette de jais. Elle avait le teint ivoirin, plus jaune à cause d’une voilette de tulle noir, toute unie, qui lui barrait le visage de plis durs comme des rides.

Et ne souriant pas, elle effrayait.

— Je vous dérange, cher Monsieur, car en effet vous ne m’attendiez pas, dit-elle, d’un ton affectueux, sans équivoque plaisante, un ton très résigné, mais je me suis décidée aujourd’hui, par le beau temps. Si vous saviez comme on respire dehors ? Cela sent presque le lilas, bien que nous ne soyons qu’en mars. Tout semble conclu par l’odeur des fleurs nouvelles ! Et puis vous ne veniez toujours pas. J’ai quelqu’un qui pleure chez moi, cela me pousse vers vous, malgré l’inconvenance de ma démarche. Il faut en finir !

Léon, debout devant sa cheminée, masquant un très maigre feu, un feu de veuve, se demandait si elle allait continuer, ou s’il fallait lui couper la parole en éclatant de rire. Mais il était vraiment d’une mauvaise humeur intense, mal habillé, mal peigné, les mains humides, il ne lui restait plus que sa belle jeunesse pour toute excuse, et encore n’était-ce pas une injure, devant cette femme si grave, si maternelle ?

— Quelqu’un qui pleure chez vous, Madame… je ne saisis plus…

Éliante, les mains soigneusement gantées, caressait son petit manchon d’astrakan, un manchon qui avait l’air d’un petit animal frileux, roulé en boule.

— Cela vous étonne, cher Monsieur ?

— Oui, distinguons : je n’ai fait aucune peine, on m’en a fait. Je me suis abstenu… parce que… le travail… mes examens…

Il fit un geste vague désignant des livres.

La fameuse fièvre tombait. Il ne s’adressait plus à Éliante. Il parlait à une personne étrangère chargée de lui rapporter ses paroles.

— Écoutez-moi, continua-t-elle doucement, je sais bien que ce n’est pas votre faute. C’est fatal, prévu de toute éternité. Mais l’amour d’une jeune fille est toujours une chose très respectable, et l’on doit faire son possible pour éviter les complications. Missie vous aime et elle me l’a dit. Le coup de foudre ! Vous pensez bien que, si je prends sur moi de venir vous le répéter, c’est que j’espère une bonne solution. Vous êtes libre de vous retirer, bien entendu ; cependant vous n’avez pas le droit de vous soustraire aux explications d’usage.

— Ah ! Madame, rugit Léon, serrant les poings, je vous défends de toucher à ma liberté, j’en suis seul responsable. Je vous écoute parce que je suis poli, voilà tout !

Éliante leva les paupières.

Ses yeux étaient profonds comme des gouffres, sans une lueur. Elle avait dû pleurer elle-même avant d’arriver jusque-là, mais elle ne verserait pas une larme devant lui, on le sentait à la noirceur du regard.

— Monsieur, dit-elle froidement, je suis chez vous.

Elle n’eût pas dit plus fièrement : je suis chez moi.

— Madame, murmura Léon détournant la tête pour ne plus constater la présence de l’étrangère et espérant encore dans le son de sa voix, aux inflexions ordinairement si caressantes, je vous demande pardon. Moi aussi, j’ai souffert, et je n’ai pas été vous exposer mes ennuis à domicile, devinant que vous seriez inexorable. Alors, que me voulez-vous, maintenant ? Moi, je n’épouserai personne, détestant les mystifications, et il me paraît plus simple de vous le déclarer tout de suite.

— Deux trahisons… c’est beaucoup pour un seul homme qui est encore un enfant ! articula railleusement Mme Donalger, avec l’aisance d’une mondaine pratiquant les hardiesses du langage mitigées par l’accent.

— Deux trahisons ? Vous m’ahurissez, chère Madame.

— Enfin, il faut éclaircir les questions et comme le plein jour de votre cinquième s’y prête, nous allons les jeter les unes après les autres sur votre tapis.

Elle eut un héroïque sourire.

— Où elles se noirciront de poussière, j’en ai peur, murmura Léon irascible. On a oublié de balayer chez moi, ce matin.

Ah ! Il avait eu une belle inspiration de l’attirer dans ce qu’il croyait être un piège amoureux.

Il se serait battu et l’aurait battue volontiers.

— Missie, précisa Éliante, est éprise de vous non pas pour jongler, pour vous épouser. C’est très sérieux. Elle parle même d’union libre, un système dont ces demoiselles reconnaissent l’utilité, entre la fondation de deux crèches populaires ! Et comme elle prétend (pie… je vous éloigne… je suis venue vous demander, si vraiment elle a des droits à… votre affection, pourquoi vous oubliez le chemin de notre demeure. Voici un mois qu’on ne vous rencontre plus nulle part.

Léon alla au plus pressé.

— Vous avouez donc, Madame, que l’on a jonglé, quelqu’un…

— Oui, vous avec Missie.

— Hein ? Moi ! C’est trop fort ! Madame, j’ai de la patience… pourtant…

Il fit le tour de sa chambre rapidement et vint se planter devant les vitres, tambourina.

— Léon, déclara Mme Donalger nettement, sévèrement, vous avez dit à Missie qu’on n’épouse pas les femmes de quarante ans, mais les jeunes filles lui ressemblant, et elle a eu la permission de croire à une déclaration. Votre absence, involontaire ou préméditée, a augmenté le mal. De la tête il est descendu au cœur. Cela va si vite chez les femmes modernes ! Moi, sa mère adoptive, je ne tiens pas à la voir souffrir inutilement. La première fois qu’elle a cru à l’amour, elle n’aimait pas. Aujourd’hui, c’est différent. Je l’ai autorisée à vous écrire puisqu’elle se sentait forte de votre permission ! Elle a refusé, elle est… jeune et n’a pas osé, je pense.

Léon s’était retourné peu à peu. Aux derniers mots, il bondit vers Éliante, s’arrêta, le visage convulsé.

— Elle a menti, menti, menti, cria-t-il, hors de lui, perdant toute mesure, oui, menti effrontément, comme le plus effronté des trottins, vous m’entendez ! C’est elle qui a inventé l’histoire des quarante ans, c’est elle qui m’a torturé odieusement avec des racontars de fille de chambre ! Et c’est ça, ça, que vous voulez me faire épouser ? Êtes-vous folle, ou voulez-vous que je vous mette à la porte, toute femme du meilleur monde que vous êtes ? Vous trouvez que je ne souffre pas assez, hein ?

Et lui aussi, parce qu’il était très jeune, des larmes brûlantes montèrent de son cœur à ses yeux.

Mme Donalger se leva de son fauteuil, paraissant plus pâle que le plus pâle ivoire, et ses prunelles devinrent phosphorescentes.

— Elle aurait menti… tant que cela ? dit-elle rêvant tout haut.

— Oh ! Éliante, fit Léon, sanglotant dans ses poings fermés et allant se jeter sur son lit. Oh ! Éliante, qu’êtes-vous venue faire ici, mon Dieu ! C’est donc vrai, dites, que vous avez quarante ans ? Je vous aime tant, moi, malgré tout.

La comédienne, ou la femme, comprit qu’elle avait trop bien joué son rôle pour le guérir ou se guérir, et que cette fois la partie était perdue pour elle.

L’âge d’une créature comme Éliante importait peu, en réalité, mais ce qui devait compter éternellement, c’étaient les apparences qu’il lui plaisait de prendre.

Elle resta immobile, droite, grave, sans un mouvement d’amour, elle, la grande amoureuse, qui regardait pleurer d’amour. Pas un muscle de sa sévère physionomie ne bougea, et ses yeux s’éteignirent.

Elle était l’expérience, elle savait que dans le costume de ce rôle-là elle ne pouvait rien pour lui ni pour elle, qu’elle serait ridicule. Et ce fut peut-être le plus beau sacrifice qu’elle offrit au jeune homme, cette indifférence affectée, car le désespoir de Léon pouvait se changer en révolte et amener l’irréparable raillerie.

Ce qu’elle voulait, avant tout, c’était le fuir.

— Léon, murmura-t-elle doucement, quand il fut un peu calmé, Léon, mon enfant chéri, je regrette bien ma démarche. Les torts de Missie ne sont pas graves. En somme, elle a été jalouse, et elle a exagéré. Le souvenir qui caresse une phrase déjà lointaine la rend quelquefois plus sonore. N’ayez pas d’aversion pour elle. Elle est aigrie. Songez à ce qu’elle me doit. C’est toujours si amer d’être sous une dépendance… et elle m’a aimée instinctivement, plus que ne le comportait son intelligence ! Je n’ai pas voulu vous voir, moi, en état d’infériorité ni vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis d’elle, et j’ai eu tort de mon côté. Elle s’imagine que le mariage ou… l’union libre, c’est plus fort que l’amour, et elle a commencé par la lutte pour la vie avant de songer à s’immoler elle-même. Maintenant elle souffre, simplement. Mon cher enfant, nous vous rendons toute votre liberté. Ne revenez pas… d’ailleurs, vous êtes guéri, c’est l’essentiel.

Elle se dirigea vers la porte.

Léon Reille se souleva un peu pour la voir partir.

— C’est tout, bégaya-t-il, c’est déjà fini ? Vous me laissez sur ce mot… et vous croyez à ma guérison, madame Éliante ?

— Avant de vous répondre, Monsieur, il faut que je revoie Marie, que je me recueille, je suis bouleversée, parce que je me sens en présence de la haine.

— Pas de ma part, au moins, dites ? bégaya-t-il se faisant très doux, en petit garçon qui attend qu’on lui essuie le visage avec un mouchoir parfumé.

Elle ne tourna pas la tête.

Elle avait l’envie atroce de lui crier :

— Mais non, je ne peux pas te donner la réplique, j’ai quarante ans !

Et elle pensait :

— À quoi bon nier, puisque j’ai l’air de les avoir, et d’ailleurs je les aurai dans cinq ans… peu de chose pour mon amour qui rêve d’éternité.

Elle mourut un peu en passant le seuil de sa porte, mais elle franchit ce pas redoutable courageusement.

— Éliante ! cria Léon, se précipitant après elle.

Elle était déjà au troisième étage quand il se pencha sur la rampe.

Il la regarda descendre, ne pouvant pas deviner la véritable raison de sa fuite peureuse.

— Elle ne m’aime pas, fit-il en rentrant. C’est une femme d’affaires, qui veut marier sa nièce !

Il contempla très douloureusement le petit bonnet de folie à grelots d’argent, l’accessoire de cotillon, qui ornait la glace de la cheminée.

— Voilà tout ce qui me restera d’elle… et encore je n’ai pas su la faire danser, profiter d’une valse… comme un homme du monde.

Ses yeux s’abaissèrent, mornes.

Ils aperçurent, pelotonné au coin du feu, semblable à un frileux petit animal roulé en boule, un manchon noir doublé de satin blanc.

Il poussa un cri, un cri de gamin qui découvre un nouveau joujou.

Elle avait oublié son manchon.

Il s’assit et le prit avec précaution sur ses genoux.

— Ah ! mon gaillard ! Je te tiens ! Il est clair que ce ne sera pas pour te garder ici ! Au fait… elle va revenir… (Il s’élança à la fenêtre et l’ouvrit.) Non… elle est bien partie. La voiture, là-bas, c’est le coupé que je connais trop ! C’est étrange, elle a oublié quelque chose du décor, dans sa vie !… Elle m’aime peut-être un peu… Juste de quoi faire un manchon pour ses jolies mains, un tout petit coin de chaleur. La sacrée statue d’amoureuse ! Ai-je été bête de pleurer devant elle. Ça ne m’arrivera pas une seconde fois… Sans compter qu’elle va l’aller raconter à cette autre bécasse, le trottin savant ! Si je la rencontre jamais dans une embrasure, celle-là, je… Enfin, il y a une chose certaine, c’est que demain, bien que ce ne soit pas son jour, je rapporte le manchon.

Éliante Donalger, pendant ce temps, pressait son cocher :

— Plus vite, plus vite ! Je suis malade, Jean !

Elle avait, en effet, totalement oublié son manchon, et ce fut pourtant à cause de ce détail que la grande jongleuse passionnée dut, à l’heure du choix décisif, abandonner la partie du présent pour jouer celle de l’éternité, en élevant son art jusqu’à l’apothéose !

Éliante rentra chez elle par le jardin de sa maison. Elle ne tenait pas à rencontrer sa nièce, car elle souffrait trop, et sa nièce ne l’aurait pas reconnue dans son costume de petite veuve dévote revenant de l’église.

Elle s’enferma chez elle, se déshabilla, remit une de ses robes favorites, une draperie de velours blanc ruché de dentelles rousses. La robe des fiançailles de Noël ! Elle promena la volupté des houppes de cygne sur sa face ravagée par le chagrin et se refit belle d’un espoir nouveau ; mais elle était atteinte dans la poitrine, sentait son sang s’en aller de son cœur, qui battait à l’étouffer.

Lorsqu’elle eut rêvé une heure, les yeux clos, sur une chaise longue. Éliante se redressa et sonna.

— Faites descendre mademoiselle Marie, dit-elle à la bonne qui entr’ouvrait des portières.

Missie trouva, en descendant chez elle, une femme calme, presque souriante.

— Ma chère petite, tu as exagéré, et tu m’as mise, tu nous as mises, dans une très fausse position toutes les deux. Je viens de voir ton… fiancé. Il proteste.

Missie était pâlotte, dans un costume élégant, chatoyant de toutes les nuances de l’arc-en-ciel.

Elle se mit à pleurer, parce que tout le monde pleurait, ce jour-là, sauf la principale intéressée, et cela lui donna l’apparence d’une fontaine lumineuse, une apparence bien moderne.

Elle mordait rageusement son petit mouchoir, ne répondait rien.

— Oui, je suis allée faire une visite intempestive à ce jeune homme, dit Éliante d’un ton léger, mes trente-cinq ans me le permettent, je pense, et, si je n’en ai pas encore quarante, j’ai su me figurer que je les avais, l’espace d’un jour. Cela, vraiment, a bien suffi pour me guérir, moi, de l’ennui de les avoir jamais en face de tes amoureux.

— Et qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Mais, la vérité. Je dis toujours la vérité, même en jonglant pour les petits enfants qui sont des hommes quelquefois ! Je ne crois pas à la haine. Je me sens capable de cruautés intelligentes, j’ignore les méchancetés bêtes ou mesquines ; alors je marche tranquillement sur des lames de poignard, c’est mon métier. Tu m’as traitée de saltimbanque, un jour, parce que je savais danser un pas espagnol selon les rites consacrés, aujourd’hui tu déclares que j’ai quarante ans, et tu ajoutes des choses qu’on a eu la délicatesse de ne pas me répéter, heureusement. Il m’a fallu constater le délit. Et, ce qui est plus grave pour toi, pour moi, ce jeune homme ne t’aime pas, Missie. Il ne t’aimera peut-être jamais.

Missie était debout, perplexe. L’institutrice, forte de sa nouvelle science de fille libre, cherchait un exposé de théories où la fameuse lutte pour l’existence pût reprendre le dessus. Ce fut le trottin qui triompha. Elle ne se rappela plus que le beau jeune homme dont les allures discrètes l’avaient conquise. Elle oublia toute philosophie, tout esprit de révolte contre la loi du plus fort et, spontanément repentante, elle se jeta aux pieds de Mme Donalger, en sanglotant pour de bon.

— Oh ! Éliante, pardonne-moi, cria-t-elle d’un ton brisé, pardonne-moi ! je ne savais pas le mal que je faisais ! je croyais qu’il t’aimait ou que tu l’aimais ! Alors, je suis devenue folle de jalousie, et, le champagne aidant, j’ai dit des choses ridicules. Tu comprends : je sais bien que je te gêne et que tu ne me dois rien, pas même l’hospitalité, et c’est cette idée de mariage qui me détraque. J’ai de mauvais rêves toutes les nuits ! Ne me dis pas qu’il ne reviendra plus, celui-là, que je ne le reverrai plus… pour celui-là j’en mourrais de chagrin. Je sais bien que tu ne songes pas à te remarier, mais ils songent, eux, à le demander en mariage et, dans la vie, c’est la règle, il faut être dupe ou réussir. Non, Léon Reille ne m’avait pas promis de m’épouser, il m’avait dit, simplement. que, s’il me plaisait, il considérait ça comme un honneur. Moi, n’est-ce pas, j’ai pensé qu’il me préférait ou qu’il me faisait la cour. Il m’a bien réellement serré le bras très fort, et il me souriait en se penchant à mon oreille pour me dire que le blanc m’allait mieux qu’aux autres jeunes filles, parce que j’avais le teint chaud. Enfin, depuis qu’il nous a quittés, je le vois toujours : ses yeux, sa bouche, sa manière de rire, un peu en dedans de lui, et ce grand air de réserve qu’il a, je pensais : Il est pauvre, tant pis ! Nous travaillerons, et tu es si bonne, tu m’aurais dotée tout de même ! Ah ! ne me répète pas, toi, qu’il ne reviendra plus ? L’autre, je m’en moquais. Mais celui-là, il emporte mon cœur.

— Il emporte son cœur… Et mon amour ? qu’en font-ils tous les deux ? Ah ! Il lui a serré le bras très fort ! Elle ne ment plus, maintenant ! rêvait Éliante, ses beaux yeux fixés au plafond de sa chambre d’où lui tombait un voile de ténèbres.

Elle souriait.

— Petite, dit-elle la voix sourde, je le pardonne au nom de la passion. Tu souffres. Ne parlons plus de rien. Tout n’est pas perdu encore. S’il revient cette semaine, nous lâcherons de réparer nos fautes. S’il n’est pas revenu demain, le dieu d’amour sera juge entre nous ! Moi, j’irai le chercher.

L’Éros noir semblait darder sur elle ses prunelles d’émeraude ; le petit gamin nu, toujours debout au milieu de sa chambre et lui tendant ses poings coupés, semblait lui lancer deux jets de flammes.

Éliante prit la jeune fille par la taille et l’embrassa.

— Oh ! ma tante, balbutia Marie, presque jolie dans un grand geste d’espoir, si vous le vouliez bien, il reviendrait… il reviendrait, rien que pour vous, et comme, tout de même, vous ne pouvez pas l’épouser, il finirait par m’épouser, moi, parce que je l’aime assez pour essayer de me corriger de mes défauts.

— Et s’il oubliait… de revenir, questionna Éliante, dont le beau masque impassible ne sourcilla pas.

— Alors nous nous en irions de France toutes les deux, nous irions dans ces pays chauds que vous regrettez, retrouver la pauvre Ninaude à qui vous teniez tant, et que mon oncle a renvoyée mourir à la Martinique.

— Tu as donc seulement compris aujourd’hui que j’ai eu un grand chagrin du départ de Ninaude, qui voulait mourir dans ma maison, et que vous avez rudoyée parce qu’elle était infirme ?

— Oui, souffla Marie, je vois à présent que, mon oncle Donalger et moi, nous devons vous faire de la peine bien souvent, car… nous ne sommes pas de votre famille. Ninaude, sale et superstitieuse, était cependant plus près de vous que moi, Éliante ; elle vous aimait sans vous discuter, sans chercher à vous comprendre. Ou il faut devenir votre égale, ou il faut demeurer votre esclave. Cela fait qu’on vous déteste… ou qu’on vous aime trop.

Éliante, toujours impassible, ferma les yeux.

L’amour, partout l’amour ! et elle, la grande comédienne, ou la grande victime de ses propres jongleries, ne savait peut-être pas encore au juste ce que c’était, humainement parlant. Vibrante et au-dessus de la terre comme une torche en flammes qui se consume, elle gardait tout et rêvait cependant de tout donner. Elle avait la véritable science, elle avait appris, à ses dépens, que l’amour peut jaillir de la source des pires douleurs morales ou physiques, et elle avait voulu traîner sur la claie celui qui deviendrait l’élu ! Pourquoi ? De quel droit ? Pour cette idée obscure que cela ne durerait pas ? Elle venait de franchir le grand pas désespéré, pleuré toutes ses larmes, le long de cruelles nuits en son lit mystérieux, son lit de volupté. Elle n’était faite que pour prêcher au milieu du temple désert, et demain, si elle devenait sa maîtresse, elle serait semblable aux autres, un petit trottin bien humble trottant derrière le Monsieur triomphant, et, en échange de son orgueil divin, elle ne donnerait même pas le bonheur. Elle avait les naïvetés de Ninaude parce qu’elle était d’un pays de rêve. Elle se signa gravement :

— C’est ma faute, c’est ma très grande faute ! pensa-t-elle, durant que Missie se relevait, soupirant :

— Pauvre Ninaude ! Elle était bien sale, tout de même.

Le lendemain, Léon Reille se présenta chez Mme Donalger. À tout hasard, espérant la trouver malgré que ce ne fût pas son jour, il avait introduit quelques tubéreuses dans le manchon, qu’il portait comme un petit chat, par la peau, avec un air gauche, l’air de quelqu’un qui a bien envie de jeter un animal à la rivière.

Éliante était seule en face du diplomate sourd, lui confectionnant une boisson compliquée, une de ces recettes de religieuse dont elle possédait le secret. Elle portait, ce jour-là, une robe claire, un grand peignoir de crêpon mauve flottant, attaché au col par une énorme améthyste. Et elle était belle d’une beauté de jeune femme qui attend le retour de l’époux.

Les deux hommes se saluèrent cérémonieusement.

— Oh ! merci Monsieur, dit Éliante, franchement et simplement émue, je suis si heureuse de l’avoir oublié !

— J’ai peut-être eu tort de venir, Madame ? Est-ce que votre beau-frère ne va pas s’imaginer des choses… pour le manchon ? ajouta-t-il tout bas.

— Cela n’a aucune importance ! (Elle se frappa le front gaiement.) C’est qu’il y a une petite formalité à remplir. Il va vous falloir demander quelqu’un en mariage…

Il ne l’écoutait pas du tout, la contemplant silencieusement, tout heureux, lui, de la retrouver son Éliante d’amour.

— Fichtre ! dit-il enfin, vous êtes belle aujourd’hui. Ça dépasse la permission ! Mais que raconter pour le manchon… celui de la dame de quarante ans ?

Et il cligna de l’œil, mi-ébloui, mi-railleur.

— Mon oncle, cria Éliante de toutes les forces de sa voix chantante, Monsieur, que je suis allée voir hier pour ce que vous savez, me rapporte mon manchon et vient vous demander, sans doute, la permission de… faire sa cour, car, enfin, c’est vous le chef de famille.

Léon sortit de son extase, fronça les sourcils.

— Hein ? Que signifie cette nouvelle jonglerie de salon ?

— Elle a raconté naturellement les mêmes histoires à son petit oncle, murmura Éliante, baissant la voix et haussant imperceptiblement les épaules. Qu’est-ce que vous voulez, Léon, je n’y peux rien… nous sommes les victimes d’une fatalité… et comme il est formaliste, il est capable de vous mettre en demeure… de choisir. Missie est en train de cycler… Quand elle va rentrer… il faudra… pourvu qu’elle ne rentre pas avec toute une bande, selon son habitude !

Léon Reille était un concentré, un violent, peu accoutumé aux hypocrisies mondaines. Il se tourna vers le vieux Monsieur, qui buvait sa boisson odorante en se lissant les favoris pour se donner une contenance digne et cherchait à saisir des nuances bien diplomatiques.

— Monsieur Donalger, dit Léon à brûle-pourpoint, je viens ici pour faire ma cour à madame Éliante, et j’espère que vous n’y verrez aucun inconvénient ? Elle est libre !

Éliante éclata de rire. Elle aurait vu sauter la maison sans déplaisir ce jour-là. Elle se sentait libre parce qu’elle se sentait belle.

Devant une glace, elle glissait les tubéreuses dans le casque de ses cheveux noirs, en cimier de guerrière. Ah ! ce serait audacieux, mais ce serait juste, puisqu’il l’aimait assez pour cela.

Le petit oncle tirait majestueusement ses favoris, caressait son verre, la mine anxieuse, suivant son idée fixe.

Il répondit, pesant ses mots, n’ayant rien entendu :

— Jeune homme… je vous trouve un peu… nouveau venu chez nous, et, malgré que votre demande m’honore infiniment, je désire y réfléchir. Vous avez vingt-trois ans, je crois, notre petite Marie n’est pas pressée de son côté. D’autre part, j’ignore votre situation, mais puisque vous plaisez à ma belle-sœur, je consens à vous avouer que… vous avez des chances… Il reste la demande de votre famille. Je l’attends… Ce qu’Éliante décidera en dernier ressort… Nous aurons le chagrin de nous séparer de Marie… le plus tard possible…

Et s’en étant sorti à son honneur, le vieux diplomate exécuta une retraite savante. Il prit son verre, salua d’un petit air de tête bienveillant.

— Allons ! Allons ! je vous laisse, vous devez avoir des affaires sérieuses à régler ensemble. Depuis longtemps j’ai donné plein pouvoir à Mme Donalger en ce qui concerne sa nièce.

Quand il fut parti, Léon, complètement suffoqué, leva les bras.

— Du diable si je saisis ce qu’il a voulu dire, ce vieux fou !

Éliante pouffait. La créole, d’un mouvement souple se jeta sur le tapis de son salon, où elle eut un bond de panthère en gaieté.

— Ah ! que c’est drôle ! Le drame hier, le vaudeville aujourd’hui ! Je savais bien, moi, que l’on ne meurt pas d’amour ni de jalousie, au contraire, on pourrait être heureux si on voulait devenir simple, et ce serait si bon après avoir souffert. Léon, c’est plus fort que moi, je me roule !

— Voulez-vous que je vous aide ? murmura Léon dépité. Seulement je ne comprends pas, et ce malentendu n’est pas à prolonger. Il ajouta les yeux troubles :) Je ne vois plus qu’un moyen. (Il la regardait assise à ses pieds, dans le flot mauve de sa robe, toute petite, les genoux repliés contre sa poitrine, les bras croisés autour de ses genoux, ses mains jointes et quelque chose de terrifiant au fond des prunelles, quelque chose de vert, étincelant comme les rayons dardés par l’Éros noir de sa chambre à coucher. Le casque de ses cheveux fleurissait, en cimier victorieux, les tubéreuses tout près de ses doigts d’hommes qui (remblaient. Il remarqua qu’elle avait exactement la position d’une des statuettes de cire, la petite déesse nue, assise, montrant… mais le flot de sa robe mauve était si chaste !) Madame Éliante, fit-il, se penchant sur ses épaules, ce ne serait loyal ni pour vous ni pour elle et, du moment que quelqu’un doit faire une bêtise… il est normal que ce soit moi… Comment vous appelle-t-on… madame Donalger… de votre nom de… demoiselle !

Éliante se releva, plus grave.

— Viens ici, dit-elle, en lui prenant les poignets, et elle l’entraîna vers un meuble, une grande armoire de bois rouge, à l’autre bout du salon, toi, tu veux voir mon extrait de naissance ?

— Oui, fit brutalement Léon Reille, je veux savoir qui tu es, madame la jongleuse ? Or, les maris ou les amants, ça ne compte pas pour un notaire… c’est le nom de jeune fille qui est toujours le vrai.

Éliante secouait la tête. Une tubéreuse tomba.

— Oh ! soupira-t-elle, vous êtes lâches, les hommes… vous n’avez pas la foi… la grande foi qui sauve et qui transporte les montagnes ! Tu ne le soucies point de connaître mon vrai nom… c’est mon âge que tu veux constater légalement.

Léon eut froid au cœur.

Elle avait deviné. Il voulait légalement des détails sur cette femme mystérieuse qui semblait lui arriver de plus loin que… la terre ferme.

— Tant pis pour loi, Madame la jongleuse ! Tu n’avais qu’à ne pas jongler à outrance, je veux tuer la femme d’hier pour qu’elle ne revienne jamais.

— Elle reviendra dans cinq ans, Léon !

— Cinq ans ! C’est l’éternité en amour.

— Tu trouves ? soupira Éliante, douloureusement surprise.

Elle ouvrit l’armoire de bois rouge, y chercha un papier qu’elle déplia, un papier couvert d’une écriture jaunie, tout encombré de timbres et exhalant une singulière odeur de vétiver et de fruits des lies.

Mme Donalger défripait ce papier, le posait bien à plat au milieu d’un guéridon où s’épanouissait une grosse gerbe de lilas blanc.

Le papier parut plus jaune sous les fleurs neigeuses.

Elle mit son index sur une ligne.

— Née en 1862, et comme nous sommes en 1897… tu sais compter ?

Penché, Léon lisait attentivement.

Il avait devant lui la preuve qu’en effet elle avait bien dit la vérité ; chose bizarre, cela lui fit le même froid au cœur que s’il avait constaté les quarante ans redoutables.

Puis, brusquement, il eut un frisson :

— Hein ? Quoi ?… Blanche-Éliante, née de père légitime : Charles-Edmond, marquis de Massoubre. Ah ! Il ne nous manquait plus que ça.

Il se recula tout pensif.

— Voilà ce que je craignais, gronda-t-il, s’efforçant de railler, vous êtes une fille d’aristos, et, à mon avis, il n’y a pas pires aventuriers que les aristos. Ils semblent nés pour torturer le pauvre monde par leurs expéditions toujours hasardeuses. Moi, fils de leurs anciens tabellions. n’est-il pas très noble que je demeure la proie de leur fille ? (Il ajouta, la voix sombre :) Madame la marquise, la mariée est décidément trop belle… je ne marche pas, faudra me séduire avant, sans cela je n’aurai jamais le courage de vous donner mon nom.

Elle sourit tristement :

— Que tu es bête, petit, si tu dis ce que tu penses. Qui j’aime est de ma race.

— Oui… l’espace d’un baiser.

— Chéri, cela s’appelle… un croisement.

— Hum ! chez les chiens !

Droits maintenant, l’un devant l’autre et se toisant, leurs ripostes parlaient malgré eux, comme s’ils avaient manié trop nerveusement deux vieilles épées sous prétexte d’en étudier la rouille. Le parchemin était entre eux, déployé, gardant un aspect maussade, et il demeurait hostile à l’un et à l’autre.

— Enfin, dis donc, toi, le descendant des notaires, s’exclama Éliante frappant la table de son poing crispé, elle si douce et si tentatrice, tout à l’heure, tu n’as pas la prétention de me faire expier mes aïeux ? Ce n’est pas un crime d’être la fille d’un marquis, et, rends-moi cette justice, je ne t’en avais jamais parlé pour ne pas te faire peur.

— Et tu as bien agi, Madame, car je n’aurais jamais remis les pieds chez toi. Seulement, ça se sentait ! Tu aimes trop les aventures et… les vieilles races ne peuvent que mal finir.

— Manant ! cria Éliante, les prunelles en feu.

— Là ! fit Léon Reille dont les oreilles s’incendièrent à leur tour. Ça commence ! Un échantillon du lendemain de nos noces ! (Il se croisa les bras en étudiant frondeur, très marquis du côté de Voltaire, parce que les bourgeois de province lisent encore Voltaire.) Et moi qui allais la demander en mariage pour arranger les choses ! Oui, une fière sottise ! j’ai vingt-trois ans, l’âme tendre, pas de position sociale avouable et… j’épouserais une fille des de Massoubre ? Est-ce qu’il a fait la traite des noirs, ton papa, ma belle amie, que tu tiennes absolument à m’acheter comme esclave, tantôt pour m’appareiller à un trottin, tantôt pour t’offrir ma peau légitimement ? Oui, je suis un rustre, oui, je suis féroce, mais c’est ta faute, j’ai souffert hier pour toute une vie d’enfer, entends-tu ? À ton tour, c’est la loi. Nous sommes seuls ici, bien seuls, n’est-ce pas ? Tu ne m’auras qu’illégitimement d’abord, je te le déclare ! Nous verrons ensuite ! Garde ça pour toi, je veux rester libre. Assez de compromis ridicules ! Si j’ai le malheur de t’aimer, c’est mon unique maladie cérébrale. Je me porte fort bien en dehors de mon amour. Tu gâcheras, par ta propre folie, mon cœur et mon corps tant qu’il te plaira. Quant à mon honneur, ma belle, tu n’y toucheras pas, non !

Éliante, les paupières subitement closes, reprenait son masque d’ivoire.

— Mon cher enfant, murmura-t-elle, nous échangeons de grands mots inutiles. Je ne veux ni vous épouser ni vous traiter… en esclave, toute ma conduite est là pour vous le prouver. Je n’ai pas plus besoin de vous que vous n’avez besoin de moi. Je vous aime aussi, vous semblez l’avoir oublié, mais… maternellement. (Elle eut un sourire héroïque. Je voulais dire : en mère… noble, comme hier ! Et vraiment, si je vous avais appartenu un peu plus que l’espace d’un baiser de fiançailles, je crois que vous seriez déjà mort, tellement je suis… étonnée par votre éducation. Il me semble que j’entends Missie.

— … Déjà mort ? La bonne blague ! Autre grand mot ! Adressez-moi donc les réclamations de M. Donalger. Au pistolet, on doit pouvoir se battre avec un sourd, hein ?

Éliante répondit doucement.

— Pas besoin de mon beau-frère, mes domestiques suffiraient. Eux m’aiment sans discussion.

— Tu vois, rugit Léon Reille, s’emportant tout à fait et se jetant sur elle d’un bond étourdi, tu me mets sur le rang de tes domestiques ? Éliante, tu n’es qu’une… misérable femme !

— Vous l’avez dit, Monsieur.

Il y eut un grand silence.

Mlle Marie Chamerot entrait vêtue d’un idéal costume de cycliste pour fiancée moderne. Prévenue par le petit oncle que le beau jeune homme était là, elle avait procédé à une toilette plus de circonstance, c’est-à-dire qu’elle avait ajouté des fleurs de primevères à son corsage, en souvenir du fameux bal. Elle portait la culotte bouffante en lainage anglais blanc, un boléro blanc sur une blouse de soie blanche serré à la taille par une ceinture de cuir blanc à boucle de nacre, et sur sa tête ébouriffée se posait coquettement, à gauche, un crâne petit feutre blanc pomponné d’une cordelière de soie. Elle était en sueur, bien entendu, car elle avait fait du vingt-quatre sans désemparer, — « oui, mon vieux ! » — mais ses yeux brillaient d’une joie plus profonde que celle que l’on peut ressentir quand on rentre fourbu.

Elle marchait comme un garçon pâtissier qui apporte la manne, la bonne manne remplie de gâteaux pour les gamins frondeurs.

Léon, rouge de colère, se tourna vers elle et reçut ce bol de lait en pleine figure.

Il fut douché, heureusement, au moment où il devenait fou.

— Mademoiselle ! dit-il, s’inclinant très bas, un peu confus de ses gestes désordonnés vis-à-vis d’Éliante.

— Monsieur ! dit Marie Chamerot, terrorisée à l’idée que sa tante pourrait l’humilier devant lui.

Et elle considérait modestement ses souliers de vélo, des souliers trop larges en peau blanche.

Son sort allait-il enfin se décider ?

La fille du marquis de Massoubre lui prit affectueusement les mains.

— Tu es charmante, Marie, depuis que tu es un peu plus femme ! Ne te tourmente pas pour l’avenir. Si Monsieur n’est pas encore ton fiancé officiel… il a reçu la permission de faire sa cour… il la fera, c’est un galant homme dont je réponds, car… il me doit de mériter ma confiance. Ne vous offensez pas l’un à l’autre par des propos inutiles, et, quand vous viendra l’amour, le grand amour toujours très noble, ne l’effarouchez pas par des discours ; l’amour n’aime guère les phrases. N’hésitez pas à profiter de votre belle jeunesse ; je suis, moi, pour le croisement des races nouvelles… le bonheur… ça n’attend jamais.

Éliante souriait, parfaitement calme.

Missie éclata en sanglots, une grande joie débordant toujours en larmes. Léon, désespéré, ahuri, la regardait pleurer. Il aurait mieux aimé le duel.

— Oh ! ma tante, ma bonne petite tante… ? Tu veux bien que je l’épouse ?

— On n’est pas meilleure comédienne ! gronda Léon entre ses dents rageuses.

Éliante ôte la dernière branche de tubéreuses qui restait dans ses cheveux.

— Voici, ma petite fille, les fleurs de l’illusion. tâche de les garder un peu plus longtemps que moi et n’oublie pas que l’amour passe avant l’orgueil chez les vraies femmes. (Elle se tourna vers Léon.) N’est-ce pas que je suis jolie en mère noble… ? Au revoir. Monsieur.

Et elle se sauva en courant, car elle étouffait.

Les jeunes gens se contemplaient, tristement embarrassés.

— Mademoiselle, commença Léon d’un ton rauque, je viens d’offenser votre tante, et elle a raison de me punir ; cependant, il ne faut pas que la punition vous atteigne, vous êtes en dehors, cette fois, de toutes ces complications mondaines. Allez vite chercher Mme Donalger, je vous en prie, calmez-la ! et tâchons de nous expliquer mieux tous les trois. Je n’ai jamais pensé à demander ni sa main, ni la vôtre. Je n’oserais pas. Tout cela, c’est une comédie qui continue ! Allez la cherchez, je vous en supplie.

— Je comprends bien, Monsieur ! Vous l’aimez encore ?

Elle conservait une petite mine douce, résignée. Elle poussa un gros soupir, examina de nouveau ses souliers de vélo.

— J’attendrai… puisque je suis pincée, moi aussi.

Léon ne put s’empêcher de rire, pendant qu’elle tamponnait ses larmes d’un geste naïf.

— Voyons, Missie, dit-il tout bas, vous exagérez, et tout le monde exagère dans cette maison. Marie, vous me faites une peine, non, un honneur que je ne mérite pas ! Réfléchissez, je ne peux pas vous épouser, je vous ai déjà dit que je ne possédais ni fortune, ni position. Il faudrait au moins attendre que mes parents…

— Nous attendrons ! soupira Marie, dont l’orgueil n’était pas le principal défaut.

Et ils s’assirent tous les deux aux deux extrémités d’un canapé, mettant leur menton sur leur paume. Puis, machinalement, voyant qu’Éliante ne rentrait pas, ils allumèrent chacun une cigarette :

— Voulez-vous du feu ? demanda poliment Léon.

— Volontiers ! répondit Marie.

… Parce que, chez les étudiants ou chez les trottins, les mauvaises habitudes sont au-dessus de toutes les circonstances.

X

« Mon bien aimé,

La lettre d’amour qui doit tomber dans l’eau, c’est une de mes manies, vois-tu, et je t’écris parce que les femmes écrivent à certain tournant de leur existence comme elles pleurent, sans savoir pourquoi. Du reste, je ne pleure jamais devant quelqu’un, et quand j’écris… c’est pour être seule !

Vous êtes très gentils tous les deux d’avoir tant insisté, l’autre jour. Pendant que vous frappiez chez moi, j’étais en train de ramasser les morceaux de mon Éros noir, la petite statue de marbre qui s’est effondrée dans ma chambre, — peut-être l’aurai-je poussée sans y faire attention, — et elle s’est brisée.

Fidèle à ma philosophie de créole fataliste qui sait qu’une statue, ou un esclave, se retrouve, j’en ai jeté les débris de côté, et je tâche de n’y plus penser.

Mais je pense à vous, je pense à toi. Mon Dieu, comme vous êtes passé tard devant ma porte ! Que faisiez-vous donc ?

… Oui vous êtes passé très tard devant ma maison, ma pauvre maison vide, Monsieur et cher amant ! Songez que j’attendais depuis l’aube, le corps penché sur la fenêtre, regardant de tous mes yeux ceux qui arrivaient, ceux qui s’en allaient, me disant à chaque passant nouveau : « Ce n’est pas lui, car il n’a pas les ailes d’Éros, je ne le connais pas, moi, la prêtresse d’Éros, il ne m’a pas fait le signe mystérieux ! » Et le soir est venu après les jeunes hommes, les passants se sont espacés, une odeur amère est montée de la vallée jusqu’à moi, l’odeur des verdures qui se replient et rendent leurs âmes dans l’agonie du jour, le crépuscule a enveloppé les collines d’un voile bleu… violet… noir… la nuit !

Alors, comme la première étoile s’allumait pareille à l’œil d’Éros, douce et cruelle, d’une clarté de lame qui perce, vous êtes enfin arrivé, vous promenant du côté de ma maison, bien par hasard. Était-ce la lueur de l’étoile ou ma lassitude de vivre dans une maison qui s’emplissait d’ombre, j’ai cru que j’avais vu l’envoyé d’Éros, l’envoyé du Dieu ! Vous leviez la tête vers ma fenêtre et vous aviez fait le signe.

Je suis descendue comme une folle… mais point assez vite. Paresseuse et toujours lovée comme un serpent en la tiédeur des temples, je me suis amusée à faire cliqueter les perles de ma robe et à secouer mon écharpe pour que le bruit des joyaux, la senteur enivrante des parfums, vous apprennent qui j’étais avant de vous montrer la blancheur de mes bras.

Bien folle est la femme qui s’amuse à sa beauté avant de coucher son corps aux genoux de son maître !

Dehors, c’était la nuit. Je ne vous ai plus trouvé. Vous aviez dépassé le seuil de ma maison, cependant ; mais, n’y voyant pas clair, son ombre vous avait semblé redoutable, pleine d’embûches, et vous étiez parti.

J’ai couru… je suis allée éperdument jusqu’au milieu de la route, et j’ai rencontré un autre homme, presque votre frère, qui m’a dit : « Vous cherchez vraiment quelqu’un ? » « Je cherche l’amour de ma vie ou la vie de mon amour, ai-je répondu, je sais qu’il faut beaucoup attendre pour être heureuse. Je n’oserais point me donner au premier rencontré craignant que ce ne soit pas lui. Si je me trompe en vous ramenant chez moi, ne serai-je pas obligée de vous tuer pour qu’Éros reçoive votre sang en réparation de l’injure faite à sa prêtresse ! Ce que je respecte le plus en moi, c’est mon dieu ! » « Femme, a-t-il dit en riant, nous ne parlons pas la même langue, moi, je n’ai pas le temps de m’attarder à ces bagatelles qui attachent ou exaspèrent sans profit pour la joie humaine ! » « Mais, ajoutais-je timidement, je vous apprendrai peut-être la joie divine ! » Je vis bien, à sa façon de se fâcher, qu’en effet nous ne parlions pas la même langue. Moi, j’étais folle. Lui était raisonnable.

Cela faisait deux races différentes.

Et je revins chez moi lentement, où je demeurai seule, ayant toujours été seule, malgré ma beauté, mais bien plus seule maintenant, car je sentais que l’envoyé d’Éros ne passerait plus devant ma maison obscure.

Il était trop tard !

…Allons ! Ne lis pas cela sérieusement ! Je ne pleure pas, moi, j’écris des lettres d’amour qui tombent dans l’eau. Tu le sais bien, mon cher petit ami ? Fais donc ce que tu voudras de ta vie, tu es libre, et viens nous voir de temps en temps, il ne faut pas laisser s’attrister les jeunes filles qui espèrent. Marie fera peut-être comme moi, elle se consolera.

Je ne t’en veux plus pour tes dures paroles. N’en ai-je pas dites de pires ? Elles sortaient du fond de nous, et c’est la voix de nos pères qui les ont prononcées, malgré nos lèvres amoureuses ! Tu as voulu très sincèrement m’épouser, régulariser l’amour… Tu as parlé trois minutes comme un notaire vérifiant des dates et constatant l’authenticité des titres, et moi, qui n’ai jamais beaucoup connu ma famille, j’ai eu le geste du léger marquis de Massoubre, au nom si lourd, toujours prêt, paraît-il, à chercher noise aux gens.

Et de cela notre bel amour est mort. (Je veux dire : l’Éros antique.)

Je te prie de venir me voir… et je ne puis guère te recevoir chez moi à présent ! Elle est là qui guette, qui s’inquiète et qui étudie des gros traités de médecine pour se consoler, en fumant des cigarettes, les tiennes, que tu as oubliées dans le salon.

Elle a bien de la chance de pouvoir encore apprendre… moi, je ne savais bien qu’une chose… et je m’aperçois que je ne la sais plus ! Je suis la femme ordinaire qui ne croit plus en son Dieu.

Écoute ! Encore un caprice !… Je vais à l’Odéon lundi. Je serai dans la loge où nous sommes allés tous les trois, un soir. Rappelle-toi bien. C’est une baignoire de côté. Tu me demanderas au contrôle. On jouera Othello, je crois, et… ce que ça nous sera égal, dis ?

Je voudrais te voir un peu, dans un endroit où je serai bien certaine que tu ne pourras pas m’injurier. Quand je suis près de toi, je m’imagine que ce n’est plus loi, et cela me guérit de mon rêve.

Je veux guérir, car je suis une indomptable fanatique. Non seulement je ne veux plus aimer qui n’est pas digne de ma folie, mais je désire te guérir toi-même. Je te jure que j’y arriverai prochainement…

Tu m’as traitée de somnambule ! Je suis lucide. L’eau de la douleur lave les yeux, et je peux lire dans l’avenir.

Mais, voilà, je t’aime… tu comprends, et j’ai envie de murmurer, comme cette grande et enfantine prostituée, devant la guillotine :

« — Encore un petit moment, Monsieur le bourreau ! — »

Ne me réponds rien de cruel. Si tu disais non… j’irais tout de même ! Moi, je suis bien à mon aise pour être une mendiante d’amour… puisque je ne suis pas la maîtresse. Alors j’ai tous les droits, et mon père ne peut rien me défendre, d’une voix forte, tout au fond de mon cœur. Je me moque de Monsieur mon père, car moi aussi je suis le marquis de Massoubre, et seul, aujourd’hui, j’ai la responsabilité d’

Éliante Donalger.

P.-S. — À propos : ne me rapporte pas mes lettres sous prétexte de… correction, je n’ai jamais su reprendre ce que j’ai une fois librement donné. »

E. D.

(Télégramme.)

« Ah ! je respire ! j’irai où tu me dis d’aller, mon Éliante. Te rapporter les lettres ? J’y avais pensé, mais je te les rendrai lorsque tu deviendras ma femme, et j’attendrai cinq ans pour t’épouser. Je serai le héros, n’ayant pu être l’homme, s’il y a vraiment de l’héroïsme à épouser le même jour toutes les amoureuses en une seule folle ! Nous verrons qui se montrera le plus marquis ! Si je ne suis pas noble, je suis très têtu, et l’entêtement, c’est la noblesse des notaires, ou celle des médecins.

Léon Reille.

P.-S. — N’amène pas Missie, par exemple. Elle est fort gentille, cette apprentie, mais elle m’écœure comme des œufs à la neige ! »

L. R.

XI

Éliante Donalger était assise sur le devant de la loge, seule, et quand il entra, elle leva l’écran, sans se retourner. Elle n’attendait que lui.

Elle paraissait réellement étrange, ce soir-là, cette femme, dans sa robe de gaze noire, une blouse parlant du col et descendant aux talons, toute droite, toute unie, mais formée de mille plis qui s’enflaient à ses moindres mouvements, se déplaçaient avec l’air, se diluaient comme des nuages autour d’elle. Sur son casque de cheveux noirs, se nichaient trois petits oiseaux des tropiques, lesquels semblaient noués vivants dans des coques de satin rouge, tendaient leur bec amoureux ou cruel, en épines de fleurs. Ce diadème léger était fixé par une épingle merveilleuse, une opale sertie d’émeraudes, si lourdes, les pierres, que l’épingle glissait continuellement des cheveux, au lieu de retenir le chapeau.

Et une grosse rose rouge saignait dans ses gants noirs, le long de son éventail de plumes de colibri, autre oiseau, tué celui-là, qu’elle pétrissait sous ses ongles.

Léon posa doucement sa main sur la rondeur délicate de son épaule, et à travers la gaze, il la sentit nue, et il eut mal dans tous ses membres, fut inquiet, respira du feu, la bouche déjà sèche.

— Me voici, mon Éliante, proféra-t-il très bas, me voici, à tes ordres !

Elle le regarda, ses yeux montant vers ses yeux, pas étonnée, un peu farouche, d’une tristesse plus résignée encore que la pitié fervente du jeune homme.

Elle se recula, et ils allèrent s’asseoir au fond de cette loge, blottis dans son ombre chaude.

Par la bande étroite de clarté qui passait devant la baignoire, entre l’écran levé et le plafond rouge, ils apercevaient, bien loin, en un recul de plusieurs lieues, de plusieurs siècles, un petit fantoche tout vêtu d’or qui parlait avec emphase.

Le more de Venise.

Et ils n’entendaient rien du tout de son histoire.

La leur était plus tragique, à leurs yeux ardents, car elle se déroulait entre leurs deux volontés, se débattait entre leurs deux bouches.

Il leur suffirait de vouloir… la même chose pour s’unir et n’avoir plus d’histoire, comme les peuples heureux.

— Éliante, mon Éliante retrouvée, murmurait le jeune homme tremblant de fièvre, n’osant pas serrer ses mains de peur de la brutaliser, puisque vous m’aimez, pourtant, ce serait si simple ? Dites ? Allons-nous-en cette nuit n’importe où ! Ne rentrons jamais ni chez nous ni chez moi. Il faut nous expatrier une bonne fois, nous sortir de nous-mêmes. Nous finirons par nous assassiner en jouant tous les deux avec le feu sacré ? Mon Éliante ! Vous êtes trop belle, ce soir !

Elle l’entoura de ses bras, qu’on devinait tout blancs sous leur voile de deuil, plus blancs à cause de la gaze funèbre, et elle cacha sa tête dans sa poitrine.

Il vit de très près les petits oiseaux des tropiques avec leurs becs si fins, dardés en aiguilles, la splendide opale glissa et tomba sur ses genoux.

— Je suis heureuse ainsi, mon ami d’amour ! Ne m’en demande pas davantage ! Comment ai-je eu le courage de venir ? Je ne sais plus ! j’ai voulu chercher une toute petite boîte pour y enfermer un instant ma grande folie de toi. Un endroit où rien ne pût te rappeler et me rappeler la réalité d’une existence possible, je me figure que je suis plus vraie de toute la fausseté de ce théâtre ; maintenant je suis réduite à ma plus simple expression de créature inutile. Je suis le velours d’une loge où tu es assis pour écouter une voix lointaine, je ne ressemble plus du tout à une femme. (Elle ajouta, prenant la main qui tenait l’épingle.) Ah ! mon opale est tombée… cela porte malheur, les opales qui s’en vont de nous !

— Oui, Éliante cruelle, Éliante si douce, tu es du velours, balbutiait le jeune homme, l’enveloppant tout entière de sa caresse et la pressant contre sa poitrine à l’étouffer. Oui, tes yeux sont du velours, ton corps souple est un velours qui brûle et fait flamber ceux qui l’approchent, mais, nous ne pouvons pas rester ici, avec ce monde s’écrasant sur nos têtes, ces gens nous enserrant de toute part, comme la malédiction perpétuelle de la société ? Cela ne durera pas, ce délicieux martyre ? je t’emporterai, et c’est un peu plus que mon désir, c’est mon devoir ! je t’arracherai de toi-même ! Entends-tu bien ! Il faut que nous en finissions.

Elle souriait peu à peu, enivrée, heureuse, et elle dit d’un ton d’enfant :

— Léon, prends garde à mes oiseaux, ils vont le piquer !

— Tes oiseaux ? Ah ! ces jolies petites bêtes, dans les cheveux ! Je ne les voyais pas. Délivrons-les. Ils me font de la peine. Ils ont l’air de vivre. Voilà, je les mets sur cette chaise. Pourvu qu’ils n’aillent pas chanter, mon Dieu, ou siffler ! Quelle complication ? (Il essayait de rire pour étourdir son chagrin.) Et puis, ôtons cette rose rouge, qui a des épines, cet éventail qui me gêne, ôte donc, une fois pour toutes, les chinoiseries de ton costume ! Sois mon Éliante… toute nue, sous une robe de deuil, la seule Éliante, celle qui m’aime et m’a pardonné ? Tu m’aimes, regarde-moi en face…

— Pourquoi veux-tu que je croise toujours mes yeux avec les tiens, Léon ?

— Parce que tu es une autre jolie bête ailée, capricieuse, un grand oiseau rare qu’il faudrait fasciner afin de lui faire oublier tous les mortels venins de l’amour. Éliante, je gagne à ton contact une singulière maladie, la névrose du renoncement… Pour un peu, j’écouterais la pièce si tu me le commandais ? (Et brusquement, il lui renversa le front, la regardant avec une intense fixité, ses prunelles chargées d’un fluide puissant, essayant de la magnétiser, d’endormir sa volonté de dame d’orgueil.) Je ferai ce que tu voudras d’abord… Je l’ai dit, en arrivant ici : à tes ordres, je ne me rétracte pas. Je veux te voir vivre… de ta vie mystérieuse qui est de mourir d’amour et de renaître ensuite de tes cendres, mon beau phœnix. Oui, oui, je sais, va, pourquoi tu m’as attiré ici, malgré ton orgueil. Et je consens à demeurer le simple spectateur de tes ivresses, mais, j’en veux pour mon argent, moi, j’en veux pour tout le sang de mon cœur, que tu me fais répandre goutte à goutte depuis que je l’ai rencontrée sur mon chemin. J’ai eu tort de chercher à me soustraire aux magies de ta personne. Je t’ai offert successivement ma chair, mon âme et mon honneur… J’ai voulu reprendre mon honneur ! À quoi bon ! Il le faut tout… Garde tout ! Je n’ai plus qu’une idée bien nette dans le désordre de mon existence présente : le voir heureuse. Je suis enchanté, à mon tour, ensorcelé, sans même la spéciale volonté de l’amour qui est de partager des joies. Je m’engage, ce soir, à respecter ton égoïsme sans me plaindre, sans me révolter, sans pleurer… Éliante ? Le sais-tu que je pleure toutes les nuits en t’appelant ? Je t’adore ! Entends-moi, je t’adore !

— Tu as bien deviné, répondit-elle, fermant les yeux sous ses baisers, c’est bien pour cela que je l’ai demandé de venir… Je me venge… Parce que je t’aimerai tout autrement avant qu’il soit peu, je t’aimerai plus… ou moins… Tu décideras !… Mais je ne te céderai pas. Je m’en irai telle que tu me connais, pour être à jamais la plus belle. Cinq ans, as-tu dit ? L’éternité ? Je t’en veux surtout pour cette façon de me comprendre ! (Elle releva les paupières, délivrée de l’ardeur de ses lèvres, et elle eut un regard sombre.) Je m’en irai… Mais je reviendrai, je mangerai ta chair lentement, longuement, je boirai ton cœur goutte à goutte, tu en mourras de honte et de douleur toute la vie. Ta volonté ne remplacera pas la mienne… Alors, j’ai résolu… (Elle s’arrêta le souffle court, les dents claquantes.) Tu ne m’auras pas, Léon, non, tu ne m’auras pas… Comme tu veux m’avoir, je m’en irai.

— Soit ! Emmène-moi, si tu veux t’en aller… trop loin. Je suis prêt à le suivre jusqu’au suicide. Pourvu qu’il y ait un lit où on se couchera avant de se tuer.

— Généralement il y en a un, Léon.

— Et on s’y trouve deux, ma chérie. Le reste n’est qu’une affaire d’habitude, ricana-t-il exaspéré.

— Oui, mais moi, je n’ai pas les habitudes de tout le monde. N’anticipons pas, petit ami d’amour. Je veux m’en aller… dans mon pays simplement.

— Ah ! quelqu’un l’y attend, Éliante ?

— Oui !

Un silence régna, pénible, entre eux, si serrés l’un contre l’autre, les lèvres sur les lèvres.

On entendit le more de Venise qui criait : — Le mouchoir ! Le mouchoir !

Elle sourit, de son sourire d’enfant malade :

— On m’appelle, de là-bas, comme je l’ai appelé, comme tu m’appelles en pleurant, c’est irrésistible. Et je dois rentrer parce qu’il se fait tard. Ce sera pour demain matin, ou pour après-demain matin. Je t’écrirai encore une fois, j’en suis sûre, je le dirai : Cette nuit. Rien que cela… et tu viendras… je le jure que tu seras très content d’être venu ! Je t’aimerai en une seule étreinte plus que toutes les femmes de la terre.

— Bon, songea-t-il, c’est moins grave que je ne le pensais. Du moment que je serai là, je me charge de l’empêcher de s’enfuir au matin, soit pour son pays, soit pour le suicide. Elle est la romantique mondaine, et je ne suis pas fâché d’essayer ce genre de poison ; cependant, me voilà un nouveau tourment. Si elle allait se précipiter dans sa folie sans m’avertir.

— C’est une chose terrible, continua Éliante jouant avec l’épingle d’opale, que ce qui se passe en moi, maintenant. J’ai oublié le plaisir de vivre ! Quand je regarde le grand vase blanc, il me fait peur parce qu’il est immobile, et je n’ai plus envie de le caresser ; quand je me souviens de mon pauvre Éros noir, statue brisée avant moi, j’éprouve une désolation infinie. Un jour, j’avais glissé ma tête dans son bras droit replié, et je n’avais pas pu me dégager. Son bras s’appesantissait sur ma nuque, son bras de pierre. Et il est parti, il s’est effondré… pour un coup d’éventail ! Et mes couteaux, mes lourds couteaux de jongleuse, ne me lèchent plus l’épiderme de leur langue frémissante de passion, ils frémissent de rage entre mes mains impuissantes à les contenir tous. Leur fil d’acier bleu s’irrite. Je ne suis plus la volupté vivante, je suis la volupté qui meurt… Je me sens déchue ! Non, je ne suis plus la déesse, puisque j’ai besoin de tes lèvres d’homme ! Un mari, un amant ? C’est si peu pour une femme qui enfermait dans sa robe hermétique le frisson de tous les amours !

Léon, saisi de vertige, la regardait se débattre contre un ennemi invisible. Qui savait au juste ? Sa propre folie ou un homme, un autre homme que lui, qui l’attendait dans le rêve des îles lointaines… Peut-être le souvenir des abominables caresses dont elle ne croyait pas pouvoir, hélas ! retrouver l’équivalent.

— Mon Éliante folle, tu m’aimeras mieux qu’un mari, mieux qu’un amant. Je serai plus qu’aucun homme pour toi parce que tu es vraiment plus qu’une femme. Je t’attendrai tout le temps qu’il faudra, mais, promets-moi de… nous tuer avant ton départ pour… là-bas ! Embrasse-moi et tu seras guérie. Est-ce que tu as de la haine, toi, comme une petite… Marie Chamerot ?

— Non, je n’ai pas de haine, je me rends compte de mon inutilité en face des Marie Chamerot. Elles ont peut-être raison ! Elles sont simples, elles sont vulgaires… et elles savent des choses que j’ignore, moi, qui pensais savoir tout en aimant. Je descends vers la nuit suprême en me disant que je laisse des clartés nouvelles derrière moi, et je croyais que le seul rayon, c’était l’Amour, qu’il était fait d’une seule lumière, à la fois infernale et céleste. J’ai découvert que l’on s’éclaire à l’électricité, aujourd’hui (elle se mit à rire), et au pétrole, donc, c’est bien plus économique dans les petits ménages ! Ah ! mon amant, le cœur me brûle d’un autre feu, moins pratique, je t’assure, que celui du foyer conjugal et… pourtant… l’Église avait raison en enseignant l’éternité de l’union… Cinq ans… vivre cinq ans ta bouche collée à la tienne… c’est trop peu… et en supposant qu’une nuit me suffise, je veux obtenir le droit souverain de la croire éternelle ! Moi aussi, Léon, je t’adore !

Autour d’eux, il y eut un bruit sourd, des piétinements, une sorte de troupeau qui allait à l’abreuvoir ou en revenait. Léon, transporté dans un rêve douloureux, ne s’occupait plus de la situation bizarre qu’il occupait par rapport au reste de la société. L’ombre chaude qui les enveloppait, c’était le rideau de mystère tiré sur le monde. On apercevait le petit fantoche vêtu d’or dans la bande claire passant devant la loge. Qu’était-ce donc, cela ? Il criait des mots à double sens. Il voulait tuer des femmes, qui se plaignaient d’une voix dolente, comme en chantonnant des refrains.

La romance du saule.

Elles sp sont toujours plaintes, les grandes passionnées, d’un mal étrange, et, coupables ou innocentes, elles n’ont jamais pu résister au désir ténébreux de s’inventer un désespoir avant même d’avoir touché le fond de leurs propres douleurs. C’est elles qui ont, par-dessus tout, le tourment de la fin qu’elles ignorent, sans s’apercevoir du présent qu’elles pourraient préserver. La Desdémone, si douce, chantera toujours plaintivement au lieu de se défendre. La fatalité, c’est la religion des grandes amoureuses.

— Mon amant, reprit Éliante d’un ton navré, se tordant, le cœur me brûle !

— Tes lèvres ! Tes lèvres ! suppliait encore Léon, bouleversé par l’horreur sacrée qui semblait la pâmer dans ses bras.

Et il la vit, aux dernières lueurs de la rampe les éclairant de là-bas comme un soleil couchant, mourir d’une joie surhumaine puis renaître, plus forte, plus belle, et plus désolée.

— Oh ! Mon petit ami d’amour, le cœur me brûle ! Jamais je ne guérirai… Je ne veux pas guérir.

— Mon Éliante chérie ! Te voilà revenue ! murmura-t-il, en essayant de sourire. Bonjour, Éliante ! Et ma bouche n’est-elle pas meilleure que les froides amphores d’albâtre, les statues d’ivoire, de cire ou de marbre noir, les vilains couteaux qui mordent ? Je serai aussi doux que vous l’exigerez, Madame ! Je vous attendrai aussi longtemps qu’il le faudra. Je saurai mourir de votre mort joyeuse en souffrant les pires tortures… seulement… ne me parle plus avec ta voix qui sanglote. Cela me fait un mal que je ne puis m’expliquer. Folie ou comédie, ce que je bois de toi sur tes lèvres est un alcool qui pourrait me conduire… où tu es ! Éliante ! Le rideau tombe… Entends-tu ! Il faut nous en aller d’ici ? Mon Éliante ?

Elle sourit, se leva, et sa robe de gaze ondula, se tournant en spirale de fumée le long de son corps souple.

Léon, pour ne plus trop la voir, passa sa main sur son visage moite. Il avait décidément le vertige.

— Mes oiseaux ? questionna-t-elle, d’un ton de petite fille qui cherche sa poupée.

— Tiens, c’est juste ? où est ton chapeau ? Excellente diversion ! Ah ! le voilà, sur cette chaise, et voici l’opale pour les attacher.

— Aide-moi, je suis lasse ! Il faut passer l’épingle au travers des oiseaux… si tu veux que cela tienne.

Elle retomba, comme un rideau léger se repliant sur lui-même, et il la garda un moment, pesant tout entière sur ses deux bras.

— Tu n’es pas lourde, ma pauvre chérie ! Naturellement, tu ne daignes pas manger d’une façon raisonnable, parce que c’est vulgaire… et tu bois de l’eau pure… ce qui fortifie !

Elle secoua la tête.

— Je mange des gâteaux, je mange des fruits et je bois l’eau du ciel… mais les nègres ont tué pour moi les oiseaux du paradis, et je dois expier le massacre des oiseaux innocents ? C’est le destin.

Léon, se mordant les lèvres, passa l’épingle au travers des menues bestioles, qui eurent l’air de crier, leurs petits becs menaçants dardés comme des aiguilles.

— Cette opale est splendide ! murmura-t-il, pour écarter un peu l’idée de mort flottant perpétuellement dans leur atmosphère.

— N’est-ce pas ? Eh bien, écoute, Léon, regarde-la bien… je t’appartiendrai la nuit où elle flambera toute seule.

— Diable, que signifie encore cette histoire ? Et me permets-tu de la jeter dans une cheminée à la première occasion ?

— Je le raconterai l’histoire des opales un autre jour.

— Non ! Tout de suite. Viens chez moi ? (Il ajouta, railleur :) Je ferai du feu !

— Je le propose mieux que cela, m’accompagner jusqu’à ma porte… Je renverrai la voiture, nous marcherons.

— Ah ! j’accepte… mais on soupera, dis ?

— Ne me fais pas de peine, j’ai le choix de l’heure.

— Comment donc, et des armes, y compris des épingles à chapeau. J’ai juré. Mais en pleine rue, hum !… c’est assez difficile de s’embrasser, Madame la jongleuse !

Au vestiaire, parmi la foule, il fut très correct, lui drapa sur ses épaules son immense manteau de bayadère, cette écharpe d’orient multicolore douce et fulgurante comme un tissu de flammes.

Ils descendirent le grand perron, elle appuyée à son bras, tout heureuse de respirer le vent frais de la nuit et lui atrocement énervé, grisé par ce même vent, s’imaginant sortir d’un bar anglais où il aurait bu des mélanges excitants. Le cocher vint aux ordres.

Malgré lui, il regarda ce cocher. Un très bel homme au teint coloré, les yeux brillants, un hercule.

— Allez sans moi, je rentre à pied, fit Mme Donalger, presque affectueusement, en femme qui s’excuse.

Léon Reille eut un mouvement de jalousie furieux.

— Il est fort bien, ce cocher, Madame, dit-il, quand la voiture se fut éloignée.

Éliante, absorbée par ses pensées, ne répondit pas tout de suite.

— Tu dis, chéri, mon cocher ?… Quoi ! Je n’ai pas entendu ?

Léon lui serra le poignet à le lui briser.

— Je dis que tu refuses probablement mon amour pour coucher avec cet homme-là… parce que vous êtes toutes semblables, Mesdames les aventurières de l’aristocratie.

Éliante demeura une minute muette sous ses yeux fous.

— Mon Dieu, bégaya-t-elle, c’est donc cela leur amour à eux… ils peuvent donc coucher avec les filles de chambre tout en aimant la maîtresse ?

Et il vit qu’elle essuyait furtivement sa joue.

— Pardonne-moi… Je suis un peu ivre… Je n’ai pas la notion très exacte des distances en effet. Ton cocher est très bien… c’est tout ce que je voulais te dire. Toi, tu me dois l’histoire des opales… raconte-la-moi. Les contes endorment les enfants de mauvaise humeur. Je te jure que je plaisantais.

Ils gagnèrent les quais. Le dernier roulement des voitures s’éteignit, ils longeaient le grand fleuve silencieux et clair, charriant des reflets de lune, les arbres, au-dessus d’eux, n’ayant encore poussé que leurs premiers bourgeons du printemps, balançaient des étoiles au bout de leurs brindilles comme des fleurs nouvellement épanouies, et le goût de l’air était exquis, avait la saveur d’une eau tiède parfumée d’une vague odeur de femme, le bain qui baignait, pour tous les couples épars, la beauté de la nuit.

Peu à peu Léon se rassérénait, pressait davantage ce petit bras rond sous son bras plus ferme.

— Éliante, dit-il brusquement, c’est très sérieux. Je veux t’épouser. Partage ta fortune entre la nièce et ton beau-frère, et fais-toi libre, nous vivrons en bohèmes, sans nous soucier du monde. Je serai médecin dans six mois, je le l’affirme.

Elle se taisait.

— As-tu entendu, cette fois, ma bien-aimée ?

— Oui, mais pour t’épouser, je ne peux pas partager mon âge entre mes chers parents… ils n’en voudraient pas, surtout mon beau-frère ?

— Un superbe instrument d’amour comme toi, ça sera toujours jeune, Éliante !

— Et puis, soupira Éliante, je suis paresseuse, il me faut ma voiture, je suis coquette, j’ai besoin de me parer d’oiseaux des îles, je suis gourmande, il me faut des fruits rares, j’ai froid l’hiver, il me faut ma chambre doublée de fourrures. Il faut que je voyage l’été parce que j’ai peur de rester toute seule à Paris, et il faut… par-dessus tout cela, que mes cochers soient très beaux pour inspirer de la jalousie aux étudiants du quartier latin.

— Merci ! On n’est pas plus princesse ! Alors… à la grâce du suicide !… jetons-nous à l’eau. Il fait si bon, ce soir, dis ?

— Non, je préfère le raconter l’histoire des opales. Écoute bien, et tache d’en trouver la morale : les opales sont des gouttes de feu. Tu as dû remarquer que leur blancheur n’est qu’un masque, une espèce de taie laiteuse posée sur un petit soleil. Elles sont de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, mais elles font des efforts pour être ainsi, elles luttent contre quelque chose d’affreux qui pèse sur elles. C’est la malédiction d’un dieu qui leur a interdit de se montrer telles qu’elles devraient exister. Les opales sont des gouttes du feu divin. Elles sont tombées du soleil pendant un baiser qui eut lieu avant la création de la femme. Des dieux s’aimaient alors très purement, mais la femme vint, et elle ramassa les gouttes du soleil, osa s’en faire un collier, des bracelets, des bagues, et les dieux indignés, voyant la femme si belle, descendirent du ciel et lancèrent sur les opales d’autres gouttes d’une essence moins… sacrée que le feu divin dont ils avaient brûlé jusque-là. Est-ce que tu saisis ? mon petit ami d’amour ?

— Ma foi non, riposta Léon, penché sur son épaule et retenant un éclat de rire, car il avait saisi. Cependant, j’imagine que ces dieux-là devenaient probablement des hommes, en dépit de leur violente indignation, hein ?

— Si tu as compris, je n’ai pas besoin de fournir des détails. Et voilà ! Les opales sont des gouttes de feu divin… en dessous. Mais elles brûlent toujours divinement, malgré leur masque d’infamie, leur hypocrite blancheur laiteuse. Une nuit viendra où un couple de mortels, ou de dieux, retrouvera le secret du baiser pur… et alors elles flamberont, victorieuses, retrouveront la liberté d’être vraiment des gouttes de soleil ! Moralité…

— Moralité, s’exclama Léon Reille, éclatant de rire, madame Éliante m’appartiendra la nuit où flamberont les opales… à moins que nous choisissions un autre moyen, c’est-à-dire une autre morale, qui serait, par exemple, d’augmenter la dose pour éteindre complètement le feu divin. Je deviens obscène, mais tant pis ! Ce n’est fichtre pas moi qui ai commencé. Éliante, tu es folle !

Ils étaient arrivés en présence du Trocadéro.

Le palais des songes, la nuit.

Les deux hautes tours orientales se découpaient, presque blanches, candides comme des bras d’enfant, sur le fond d’azur sombre du ciel et les vagues verdures moutonnant en dessous formaient une vapeur, légères nuées d’apothéoses ayant l’air de supporter tout le monument. Le cercle de lumière de la colonnade mettait un collier de diamants à sa rondeur moelleuse, cela étincelait dans le silence religieux comme, à travers la fumée d’encens, les bijoux d’une monstrueuse idole. Les tendres pâleurs des marbres se reflétaient jusqu’au bord de l’eau, traînaient en robe nuptiale balayant des escaliers géants.

Et le long du grand pont, la lune blanchissait les balustres, leur donnant le vernis de la perle.

— Je suis arrivée, déclara Éliante, doucement confuse. Tu es méchant, mon petit ami d’amour ! Je ne veux ni te répondre ni te contredire, car tu as peut-être raison. Mais où il y a du ridicule à risquer, la fille du baron de Massoubre est toujours inquiète. Je t’aime, cela n’est pas ridicule parce que c’est divin… Si je t’épousais… Missie aurait envie de rire… malgré tout son désespoir de fiancée. La vie factice ou la vie réelle demeure un décor admirable, sans humanité. Les enthousiastes sont-ils bien coupables de rêver de se maintenir à la hauteur des décors qu’ils préfèrent en supprimant leur propre chair pour leur plus grande gloire d’amour ? Laisse mes mains, ne me retiens pas ici ! On peut nous apercevoir de la maison. Je veux traverser le pont toute seule. Tu me regarderas partir… non, je n’ai pas envie de me noyer, je te le jure… je suis bien trop frileuse. Je ne m’en irai qu’après t’avoir mis dans l’impossibilité de me suivre… Ne cherche pas à comprendre ni à m’accompagner plus loin. Je jure de le demeurer fidèle et de vivre avec toi, tout entière en toi, jusqu’à ta mort. (Elle sourit.) Oui, c’est moi qui suis la magicienne, je rentre en mon palais de rêve… et demain je t’attendrai pour t’amuser un dernier jour… avant le sacrifice… « Encore un petit moment, Monsieur le bourreau ? »

— Éliante, supplia Léon Reille, je veux vous accompagner plus loin, personne ne nous guette ni ne s’occupe de nous. La nuit est si belle… ramenez-moi chez vous… dites ? Ou c’est moi qui vais me tuer… Entendez-vous… je veux… Éliante ?

— Venez demain. Dans la journée. J’ai besoin d’une nuit de solitude. Je vous enverrai un télégramme pour vous dire l’heure. Oh ! mon Dieu, croyez-vous que je puisse attendre plus longtemps, moi aussi ? Adieu ! Je vous aime.

Léon demeura immobile à l’entrée du pont, la suivant des yeux. Elle courait comme une folle, et son manteau flottait sur les balustres couleur de perles imitant les rayons de ce feu mystérieux dont elle avait conté l’histoire.

… Il revint chez lui, ne pleurant plus.

— Elle est à moi, pensa-t-il, femme ou maîtresse. Ce qu’elle veut, simplement, c’est que je ne puisse plus lui échapper. Je me moque de tout. Eh bien ! me voici dans le filet. J’y reste !

XII

(Par télégramme, le lendemain.)

« Cette nuit… »
Éliante Donalger.

XIII

Il passa, ce jour de printemps, comme le jour de Noël, par le petit jardin dont la grille était ouverte.

Son cœur battait délicieusement, et il ressentait une gaieté frondeuse, sans avoir, pourtant, des idées ridicules d’hommes fat sur le triomphe prochain.

Elle cédait.

Cela était plus simple, plus conforme à la vie ; mais cela n’irait pas tout seul, car une jongleuse de sa force devait lui ménager des surprises.

Agréables ou désagréables, les surprises ? Serait-il obligé de se fâcher au dernier moment, d’agir comme les dompteurs en face de la buveuse d’air, la fameuse cavale à qui l’on dut brûler les yeux pour lui faire porter Mahomet ?

Et il récapitulait :

— Non, elle ne se tuera pas, mais elle est capable d’essayer tout de même ? Elle aura expédié Missie aux crèches populaires et le diplomate sourd chez son ami le dégustateur. Nous aurons tout le loisir de discuter le genre de mort, l’après-midi. Vers le soir, la collation, le vin des îles, nous attendriront. Moi, je réclame l’asphyxie par les roses. J’en ai envoyé suffisamment pour garnir toute sa chambre et joncher les tapis. Maintenant, il y a le poison et le coup de revolver. Très sale dans ses résultats, le poison ; le revolver… c’est bien vieux jeu, en outre, ça fait beaucoup de bruit, surtout quand on se rate, et ça vous ameute les domestiques. Reste à lui persuader qu’en la tenant au lit, l’espace d’une semaine, je me charge de lui faire oublier le goût du piment chinois dont M. Donalger assaisonnait ses caresses conjugales. Je crois que, tout bien réfléchi, mon plus dangereux ennemi, c’est cet officier de marine qui commande encore le vaisseau-fantôme de ses rêves. Il y a des gens qu’il est nécessaire d’enterrer sous des montagnes ! C’est drôle, je me sens dispos, très heureux, je n’ai plus peur d’elle, mais, le mort m’obsède. Il convient de secouer cela vivement. Après tout, hier, je la voyais en magicienne capable de m’envoûter ; aujourd’hui, j’ai le glorieux réveil du spectateur revenu du théâtre qui retrouve la grande actrice à ses côtés, bien en chair, pas trop en os, et offrant ses bras, moins le plâtre. Le mari ? Le souffleur, quoi ! Je n’ai nul besoin de m’en embarrasser pour mes répliques personnelles. D’abord, on ne parlera plus. Les choses éternelles sont dites !… Sacrebleu !… Missie !

Debout, sur le perron, Marie Chamerot le saluait, un peu rougissante, charmante d’ailleurs, car elle embellissait depuis qu’elle était sincèrement éprise de l’étudiant. Elle aussi cherchait à étouffer dans son cœur le battement furieux des ailes d’Éros ! Ses yeux brillaient, ajoutaient des sous-entendus aux moindres phrases ; elle se coiffait en guerrière d’amour comme sa tante, elle portait fièrement le casque lisse de ses cheveux, dégageant son front, montrant sa nuque, et elle avait revêtu, ce jour-là, un coquet costume d’avril blanc et rose, des petits bouquets Pompadour se noyant dans un fond crème. Toujours les œufs à la neige ! et déjà la pointe de galanterie du bouton carminé qui crève son enveloppe.

— Bonjour, Mademoiselle ! Vous ne cyclez donc pas aujourd’hui ? Mme Donalger va bien ? Est-ce que je me présente trop tôt ? Vous alliez sortir ? Je suis si mal élevé, moi.

— Non, Monsieur, nous ne devions pas sortir. Ma tante est un peu souffrante.

— Qu’a-t-elle ? interrompit le jeune homme anxieux, toute sa gaieté triomphante envolée.

— Oh ! rien de grave ! Elle s’est levée très tard, s’est plainte de douleurs nerveuses, a déjeuné cependant mieux que de coutume ; elle a bu du vin, elle qui n’en boit jamais, et elle est descendue chez elle, me déclarant qu’elle voulait préparer sa chambre pour nous montrer ses belles robes. Vous savez, la collection des pays chauds ? Au contraire, elle est très gaie, quoique souffrante, elle veut nous faire danser… pour vous apprendre, Monsieur.

Et elle esquissa une gracieuse révérence.

— Elle n’est pas sérieusement malade, Marie, vous me le diriez, n’est-ce pas ?

Marie examina le jeune homme, la physionomie inquiète, comme si elle le voyait pour la première fois. Son regard de petite personne libre avait quelque chose de dur, un effarouchement ou une résolution, mêlée d’une inexplicable timidité.

— J’apprendrai, Mademoiselle, j’apprendrai tout ce qu’on voudra, et j’espère que vous m’aiderez ? murmura Léon poliment.

— Oh ! moi, je ne connais pas les rites espagnols ! Ce sera fort amusant pour vous si elle s’en mêle. Moi, je suis une élève encore.

— Une élève très… stylée, Mademoiselle ! je vous ai vue danser. (Ils rentrèrent ensemble dans la salle à manger vert-d’eau.) Tous mes compliments sur votre robe, Missie, et sur votre nouvelle coiffure ? Une taille, des cheveux ! Vous êtes exquise ! Est-ce que vous permettez ?

Et il lui prit une fleur au corsage, un petit boulon mi-épanoui, qu’il glissa dans sa boutonnière.

— C’est pas du jeu ! fit-elle tristement. Vous ne m’aimez pas…

— Vous croyez que je ne vous aime pas ? Vous vous trompez, Mademoiselle. Aujourd’hui, effet de printemps, j’aime tout le monde. J’adore toutes les femmes… et je les épouserai toutes si on voulait me les donner toutes ! Hélas, on ne me donne jamais rien… que des fleurs… et encore, quand je les… reprends ?

— Pardon ! Quand vous les volez ! riposta Missie le feu aux joues, ignorant que le jeune homme avait envoyé des bottes de roses à sa tante, le matin même.

— Dame ! fit hypocritement l’étudiant, on prend son bien où on le retrouve ! il y a là une équivoque, mais ça ne vous regarde pas. Missie, montrez-moi donc vos progrès dans l’art de la médecine ! de quelle façon soignez-vous les migraines de Mme Donalger, mon cher confrère ?

— Vous tenez à ce que je vous parle d’elle ? Voulez-vous que j’aille la chercher ? Elle s’habille. Vous êtes incorrigible, Monsieur. C’est vous qu’on ne guérira pas facilement. Je ne soigne pas ma tante. Elle a peur de tous les médecins, y compris les étudiants en médecine, vous savez !

— Bah ! Je suis donc bien terrible, Mademoiselle mon cher collègue ?

Il jeta son chapeau et sa canne sur un canapé d’un geste d’homme qui est chez lui. Mlle Chamerot souriait, mais il s’aperçut que ses yeux étaient tout humides d’une grave émotion. Il y avait de la cruauté à se moquer d’elle un jour pareil. Du moment que Mme Donalger allait venir, il serait bon, tendre, fraternel. Il ferait son métier de séducteur, discrètement, en attendant mieux.

— Je vous en prie, Missie, dit-il très câlin, se plantant devant elle les mains offertes, si elle ne peut pas me souffrir, tâchez de me le faire oublier l’espace d’une après-midi. Soyez charitable ?

— C’est pourtant vrai, soupira Marie, lui serrant les mains malgré son violent désir de lui tourner le dos, il faut que je vous aime pour ceux qui ne vous aiment pas. Ce qu’elle s’en fiche, des amoureux, elle ?

Léon hochait la tête, souriant.

— Elle a tort… un cœur tout chaud, c’est un objet très gentil à placer sur le coin d’une cheminée quand on lit des romans.

Marie haussa les épaules, et n’y tenant plus, elle s’écria, de sa plus pure voix de gavroche parisien :

— Votre cœur ? Bien ! Elle en a plein une armoire, des cœurs tout chauds. Et elle s’en sert pas, c’est comme ses belles robes qui moisissent ! Je vous dis qu’elle est folle !

— C’est absolument mon avis ! déclara Léon, qui ne put s’empêcher de rire et de l’attirer jusqu’à lui pour l’embrasser chastement, sur le front.

Marie lâcha ses mains, alla dresser des fruits sur un compotier de cristal.

— Nous ferons collation chez elle, dit-elle fébrilement, essayant de dissimuler son trouble ; Mlle Louise en sera ; nous mangerons des tartelettes à la frangipane, nous boirons de la crème de violette, et nous goûterons les pommes d’Anam qui sont mûres, paraît-il ! Est-ce que vous connaissez la pomme d’Anam ? Ça se hume avec des pailles, comme les sorbets. C’est très bon. Mme Louise, c’est la musicienne du bal blanc, une grande blonde, plus blonde que moi ; elle porte des bandeaux à la vierge, et, si elle n’avait pas le nez long, elle serait bien belle ; mais, voilà, j’ai remarqué que toutes les musiciennes avaient le nez long !

— Va pour les pommes d’Anam ! Je me sens en appétit, et il n’y en aura jamais trop, affirma le jeune homme ; seulement, qu’est-ce que le nez de Mlle Louise vient faire dans ce joli dessert, ma chère Missie ?

— Vous êtes drôle ! Nous ne pouvons pas vous apprendre à danser sans lui. Mlle Fréhel tiendra le piano. Ma tante n’admet pas qu’on fasse de la musique soi-même, alors qu’il y a de grands artistes pour s’en charger.

— Je la reconnais bien là ! Sacrée princesse ! gronda-t-il, mais il garda ses réflexions. On entendait la voix d’Éliante, derrière la porte, la voix d’Éliante, sa vraie voix.

Elle entra, conduisant Mlle Louise Fréhel par le bras.

— Bonjour, mes enfants, dit Éliante affectueusement, les yeux à moitié clos comme quelqu’un qui vient de s’éveiller, je vous amène notre madone à la harpe, elle est bien gentille de s’être dérangée pour nous. Mademoiselle Louise, je vous présente M. Léon Reille, un futur danseur… s’il veut apprendre, et il faut qu’il apprenne. Vous allez bien, mon petit ami. Moi, je suis nerveuse… je casserai tout… mes doigts tremblent… Voyez !

Elle lui tendit la main.

Léon se sentit tout inondé d’une puissante joie. Elle était là, debout, souriante, et si sa petite main tremblait, elle avait ses beaux yeux d’amour, ses yeux les plus passionnés, et, si elle n’osait pas encore les montrer aux autres, lui les devinait bien sous leurs franges de fourrure. Elle était en blanc, drapée d’un grand velours ivoire ; elle portait la robe des fiançailles, la robe de Noël.

— Noël ! répondit le cœur du jeune homme en bondissant.

— Madame, à votre école, fit-il s’inclinant, que n’apprendrait-on pas ? Et comment va M. Donalger ?

— Mon beau-frère est chez un notaire, en ce moment, des histoires de paperasses dont je suis incapable de me charger moi-même. Je pense que nous le verrons soit pour la collation, soit pour le dîner, car nous vous garderons ce soir, monsieur Reille, nous ne vous renverrons qu’à la nuit close. C’est une affaire entendue.

— Je comprends très bien, se dit le jeune homme rassuré, je ferai semblant de m’en aller officiellement, et je reviendrai par le jardin, dès que les lumières seront éteintes ; il n’est plus question de suicide, et cela simplifie le dénouement. Voilà une nuit nuptiale qui s’annonce encore mieux que je n’osais la rêver. J’ai presque envie d’apprendre à danser.

Missie sautait au cou de la grande fille blonde. Celle-ci ôtait son chapeau, son manteau, et apparaissait artistiquement vêtue d’une robe de laine brune, une sorte de costume religieux d’une grâce austère, faisant ressortir les bandeaux à la vierge et le nez aquilin… oui, un peu long, mais joliment dessiné, de la virtuose.

Et les trois femmes, précédant le jeune homme, entrèrent dans le temple.

La haute chambre était éclairée par ses trois fenêtres ovales toutes rutilantes de soleil ; les trois topazes ruisselaient de feux magnifiques sans aucune indication de paysage et baignaient d’une lumière chaude tous les meubles sombres ; Léon reconnut, à la place de l’Éros antique, ses roses du matin, trempant dans une colossale coupe de verre vénitien, de la nuance des opales. Au-dessus du pouf de cygne, les fleurs de toutes couleurs s’enchevêtraient, se mêlaient, se révoltaient, petits boutons ou grosses roses épanouies, comme des amours dans un nid, et il en débordait sur la fourrure blanche, il en tombait partout. Des pétales volaient de tous les côtés, mais cette cascade claire et embaumée ne pouvait lutter contre la violence du parfum de la chambre mystérieuse. Cela sentait le vétiver, aussi le fruit des îles… et plus haut, sous la voûte de ténèbres, régnait cette inexplicable odeur d’huile nègre, dont parlait quelquefois Mme Donalger, une odeur de fauve.

Endormis profondément, les lions, les tigres, les panthères présentaient toujours leurs têtes redoutables au centre des panneaux de draps d’or et toujours le grand lit singulier, en forme d’œuf, tout pâle sous les soies de Brousse bleue paon, semblait protégé par eux comme l’œuf du monde, le germe de tout amour.

Les trois femmes se mirent à jaser doucement.

— Vous avez caché le piano là ! C’est bien de vous ! Pauvre piano ! vous le traitez dédaigneusement, Madame, disait Mlle Louise Fréhel en ouvrant un clavier au milieu d’une petite oasis de palmes vertes.

Et le monstre-piano exhiba ses dents blanches, brutalement. Il eut l’air du nègre géant qui sentait ainsi l’huile rance, bâillait.

— Oh ! ma tante, nos pommes d’Anam ! Elles sont bien trop fondantes ! déclara Missie, s’occupant d’une jolie table de laque à plusieurs étages, tout encombrée de mets spéciaux et délicats.

— Eh bien, il faut les serrer dans la sorbetière, répondit Mme Donalger, très effrayée à la seule idée que cela ne serait pas mangeable.

Et les deux femmes, pendant un tendre prélude de valse, s’agenouillèrent devant un seau d’argent rempli de glace, plongèrent leurs mains agiles, retirèrent des ustensiles de vermeil ronds et sonores, se heurtant avec d’étranges bruits de cymbales, y déposèrent les fruits doucement, comme on mettrait des têtes de petits enfants sur des coussins dans des berceaux.

Léon souriait. Il était roi, ce jour de printemps, et c’était sa royauté de mâle que les trois femmes adorables berçaient.

— Cette nuit ! pensait-il.

Jamais jeune marié n’avait eu plus merveilleuse journée de noces, et jamais non plus il ne reverrait cela. Tout ce qui faisait la beauté de la vie s’unissant pour lui plaire et préparer son bonheur.

Quand Éliante se releva, laissant à Missie le soin de poudrer de glace pilée ses petits moules de vermeil où reposaient les pommes d’Anam, leurs yeux se croisèrent.

Il se mordit nerveusement les lèvres.

Très grave, Éliante s’avança vers lui, arrondit son bras en-dessus de sa tête, comme portant tout à coup une lyre.

Maintenant, dit-elle, il faut nous amuser sans nous souvenir que la vie… passe.

— Je t’aime, répondit Léon la voix toute tremblante d’espoir, et elle ne passera jamais assez vite, aujourd’hui.

— Missie, appela Mme Donalger fermant les yeux, ton menuet, je te prie, cela donnera une première leçon de maintien à notre élève.

Mlle Louise Fréhel entama le menuet dans un silence recueilli. Éliante vint s’accouder au piano. Léon s’assit sur le pouf de cygne, et Missie, toute baignée de lueurs blondes, se dressa presque jolie, d’une joliesse de gravure dans le fond de topazes de la chambre.

Là il y avait une large toile verte étalée sur le tapis de Smyrne, formant un gazon ras, et elle sembla danser sur la pelouse d’un parc, au soleil couchant. Missie, un peu maigre, un peu déhanchée, marchant en garçon pâtissier qui cycle avec une manne, devint subitement élégante, posa, et le charme de la mélodie aigrelette, mièvre, un brin sure, aidant, elle eut une révérence solennelle, jointe à un plissement de bouche et de paupière du plus comique effet.

Le menuet s’accélérant, ses pieds vifs piétinant dix minutes la mesure, elle arriva trop tôt sur le dernier accord, exécuta une glissade, deux ou trois sauts de chèvre en révolte, et retomba sur un salut, bref et hardi, de son invention.

Léon éclata en applaudissements chaleureux.

— Bravo !… c’est délicieux, absolument réussi, mais j’espère bien qu’on ne va pas me demander d’en faire autant… J’aimerais mieux m’aller pendre !

— On ne vous demande pas d’apprendre ça, c’est trop difficile, déclara généreusement Missie essoufflée et s’éventant avec son mouchoir, Mlle Fréhel maintenant va nous danser une pavane. Elle est fort habile, vous savez, et c’est moi qui l’accompagnerai. C’est seulement pour vous former la vue. Comprenez-vous, mon petit !

— Moi, je suis le plus heureux des quatre, si on ne me fait rien faire. Je comprendrai, à la condition de rester assis.

— Votre tour viendra, Monsieur, dit en passant Mlle Fréhel, avec un bon sourire d’encouragement, car il lui plaisait, ce joli garçon sauvage, qui se blottissait dans leurs jupes avec la joie sournoise d’un grand chat voluptueux.

Et Missie joua la pavane. Et Éliante alla chercher un éventail pour la danseuse. Chose étrange, cette vierge à la harpe en costume de bure prit tout de suite les altitudes d’une grande dame du grand siècle. Elle agita sa jupe d’un côté et son éventail de l’autre, comme si elle eût fait glisser dans ses doigts du brocart et un sceptre. Ses mouvements doux, cadencés, toujours nobles, avaient une harmonie extraordinaire. Léon, cette fois, ne riait plus, il commençait à deviner que la danse n’est probablement pas ce qu’un vain peuple pense… au quartier latin.

— Oh ! que c’est joli ! C’est d’une pureté de lignes ! Encore ! Encore ! Mademoiselle ! On se croirait dans les galeries de Versailles.

— Il faut la voir danser en toilette de cour, dit Éliante qui rêvait derrière lui, le front appuyé à la fraîcheur du vase rempli de roses.

— Non ! je préfère sa robe de religieuse, c’est plus mystérieux, et la noblesse de son art en est plus transparente.

Éliante laissa tomber sa main moite sur l’épaule du jeune homme.

— N’est-ce pas, dit-elle bien bas, que l’art peut consoler de beaucoup de choses… Cette fille-là est très pauvre, très bonne, très pure encore, et personne ne songe à l’épouser, je crois qu’elle en souffre.

— Oui, fit Léon, en touchant son nez de son index, il est trop long !

Un sourire hautain retroussa les lèvres de Mme Donalger.

— Vous parlez comme Missie. Elle est belle, cette fille-là.

— Si tu veux, souffla le jeune homme, profitant de la présence de Missie au piano pour frotter sa tête au corsage d’Éliante. Celle-ci se recula, un éclair dans les prunelles.

Il y avait pourtant un orage qui couvait dans cette atmosphère d’amour, des jalousies féroces qui dormaient comme les grands fauves pendus et crucifiés aux murailles, et, quelquefois, dans un coup d’éventail éparpillant l’odeur des fleurs et la saveur des fruits des îles, on sentait monter plus haut le parfum des races nègres, des anthropophages !

Après la pavane, Missie et Léon dansèrent, se disputèrent, s’égosillèrent et finirent par se prendre à bras le corps. Il s’agissait de la valse.

Mlle Fréhel frappait de désespérés accords, s’efforçant d’inculquer la science du rythme au jeune homme qui s’irritait peu à peu.

Un moment, Missie le menaça de le pincer.

Alors, il vint, tout piteux, vers Éliante.

— Vous ne voudriez pas vous charger de moi ?

— Non, dit-elle d’une voix dure. Je ne peux danser qu’avec ceux qui savent. Je suis trop vieille pour apprendre… à ne plus savoir.

— Cruelle ! Vous êtes odieusement cruelle ! Essayons…

— À table d’abord, nous danserons plus tard, fit Éliante s’échappant de ses bras.

Elle poussa la table au milieu de sa chambre.

— Allons… songea Léon, elle a quelque chose… mais quoi ? La pudeur ? Un remords ? L’idée de se venger de sa défaite par une recrudescence de coquetterie ? Je la tiens et je l’aurai… cette belle nerveuse… ou c’est cette nuit que je la bats !

Le chat sauvage commençait à se faire les griffes sur les fourrures blanches.

Il vint s’asseoir à la droite d’Éliante, et Mlle Fréhel se mit à gauche, Missie en face.

Ce fut un joli tintement de petites cuillères sur les porcelaines et les cristaux, des mots vifs tombant en coups de pattes sur les fruits et des morsures gourmandes dans les pulpes savoureuses. Les pommes d’Anam eurent un grand succès. Missie et Léon changèrent de paille sans y faire attention. Léon se grisait doucement, car il sentait le genou d’Éliante près du sien. Effleurer son genou ? Ce soir il l’aurait toute ! Peu lui coûtait d’être respectueux. Missie, en lui passant une coupe de champagne, en répandit sur la nappe, et Mlle Fréhel dit gaîment :

— Signe de mariage !

— Promesse d’amour, Mademoiselle ! répondit Léon vivement.

— C’est plus modeste, risqua Missie, et les deux jeunes filles éclatèrent de rire en buvant à sa santé.

Léon regardait Éliante. Elle ne riait pas. Une souffrance infinie crispait parfois son beau visage, le décomposait en masque tragique, elle paraissait une minute absente, dans un tout autre monde, puis elle se penchait sur ses convives, découpait les gâteaux, servait les crèmes et leur épluchait des fruits. Avait-elle donc donné tout son amour la veille et ne lui en restait-il plus pour frémir d’impatience avec lui ?

Après la collation, des domestiques emportèrent la table et, furtivement, rapportèrent deux vastes caisses. Une curiosité enflammait Léon et les jeunes filles. C’étaient les costumes orientaux.

Les grandes caisses en bois de camphre, cloutées de cuivre, semblaient avoir traversé les mers bien souvent… L’une d’elles, moisie, ses clous rouillés, gardait une espèce d’humidité comme sortant d’un naufrage.

Éliante ouvrit les caisses et les jeunes filles poussèrent des cris d’admiration, pendant que le jeune homme, avec une maladroite satisfaction d’animal qui ravage, tirait à lui des velours, des soies, des lainages bariolés lamés d’or et d’argent, des verroteries, des franges, des parures de coquillages ou de dents humaines. Tout cela, les colliers naïfs, les écharpes un peu crasseuses, les coiffures à sequins et les voiles de gaze constellés de perles de couleurs, c’étaient les joies de l’amour volées à des femmes ou rajustées pour une femme. Éliante avait porté tout cela ; et ses mains, devenant fiévreuses, il les plongeait sensuellement dans ce torrent de choses douces qui lui chatouillaient les paumes. Il y avait des jupes en lourd lainage et des culottes en damas filigrané, des chemisettes de soie légère comme des nuées, des ceintures énormes, damasquinées et bossuées de gemmes. Les jeunes filles ne finissaient point de s’extasier. Missie avait les yeux hors de la tête, et la madone, Mlle Fréhel, perdant sa gravité d’artiste, s’asseyait par terre pour mieux manier et soupeser les broderies.

— Allons, Mesdemoiselles, que l’on déplie les paravents et que l’on se déguise. Il faut essayer mes robes.

Ce fut un délire. La joyeuse gamine et la sérieuse madone se précipitèrent, celle-ci sur un brillant costume turc or et bleu, celle-là sur une ample robe japonaise à ramages d’argent sur fond vert. Derrière les paravents, on entendit cliqueter les agrafes de métal et se froisser les satins. Une odeur de fraîches femmes coquettes se mélangeait aux dernières vapeurs sucrées de la collation.

Mais plus haute, bien plus haute se dégageait la forte odeur de poivre s’exhalant des caisses ouvertes, une odeur de piraterie.

Bientôt Léon eut autour de lui, papillonnant, tournoyant, s’arrêtant aux miroirs ou consultant son goût toutes les beautés d’un harem ; les deux jeunes filles changèrent quatre fois de costumes, puis revinrent à la dame turque et à la dame japonaise qui leur seyaient mieux. Toute pâle, toute blanche, agenouillée devant les caisses, plongeant sans cesse les bras et en retirant ses belles mains chargées, Mme Donalger puisait toujours de nouvelles richesses. Elle retira un costume de Malaise, un sarrong de laine verte et bourrue, ornée de perles noires, une écharpe d’un tissu noir et jaune, sonnant sous l’ongle comme un feuillage sec, et un chapeau de vieille paille tout plein de poudre de safran. Au chapeau pendait un affreux madras, et à l’écharpe s’attachait, dans une gaine de cuir, un kriss à lame tortillée comme un sinistre dard de reptile, puis un costume océanien, très sommaire, un pagne étroit à raies bleues, en coton blanc, un petit étui d’os travaillé contenant un jeu d’épingles en arêtes de poissons. Ceux-là… on ne pouvait guère les essayer.

— Voilà, c’est tout ! Mes petites amies, je vous les donne, déclara Éliante d’une voix lente. Partagez-les en sœurs. Prenez chacune votre caisse pour les mettre dedans, où ils se conserveront peut-être quelques années, mais je m’aperçois que ces étoffes sentent le moisi. Elles vieillissent, je ne veux plus les garder chez moi. Les joujoux sont faits pour amuser les enfants.

Missie poussa un cri. Mlle Fréhel joignit les mains :

— Oh ! Madame, y pensez-vous ? Pourquoi nous les sacrifier alors que vous allez encore au bal ? Cela doit être une mine pour la saison des travestis.

— Je n’irai plus au bal, dit Mme Donalger… au moins cet hiver, ajouta-t-elle d’un ton plus sourd.

Léon sourit fièrement.

— Les lauriers sont coupés, murmura-t-il, avec un geste qui fauchait les doigts d’Éliante en train de déplier un grand voile de gaze criblé de perles.

Missie et Mlle Fréhel s’éloignèrent un peu, chuchotant. Il comprenait. Certainement elle avait obéi à sa mise en demeure. Elle partageait sa fortune entre sa nièce et son beau-frère, lequel beau-frère était allé chez son notaire le jour même pour des histoires de paperasses, et, maintenant, elle distribuait les souvenirs de sa vie conjugale aux deux jeunes filles. C’était bien, c’était beau ! Il se sentait fou… Ensuite on fuirait ensemble pour s’aimer !

Et à genoux dans les soieries, tout noir, très souple, vêtu de son simple veston d’étudiant, une petite rose à la boutonnière, sa jeune tête pâle de volupté levée vers elle, tout orgueilleux de son rôle de démon exterminateur, les yeux scintillants du reflet des pierreries, Léon Reille rampa jusqu’à elle :

— Est ce que je ne te verrai pas danser pour moi tout seul ? Est-ce que toi aussi tu ne t’habilleras pas pour que je l’admire ? Pourquoi t’effaces-tu perpétuellement devant moi lorsque mes yeux te cherchent ? Tu ne m’aimes donc plus, Éliante ?

Il priait comme un enfant jaloux, désirant sa part de jouets.

— Tu l’exiges ?

— Oui, je le veux ! Je veux que tu sois ici la plus belle, la plus jeune, et celle que je dois préférer. Si tu ne m’obéis pas absolument, je le battrai, cette nuit, je deviendrai le plus méchant des hommes !

Éliante répondit :

— C’est juste ! j’ai gardé deux costumes. Je les mettrai… quand il faudra…

Mlle Fréhel, au piano, commençait une valse.

Missie vint inviter son fiancé. Ils valsèrent très mal, se disputant, puis ce fut le tour de la dame japonaise, mais cela n’allait pas plus qu’avec la dame turque. Éliante souriait.

Léon, de dépit, se jeta par terre, s’écriant :

— Non, à la fin, je ne saurai jamais. D’ailleurs l’homme n’est pas fait pour danser, il a l’air idiot. Je donne ma démission, Mesdemoiselles.

— Il a raison, dit gravement Éliante, arrêtant d’un signe les deux jeunes filles, qui le fustigeaient à coups d’écharpe ; la danse, qui est l’expression même de la grâce de l’amour, ne peut pas concerner l’homme. Fatalement un homme doit regarder danser… puis jeter le mouchoir.

— C’est cela, s’écria Léon enthousiasmé ! Vite, Mesdemoiselles, étendez les nattes, apportez les coussins, éventez-moi, car j’ai bien chaud, qu’on me prépare ensuite mon narghilé, non, mes cigarettes, que Mlle Missie a encore dans sa poche et… je suis le roi, je me repose.

Docilement, les jeunes filles étendirent des burnous, des châles et des écharpes, empilèrent les coussins, et on lui présenta les cigarettes sur un plateau, pendant que Louise Fréhel balançait en des gestes harmonieux un grand éventail multicolore.

— Ça va mieux, bien mieux, déclara Léon, s’étirant sur la mollesse des soieries en face d’un grand tigre mort. Voilà une existence confortable ! Maintenant, je vous permets de danser devant moi. Je distribuerai des récompenses. À qui le tour, Mesdames ?

— C’est le tour de Mme Éliante, si elle n’est pas trop fatiguée, dit Louise Fréhel en lissant ses bandeaux de madone. Il faut lui demander sa jota, si elle daigne… c’est une chose inouïe. Est-ce que vous voulez bien, Madame, pour nous trois seulement, en famille ?

— Pardon, interrompit Léon péremptoirement, pour moi tout seul, s’il vous plaît. N’oublions pas que je suis le roi.

Missie supplia :

— Oh ! petite tante, puisque l’oncle n’est pas revenu, il ne te grondera pas…

— Oui, oui, leur répondit la voix lointaine d’Éliante, je m’habille.

Entre deux bouffées de cigarettes, Léon eut le temps de pincer la cheville de Missie et de baiser au vol un bras blanc qui pouvait bien appartenir à Louise Fréhel. Missie lui tira les cheveux à pleine poignée, et Louise rougit légèrement.

— Vous comprenez, mes chères petites, répliqua l’étudiant tout à fait gris parce que la fumée, les senteurs poivrées des étoffes et les vapeurs du champagne se combinaient terriblement dans sa cervelle, du moment que je suis le roi, vous êtes mes esclaves… et je vous défends de crier !

En jeunes filles bien élevées, elles ne crièrent pas, très complaisantes pour ce beau garçon tout frémissant de plaisir et qui, d’ailleurs, pensait à une autre en les caressant…

— Mademoiselle Louise, dit une voix étouffée derrière un paravent, voulez-vous aller au piano, je suis prête ; et toi, Missie, fais donc de la lumière. Le soir tombe, on n’y voit plus chez moi.

D’un bond, Mlle Fréhel fut à sa place, et d’un autre bond Missie alla presser un bouton électrique.

La chambre s’incendia. Les fumées, les vapeurs semblèrent remonter au plafond, sous la voûte noire, en volutes légères. Sur les panneaux de drap d’or, les fauves lustrèrent leurs fourrures soyeuses, les meubles de laques lancèrent des fusées d’étoiles bleuâtres, et la grande coupe vénitienne pleine de roses, au milieu du temple, érigea toute la grâce naïve de la vie en la personne innocente et bénie de la fleur.

— Elles sont bien dressées, les petites filles ! songeait Léon, fumant, le front dans des nuages. Tiens, voilà le temple qui s’allume ! Si Mme Éliante pouvait flamber un peu… ce serait autre chose.

Alors on entendit comme un grondement d’orage, le son sourd et martelé des tambourins que Mlle Fréhel, qui faisait du monstre-piano tout ce qu’elle voulait, imitait à ravir, puis comme le grincement de mandolines, qui s’accordent ou jurent ensemble.

Le paravent s’écarta.

— Hein ? L’Espagne ! cria Léon, se soulevant sur un coude, et mettant sa main au-dessus de ses yeux pour les protéger.

— Ollé ! Ollé ! répondirent les jeunes filles en écho.

Et le grondement de la danse espagnole s’accéléra, bourdonnant et violent avec des notes, vibrant tout à coup, en éclat de cristal qui se brise.

Dans le jour froid de l’électricité, sur la toile verte et lisse, ayant pour seul décor un soleil de topaze, une femme parut vêtue d’une jupe de satin jaune, mi-courte et presque collante, une jupe sans les dessous traditionnels du théâtre. On sentait que la femme était misérable et ne pouvait point s’offrir, ni offrir le luxe des dentelles. La robe se recouvrait d’un haut volant de chenilles noires formant réseau. Une ceinture de toréador en soie rouge pliait la taille sans la serrer, et le boléro de satin jaune résilié de chenilles noires, frangé de pompons de velours, s’ouvrait librement sur un buste nu. La ceinture ne montait pas jusqu’aux seins, parfaitement dégagés, des seins droits à leur place normale, tendant leurs petits bouts durs avec l’aspect farouche de deux reliefs de cuirasse.

Fardée d’une manière canaille, cette femme, dont le corps pouvait appartenir à une jeune fille, avait un visage étrangement beau et vieux. Les yeux noircis de koheul étaient trop grands, trop sombres, faisant une ombre sur tout le reste, et la bouche, sabrée de rouge, évoquait une sensation de douleur comme on peut en éprouver devant une opération chirurgicale. Les cheveux noirs, retenus par un peigne à galerie en écaille, se fleurissaient d’un seul œillet rouge fixé au-dessus de l’oreille, posant là comme le rappel de cette bouche vermillonnée, l’apposition d’un récent baiser couleur de sang. La danseuse, dont les petits bras nus, des bras d’enfant, se tendaient, dont les mains se crispaient nerveusement sur des castagnettes, se pencha, lentement, et sa jambe frêle, ses pieds minuscules chaussés de soie noire, eurent une espèce de frisson, une ondulation de la peau, ressemblant au premier tremblement de la fièvre.

Missie était venue s’asseoir par terre à côté de Léon ; elle arrangeait les plis de sa culotte turque, les paupières baissées.

— Vous ne la reconnaissez pas ? souffla-t-elle en tirant le jeune homme par la manche. Hypnotisé, le jeune homme regardait toujours.

— Voilà, ça m’a fait le même effet, à moi aussi… Pourtant, il n’y a pas d’erreur, vous savez, c’est Éliante Donalger, ça !

— Oh ! murmura le jeune homme, ce n’est pas possible.

— On lui donnerait deux sous, hein ?

— Taisez-vous donc ! supplia Léon Reille.

La femme dansait.

Mais cette danse non plus ne ressemblait à rien de connu, de déjà vu sur un théâtre ou sur les tapis d’un salon. C’était le poème vivant et souffrant d’un corps tourmenté de passions bizarres. D’abord, le boléro par un continu et singulier mouvement de hanches, de reins et d’épaules se mit à monter, à descendre le long du dos, il suivait les plis de peau, et ces petits gestes invisibles qui le faisaient s’ouvrir, ou se fermer sur les seins comme les deux battants d’une de ces petites armoires dyptiques, d’un de ces tableaux clos où l’on serre les icônes, étaient curieux, sinon effrayants, cela ne paraissait pas naturel, et cela restait bien simple, mais on ne s’expliquait pas pourquoi cela troublait abominablement. Il y a des insectes qui font cela très longtemps avant de s’envoler ; ils ouvrent et ferment leurs ailes, on aperçoit dessous des élytres transparents ou les organes mêmes de leur petite vie mise à nue, et c’est tout d’un coup charmant, léger, attendrissant, tout d’un coup affreux, cela révèle des choses qu’il ne faut jamais savoir.

Éliante se penchait en arrière, et un sourire éclairait sa face blanche où les yeux mettaient deux puits de nuit. On apercevait ses dents blanches, de belles dents bien rangées qui avaient l’air de dents de morte. Elle souriait tristement. Le sourire s’accentua tandis que le piano grondait plus fort, un roulement de tambourin fit se briser, plus haut, s’éparpiller en mille éclats de verre les notes des mandolines. On entendait comme l’immense piétinement d’hommes haletants, parqués dans un endroit trop restreint et cherchant à s’échapper pour fuir ou avancer plus près de ce qu’ils apercevaient.

Un instant le boléro d’Éliante faillit sauter, craqua dans son dos, et, comme elle se tournait, ils virent qu’il était déjà fendu et qu’on pouvait deviner la chair des épaules.

— Comment peut-elle faire ça ? questionna Léon, rampant sur le tapis pour s’approcher, essayer de comprendre.

— Ah ! bien, c’est une invention des filles de là-bas… des filles des rues, ça ne serait pas tolérable au théâtre et… ça ne s’apprend pas, heureusement ! Regardez ses dents, est-ce drôle ? On croirait qu’elle va mordre.

— Elle a des dents admirables !

— Oui… on dirait qu’elles sont fausses ! conclut Missie.

Elles castagnettes firent un bruit sec de pluie de grêle sur les vitres. Éliante se jeta en avant d’un bond souple, énorme, et tourna, la jupe enlevée jusqu’à ses yeux, tout son corps noir en dessous apparut dans un maillot, mais le maillot laissait transparaître la chair, se moirait. eût-on dit, d’une espèce de sueur laiteuse, et on finissait par apercevoir, très distinctement, la chair blanche de tout le corps comme on apercevait les jambes nues sous ses bas.

Parfois, en tournant, elle frappait son petit talon droit et en même temps son coude sur son genou gauche, disloquant dans une étrange révolution des lignes toute l’harmonie de sa personne, et plus vite, ayant tourné, placée de profil, le col tendu, les yeux appelant quelqu’un, elle se redressait, toute attirée en haut par une force, un fil qui semblait la tenir suspendue, ses petits pieds trépignant sur place, foulant rageurs et frêles une herbe de Saint-Jean, qu’on sentait lui brûler les plantes.

De bonds en bonds plus grands, partant comme un ressort détendu, elle dépassa la toile verte posée sur le tapis.

— Ma tante, cria Missie, révoltée intérieurement parce que les seins de Mme Donalger étaient vraiment un peu trop à l’air, et que Léon, au lieu de se scandaliser, demeurait décidément en extase, dégrisé ou plus ivre que jamais ; ma tante, vous allez attraper une entorse !

Éliante souriait, ne s’occupant plus de la terre. Elle dansait pour elle, dans un enfer qu’elle connaissait bien, et ne redoutait pas les obstacles.

Louise Fréhel, jouant, debout, devant son piano, la regardait avec l’effroi d’une artiste qui constate une chose rare.

Sur un dernier accord, elle fit un signe imperceptible à Léon ; celui-ci se leva et vint à elle, très inquiet.

— Jetez-lui le châle sur lequel vous êtes étendu. Ça va être fini, et il ne faut pas qu’elle rate ce tableau-là. Missie a oublié le châle.

Passivement, Léon ramassa au hasard un grand burnous noir lamé d’or.

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? demanda-t-il tout bas à Missie.

— Jetez… n’importe comment ! Il est vraiment temps qu’elle se couvre, elle a trop l’air d’une saltimbanque.

Léon se rapprocha, mais il avait très peur.

Éliante saisit l’extrémité du burnous et, d’un seul tour sur elle-même, s’en enveloppa, le poing posé sur la hanche, faisant saillir sous le voile noir une ligne droite, rigide, en barre de fer.

— Ah ! chérie ! chérie ! criait Mlle Fréhel. Et elle vint se jeter follement à son cou. C’est l’Espagne… c’est la vraie !…

— Oui… l’Espagne ! répéta Léon, l’air d’un chien battu.

— Ma tante, c’est horrible ! Des danseuses pareilles, faudrait les tuer.

Éliante s’enfuit dans la coulisse des paravents, en éclatant d’un rire maladif.

— Madame Donalger, cria Louise Fréhel, ne l’écoutez pas… c’est une gamine qui ne sait pas ce que c’est.

— Nous allons tuer la danseuse ! répondit la voix lointaine de Mme Donalger.

Il y eut une seconde de réelle angoisse.

Elle rentra, et ils poussèrent un cri. Elle tenait un pot de fard, qu’elle avait répandu tout entier sur le devant de son costume. Cela formait une écharpe torrentielle d’un rouge obscur partant de la ceinture jusqu’aux franges en chenilles, et de ses deux doigts trempés au fond du pot elle creusa sa gorge, les promena sur son sein nu et traça le chemin du sang qui jaillit à flot.

— C’est horrible ! hurla Missie. Tu vois bien que nous avons mal au cœur !

Léon, pâle comme un mort, s’efforçait de sourire.

— Madame, vous ne danserez plus jamais, n’est-ce pas, dit-il d’un ton impérieux.

— Non, plus jamais ! Excusez-moi, c’est une dernière fantaisie de ma jeunesse qui… agonise… Je m’en vais…

Quand elle revint, elle était en grande dame blanche, bien correcte, et elle leur tendit les mains.

— Mon mari aimait beaucoup ce divertissement, et c’était ma Ninaude, la pauvre négresse si sale qui me l’avait appris. Ce n’est ni espagnol ni caraïbe, cela tient des deux, mais je suis un peu rouillée, et cela ne me fait plus aucun plaisir de danser maintenant. Il manque des choses…

Elle regardait Léon doucement, et elle s’assit sur le pouf de cygne.

— Mes petits enfants, ajouta-t-elle en s’éventant, soyez gais ! la danseuse est morte.

Ils s’assirent tous les trois à ses pieds, blottis comme des oiseaux effarés par le vent d’orage.

— Voilà un beau costume gâché ! murmura Missie boudant.

— Ah ! sur la scène de l’Opéra, dans la pleine lumière d’une grande soirée !… répétait Mlle Fréhel, hochant la tête.

— Il en avait des goûts… votre mari !… balbutiait Léon, s’entrant les ongles dans les paumes.

Il ne fut plus question de fanfreluches.

Quelqu’un semblait être venu s’installer au milieu d’eux, sans cérémonie, et il prenait sa part, absorbait toute la gaieté.

— Nous dînerons bientôt, mes petits, bientôt, et je vous laisserai aller dormir après dîner, car nous sommes tous fatigués, n’est-ce pas. Toi, Missie, tu as faim, tu bâilles… et vous. Louise, vous devez jouer ce soir encore ?

— Oui, un intermède, deux morceaux de harpe chez la baronne d’Esmont. Faut bien reprendre son collier ! (Elle ajouta, caressante :) Pourquoi n’avez-vous pas été une artiste, simplement, vous ?

— Parce que jongler ou danser, ce n’est pas de l’art… c’est…

Elle allait avouer : c’est de l’amour, mais elle se tut.

— Racontez-nous une histoire, Madame, souffla Léon, reprenant ses esprits, une histoire dans le genre de celle des opales, ça nous calmera.

— Une histoire espagnole, dit Missie.

Mme Donalger caressait leurs trois mains réunies dans les siennes.

— Ah ! les bons petits enfants, qui pourraient valser et qui veulent des histoires !… Eh bien, il y avait une fois une religieuse tout au fond d’un sombre couvent d’Espagne, une religieuse brûlée de tous les feux de l’enfer et qui croyait cependant en Dieu. Cette nonne du diable était fort belle, une grande brune à la lèvre ombrée très légèrement de moustache. Elle s’ennuyait tellement qu’une nuit elle passa par-dessus les murs de son couvent ; mais, avant de passer par-dessus les murs de ce couvent, elle était allée dans la chapelle pour se fabriquer un beau costume. Elle avait taillé un pourpoint dans une chasuble d’or, mis des chausses violettes et pris les dentelles de l’autel de la Vierge, puis aussi la forte épée ornée de pierreries de saint Michel Archange. Elle courut le monde ainsi déguisée, bouleversa l’Espagne, enlevant les filles à leur mère et les femmes à leurs maris sous le nom de… Don Juan.

— Hein ? fit Léon sursautant. Et personne, ni les filles, ni les femmes…

— H y a des grâces d’état, Monsieur ! Elle portait les ornements de l’autel, et Dieu, pour la

punir de son sacrilège, l’avait changée en… homme. Mais elle mourut femme et repentante, devant Madame la Vierge, qu’elle n’avait pas pu séduire ou voulu offenser.

— Ainsi soit-il ! gronda Léon. J’aimais mieux l’histoire des opales.

— Vous savez, conclut Éliante, que cette légende existe dans un livre écrit par un ancien moine, un inquisiteur, je suppose, soucieux d’excuser d’avance les Don Juan à venir, et il n’y a réellement que ce conte qui ait pu permettre la création du type de tous les séducteurs légers, car Don Juan, premier du nom, le roi d’Espagne, mourut d’amour pour sa femme légitime, et Don Juan d’Autriche, le général, le conquérant, fut un pieux personnage bien plus féru de gloire que d’amour. Moi, je croirais volontiers que, pour être le passionné par excellence, il faut avoir le cœur aussi près du diable que de Dieu, c’est-à-dire être un homme orgueilleux ou une femme… rêveuse d’infini ! Maintenant, mes enfants, allons dîner ! Voici l’oncle Donalger qui rentre, j’entends la voiture…

On dîna. Le vieux diplomate versa, dans des coupes de cristal roses teintées d’or, un vin datant, prétendait-il, de sa naissance, et on but chacun avec sa particulière dévotion.

Missie paraissait folle, s’étourdissait en bavardage de gamine, un peu grise déjà.

Louise Fréhel causait musique, l’air ennuyé de quitter la maison où elle se trouvait bien.

Éliante se taisait, songeant peut-être à l’Espagne.

Léon se taisait… pensant à la nuit.

Cette nuit

Il redoutait une complication mondaine. Mlle Fréhel lui demandant de l’accompagner, mais Éliante avait prévu cela. Elle offrit sa propre voiture à la jeune fille, qu’elle savait pauvre.

Léon prit congé, très sérieux, absolument dégrisé, le cœur ballant, et il revint par le jardin une heure après, le petit jardin mystérieux, dont il trouva la grille ouverte.

Éliante Donalger l’attendait toute blanche, sur le perron, toute blanche et fantastiquement baignée de lune.

— Entrez, dit-elle, la maison est endormie, et les lumières sont éteintes. Venez vite et refermez bien les portes.

Elle parlait simplement.

Dans la salle à manger verte, on était comme dans l’eau d’une source tiède, et cela embaumait les fruits des îles.

Éliante lui tenait la main, elle continua lèvre à lèvre :

— J’ai fait tout ce que mon maître m’a commandé. Aujourd’hui même j’ai envoyé chez un notaire la copie de l’acte qui partage ma fortune entre Missie et son oncle. Je suis pauvre, plus pauvre que la petite artiste qui est allée, ce soir, gagner son pain en faisant valser les autres. La maison ne m’appartient plus. Je J’ai donnée en toute propriété à quelqu’un avec tout ce qu’elle contient d’agréable. Mais j’ai brisé les statues de cire et la collection des ivoires pour que les enfants n’en soient point scandalisés… je reste nue… dans ma robe, ma seule robe et mon maillot noir… mon costume de jongleuse, mon dernier travesti… Demain matin, je partirai…

— Pour où, mon Dieu ?

— J’irai retrouver mon pays, le royaume de mes songes ! La chaleur !

— Et moi ?

— Tu resteras ici !

— Jamais ! je te suivrai…

— Non ! Accepte cette nuit, l’unique nuit d’amour possible entre nous, celle qui ne doit pas finir, car je te laisserai un souvenir inoubliable. Je suis une grande coquette ? Soit ! Je veux qu’on respecte mes volontés.

Il la serra éperdument dans ses bras.

— Assez ! Assez ! Pas de jongleries macabres. Je te veux, et si tu me veux, tu ne peux pas avoir d’autre volonté que la mienne. Je suis le maître, tu ne l’en iras pas, je me charge bien de t’en empêcher. Passe devant pour m’indiquer où est ton lit… et tais-toi !

— Me laisseras-tu au moins le temps de poser ma robe ?

— Je ne t’accorderai pas une minute… je te suivrai.

Il la suivit.

Dans sa grande chambre close, tout était tellement obscur qu’il eut l’impression vertigineuse de se jeter dans un gouffre.

Et il lui fallut s’orienter un instant, lâcher son poignet.

Une angoisse horrible étreignit le jeune homme.

— Éliante ! parle-moi… Éliante, où es-tu ?… Je le défends de te taire, à présent, je veux entendre la voix.

— Je suis là, mon bien-aimé, répondit la voix déjà lointaine, je pose ma robe… devant mon lit… Viens…

Et il perçut un léger bruit de soie froissée.

Vraiment, ce n’était plus faire l’amour ! C’était presque commettre un crime, mais ayant arraché ses propres vêtements en des gestes fous, il se précipita vers le lit.

Enfin, elle y était, vivante, et elle l’enlaça avec un étrange frisson d’enfant qui a peur.

 

… Le jeune mâle, fatigué, entr’ouvrit les yeux, s’étira nerveusement dans les dentelles et les soieries de ce lit bizarre, en forme d’œuf. Il se retourna, laissant glisser le buste de celle qui dormait encore profondément à côté de lui.

Qu’était-ce que ce jour qui pénétrait à travers les vitres de topaze ?

L’aurore ou le feu ?

Il referma les paupières, soupira, les releva de nouveau, soupira plus fort. Non, il rêvait !

Il rêvait que la chambre d’Éliante s’illuminait comme pour une de ces jolies fêtes galantes qu’elle savait offrir à ses petits enfants, les hommes !

Il rêvait qu’il la voyait, elle, la singulière femme dont la froide chair de vierge ne savait pas s’émouvoir sous les caresses, dont le cœur ne s’épanouissait pas en ardentes paroles sous les battements d’une poitrine ardente… qu’il la voyait jongler…

Toujours ses couteaux de jongleuse ! Ses damnés couteaux qu’elle osait lui préférer !

Mordaient-ils mieux ?

De mauvaise humeur, le jeune homme, las et nu, remonta les draps. Il pensa confusément qu’elle ne sauterait pas de ce lit sans être obligée de lui passer sur le corps.

Et cette pensée le réveilla davantage… parce que le lit était au milieu de la chambre. Il regarda les choses.

Mais non, son rêve continuait. Il est très difficile de secouer un cauchemar d’amour.

Il revit Éliante en costume de jongleuse. Elle s’avançait, dans une gloire d’or, tenant par la pointe les cinq glaives de douleur.

Elle s’approchait peut-être du lit pour le tuer ?

Décidément, ce devrait être ce parfum de fruit des îles dont elle abusait, qui le saoulait, lui faisait mal à la tête, saturait sa peau et la rendait toute moite.

Et aussi cette odeur de fauve, l’odeur dominante de la chambre, du temple, ce relent de graisse nègre !

Ah ! Il respirait du feu. Il voulait se réveiller, constater qu’elle était toujours bien là, endormie, et non pas en train de jongler devant leur couche…

… Elle approchait, à pas menus, si belle dans son costume sombre tout scintillant d’étoiles et son casque de guerrière farouche, ses cheveux noirs brillaient comme de l’acier. Ses prunelles fixes flambaient, faisant sa face d’ivoire, sa bouche rouge aux rides accentuées, plus tragiques.

Et Léon Reille, bâillant un peu, s’accouda, la regardant jongler sans trop d’étonnement, parce que, ce cauchemar, il l’avait eu bien souvent, et cela lui paraissait naturel de la trouver à la fois toute nue couchée près de lui, et debout devant lui, jonglant en maillot de soie noire.

Il ne comprit absolument que lorsque l’autre Éliante, réveillée à son tour par le cliquetis des couteaux, poussa un cri aigu, un cri d’indicible terreur enfantine. Alors il bondit, voulut s’échapper des bras de Missie, qui se cramponnait à lui, affolée.

— Éliante ! Éliante ! râla-t-il se tordant de douleur et de honte. Un couteau pour moi… je ne peux plus vivre ! Un couteau pour moi…

Éliante, toujours impassible, mit un genou en terre et levant ses yeux d’inspirée, joyeuse d’une joie surnaturelle, lança très haut son beau couteau de jongleuse… mais au lieu de retirer la tête, de présenter la poitrine, elle changea d’exercice, tendit la gorge. Le couteau, plus lourd, venant de plus haut, se planta droit, et ses petits doigts puissants l’y enfoncèrent, appuyèrent de toutes leurs forces, crispés sur le manche d’ébène.

La femme glissa en arrière. Un flot pourpre noya le masque pâle… son dernier fard…

… Évanouis, bouche à bouche, les deux enfants étaient retombés dans leur lit nuptial, indissolublement unis, maintenant, par la même horreur sacrée.

Moins d’un an après. Marie Chamerot put croire que son mari oublierait, car il avait souri en embrassant la petite fille qui venait de naître.

— Tu l’aimeras, notre enfant ? dit l’accouchée tout heureuse. Elle sera jolie…

— Oui, répondit Léon, j’espère qu’elle aura ses yeux, les yeux du rêve.

FIN