La Liberté du travail, l’association et la démocratie/14

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CHAPITRE XII

LA DÉCENTRALISATION.


Opérer des réformes partielles est bien, mais il y a une réforme plus générale qui est sur toutes les lèvres, dont les pouvoirs publics sont même occupés, et qui importe essentiellement pour que le travail soit délivré d’entraves gênantes et pour que l’activité nationale se déploie avec puissance sur tous les points. Cette réforme, non moins nécessaire à la bonne situation économique du pays qu’à sa bonne situation politique, c’est la décentralisation administrative. Non pas que nous la demandions absolue. À Dieu ne plaise que nous prétendions ôter à la France un puissant instrument de force et de bien-être ! Mais le nouveau libéralisme doit comprendre qu’en fait de liberté il faut commencer par la base, et aller du particulier au général. Espérons qu’il aura de plus en plus pour devise : Ex libertate unitas, et non pas : Ex unitate libertas, comme cela se répétait naguère et se répète encore trop aujourd’hui. Sans doute, l’unité importe à la liberté, surtout quand il s’agit de l’unité nationale. Mais l’unité, mais la passion de l’unité appliquée à tout, qu’est-ce sinon l’antipode de la liberté, le prétexte ennobli de l’oppression ? On paraît croire que la rapide exécution des affaires, qui entraîne la suppression des lenteurs de l’autorisation émanée de l’administration centrale constituerait une réforme suffisante. C’est la plus indispensable sans doute et la plus urgente, mais la question de la décentralisation est-elle resserrée dans de telles limites ? Ne faut-il pas faire davantage ? Ne faut-il pas tenter de ramener la vie au sein de ce qu’on appelle encore les provinces ? Pas d’équivoque il ne s’agit pas de recréer des circonscriptions disparues, mais de tenir compte de ce que ce mot persistant de province implique de personnalité vivace. Expliquons-nous.

La centralisation administrative a été constamment en progrès depuis un siècle : fait d’autant plus curieux, pour le dire en passant, que ce sont presque toujours des provinciaux qui ont tenu les rênes du gouvernement. Combien de nos ministres et de nos orateurs parlementaires sont nés sur les bords du Rhône et de la Garonne ! Qu’ont fait ces fils de la province ? Ils ont centralisé à l’envi. À force d’avoir une patrie, on eût dit que ces hommes d’État si nationaux n’avaient plus de pays. Un fait certain, c’est que la province n’a cessé de déchoir d’une façon presque continue depuis la Révolution, de même qu’elle avait énormément déchu à cette époque depuis Louis XIV. S’imagine-t-on par hasard qu’on y trouverait les éléments d’une Assemblée Constituante comme celle de 1789 ? Où y est la vie ? Que possède la province qui lui soit propre ? Y a-t-il en dehors de Paris un grand barreau, une grande école de jurisprudence, un grand enseignement, une littérature, un art, un foyer d’intelligence ? Rappeler les noms des grandes villes de France, c’est rappeler autant de gloires éteintes. C’étaient des soleils, ce sont tout au plus des lunes qui ont peu de lumière, une lumière d’emprunt, et encore moins de chaleur ; à cette température le talent cesse de pousser, du moins au delà d’un certain niveau ; veut-il le dépasser, il faut qu’il se transplante.

La cause du mal, qui donc peut l’ignorer ? On la signale tous les jours, c’est l’énorme attraction de Paris. La province, pour les fonctionnaires comme pour les supériorités intellectuelles et les talents, n’est qu’un lieu de passage. À peine un fonctionnaire est-il dans une ville, qu’il vise plus haut. Qu’on nous passe cette expression, la vie, pour la plupart des fonctionnaires, c’est la vie de garnison. Faut-il d’ailleurs s’en étonner, quand la plupart des services sont organisés sur le modèle de l’armée ? Un pareil va-et-vient suffirait pour tout stériliser. Comment un étranger, un hôte même accueilli avec cordialité, s’identifierait-il avec un département ? Comment y inspirerait-il cette sympathie solide, y obtiendrait-il ce concours durable qui sont seuls efficaces pour le bien ? N’est-ce pas une chose déplorable que les plus hauts fonctionnaires, ceux à qui sont remis les intérêts des départements, les préfets, soient eux-mêmes soumis à cette loi de perpétuelle mobilité ; de telle sorte qu’ils ne se soucient guère, sauf exception, de semer en vue d’une récolte qu’ils ne verront pas, et dont l’honneur reviendrait à d’autres ! Il n’y a plus de vivace en province que la propriété foncière, sans doute, parce que les arbres de nos forêts ne peuvent pas se transplanter dans la rue de Grenelle. Encore est-il vrai de dire que les grands propriétaires s’absentent encore trop souvent de leurs domaines pour venir habiter Paris !

Voilà donc la situation, et en voilà aussi la cause ; à qui la faute ? – C’est à la Révolution, disent les uns. — C’est à la monarchie surtout, selon quelques autres. La Révolution, ajoutent-ils, n’a fait que recueillir d’elle l’héritage d’une centralisation administrative excessive. Son tort est d’avoir suivi cet exemple et d’avoir aggravé le mal au lieu de s’appliquer à le guérir. M. de Tocqueville a soutenu cette thèse. Mais il n’est pas moins vrai que c’est la Révolution qui a inauguré la dictature de Paris. C’est la Révolution qui a mis en honneur, avec excès, la théorie de l’unité. C’est elle qui, sur la foi de Rousseau et de quelques autres de ses maîtres, a fait l’apothéose de l’État. Les théories de la Révolution, complétées par les idées disciplinaires de l’Empire, ont créé en grande partie ce que nous voyons.

Mais que la faute se partage plus ou moins entre la vieille monarchie, la République et l’Empire, c’est à l’avenir qu’il faut songer. Il y va du triple intérêt de la province, de la France, du gouvernement. La province ne peut plus décliner désormais sans rencontrer le néant même. Il faut qu’elle se relève ou qu’elle périsse. D’autres foyers que Paris doivent se ranimer. Cela peut se faire sans que la province cesse de considérer Paris comme le grand et universel foyer, sans qu’elle se mette à lui porter stérilement envie. Demander la résurrection de tout ce qu’il est possible de ranimer dans la vie provinciale, cela ne veut pas dire qu’il faille partager en vingt ou trente parties égales le musée du Louvre et les expédier au dehors, à la destination de Lyon, de Bordeaux, de Rouen, de Caen, de Dijon, de Strasbourg, cela ne veut pas dire que les Académies de province doivent supprimer l’Institut de France. Mais entre ces deux extrémités, être moins que Paris et n’être rien ou à peu près rien, qui pourrait dire qu’il n’y a pas une marge assez large ? Pourquoi nos départements ne feraient-ils pas sur certains points concurrence à Paris ? Y a-t-il plus de raisons qu’autrefois pour que le droit, la théologie, la médecine, l’érudition habitent spécialement la capitale ? On trouve commode d’expédier de Paris des ordres sans réplique et des révolutions toutes faites. Avantage trompeur que trop de dangers compensent. La province, qui ne résiste jamais au gouvernement, ne résiste pas davantage à ceux qui le renversent. Dans les révolutions, la province n’a jamais joué que le rôle du chœur dans les tragédies antiques, rôle résigné et qui se borne à faire entendre d’inefficaces gémissements sur les événements accomplis. Mais comment rendre à la province le rôle qui lui appartient ? Nous avons assez fait de décrets depuis 1789 pour savoir quelle en est la valeur. On ne rend pas la vie à ce qui n’est plus ; mais on peut réunir, coordonner, fortifier dès lors les éléments de la vie qui existe ; c’est ce qu’on appelle organiser. Si cette entité qu’on persiste à appeler la province était morte, on ne la ressusciterait pas à coups de décrets ; mais si, pour qu’elle vive complétement, il suffisait de lui permettre d’exister et de lui en fournir quelques moyens qui l’y aidassent, l’entreprise serait-elle aussi chimérique ? Pour rendre à la province plus de vie et de légitime et utile indépendance, que faut-il ? D’abord fortifier et étendre les attributions des conseils généraux. Jusqu’à présent ces conseils sont à peu près réduits à émettre des vœux. Ils exercent peu d’action, se réunissent une fois l’an pour quelques jours, et leur rôle consiste presque tout entier à donner à l’administration préfectorale un bill d’indemnité. C’est là ce qu’il importe avant tout de modifier. Des conseils généraux qui feraient les affaires du département, qui participeraient à l’administration départementale par des votes, précédés de discussions approfondies, qui siégeraient plusieurs mois, deviendraient comme autant de centres et de foyers qui rendraient aux départements l’activité régulière et l’esprit d’initiative trop absents chez eux jusqu’à présent.

Où en est-on aujourd’hui en fait de mesures décentralisatrices de ce genre ? Uniquement à remettre à la décision des préfets les affaires ressortissant naguère des bureaux. Ce n’est pas toujours beaucoup mieux. Les préfets sont des potentats. Je ne veux pas en médire. Mais leur joug n’est pas léger. Demandez-le aux fonctionnaires. Demandez-le à leurs administrés.

Accroître les attributions des conseils généraux serait un immense bienfait. Qui sait si un jour ils ne seront pas appelés par une constitution révisée à nommer le Sénat ? Mais puisque nous faisons des vœux, pourquoi ne pas nous donner librement carrière ? De ce qu’on ne pratique pas une idée juste, ce n’est pas une raison de la déclarer impraticable. Sans vouloir détruire la division de la France en départements, nous croyons avec quelques publicistes qu’il y a lieu de se demander si une nouvelle circonscription plus étendue ne serait pas possible, circonscription qui renfermerait plusieurs départements dans son sein et aboutirait à quelque grande ville centrale, destituée aujourd’hui de son importance naturelle et de sa grandeur historique[1]. Cette circonscription, c’est la région, souvenir de l’ancienne province sans en être la reproduction exacte et la simple copie. N’est-elle pas déjà comme reconnue et destinée en partie par les Expositions dites régionales ? Les raisons de transporter du département à la région la vie administrative reçoivent des changements accomplis depuis un demi-siècle une force nouvelle. Même en admettant que le département a été une circonscription d’une étendue suffisante, la révolution qui s’est opérée dans les moyens de communication empêcherait à elle seule qu’il en fut ainsi désormais. Les routes, les moyens de transport de toute nature qui se sont multipliés, les chemins de fer surtout, le télégraphe électrique, ont, par le rapprochement des distances, pour ainsi dire rétréci les agglomérations existantes, et rendu nécessaires, en les facilitant, des agglomérations plus étendues. Rouen n’est-il pas plus près de la capitale que ne l’était naguère Versailles, et Lyon plus près que ne l’était Rouen ? Vous voulez qu’on puisse devenir grand administrateur, grand savant, grand écrivain, grand jurisconsulte, grand artiste, grand financier ailleurs qu’à Paris ; eh bien ! pour cela la circonscription départementale est aujourd’hui un milieu trop étroit. Le chef-lieu ne présente pas à l’activité et au talent un théâtre suffisant ; le public n’y est pas assez nombreux ; il n’y est pas assez varié ; il n’y est pas assez riche pour donner au travail, aux efforts, au mérite enfin les excitants dont il a besoin, pour lui accorder une rétribution en renommée et en argent qui prévienne l’émigration du talent. Supposez au contraire six ou sept départements réunis en une seule région, centre politique, intellectuel et industriel, se gouvernant avec une certaine liberté en dehors de tout ce qui touche à l’unité nationale, votant son impôt et en dirigeant l’emploi à sa convenance, nommant ses fonctionnaires de presque tous les ordres, dans l’enseignement, dans le génie civil, etc., etc., sauf ceux qui représentent nécessairement le pouvoir central à la tête des grands services, vous vous serez placé dans les conditions les plus favorables au développement de la vie locale et à l’accomplissement du progrès général. Tout ce qui languit sous l’empire d’une centralisation écrasante pourra renaître et refleurir. Le patriotisme provincial aura un centre et une expression. Le vice des déplacements perpétuels sera guéri. Au lieu d’administrateurs mobiles, campés plus que domiciliés, on aura à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, à Rouen, à Dijon, à Strasbourg, etc., une administration locale composée d’hommes choisis par leurs concitoyens, attachés au sol par affection et par intérêt, par tous les liens de fortune, de famille, de considération, connus de tous et ne pouvant ainsi échapper à aucune responsabilité, bien au courant de tous les besoins et de toutes les ressources, et sachant en conséquence où porter leurs efforts[2]. Les assemblées provinciales ou régionales ne sont-elles désormais qu’une utopie ? Je ne sais, mais j’aimerais à voir l’utopie, si c’en est une, se diriger dans ce sens historique et sensé, tout conforme aux véritables intérêts du pays ; je voudrais du moins qu’on pût lui appliquer ce que Beaumarchais dit de la calomnie : Il en reste toujours quelque chose ! Lorsque l’on réduit le préfet, représentant de la centralisation, à un rôle purement politique, lorsque l’on conteste à la commune les éléments d’une vie suffisante pour former un tout complet, et qu’on lui laisse seulement la direction de son état civil et de sa police rurale, en changeant ainsi le problème des libertés communales en celui des libertés cantonales, et en investissant le canton d’attributions nouvelles, on peut être contredit, nous croyons qu’on se rapproche beaucoup du vrai. Certes, la commune n’a pas aujourd’hui la somme de franchises qu’elle devrait avoir. Mais l’usage qu’elle a fait de celles qui lui restent n’a pas toujours été tellement heureux que plusieurs des empiétements du pouvoir central n’aient paru justifiés à des esprits fort libéraux : cela a été sensible surtout pour l’instruction primaire, dont un si grand nombre de conseils municipaux paraissaient naguère médiocrement apprécier les bienfaits. Combiner l’extension des libertés communales avec le développement plus grand encore des attributions du canton, n’est pas un problème à beaucoup près aussi difficile que la conciliation de la liberté provinciale avec la part de centralisation nécessaire dans un pays tel que la France.

On peut émettre de pareils voeux aujourd’hui sans devenir suspect aux yeux de la démocratie de ce fédéralisme qui a si mal réussi aux Girondins, ou plutôt qu’on a si perfidement exploité contre eux ; car les Girondins n’ont mérité ni ce reproche ni cet éloge, et tout leur prétendu fédéralisme a consisté à faire des appels désespérés au soulèvement des départements contre l’oppression de Paris, et à chercher en Normandie un asile au sein d’une insurrection commencée sans eux et dirigée par des royalistes tels que MM. de Wimpffen et de Puisaye. Pourquoi donnerait-on le nom de fédéralisme à une organisation qui laisserait subsister entre la France et les États-Unis les différences les plus profondes ? Applique-t-on cette expression à la Belgique, dont la province jouit de si grandes libertés ; à l’Angleterre, dont le comté est si animé, si vivant d’une vie originale, si fécond en hommes distingués qui commencent à s’y former avant de se déployer sur un plus grand théâtre ? Si les provinces, à l’époque de la Révolution, n’étaient plus que la lettre morte de nationalités éteintes, bonne tout au plus à perpétuer de vieilles rancunes et de folles prétentions, si l’exercice simultané de franchises sans hiérarchie et sans frein aboutissait à une anarchie déplorable, évitons tout ce qui ressemble à une réaction, même dans les mots, contre l’unité nationale. L’idée de fédéralisme présentera toujours au génie et, si l’on veut, aux préjugés de la France une signification blessante et antipathique. Mais là n’est pas le danger. Il faut que la démocratie consente ici comme ailleurs à se faire libérale. Il est à désirer en ce sens qu’elle modifie sa philosophie politique en ce qui touche la Révolution. Tant que la nécessité d’étouffer au nom d’une idée toutes les résistances sera érigée en principe et légitimée en fait, tant que l’on trouvera que la Montagne a bien agi en mettant la France sous les pieds de Paris, tant que l’on ne s’apercevra pas que la Terreur a suscité elle-même ces résistances qu’on la montre employée uniquement à réprimer, qu’elle en a été bien plus la cause que l’effet, on laissera toujours soupçonner que ce zèle décentralisateur que manifestent quelques-uns de nos démocrates ne tiendrait pas à un moment donné contre la tentation de soumettre à tout prix les résistances qui viendraient des départements. Aujourd’hui la décentralisation est devenue un parti se composant de tous ceux qui pensent que des foyers d’activité et de vie, les uns moins grands, les autres plus, doivent coexister au sein de la grande nation, de tous ceux qui sont convaincus que l’individu lui-même ne peut acquérir toute sa valeur qu’à ce prix, de tous ceux enfin qui estiment qu’il y a une sorte de contre-sens dans des lois qui admettent le premier venu à l’exercice des droits politiques les plus élevés et qui refusent aux plus éclairés et aux plus capables toute participation aux droits les plus modestes. Singulière anomalie qui mène à tout remettre entre les mains de la capitale et qui lui refuse jusqu’au droit d’intervenir par son vote et par son contrôle dans ses propres affaires !

Voulez-vous que le travail soit vraiment libre, que le régime de l’autorisation préalable cesse de peser sur lui, que l’activité féconde des individus se substitue à la lente activité des bureaux, trop souvent à la paralysie ? Décentralisez. Voulez-vous que le travail intellectuel multiplie ses centres et ses foyers, étende son rayonnement, redouble sa puissance ? Décentralisez !


  1. C’est la thèse qui a été soutenue récemment dans le livre justement remarqué d’un publiciste distingué de l’école démocratique : La Province, par M. Élias Regnault.
  2. M. Élias Regnault, qui développe ce plan, s’est souvenu des plans de Turgot et de Necker relatifs aux assemblées provinciales, à ces assemblées dont un autre écrivain M. L. de Lavergne, vient de retracer, dans un livre consacré à ces assemblées, le remarquable et saisissant tableau. Elles n’eurent qu’une existence éphémère ; elles trouvèrent une opposition violente dans la noblesse si peu intelligente, hélas ! de ses intérêts et de ceux du pays, et dans les Parlements hostiles à la constitution d’un pouvoir rival. Tous les cahiers des États généraux en 1789 se prononcent pour ces assemblées provinciales et attestent combien l’idée en était populaire. Ils contiennent des vœux en faveur des franchises locales qui donnent au mouvement de 1789 un caractère décentralisateur auquel la Révolution ne s’est pas montrée fidèle.