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La Liberté de penser

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LA
LIBERTÉ DE PENSER


La Liberté dans l’ordre intellectuel et moral, par M. Émile Beaussire.


Le terme de libre penseur est généralement entendu dans un sens assez équivoque. Il semble convenu qu’il est synonyme de sceptique et d’incrédule. D’après cette signification, est libre penseur quiconque ne croit à rien, et moins l’on croit, plus on est réputé capable de penser librement. Ainsi, par exemple, le protestant serait plus libre penseur que le catholique, le rationaliste plus que le protestant, l’athée plus que le déiste, et le sceptique absolu plus encore que l’athée. Quelques-uns essaient d’arrêter cette progression aux questions métaphysiques et spéculatives, comme ils les appellent, et voudraient sauver la morale ; mais c’est une contradiction, et d’après l’échelle précédente on sera forcé de dire que celui qui nie la morale est plus libre penseur que celui qui l’affirme ; par la même raison, celui qui nie tout principe en politique sera plus libre penseur que celui qui en reconnaît quelques-uns, par exemple la liberté et la justice. Ce préjugé qui mesure la liberté à la négation pourrait donc aller jusqu’à cette conséquence, que le plus haut degré de liberté d’esprit consiste à ne pas même croire à la liberté. On voit dans quelle logomachie on tomberait, si l’on adoptait sans réserve l’échelle précédente ; mais rien ne nous force d’admettre une telle échelle, ni même le principe sur lequel elle repose. Il y a des incrédules qui, bien loin de penser librement, ne pensent même pas du tout, et acceptent les objections aussi servilement que les autres les dogmes, et il y a eu au contraire des croyans qui ont eu la manière de penser la plus libre et la plus hardie. Ce n’est donc pas la chose même que l’on pense qui fait la liberté, mais la manière dont on la pense.

Grâce au malentendu que nous venons d’expliquer, la cause de la liberté de penser, quelques progrès qu’elle ait faits dans la société moderne depuis le XVIe siècle, est loin d’être entièrement gagnée, même auprès des esprits éclairés. Beaucoup d’objections, de défiances, de malentendus, couvrent encore la solide et éclatante vérité que ce principe exprime ; on en subit la nécessité sans en comprendre la justice, on en accepte les inconvéniens sans en attendre beaucoup de bienfaits. On est toujours porté à considérer comme des coupables ceux qui veulent user librement de leur raison et ne se soumettre qu’après discussion à la raison d’autrui. On dénonce sans cesse les libres penseurs comme portant atteinte à toutes les lois divines et humaines, comme menaçant les bases mêmes de la société, comme effaçant la distinction du bien et du mal au profit de l’anarchie et du triomphe des passions. Il se trouve encore des esprits qui, même dans l’ordre de la foi, voudraient que l’état intervînt pour fixer ce qu’il faut croire et ce qu’il est permis de ne pas croire. Le retour au moyen âge serait la vraie conséquence de ces déclamations, si elles se comprenaient elles-mêmes, et quelques-uns ne reculeraient nullement devant cette conséquence.

Il y a donc beaucoup à éclaircir encore en cette question, et nous sommes pour notre part d’autant plus disposés, et je dirai presque autorisés, à défendre dans toute sa latitude le principe de la liberté de penser, que nous n’appartenons pas en philosophie à ce que l’on peut appeler les partis extrêmes. De même qu’en politique le vrai libéral veut la liberté non-seulement pour lui-même, mais encore pour ses adversaires, de même dans l’ordre de la pensée et de la foi on ne peut être assuré de posséder la vérité qu’à la condition de lui avoir fait subir toutes les épreuves de la critique. Une vérité dont on n’a pas douté est une vérité problématique. Elle n’a passé à l’état définitif de vérité que lorsqu’elle a traversé saine et sauve le feu de la discussion. La liberté de penser est donc le droit commun de toutes les écoles philosophiques : elles ne sont philosophiques qu’à cette condition. C’est là pour nous le premier principe, et par rapport à cette condition fondamentale les dissidences ultérieures n’ont en quelque sorte qu’une importance secondaire.

Un jeune écrivain, nouveau-venu dans la carrière philosophique, vient d’examiner avec beaucoup de soin dans un livre distingué toutes les questions relatives à ce grand problème de la liberté de penser. Son livre sur la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral mérite encore d’être lu, même après les beaux ouvrages si connus de M. Stuart Mill et de M. Jules Simon. L’auteur, M. Émile Beaussire, fait preuve d’une grande indépendance de pensée unie à une gravité, une placidité, une modestie de ton et d’allures qui lui assureront indubitablement l’estime de ceux dont il contrariera les opinions. Il admet la liberté dans le sens le plus large, et en réclame les applications les plus délicates dans la religion, dans l’enseignement et dans la presse. Tout en se déclarant lui-même partisan des idées spiritualistes, il voudrait que les doctrines contraires jouissent de la plus grande liberté, en quoi nous nous associons entièrement à ses vœux. En nous protégeant trop, on nous affaiblit. Les doctrines qui passent pour plus favorables que d’autres à la conservation de l’ordre social semblent par là même dispensées de donner de bonnes raisons ; elles sont suspectes de privilège, et les esprits indépendans, hardis, curieux, s’en éloignent avec défiance. Rien n’est plus funeste à une cause que d’être déclarée officiellement la bonne cause par l’autorité publique, et je ne doute pas que le progrès des idées critiques et sceptiques que nous voyons depuis quelques années n’ait eu pour motif l’alliance trop étroite que les doctrines appelées saines par ceux qui les défendent avaient contractée avec l’état. Le livre de M. Beaussire, émané d’un professeur de l’état, a donc une grande autorité, lorsqu’il réclame une entière liberté pour toutes les opinions que celui-ci ne protège pas.

Notre intention d’ailleurs n’est pas de suivre M. Beaussire dans toutes les questions pratiques et délicates où il ne craint pas d’entrer, et qui touchent d’ailleurs à bien d’autres sujets[1] ; nous nous contenterons de quelques réflexions que son livre nous a suggérées sur le principe de la liberté de penser et sur les objections qu’elle peut soulever.

Descartes a exprimé d’une manière définitive le principe de la liberté de penser lorsqu’il a déclaré « qu’on ne doit reconnaître pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel, c’est-à-dire ce que l’esprit aperçoit si clairement et si distinctement qu’il est impossible de le révoquer en doute[2]. » On a dit que cette méthode de Descartes, cet appel au libre examen avait répandu dans le monde le scepticisme, qui en est le fruit naturel, car si chacun est juge de la vérité, dit-on, rien n’est plus ni vrai, ni faux ; l’un juge d’une manière, l’autre juge d’une autre ; l’un trouve évident ce que l’autre trouve absurde ; tous se réfutent réciproquement. Qui décidera entre eux tous ? Qui servira de mesure et de règle ? C’est ainsi que l’anarchie des opinions a envahi la société, amenant à sa suite l’anarchie civile et politique, la ruine de toutes les grandes traditions, le renversement de toutes les autorités.

Voilà bien des crimes imputés à la liberté de penser, et les discuter tous nous entraînerait trop loin. Contentons-nous d’examiner le principe, laissant à chacun le droit de juger, comme il l’entend, les conséquences. À ceux qui combattent le principe de Descartes, je me contenterai de demander par quel principe ils prétendent le remplacer. Par l’autorité, disent-ils ; mais quelle autorité ? Est-ce l’autorité des maîtres ? lesquels ? Aristote ou Platon ? De l’église ? mais quelle église ? car il y en a plusieurs. De la tradition ? mais il est de fausses traditions. De l’instinct naturel ? du sentiment ? mais il y a de bons et de mauvais sentimens, les uns qui nous guident et nous relèvent, les autres qui nous égarent et nous pervertissent. Serait-ce enfin le consentement universel, ce critérium cent fois réfuté ? Encore faut-il savoir si un tel consentement existe, et l’on ne peut s’en assurer que par l’examen.

Si on a souvent attaqué la liberté de penser comme complice du scepticisme, on l’a quelquefois aussi défendue au nom même du scepticisme. La vérité, dit-on, n’est autre chose que le point de vue selon lequel chacun considère les choses : or le point de vue de l’un n’a pas plus d’autorité que celui de l’autre ; chacun a le même droit de ressentir les choses telles que son organisation les lui présente, et de les concevoir en raison de ses impressions. Il n’y a donc ni vrai ni faux d’une manière absolue ; il n’y a que ce qui paraît vrai ou ce qui paraît faux à chacun de nous. S’il en est ainsi, de quel droit l’un imposerait-il à l’autre sa manière de voir ? de quel droit la majorité elle-même forcerait-elle la minorité à adopter ses propres opinions ? Une majorité n’est encore qu’une réunion de jugemens individuels, dont aucun en particulier n’a le droit de se préférer au mien, et le nombre ici ne fait rien à l’affaire. On va même jusqu’à soutenir que l’hypothèse d’une vérité absolue est radicalement opposée à la liberté de penser, car s’il y a une telle vérité, comment pourrait-il être légitime de penser autre chose que ce qu’elle proclame ? comment l’homme aurait-il le droit de préférer le faux au vrai ? Tous ceux qui croient à une vérité absolue, et qui par conséquent se persuadent qu’ils sont en possession de cette vérité, sont donc fatalement entraînés à une sorte d’intolérance ; ils condamnent tous ceux qui ne pensent pas comme eux, les appellent des esprits faux ou pervers, des ennemis de l’ordre social, et si cette intolérance ne va pas jusqu’aux excès des anciens âges, c’est uniquement parce que nos mœurs sont plus douces, ou encore parce que les plus clairvoyans ont été eux-mêmes atteints sans s’en douter par le mal de l’indifférence[3].

Une telle apologie de la liberté de penser serait le meilleur moyen de la rendre odieuse : le dilemme qui nous forcerait à choisir entre la vérité et la liberté serait un cruel déchirement pour les âmes généreuses. Ce qui fait pour moi la dignité de la pensée, c’est que je la crois capable de s’élever jusqu’à quelque chose au-dessus de moi-même, en dehors de moi-même : si elle n’est qu’une impression individuelle, une pure manière de sentir, elle ne m’intéresse pas plus que les sensations de chaud ou de froid, de doux ou d’amer, par lesquelles je passe continuellement, et je ne vois même pas pourquoi je me donnerais alors la peine de penser. Mais nous n’avons pas ici à discuter le scepticisme. Qu’il nous suffise de montrer que la liberté de penser n’est nullement solidaire d’une telle théorie.

Si j’admets qu’il y a quelque vérité en dehors de moi, et que ma pensée est capable d’y atteindre, qu’y a-t-il là qui soit incompatible en quoi que ce soit avec le droit de penser librement ? Un tel droit suppose au contraire implicitement que ma pensée bien conduite est capable d’atteindre à la vérité, et qu’il n’y a qu’à la laisser faire pour qu’elle la rencontre naturellement. Sans doute ma pensée est susceptible d’erreur ; mais l’erreur ne lui est pas essentielle, elle tient à de certaines conditions que l’expérience nous apprend à reconnaître, et l’exercice à éviter. S’il y a une vérité, quel autre moyen peut-on supposer de la découvrir que de la chercher, que d’examiner si c’est bien elle, que de la dégager des nuages qui la couvrent, que d’écarter les illusions de l’imagination, de la passion, de la routine, en un mot que de penser librement ? Nulle contradiction par conséquent chez ceux qui soutiennent d’une part qu’il y a une distinction nécessaire et objective entre le vrai et le faux, et d’autre part que l’homme est libre de penser, d’examiner, et de ne se décider qu’après examen. Ces deux doctrines sont au contraire intimement liées l’une à l’autre.

J’ajoute que dire qu’il y a une vérité absolue, ce n’est pas dire que cette vérité soit en la possession de certains hommes au détriment des autres hommes : il n’y a pas de privilège de ce genre, et c’est ce qui fait que nul n’a droit d’imposer aux autres sa manière de penser. La lumière luit pour tout le monde, et elle éclaire tout homme venant en ce monde ; de là vient que chacun a le droit d’atteindre à cette vérité par ses forces individuelles, par ses propres lumières, à la condition en même temps de ne point négliger les lumières des autres, ce qui est implicitement contenu dans l’idée que tous les hommes ont une seule et même raison. Chacun ne peut juger qu’avec son jugement, ne peut penser qu’avec sa pensée, cela est évident ; mais il ne suit point de là que la vérité soit individuelle et qu’il n’y ait pas en soi une vérité absolue que chacun atteint dans la mesure où il le peut, et qu’il transmet aux autres dans la mesure où ils sont capables de la recevoir. Le champ de la vérité est immense, et nul ne peut l’embrasser tout entière ; nous n’en atteignons que quelques degrés, nous n’en saisissons que quelques parcelles. L’un voit un côté des choses, l’autre en voit un autre ; l’un découvre un fait, l’autre une loi, un autre un sentiment : c’est pourquoi il est bon que tout le monde puisse dire son avis ; c’est de tous ces avis particuliers contrôlés les uns par les autres, c’est de tous ces laborieux efforts des raisons individuelles, que se forme la raison commune. Ainsi grandit et s’éclaire le génie de l’humanité.

On est tout étonné d’entendre soutenir le droit de l’erreur ; mais l’erreur n’est souvent qu’un moyen d’arriver à la vérité : ce n’est que par des erreurs successives, chaque jour amoindries, que se font le progrès des lumières et le perfectionnement des esprits. Le système de Ptolémée était peut-être nécessaire pour préparer celui de Copernic. Parmi les adversaires de la liberté de penser, il en est beaucoup qui soutiennent l’utilité même des préjugés, bien qu’ils les reconnaissent comme tels. N’est-ce pas admettre le droit de l’erreur et reconnaître que la vérité n’est souvent accessible aux hommes qu’en se mêlant à certaines illusions ? Cependant il ne faut pas asservir les hommes éternellement aux mêmes préjugés, et quand le moment est venu de séparer la vérité de l’erreur, il faut bien en prendre son parti. Dans ce triage, de nouvelles erreurs se glisseront encore comme conditions préparatoires d’une vérité supérieure ; c’est à la discussion de faire tomber successivement les erreurs contraires : de ce conflit se dégagent certains principes qui vont en se multipliant avec le temps. C’est ce qui a eu lieu incontestablement dans l’ordre des sciences physiques et mathématiques ; il faut espérer qu’il finira par en être de même dans l’ordre moral.

Il y a, dit-on, certaines vérités naturelles, instinctives, qui sont plus sûrement garanties par la foi que par l’examen, que la discussion au contraire obscurcit et confond bien loin de les affermir, et pour ces vérités au moins il faut écouter la nature plus que la raison. Je n’en disconviens pas ; mais je fais remarquer que pour retrouver ces vérités primitives, mêlées à tant de chimères, de superstitions et de préjugés, il faut une analyse éclairée qui sépare le vrai du faux, et les vérités vraiment naturelles des illusions de l’ignorance et de l’habitude. Par exemple, la croyance à une distinction primitive du bien et du mal est bien une de ces vérités élémentaires au-delà de laquelle il est difficile de remonter ; cependant combien de fausses croyances morales se sont présentées, se présentent encore parmi les hommes avec le même caractère apparent d’une autorité sacrée et d’une irrésistible certitude ! Est-ce volontairement que les enfans nés dans les États-Unis du sud apprenaient dès le plus bas âge que l’esclavage était une institution divine, nécessaire à l’ordre de la société et au bonheur des esclaves eux-mêmes ? Non, sans doute ; cette croyance leur paraissait aussi légitime et aussi nécessaire que la distinction du bien et du mal ; il en a été de même de tous les grands préjugés. Dans chaque société, dans chaque contrée, dans chaque classe, il est des préjugés sucés avec le lait et que nous portons avec nous comme des principes innés. Comment donc distinguer ici l’habitude de la nature, le conventionnel du primitif, si ce n’est par l’examen et la discussion, qui nous apprennent que parmi ces affirmations spontanées il en est de nécessaires et d’indispensables ? La discussion seule peut guérir les maux causés par la discussion.

Je ne veux pas dire non plus que l’homme ne doive jamais obéir qu’à la raison seule, et étouffer en lui, comme des instincts inférieurs, le cœur, l’enthousiasme, la sensibilité. En beaucoup de circonstances, il vaudra mieux écouter le cri du cœur et du sentiment que d’attendre les lumières lentes et douteuses de la démonstration rationnelle. Celui qui demanderait à sa raison s’il doit aimer son père, ses enfans, sa patrie, glacerait par là même les meilleurs et les plus naturels sentimens du cœur humain ; il ne serait plus qu’un automate pensant. Je vais plus loin : non-seulement dans la pratique, mais dans la spéculation même, je fais une large part au sentiment. La spéculation philosophique ne peut résoudre tous les problèmes ; elle laisse bien des vides et bien des fissures que le sentiment remplit. Enfin les sentimens humains sont des faits qui doivent avoir leur raison d’être et leur destination : le philosophe est tenu de les expliquer et par conséquent d’en tenir compte. Celui qui les dédaigne et les supprime comme indignes de lui montre par là même qu’il est bien peu philosophe. Pour tout dire, s’il fallait absolument choisir entre la raison et le cœur, c’est encore le cœur que je choisirais, et je dirais avec l’Écriture : « Là où est votre cœur, là est votre trésor. » Je ne serai donc point suspect de mal parler du sentiment et de l’amour.

Mais il n’est pas nécessaire de choisir entre la raison et le cœur : l’une n’exclut point l’autre ; au contraire elle le guide, l’éclaire et le juge. Si vous donnez au cœur la suprême autorité, comment distinguerez-vous les bonnes et légitimes affections de la nature des inspirations malfaisantes d’un enthousiasme aveuglé et des superstitions misérables d’un enthousiasme ignorant ? Le cri de la nature, dit-on, est irrésistible, et la raison elle-même n’a qu’à le suivre. Cependant, à quoi reconnaître ce cri de la nature, qui a été si souvent invoqué dans l’intérêt du crime et qui a servi tant de fois à la satisfaction des passions brutales ? Donner au cœur le droit de juger entre le vrai et le faux, le bien et le mal, c’est dire que le cœur est le juge du cœur, ce qui implique une sorte de pétition de principe. Ainsi c’est toujours à la raison qu’il faut en appeler en dernier lieu, et pour chacun cette raison, c’est sa propre raison, car de quel droit lui imposerait-on de se soumettre à la raison d’autrui plutôt qu’à la sienne, à la raison de celui-ci plutôt qu’à celle de celui-là ?

On objectera encore que dans beaucoup de circonstances nous ne jugeons pas par nous-mêmes, mais que nous nous en rapportons au jugement d’autrui. Dans ce cas-là, c’est que le jugement d’autrui nous paraît une bonne raison d’affirmer, et en définitive ce que nous affirmons alors, ce n’est pas la chose elle-même, c’est la véracité et la compétence du témoin qui nous la transmet. Affirmer un fait sur un témoignage quelconque, sans critique et sans examen, est contraire à toutes les lois de la logique. Ainsi c’est toujours la raison individuelle qui demeure juge de la valeur du témoignage et de l’autorité du témoin. Insiste-t-on et va-t-on jusqu’à dire que souvent c’est l’opinion publique qui juge le témoin ? Nous répondons que c’est l’individu qui juge l’opinion publique et qui décide si pour lui-même elle est un bon témoignage en faveur du témoignage contesté. En un mot, si loin qu’on nous presse, on peut bien nous faire reconnaître qu’il y a souvent beaucoup d’intermédiaires entre la vérité et moi ; mais il restera toujours vrai que le dernier juge, c’est moi-même, j’entends pour moi-même, et il est impossible qu’il en soit autrement.

La diversité et la contradiction des opinions ne sont nullement une objection contre la liberté de penser, car ce n’est point cette liberté qui a créé ces contradictions. Est-ce en vertu de la liberté d’examen qu’il y a eu dans le monde tant de religions différentes, tant de lois contradictoires, tant de préjugés barbares et fanatiques, qui séparaient les hommes en troupes féroces et ennemies ? On voit bien à la vérité que dans telle société particulière, où règne l’autorité d’une foi non discutée, il y a une sorte d’unité de croyances, une paix apparente qui vient à se dissiper lorsque s’élèvent l’examen et à sa suite le doute ; mais ce à quoi on ne pense pas, c’est que grâce à des croyances contraires, également intolérantes, les hommes étaient partagés en mille camps ennemis, et que le genre humain, vu dans son ensemble, offrait un spectacle d’anarchie au moins égal à celui qui résulte, dit-on, de la libre discussion.

Au reste, si j’affirme avec Descartes que l’homme a le droit d’examiner ce qu’on lui propose de croire et de ne se décider que sur l’évidence, je ne veux point dire pour cela que l’homme ait le droit de penser, selon sa fantaisie et selon son caprice, tout ce qui peut lui passer par la tête, que je puis volontairement et à mon gré déclarer vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai, prendre ma passion pour souverain arbitre et faire de mon bon plaisir la règle de mes jugemens : ce serait confondre la liberté avec l’arbitraire, et je ne sache pas qu’aucun philosophe ait jamais réclamé ce droit extravagant. Les sceptiques eux-mêmes ne l’ont point entendu ainsi. Quelques poètes seuls ont quelquefois réclamé pour toutes les fantaisies de leur imagination cette sorte de droit divin, mais personne ne leur a donné raison ; c’était d’ailleurs dans le royaume des chimères et des rêves. Quant au royaume de la vérité, nul n’y est libre qu’à la condition de se soumettre au joug de la vérité seule. Tout droit suppose un devoir, le devoir d’écarter toutes les causes d’erreur et d’illusion qui nous captivent et nous égarent, les passions, l’imagination, les affections mêmes, de dégager en un mot de tous les nuages qui la couvrent la pure lumière de l’évidence.

Il est très singulier que l’on conteste l’examen comme un droit, tandis qu’en même temps on l’impose comme un devoir. Lorsque les autres hommes ne sont pas de notre avis, que leur répondons-nous d’ordinaire ? C’est qu’ils parlent sans avoir étudié ni examiné la question. Considérez la chose de plus près, leur disons-nous, et vous serez de notre avis. Écoutez les prédicateurs dans les chaires, ils vous diront que, si on ne croit pas à la religion, c’est qu’on ne l’a pas étudiée, qu’on n’y a pas appliqué son examen. Ils vous invitent à cet examen et vous garantissent que, si vous vous y mettez de bonne foi, vous serez convaincu ; ils parlent contre les préjugés qui éloignent de la religion et vous recommandent de vous en affranchir ; ils tonnent contre le respect humain et font appel à la libre fierté de l’homme, qui doit s’élever contre un joug servile, humiliant. Fort bien jusqu’ici, voilà l’examen qui a passé à l’état de devoir, et tous nous parlons ainsi quand nous voulons persuader et convertir les hommes. Comment se fait-il donc que ce même examen, s’il tourne contre vous, devienne tout à coup une méthode criminelle et folle, née de l’orgueil, ennemie de la société et de la morale ? Il m’est permis, il m’est ordonné d’examiner, mais à la condition que je sois de votre avis. Dites-moi tout de suite qu’il faut que je sois de votre avis sans examen, cela est plus simple.

Cette singulière contradiction n’est pas propre aux religions ; elle est très ordinaire en philosophie ; elle se rencontre même, ce qui est très piquant, chez les plus hardis libres penseurs. Ceux-là critiquent tout le monde, mais ils ne veulent pas qu’on les critique. Si l’on n’est pas de leur avis, ils vous dénoncent comme des ennemis de la libre pensée : la vraie liberté consiste à penser comme eux. Ils se placent sur une citadelle inviolable en arborant le drapeau de la belle indépendance. Grâce à cette spécieuse précaution, ils ont résolu le problème que les catholiques eux-mêmes ont eu tant de peine à résoudre : ils sont devenus infaillibles. En philosophie comme en politique, la liberté réclamée n’est souvent qu’un ingénieux moyen de devenir le maître. La liberté de penser, telle que je l’entends, n’est donc ni l’affirmation, ni la négation ; elle n’est ni catholique, ni protestante, ni philosophique, ni croyante, ni incrédule : elle est au-dessus de tout cela, elle est le droit d’examiner et de n’affirmer qu’après examen. À ce titre, elle est le droit de toutes les écoles ; de toutes les opinions, de toutes les sectes, elle est le postulat fondamental de la société.

Rien n’est moins contesté aujourd’hui que la liberté de penser dans les sciences physiques et naturelles et dans les sciences mathématiques. Combattre un calcul où une expérience par un nom, par un texte, par une autorité, n’est plus dans nos mœurs, et l’on ne serait guère accueilli à l’Académie des Sciences en invoquant l’autorité d’Aristote ou de saint Thomas contre une démonstration de Laplace ou d’Ampère ; mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le mouvement de la terre a été condamné au nom d’un texte sacré, et la circulation du sang au nom d’un texte profane. Aristote, le plus libre génie de l’antiquité, s’est trouvé associé par une suite étrange de circonstances à la tyrannie scolastique. Galilée a affranchi pour toujours les sciences physiques et mathématiques. Que l’on nous explique cette liberté de fait conquise par ces sortes de sciences, si l’on admet que la liberté de penser est en soi une chose mauvaise. Pendant longtemps, on a pu interdire à l’homme de sonder les mystères de la nature, comme surpassant son intelligence et sa condition ; mais depuis que l’on a vu l’expérience et le calcul résoudre les questions les plus compliquées et les plus redoutables, cette superstition a disparu, et il a bien fallu reconnaître que l’homme a le droit de chercher à tout pénétrer, et que sa science n’a d’autres limites que celles de son intelligence même. On dit, il est vrai : Mundum tradidit disputationibus eorum, et il semble par là que la liberté de penser en matière de science n’est qu’une permission, une concession que l’on couvre ainsi d’une parole de l’autorité ; mais celui qui use de cette liberté sent très bien que ce n’est pas là une faveur, que c’est un droit qui résulte immédiatement de la nature d’un être pensant.

Si la liberté de penser ne trouve pas de limites dans l’ordre rigoureusement scientifique, n’en trouvera-t-elle pas alors qu’on passera des vérités physiques et mathématiques aux vérités morales ? Remarquons d’abord que chacun de nous, dans le cercle de ses perceptions les plus humbles et de ses affaires de tous les jours, revendique très légitimement et exerce sans scrupule le droit de ne s’en rapporter qu’à lui-même. Par exemple, si je déclare qu’il fait jour en plein midi, ce n’est pas sans doute pour l’avoir entendu dire ou pour me conformer à l’opinion reçue, mais parce que je le vois par moi-même. On affirme tous les jours que les hommes s’éclairent par l’expérience. N’est-ce pas dire qu’ils substituent à une sagesse d’emprunt ou à des illusions préconçues une sagesse personnelle qui vient de l’examen ? Lorsque la morale défend les jugemens téméraires, ne nous ordonne-t-elle pas de nous éclairer avant de parler, c’est-à-dire d’examiner, de contrôler, de voir clair par nous-mêmes ? Les plus grands adversaires de la liberté de penser trouveraient sans doute fort incommode qu’on leur nommât un tuteur pour gérer leurs affaires. Ils se croient assez éclairés pour les gérer eux-mêmes, c’est-à-dire pour juger de ce qui convient et de ce qui ne convient pas. Ils ont des conseillers, dira-t-on ; oui, mais ils les choisissent. Ils se trompent souvent, dira-t-on encore. Eh ! qui me prouve que mon tuteur ne se trompera pas ? Lui nommerez-vous un autre tuteur, et à celui-ci un autre, jusqu’à ce que vous arriviez à un tuteur absolu de la société tout entière ? Qui donc aurait le courage de prononcer ainsi l’interdiction du genre humain en masse, un seul homme excepté ? Le plus fougueux des ultramontains consentirait-il à remettre entre les mains du seul juge infaillible non-seulement sa conscience et sa pensée, mais encore ses intérêts et ceux de sa famille ? Bien peu iront jusque-là, et dans les limites de l’intérêt personnel on saura bien réclamer et pratiquer le droit du libre examen.

Il en est de même dans toutes les affaires humaines. Le juge chargé de décider une affaire ne s’en rapporte pas à une illumination d’en haut, à un sentiment confus, à la parole des autres. Nullement, il compare, il analyse, il confronte les témoignages, il apprécie le fait et le droit, et après avoir employé tous les moyens que lui fournit la logique judiciaire, il déclare vrai ce qui lui paraît évident. Ainsi procède le médecin qui cherche les moyens de guérir, le philologue qui cherche le sens d’un texte obscur ou d’une inscription mutilée, le législateur qui fait une loi, le spéculateur qui entreprend une affaire, je dis plus, le théologien qui soutient un point de dogme, enfin l’adversaire de la liberté de penser qui, en la combattant, s’en sert lui-même, s’adresse à elle et cherche à avoir raison contre la raison.

Dans l’ordre moral et social, la liberté de penser semble particulièrement périlleuse et scandaleuse. Chaque homme, dit-on, aura donc le droit de décider ce qui est bien et ce qui est mal ? Il pourra prendre l’un pour l’autre à sa volonté, justifier ses passions par ses opinions, et lorsqu’on voudra le condamner au nom d’une règle reconnue par tous, il pourra toujours répondre que chacun est maître de sa manière de voir. Cette difficulté ne porte pas contre la liberté de penser, car de tout temps, sous tous les régimes philosophiques et religieux, les hommes ont su trouver des sophismes pour couvrir à leurs propres yeux leurs passions et leurs faiblesses. L’ambitieux a toujours coloré ses bassesses ou ses crimes du prétexte du bien public, le vindicatif de celui de l’honneur blessé ; le voluptueux ne cherche pas même de prétexte et se contente de s’excuser à ses yeux en disant que la chair est faible. Tous ces motifs sophistiques ont toujours été les jeux et les couleurs de la passion complaisante. La libre pensée n’y est pour rien et servirait plutôt à les disperser, car en habituant l’homme à voir clair en toutes choses, elle l’habitue à voir clair en lui-même. Au reste, les inconvéniens qui pourraient résulter dans la pratique de l’emploi de telle ou telle méthode ne peuvent prévaloir contre cette méthode elle-même, si elle est légitime et raisonnable. Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, il n’y a qu’une seule manière de trouver la vérité : c’est de la chercher, ce qui ne peut se faire que par l’examen.

Non, dira-t-on, il ne s’agit pas de chercher ni de découvrir la vérité, elle est toute trouvée ; il ne s’agit que de la conserver et de la transmettre. Il n’y a plus à chercher s’il y a un Dieu, s’il y a une âme, s’il y a une vie future ; l’instinct du genre humain a résolu ces grands problèmes : il n’y a plus qu’à préserver ces solutions des atteintes de l’esprit d’examen, qui n’est jamais que l’esprit de doute et de ruine. Les mauvaises passions plaident trop haut en faveur de l’incrédulité. On ne peut sauver la vérité qu’en s’interdisant à soi-même et en interdisant aux autres un examen téméraire. La méthode de Descartes a égaré par son apparente innocence et sa spécieuse grandeur les plus fermes croyans du XVIIe siècle ; nous ne pouvons plus nous y tromper aujourd’hui, et nous savons bien que le doute de Descartes aboutit infailliblement au doute de Voltaire.

Ceux qui parlent ainsi croient sans doute défendre la cause de la vérité ; mais ils ne voient pas qu’ils lui portent de leur propre main les coups les plus redoutables et les plus profonds. Eh quoi ! ces vérités éternelles et inébranlables ne pourraient supporter l’examen sans périr, et celui qui les étudie librement et consciencieusement serait fatalement conduit à en douter comme Voltaire, ou à les nier comme Diderot ! Quelle est cette vérité qui ne peut se sauver que dans le silence, le mystère et la servitude ! Ne nous parlez pas des abus possibles de la liberté ; il est trop facile de répondre par les abus de l’ignorance, de la superstition et du fanatisme. D’ailleurs n’est-ce pas se faire une idée bien singulière de la vérité que de se la représenter comme une chose qui passe de main en main et que l’on met sous clé pour que personne n’y touche ? Une vérité ne mérite pour moi ce nom que lorsqu’elle est telle à mes propres yeux, lorsque je me la suis appropriée par l’étude, par la discussion, par la démonstration, lorsque j’en ai trouvé les racines dans les principes de ma raison. Je ne me refuse pas sans doute à me soumettre à l’autorité du genre humain, car cela même est un des principes de ma raison ; mais encore faut-il que je m’assure que telle ou telle vérité a réellement pour garant la voix unanime des hommes, et cette voix elle-même, pour me subjuguer, a besoin d’être d’accord avec ma conscience, car l’expérience m’apprend qu’elle s’est plus d’une fois égarée. Enfin, pour tout dire, accepter une vérité transmise sans la choisir, même après réflexion et contrôle, c’est ressembler aux pies et aux perroquets qui prononcent certaines paroles sans y attacher aucun sens.

Il est, dit-on, une limite où la pensée doit nécessairement s’arrêter : c’est lorsqu’elle rencontre la parole divine, l’autorité de la révélation. Là est le critérium qui nous permet de distinguer les vérités accessibles à l’examen des hommes et celles qui leur sont interdites et fermées, ce qui est abandonné aux disputes humaines et ce qui les surpasse. Le surnaturel est le domaine sacré où la parole humaine doit se taire et la pensée s’humilier. Cette objection n’atteint pas les principes que nous avons posés. Les vérités surnaturelles, nous dit-on, limitent la liberté de penser. Fort bien, mais à quelle condition ? À cette condition qu’elles soient de vraies vérités surnaturelles, car si elles n’en sont, pas et que je soumette mon esprit à de soi-disant vérités surnaturelles, je renonce par là même à la vérité et je tombe volontairement dans l’erreur. Telle est par exemple la situation de ceux qui croient à de fausses religions. Ils prennent pour vérité surnaturelle ce qui n’en est pas ; leur foi n’est que superstition, leurs espérances ne sont qu’illusions, leur culte n’est qu’idolâtrie. Or, s’il y a dans le monde, ce dont on ne peut douter, des croyances qui passent pour vérités surnaturelles sans l’être en réalité, comment puis-je savoir a priori lesquelles le sont véritablement et même s’il y en a de ce genre ? Avant de soumettre mon esprit à de telles vérités, il faut donc que je les examine préalablement, afin de voir si elles ont bien le caractère qu’elles prétendent avoir. Un tel examen est nécessairement libre, car il ne pourrait être restreint qu’au nom de certains principes surnaturels ; or ce sont de tels principes qu’il s’agir précisément de constater : ils ne peuvent donc restreindre la liberté de mon examen sans un manifeste cercle vicieux.

Remarquez d’ailleurs qu’il n’est point du tout nécessaire que cet examen tourne contre les vérités surnaturelles pour être appelé libre. Au contraire, si on posait en principe sans discussion qu’il n’y a pas de surnaturel, on enchaînerait par là même sa liberté ; on s’interdirait d’avance et systématiquement de reconnaître pour vrai ce qui peut l’être ; on se fermerait les yeux pour être plus sûr de voir clair. Telle est la liberté de beaucoup de libres penseurs, qui prennent pour principe ce qui est précisément en question. Pour que l’examen soit vraiment libre, il faut qu’il soit indifférent entre le pour et le contre, aussi sincèrement disposé à accepter le surnaturel, s’il le rencontre, qu’à s’en passer, s’il ne le rencontre pas.

La liberté de penser, prise en soi, n’a donc rien de contraire à la foi, et les croyans eux-mêmes sont forcés d’y avoir recours quand ils essaient de démontrer la religion. Évidemment ils ne peuvent alors, sans pétition de principe, s’appuyer sur la religion elle-même. Le libre examen est donc la seule méthode qui puisse établir la vérité religieuse. Elle convient aux apologistes aussi bien qu’aux critiques et aux adversaires, car nul n’oserait avouer qu’il croit à la religion sans avoir de bonnes raisons, et qu’il choisit telle raison plutôt que telle autre sans savoir pourquoi. L’hypothèse contraire conduirait à des conséquences insoutenables : si l’on disait qu’il suffit que certaines choses soient enseignées pour être crues, l’argument vaudrait pour les infidèles aussi bien que pour les partisans de la vraie religion.

Que l’on ne nous dise point que le libre examen ne convient qu’à certaines confessions religieuses, et non point à toutes, à celles qui, admettant l’autorité d’un livre sacré, permettent cependant de le discuter, et non à celles qui reconnaissent une autorité chargée d’interpréter ce qui est dans ce livre ; car ceux qui croient à cette autorité y croient ou bien a priori, parce qu’il leur semble que cela est nécessaire, logique, inévitable dans l’hypothèse d’une révélation, ou a posteriori, parce qu’ils ont cru trouver dans les livres saints un texte qui fonde cette autorité. Ils croient donc par des raisons qui ont pu leur paraître bonnes après examen ; ils sont donc des libres penseurs en renonçant pour de bonnes raisons à leur libre pensée ; seulement ils ne doivent pas condamner chez les autres le droit dont ils usent eux-mêmes, et ne point ôter l’échelle qui les a conduits où ils sont.

J’accorde que l’on peut être librement croyant, même dans une église où il y a une autorité infaillible ; mais, s’il en est ainsi, j’avoue ne pas comprendre l’objection qu’élèvent les partisans de cette église contre les confessions qui ne reconnaissent pas une pareille autorité. Les catholiques reprochent aux protestans de livrer la religion et les textes sacrés à la merci du libre examen ; ne voient-ils pas qu’eux-mêmes, quand ils argumentent contre les protestans, interprètent les textes sacrés à l’aide de la raison seule ? Ne voient-ils pas que jusqu’à ce qu’ils aient trouvé dans l’Écriture le texte qui fonde l’autorité de l’église, ils usent eux-mêmes du libre examen ? Comment la méthode qui a été bonne et légitime jusque-là devient-elle tout à coup essentiellement mauvaise ? Comment serait-il bon de se servir de la raison pour interpréter le texte dabo tibi claves…, et deviendrait-il tout à coup mauvais de s’en servir pour établir autre chose ? Sans doute si le texte a le sens que l’on dit, il faut dès lors cesser d’examiner et substituer tout à coup la croyance à la critique ; mais cela n’est vrai que pour ceux qui lui donnent ce sens, pour ceux-là seulement il serait impie de continuer à examiner. Quant aux autres, qui contestent le sens de ce texte, comment leur fermerait-on la bouche avec ce texte même, qu’ils entendent autrement ? Il n’y a qu’une chose à leur dire, c’est qu’ils se trompent ; mais on ne peut leur reprocher de se servir d’une méthode dont on se sert soi-même pour les détromper.

Je n’ignore pas les inquiétudes et les préventions qu’éveille chez beaucoup d’esprits sages le principe d’une liberté de penser illimitée. Eh quoi ! s’écriera-t-on, vous accorderez à tous les hommes, même aux plus ignorans, de tout examiner, de tout discuter, de tout soumettre au contrôle de leur infirme raison ! Quelle société pourra subsister devant ce déchaînement des intelligences révoltées ? Je pourrais éluder cette objection en disant que je me suis contenté d’établir que la liberté dépenser, prise en elle-même, est un droit, sans rechercher à qui il appartient d’user de ce droit, et s’il est à l’usage de tout le monde ; j’avoue cependant ne pas trop voir comment l’on s’y prendrait pour fixer des limites, et à quel signe on reconnaîtra ceux à qui il serait permis de penser librement. Le jour où Luther a renversé l’autorité de l’église, il a implicitement reconnu à tous les fidèles le droit de lire et d’interpréter la Bible à leurs risques et périls. Dans la pratique, il est vrai, il sera bon que l’autorité des sages guide et éclaire l’inexpérience des humbles, mais c’est encore en s’adressant à leur liberté de penser et de juger, — non pas en se réservant le privilège des lumières, et en laissant au peuple celui de la servitude et de l’ignorance.

Sans doute si l’on considère combien peu d’hommes dans une société, quelque civilisée qu’elle soit, méritent le nom d’hommes éclairés, combien peu ont les plus simples des connaissances nécessaires pour s’élever plus haut à des questions plus difficiles ; si l’on considère aussi combien les idées dans l’homme sont voisines des passions, on peut craindre que cette émancipation des esprits, cette rupture avec toute tradition, cet appel à la raison individuelle, cette liberté de penser en tous sens ne soit la source de bien des maux, et je reconnais qu’il faut avoir l’esprit ferme pour envisager sans terreur l’avenir inconnu vers lequel marche la société contemporaine. Le philosophe n’est pas plus que tout autre homme affranchi de ces émotions et de ces inquiétudes ; mais la réflexion modère, si elle ne calme pas entièrement, une anxiété si légitime. Elle nous apprend qu’à aucune époque, même quand le monde était gouverné par le principe d’autorité, la société n’a été à l’abri des grandes crises sociales. De tout temps il y a eu de grandes misères physiques et morales ; l’ignorance et la docilité ne sont nullement des garanties contre le vice, et souvent le prestige d’une autorité indiscutée a été complice de la corruption et du désordre. Si d’ailleurs il y avait lieu d’espérer que l’on pût par quelque moyen empêcher les hommes de penser de telle ou telle manière, s’il y avait quelque procédé sûr de maintenir les esprits dans cet état d’obéissance que l’on regarde comme si souhaitable, je comprendrais à la rigueur qu’on l’essayât ; mais depuis que le flot du libre examen a fait irruption dans la science, dans la société, dans la religion, il a marché sans cesse de progrès en progrès : il a pénétré de couche en couche dans toutes les classes, il a gagné les contrées les plus rebelles à sa puissance ; il n’existe aucune force capable de le contenir et de le refouler ; les pouvoirs qui commencent par marcher contre lui se voient ensuite contraints de marcher avec lui. À n’en pas douter, il y a là tous les caractères d’un fait inévitable que les impies peuvent considérer comme le résultat des lois implacables du destin, mais où l’on peut tout aussi bien voir le signe d’une volonté providentielle.

Tout porte à croire que la société, après beaucoup d’épreuves passées ou futures, tend à se constituer de plus en plus sur le principe de la libre discussion. Les abus de ce principe se corrigeront par l’usage. À mesure que les hommes se serviront plus de leur raison, ils s’en serviront mieux. Les excès de la raison révoltée doivent être plutôt mis à la charge de la servitude antérieure que de la liberté qui s’éveille. Les instrumens et les outils dont se sert l’industrie humaine n’ont pas atteint du premier coup la perfection qu’ils ont aujourd’hui. Combien donc ne faudra-t-il pas de temps jusqu’à ce que cet instrument des instrumens, j’entends la raison, soit assez cultivé et perfectionné pour être manié par tous les hommes ! Nous devons y travailler chacun pour notre part, non pas en imposant aux autres nos propres idées, mais en leur apprenant à se rendre compte des leurs. Tel est le grand rôle de la philosophie ; elle est avant tout une méthode et une discipline.

Ceux qui sont attachés à certains principes d’ordre et de tradition qu’ils regardent comme la base nécessaire de toute société doivent se guérir de leurs défiances envers la liberté de penser, car elle est pour eux aussi bien que pour leurs adversaires. Le moment n’est pas loin où elle sera leur dernière défense. Quand ils seront une minorité, ils réclameront le droit de penser autrement que la foule ; quand la société nouvelle se sera fait sa foi, ses préjugés, ses traditions, ses lieux communs, tout ce qui ne manque jamais de s’établir dans une société bien assise, les partisans des anciennes idées et des anciennes mœurs demanderont à ne pas obéir aveuglément à ce nouveau genre d’autorité. Ils discuteront, ils critiqueront, ils seront à leur tour des révoltés ; ils le sont déjà. Dans ce va-et-vient des puissances de ce monde, dans ces oscillations de principes qui se renversent l’un l’autre et viennent successivement se déclarer principes absolus, il n’y a qu’une garantie pour tous, c’est la liberté réciproque.

P. Janet.


  1. L’ouvrage de M. Beaussire traite non-seulement de la liberté de penser, mais de la famille, de la liberté d’association, de la propriété littéraire, en un mot de toutes les principales questions du droit naturel.
  2. Pour que la maxime de Descartes soit irréprochable, il faut entendre le mot évidence dans le sens large, et comprendre par là l’évidence de l’expérience aussi bien que celle de la raison pure, ce que Descartes n’a pas toujours fait.
  3. J’emprunte cette argumentation à un illustre écrivain anglais, M. Grote, qui l’a développée très subtilement dans un livre récent et original sur Platon et les disciples de Socrate ; Londres, 1865.