La Liberté du travail, l’association et la démocratie/16

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CHAPITRE XIV

DU PROGRÈS.


I
Tout ce qu’on vient de lire suppose que la démocratie moderne s’avance vers le progrès bien loin de marcher aux abîmes, sous la réserve toutefois de certaines conditions qu’au point de vue économique pris dans la plus large acception nous avons cherché à indiquer. Mais, avant de terminer ces considérations, qui remplissent ce livre, il faut, qu’on me passe cette expression, avoir le cœur net de cette grande question. Je dis question, et à dessein ; car pour les uns, elle n’est pas résolue encore ; pour d’autres et même pour tous, elle contient de l’inconnu. En arrivant par la route sûre de l’observation à cette conviction que le progrès, surtout le progrès économique, malgré toutes les lacunes qu’il peut offrir encore, n’est pas un mirage de l’imagination contemporaine, que l’humanité y tend réellement de plus en plus, que réellement elle poursuit là comme ailleurs une destinée générale, et que cette destinée va s’améliorant, qu’il y a dans le bien, envisagé d’une époque aux époques suivantes, une certaine continuité, de même qu’il présente de peuple à peuple une solidarité certaine, on acquiert une idée et meilleure et plus haute des efforts humains, on est moins tenté de les prendre en mépris et en pitié, on est moins prompt à ces découragements qui détournent l’homme de sa tâche terrestre sans relever pour cela nécessairement vers des pensées supérieures à la terre, et dont l’effet le plus ordinaire est de le confiner dans le pur égoïsme. Si le progrès est la conclusion de nos recherches, que ce soit pour fortifier les esprits, et non, comme il arrive trop souvent, pour les endormir ou pour les surexciter sans mesure.

D’une part, en effet, on a présenté le progrès comme un résultat tellement inévitable des lois de l’humanité et du monde, qu’il semblait que nous n’eussions qu’à nous croiser les bras dans l’attente de ce bienheureux Éden vers lequel le temps nous conduisait, ou plutôt nous poussait par un invincible courant. D’un autre côté, on croyait que l’homme peut tout, on se jouait de la durée comme d’un vain obstacle, on voulait, du jour au lendemain, changer toutes les conditions de la société, en ajournant à un très petit nombre d’années la félicité universelle. Égale folie, égale impuissance ! Qu’en est-il arrivé ? Ce qui arrive et doit nécessairement arriver en pareil cas ; c’est que beaucoup d’esprits comme il s’en trouve dans tous les temps, esprits dont la tâche est de représenter la tradition, à laquelle il faut accorder sa place nécessaire dans les affaires humaines, se sont violemment, et avec une sorte d’humeur, retournés contre l’idée même du progrès[1]. Combien n’a-t-elle pas encore de partisans et de défenseurs cette croyance des anciens, encore toute-puissante dans les siècles antérieurs au dix-huitième, à savoir, que l’humanité tourne sur elle-même ! Bien plus, qui sait si, comme les anciens le disaient encore, elle ne présente pas le spectacle d’une décadence dont l’abîme doit être le terme inévitable, et si nous ne touchons pas à la fin des temps ?

Il est une nuance plus commune de l’opinion défavorable à la perfectibilité ; elle oppose le progrès économique à tous les autres progrès ; elle voit dans ce progrès même comme un signe de corruption, la marque à peu près certaine d’un état moral qui décline et s’affaisse. Quel est celui d’entre nous qui n’a pas entendu déclarer le bien-être matériel incompatible avec ce culte du vrai, du bien et du beau, honneur de la civilisation, et qui en est le signe le plus distinctif ? C’est un reproche contre lequel tout d’abord il me semble que proteste l’histoire tout entière. C’est quand elles étaient au plus haut point de leur prospérité industrielle et commerciale, que Venise et Florence dans les temps modernes, Athènes dans l’antiquité, ont été le centre des arts. Bien loin de gagner à l’affaiblissement de ce ressort énergique, qui poussait une population intelligente et active vers l’acquisition de la richesse, le noble culte du beau a paru y dépérir en même temps que la recherche de l’utile. L’industrieuse Hollande n’est-elle pas la mère d’une des plus grandes écoles de peinture ? L’Angleterre manufacturière n’a-t-elle pas produit de très-grands poëtes, les poëtes mêmes de la mélancolie, de la rêverie ? Watt et lord Byron ont la même patrie. Mais, dit-on, n’y a-t-il pas une certaine fleur de délicatesse dans les sentiments, une certaine élévation d’âme, un certain goût du grand en toutes choses, dans les arts comme dans la pensée, qui rencontrent des obstacles dans la prépondérance trop exclusive accordée aux intérêts ? N’est-ce pas le péril, si ce n’est le caractère déjà de notre société démocratique, de voir dominer partout un certain terre-à-terre dans les vertus comme dans les idées ? C’est une objection, c’est un danger que je n’ai point à discuter ici. D’abord, je ne défends pas la prépondérance des intérêts. Je mets au-dessus d’eux, le côté moral de l’humanité. Je prétends seulement ne pas les immoler. Je ne sais que trop bien que la richesse a ses corruptions, comme la misère a ses tentations et ses vices. Il est rare d’ailleurs que tout ce qui entre dans la civilisation y marche d’un pas égal. Certaines époques ont vu les sciences prendre un admirable essor, se répandre avec hardiesse, avec fécondité dans toutes les directions, et en même temps les arts s’amoindrissaient, s’abaissaient ; notre dix-huitième siècle en est la preuve. Quelquefois on verra, par un autre genre de contraste, les sciences physiques cultivées avec ardeur et succès, les sciences morales relativement tenues dans l’ombre. Tantôt c’est vers la théorie pure qu’on inclinera avec excès, tantôt c’est la pratique qui paraîtra trop dominer. Qu’y faire, sinon lutter contre les inconvénients des choses sans renoncer aux choses mêmes et sans calomnier les biens qu’on possède ? Mais ce qui est moins contestable que tout le reste, moins contestable que les inconvénients que peut présenter au point de vue moral le bien-être matériel, si l’on en fait abus, ou si on y sacrifie la partie la plus élevée et la plus délicate de l’âme humaine, c’est la relation étroite, intime, nécessaire, qui unit entre elles la civilisation morale et la civilisation matérielle qu’on oppose sans cesse l’une à l’autre avec une défiance, avec un acharnement selon moi un peu puéril.

La société comme l’individu est esprit et corps, et ce corps et cet esprit sont unis inséparablement. L’un souffre avec l’autre. Sans cette industrie qui ne subvient encore qu’avec trop d’insuffisance aux besoins de cette masse si laborieuse pourtant, aux besoins de cette société qui n’a jamais tiré quotidiennement de son sein plus d’efforts, je demanderai donc où en seraient ces lettres, ces sciences et ces arts, que feraient et que seraient ces lettrés, ces savants et ces artistes, où en serait cette vertu dont on prend en main les intérêts ? On sait quel fut dans le passé l’état des sociétés qui ne présentaient qu’un médiocre développement de richesse et d’industrie. Ou la barbarie qui admet bien aussi à sa manière ces raffinements dont on gémit, et qu’on impute grandement à tort à une industrie avancée ; ou une civilisation étroite, concentrée, pour ainsi dire, dans quelques individus, et dont les masses retenues dans l’enfance et plongées dans la misère, si ce n’est dans l’esclavage, étaient comme le piédestal. Telles étaient ces sociétés, telle serait encore la société qui cesserait de marcher dans la voie de la richesse.

Le monde a vu, il n’y a pas bien longtemps, il voit encore, grâce à Dieu, des peuples se mettre en quête de plus de justice dans leurs lois, de plus d’équité dans leurs relations est-ce qu’en même temps et par cela même ils ne s’en promettent pas plus de bien-être ? Est-ce qu’à plus de vérité, d’idéal passant dans les institutions ne correspond pas invinciblement l’espérance d’une plus grande somme de bonheur, d’une vie plus douce, plus sûre et plus aisée ? Le contraire n’est pas moins vrai. Lorsque, par suite de circonstances favorables, un peuple a pu acquérir un développement assez considérable du côté de la richesse, il se dégage pour ainsi dire de son sein des besoins d’un ordre supérieur, d’abord parce qu’il est naturel à l’homme qu’une fois assuré du pain que réclame la vie matérielle, il aspire avec énergie à tout ce qui donne pâture à l’imagination, au sentiment, à ce besoin de vérité dont il est comme assiégé, ensuite parce que dans sa prudence il comprend que ces biens matériels ne peuvent lui être acquis à titre durable s’il n’obtient des garanties régulières, permanentes dans le respect des principes, sans lesquels la propriété, le travail, la richesse, le déploiement entier des forces humaines sont mis à la merci de la violence ou de l’arbitraire. Voilà en grande partie pourquoi les États riches, comme la Grande-Bretagne et la Hollande, ont précédé les autres dans la carrière de la liberté, de la publicité, dans les garanties de l’ordre légal. Voilà pourquoi, lorsque notre révolution de 1789 s’est opérée, nos pères ne séparaient pas ces deux choses dans leurs vœux ardents et dans leur confiance illimitée, le triomphe de la raison humaine, le triomphe prochain et complet des principes par elle reconnus et démontrés vrais, le triomphe d’une liberté religieuse, philosophique, politique, économique sans comparaison plus grande que celle qui avait été le partage du passé, et le perfectionnement de la condition de l’humanité à tous les degrés, sans acception de classes, sans acception même de peuples. Voilà pourquoi, toutes les fois qu’on voit une sorte de scission, momentanée même, accidentelle, avoir lieu entre ces éléments, l’esprit humain, arrivât-il à trouver l’explication de ce phénomène, s’en étonne, s’en afflige comme d’une anomalie, d’une contradiction ; il lui semble qu’en vertu d’une solidarité qui peut être suspendue, mais non abrogée, toutes les parties de la civilisation, formant un ensemble complet, un vivant organisme, sont appelées à s’abaisser ou à se relever ensemble.

Essayons maintenant de marquer, telles que les conçoit la science économique, en s’éclairant des données des sciences collatérales, les conditions qui paraissent les plus indispensables à l’accomplissement du progrès économique sous le régime d’une démocratie libérale.

II
Les conditions du progrès économique, et ceci justifie ce qui précède et nous y ramène, sont d’abord de l’ordre intellectuel et moral. C’est ce que la démocratie doit s’attacher à bien comprendre. Sans cela, nulle liberté du travail qui soit véritable et qui soit féconde, nulle forme de l’association qui soit possible ou durable. Il faut d’abord que l’homme réalise des progrès comme être intelligent, c’est de toute évidence ; il n’y a pas de travail qui ne suppose un rapport souvent très-compliqué des moyens à la fin qu’on se propose ; les produits les plus matériels de l’industrie, les plus humbles et les plus usuels ne sont au fond que des idées réalisées. La guerre que l’homme fait à la nature est la guerre de l’intelligence contre la force. Les sciences sont ses instruments. Le progrès scientifique donne donc déjà une haute vraisemblance au progrès économique. On n’a pas besoin que je rappelle les preuves de ce progrès scientifique, preuves dont nous accablent les mathématiques, la physique, la chimie, l’histoire naturelle, l’astronomie, la géologie. Il serait de même superflu de citer les applications de la science aux différents arts, les procédés et les inventions qui en sont sortis, pour ainsi dire, à flots pressés. On n’a pas besoin d’entendre nommer une fois de plus la boussole, le télescope, l’imprimerie, la poudre à canon, la vapeur et sa puissance productive si étonnante, si imprévue, le télégraphe électrique, toute la foule des découvertes utiles à la navigation, au commerce, à la culture, à la fabrication, et finalement à la richesse et au bien-être[2]. Je ferai remarquer seulement que notre système des poids et mesures, nos institutions de crédit, nos assurances, sont fondés aussi sur des calculs, reposent aussi sur des données scientifiques. Ainsi, ce n’est pas seulement la production, c’est aussi la circulation rapide, féconde à son tour, de la richesse, qui a sa base dans la science. Le jeu même de cette circulation constitue à lui seul comme une science moderne. Le crédit est une découverte qui ne pâlit devant aucune autre. Il n’a pas fallu moins d’esprit sans doute pour inventer le billet de banque que l’éclairage au gaz, et la lettre de change, les virements de parties et tous ces autres procédés techniques que le crédit emploie revendiquent leur place à côté de la vapeur, à laquelle ils sont comme moyens d’échange, comparativement à la monnaie, ce que la vapeur est elle-même comme moyen de transport, relativement aux chevaux et à la voile. La diffusion des connaissances, l’instruction générale et professionnelle ne sont pas des faits moins importants, moins utiles au progrès de la richesse, à la répartition du bien-être la plus favorable au grand nombre. Il faut appliquer à la science ce qui est vrai du soleil. C’est en brillant dans le ciel qu’il éclaire, mais c’est en faisant pénétrer ses rayons dans le sein de la terre qu’il l’échauffe et la vivifie. On peut comparer au contraire ces nobles sciences qui ornent l’esprit humain sans servir à la société, à ces belles étoiles dont l’éclat est si pur, mais qui ne nous envoient aucune chaleur.

Prétendra-t-on que l’intelligence, qui a tant découvert dans le monde physique, qui a tant inventé, tant appliqué dans l’ordre matériel, est restée exactement au même point dans la connaissance du monde moral ? Je sais que c’est la thèse des personnes qui nient ou restreignent à l’excès la doctrine du progrès. Pour la soutenir, on vous montrera chez quelques sages de l’antiquité des idées fort élevées sur Dieu et sur la nature humaine. Armé de ces textes, on accablera vos prétentions au progrès sous le poids de cet axiome humiliant Nihil sub sole novum. Y a-t-il donc indiscrétion à demander combien il y a eu de ces sages chez les anciens, si pénétrés de la dignité de notre nature ? L’homme moderne, si nous attachons nos yeux sur les masses, se fait une idée incomparablement plus élevée, et nous allons le voir aussi, infiniment plus propre à le fortifier dans sa conscience individuelle, de sa nature et de sa destinée que ne s’en faisait l’immense majorité chez les anciens. L’homme moderne s’attribue une grande valeur à ce titre-là seulement qu’il est homme. Il se respecte et il veut qu’on le respecte à ce titre. Qu’il ait acquis cette idée sous l’influence du christianisme, que le fait de l’avènement des races du Nord, profondément pénétrées de la valeur de l’individu, y ait aussi contribué, toujours est-il que cette idée, il l’a, et qu’il ne paraît pas avoir envie de s’en départir.

Rien n’est si nouveau dans le monde qu’un tel sentiment, surtout comme fait général, et si j’avais à démontrer par des exemples une proposition que je me contente de poser en quelque sorte comme un principe dont l’économie politique et la démocratie tirent le parti le plus fécond, je crois qu’ils ne me manqueraient pas ; et, sans parler ici en prédicateur, au risque peut-être de scandaliser bien des personnes, je crois qu’il ne serait pas impossible de montrer qu’à ce point de vue le grand César était bien inférieur à une bonne femme d’aujourd’hui. César connaissait la gloire, de même que ses contemporains, qu’il éblouissait et qu’il dominait, connaissaient l’admiration et la crainte. Mais ni l’un ni les autres ne connaissaient guère le respect qu’on se doit à soi-même et qu’on doit aux autres à titre de personne morale. Aujourd’hui la plus humble femme, ignorante et ignorée, regarde son âme comme étant d’un prix infini, elle porte à ses actions un soin attentif. Cette idée que rien n’est indifférent, quelle révolution dans le monde ! Ce souci de la personnalité chez soi et chez les autres, ce sentiment de la responsabilité descendu dans les masses, qu’on tâche, si l’on peut, d’en calculer la portée au seul point de vue de l’activité humaine et de ses résultats les plus terrestres. Je ne suis ni la propriété d’un autre ni la propriété de l’État. Je suis un homme. Y eut-il jamais une plus grande nouveauté à faire entendre à un citoyen, à un esclave ! Veut-on se faire une idée de l’abîme que de tels sentiments mettent entre les hommes, entre les peuples ? Que l’on compare, aujourd’hui même, celles des nations occidentales chez lesquelles le sentiment de la valeur, de la responsabilité individuelle est affaibli, avec celles où il règne à des degrés divers, mais avec une incontestable énergie. Chez les unes, quelle insuffisance de richesse, quelle médiocre industrie ! Chez les autres, quel puissant développement économique, quel énergique déploiement de toutes les puissances morales et matérielles ! Bien plus, comparez une civilisation avec une autre, la civilisation occidentale avec la civilisation orientale, avec l’Inde par exemple. L’Indien est convaincu que l’homme n’est qu’un mode, un accident fugitif de la substance universelle. Un inerte panthéisme l’accable. Toute sa foi se réduit au néant des œuvres. Aussi où est l’histoire de l’Inde, où sont, veux-je dire, ses annales régulières, où est son industrie, j’entends une industrie mettant en œuvre les forces mécaniques et entreprenant en grand de soumettre la nature aux besoins de l’homme ? À ces questions, l’Inde répond par le néant. Ainsi, tout se tient dans l’homme. Une conception religieuse ou philosophique, religieuse surtout, parce que la religion exerce chez les peuples une influence beaucoup plus universelle que la philosophie, une conception d’ensemble sur le sens et le but de la destinée humaine, conception qui semble ne devoir donner lieu qu’à des conséquences spirituelles, en produit d’immenses dans l’ordre temporel, et par suite dans l’ordre économique. Je ne vois à cela, d’ailleurs, aucun mystère. On agit parce qu’on croit. Or, l’industrie, comme toutes les autres manifestations, n’est qu’un mode de l’activité générale déterminée dans toutes ses directions par certaines idées, par certains sentiments devenus en quelque sorte notre subtance même. C’est là le vrai sens de la pensée de Montesquieu disant que la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. C’est là le sens du Discours célèbre dans lequel Turgot, qui ne parle là, comme ailleurs, qu’en philosophe, et d’une façon toute profane, explique les progrès de l’humanité avant tout par la transformation lente, il est vrai, indirecte souvent, mais certaine, qu’une religion nouvelle a fait subir au monde ancien. On peut ajouter sans doute à ces influences morales d’autres influences : la race, le climat, la disposition des lieux, l’inévitable action du théâtre sur l’acteur ; mais la vérité de cette proposition que la conception générale adoptée par un peuple sur la destinée humaine détermine son état industriel, la quantité, je dois ajouter encore la bonne et équitable distribution de sa richesse, se justifie en fait comme par le raisonnement. On peut affirmer, dès aujourd’hui, que plus la religion qui domine la masse nie l’homme, c’est-à-dire sa liberté, son importance dans le monde, plus le développement industriel est anéanti. Ainsi, les boudhistes tiennent le dernier rang. Les musulmans occupent déjà une place un peu plus élevée. Parmi les populations chrétiennes, qui obtiennent incontestablement la première, le premier rang appartient à celles qui échappent à la fois au matérialisme et à l’influence énervante de la théocratie dont l’effet, en Italie, en Portugal, en Espagne, partout où elle a régné, a été d’écraser la liberté, l’activité humaine sous le poids d’une autorité extérieure. L’empire de la terre appartient aux populations chrétiennes qui maintiennent énergiquement les droits de la personnalité, les droits de la conscience, les droits de l’esprit, les droits de l’action libre. Par là se confirme une fois de plus, d’une manière éclatante, l’influence incontestable, immense, des directions que suit la pensée humaine sur le progrès économique. Je crois avoir établi et rendu sensible cette pensée que bien réellement l’homme moderne, considéré comme être intelligent, a acquis non-seulement de nouvelles sciences, qui ont leurs applications aux faits économiques, mais de nouvelles idées morales, et particulièrement cette idée de la responsabilité, cette idée de la valeur de l’individu, à titre d’homme, peu connue de la masse chez les anciens, et vrai fondement de la démocratie chez les modernes. Pour compléter ce développement, il faut ajouter aussi que l’homme moderne, et ceci n’est guère contesté, se fait de la sociabilité une tout autre idée. L’égalité morale du genre humain est de foi commune, et c’est ce qui fait que t’avénement de la démocratie, même chez les peuples qui en semblent le plus éloignés, n’est plus aujourd’hui qu’une question de temps. On ne croit plus à la distinction de deux sortes de nature humaine, l’une libre et l’autre esclave, l’une grecque ou romaine et l’autre barbare, distinction universellement admise par les deux grands peuples civilisés de l’antiquité. Il n’y a aujourd’hui pas une école, pas un parti qui théoriquement n’admette et ne montre bien visiblement sur sa bannière ce mot de caritas generis humani, si surprenant dans la bouche de l’orateur romain.

III
Pour nier la réalité du progrès, il faudrait soutenir que les doctrines en s’épurant n’influent point sur les actes, que les principes et les faits ne tendent point à se rapprocher et à s’unir, ce que l’histoire et l’expérience contredisent formellement. Le progrès pratique consiste en cela même que ce rapprochement de la théorie et de la pratique s’opère, et que non-seulement il s’opère, mais qu’il s’effectue plus facilement, à l’aide de moins de perturbations, de moins de révolutions. Les révolutions sont un procédé grossier, un procédé en outre des plus coûteux pour opérer le progrès. Tout l’artifice de la civilisation consiste à l’obtenir, si je puis dire ainsi, au meilleur marché possible. Quand ce genre de perfectionnement qui consiste à supprimer ou à rendre très-rares les révolutions pour obtenir le progrès sera bien définitivement acquis au genre humain, tous les autres suivront d’un pas rapide ce que je dis des révolutions, je le dis aussi de la guerre ; plus elle sera traitée comme un procédé arriéré, imparfait, pour répandre la civilisation, comme une machine en un mot qui consomme plus qu’elle ne rapporte, plus il faudra s’en applaudir. Mais ce dernier progrès n’est pas moins éloigné, je le crains, que celui qui consisterait à supprimer les révolutions de la face du monde, et la Chine qui s’ouvre au bruit du canon, aussi bien que l’Inde et l’Algérie où il se tait à peine, ne disent que trop que nous n’en sommes pas encore arrivés à ce progrès si désirable.

Je n’ai en aucune sorte le désir de rabaisser les anciens, nos maîtres, non en toutes choses, comme on l’a prétendu, mais en beaucoup de choses. Le mot de grandeur s’applique bien à eux. On n’a pas eu plus de grandeur dans la poésie qu’Homère, peut-être que Lucrèce. On n’a pas montré plus de grandeur dans la conquête et dans l’esprit civilisateur qu’Alexandre. On n’a pas pensé, on ne rêvera jamais avec plus de grandeur que Platon. On n’est pas mort avec plus de grandeur que Socrate. Cela n’empêche pas, si l’on met de côté une rare élite, qu’il y avait dans les mœurs privées de l’antiquité une brutalité, une grossièreté, une sensualité, dont il n’y a pas lieu d’ailleurs de s’étonner. Le paganisme seul n’en donne pas la clef. Ces défauts sont les traits communs et persistants des peuples guerriers et des peuples à esclaves. Dans l’ordre privé, je ne crois pas me tromper en affirmant que les vertus bourgeoises, ces vertus modestes qui font, il est vrai, peu de bruit, qui n’affectent en rien les airs sublimes du stoïcisme, et qui eussent paru infiniment méprisables aux anciens chez lesquels l’idée du commandement glaça et corrompit toutes les relations de famille, du père aux enfants, de l’homme à la femme, ont été inventées et popularisées par les modernes. Dans l’ordre social, la liberté, la justice, l’égalité, la paix, le règne, en un mot, du droit et l’emploi de l’intelligence au lieu de la force, ont été substitués, comme un idéal vers lequel on tend à se rapprocher en pratique, au vieil antagonisme de la société païenne. La diplomatie, je la cite parce qu’elle ne passe pas pour trop accorder au goût des théories aventureuses (abuser du progrès n’est pas en général le défaut qu’on reproche aux chancelleries), proclame elle-même, entre les membres de la famille européenne, la fin des guerres d’extermination et de conquête, l’unité de la civilisation occidentale, les maximes philanthropiques du droit des gens, et, sauf des exceptions qui n’infirment pas la règle, elle agit en conséquence de ces déclarations. L’idée d’une sorte d’amphictyonie européenne pour le règlement des intérêts communs se réalise dans nos congrès, et il n’est peut-être pas chimérique de penser qu’un jour l’application en deviendra permanente. On ne fait plus la guerre que comme pis aller pour avoir la paix. De plus en plus se perd la race des gens farouches et inflexibles qui souhaitent du mal à l’étranger une fois qu’on a déposé les armes. Un récent exemple, celui de la Russie, après la guerre de Crimée, le prouve bien. Tout le monde a trouvé bon que celui qu’on appelait l’ennemi la veille encore se livrât aux travaux qui civilisent et qui augmentent la puissance des nations. Personne n’est taxé de manquer de patriotisme pour aider un peuple même rival en lui prêtant ses idées et ses capitaux. C’est une maxime à laquelle l’économie politique a donné l’autorité d’une vérité scientifique, que les intérêts des peuples sont solidaires. D’ailleurs l’unité de la civilisation occidentale éclate par mille marques, aisément saisissables. Le mot célèbre de Mirabeau, que les principes de la révolution de 1789, dont la formule équivaut à celle même de la civilisation moderne, sont appelés à faire le tour du monde, ce mot acquiert la valeur d’une véritable prophétie qui se réalise de jour en jour.

Comment ne rapporterais-je pas à la liberté du travail comme à une commune source les progrès économiques qui s’accomplissent en Europe ? L’Europe s’y rallie de plus en plus comme au principe qui met le mieux à profit toutes les forces humaines, en appelant chacun à exercer la profession qui convient le mieux à ses aptitudes, à ses goûts, à son état de fortune. L’Europe se débarrasse de ces entraves qui font obstacle aux perfectionnements, ou qui ôtent à l’homme laborieux et inventif le prix de ses efforts et le bénéfice de ses inventions. Or, la liberté du travail, cette liberté si précieuse et si chère comme droit, et qui l’est dans les divers pays en proportion que le sentiment de l’individualité et de sa puissance y est plus énergique ; cette liberté du travail, que la Russie elle-même s’inocule aujourd’hui et qui se prépare à faire tomber les dernières chaînes des corporations en Allemagne, cette liberté du travail, qu’est-elle aux yeux de l’économiste, sinon l’application de ces dogmes de la liberté humaine et de l’égalité morale et civile, dont le triomphe progressif nous a paru le signe distinctif et l’oeuvre des temps modernes ? Qu’est-elle, sinon l’individu investi de la responsabilité de ses œuvres dans le domaine industriel, et agissant à ses risques et périls ? Qu’est-elle, sinon l’égalité sous la forme de la condamnation des monopoles et des privilèges ? C’est donc une application de la morale philosophique, ou, si vous aimez mieux, de la morale chrétienne, disons de la vraie morale, à la société moderne. Quelle image de la sociabilité que la division elle-même des travaux, vaste solidarité d’efforts qui unit toutes les branches d’une industrie, cette industrie à une foule d’autres, toutes les classes de la société entre elles, et qui enserre toutes les parties du monde comme dans un immense réseau ! La sociabilité a encore une manifestation éclatante dans le crédit qui établit la solidarité des prêteurs et des emprunteurs, des grands et des petits capitaux, de l’esprit d’épargne et de l’esprit d’entreprise. Elle en a une dans les différents systèmes d’assurance et de secours mutuel, puissant levier du progrès économique, qui débute à peine, et dont les effets à venir sont, pour ainsi dire, incalculables, Elle en a une dans les diverses associations volontaires qui se forment pour produire et pour consommer. Elle en a une enfin qui est la condition même de tout développement du travail et de la richesse, et de toute démocratie régulière et progressive, c’est-à-dire la paix publique, l’harmonie des classes, l’union des nations, la sécurité intérieure et extérieure qui garantit entre les mains de chacun sa propriété et son industrie. Magnifique ensemble des conditions du progrès économique rattaché au progrès des idées morales !

Que dire enfin de l’abondance des capitaux, condition à son tour et instrument indispensable du développement de la richesse ? On sait la vaste étendue qui doit être attribuée à ce mot de capital. On sait que, bien loin de se borner à l’or, à l’argent, le capital comprend toutes les matières premières, tous les produits arrivés à l’état où ils servent à la consommation, tous les instruments de production, depuis les machines qui font des agents naturels le complément de nos forces, et depuis la monnaie elle-même jusqu’aux voies de communication petites et grandes qui font circuler les produits. L’idée du capital ainsi étendue est-elle encore complète ? Non, on ne s’en formera une idée suffisante qu’en y faisant entrer ce capital immatériel de connaissances utiles, d’habitudes favorables à la production, sans lequel il n’y aurait pas d’industrie. Le bien-être progressif d’une nation est déterminé par la quantité de son capital. Je dis le bien-être progressif. Il y a, en effet, une idée d’activité, de force productive croissante, inhérente au capital, qui ne s’attache pas à la seule richesse. La richesse peut être naturelle et rester stationnaire ; elle peut avoir été léguée à un peuple par un passé dont il a déchu. Rome moderne est là pour nous le dire. Fruit de l’épargne qui se renouvelle toujours, issu du travail qui ne s’arrête jamais, instrument destiné à la production future, le capital est le signe le plus certain comme il est le moyen le plus efficace du progrès économique. Voyons donc quels fruits a portés, surtout depuis la Révolution française, l’application des principes qu’elle a généralisés et appliqués sur une grande échelle. Quelques faits précis qui se détachent en relief nous montreront à quel point nous sommes arrivés dans cette carrière économique ou la démocratie française commence à peine à marcher avec une conscience claire de ce qu’elle fait et de ce qu’elle veut.

IV
On peut envisager tour à tour les diverses formes de la propriété et les diverses classes de la société en prenant pour exemple la France, qui a le mérite évident de nous intéresser plus que tout autre pays. Ce n’est pas d’ailleurs que la France ait le privilège exclusif de la mise en œuvre des principes de liberté civile, proclamés en 1789, et transportés dans la sphère du travail et de l’échange. De même que la Révolution française, simple héritière du mouvement qui avait transformé l’esclavage en servage, le servage en travail libre, et composé d’éléments jadis méprisés une bourgeoisie riche, éclairée et fière, n’avait pas inventé ses propres principes en France même, de même la Révolution en voyait le modèle quelques égards dans d’autres pays que la France, tels que les États-Unis d’Amérique et l’Angleterre.

Mais peu importe que la Révolution ait eu ou non à plusieurs égards ses modèles et ses précédents dans le monde, peu importe aussi que la fécondité des principes que nous avons développés ne se borne pas à la France, elle y a assurément sa puissance comme elle a eu son origine la plus éclatante. C’est donc la France qui, après nous avoir fourni quelques indications positives, nous offrira les éléments nécessaires pour discuter certaines objections communes et persistantes contre la réalité du progrès économique. Prenons d’abord à part la propriété foncière et les classes qui s’y trouvent directement intéressées, puis la bourgeoisie dans laquelle s’incorpore plus particulièrement le capital mobilier, puis les ouvriers, sans attribuer à ces classifications un peu arbitraires plus de valeur qu’elles n’en ont, et en ayant soin d’indiquer pour la nation prise dans sa masse les résultats qui l’intéressent tout entière : rapide enquête qui ne doit comprendre que les faits les plus généraux, les résultats les plus décisifs comme les plus exacts.

C’est à la propriété foncière et dès lors à l’agriculture, cette mère nourricière de toutes les industries, cette source principale de l’alimentation publique, qu’un coup fatal et irrémédiable allait être porté, disait-on, par l’inauguration de la liberté civile et économique qui, d’une part, faisait disparaître de la possession de la terre les priviléges artificiels et de sa vente les entraves dont l’ancienne législation l’avait rendue l’objet, et qui, d’autre part, la plaçait par la nouvelle loi de succession sous le régime démocratique de l’égatité[3]. À quelles sinistres prophéties ce nouveau régime donna lieu, tout le monde le sait, ; il y a encore aujourd’hui tout un parti qui, par la persévérance qu’il met à les répéter, ne permet pas qu’on l’oublie. Nous ne voulons pas tracer ici un tableau trop complaisant, dont les traits flattés feraient reporter ensuite les regards avec plus de sévérité sur le modèle. Nous savons tout ce qui manque à notre agriculture pour égaler l’agriculture anglaise, tout ce qui lui manque pour être à la hauteur de ses destinées. En examinant ce qui lui fait défaut, nous arriverions à cette conséquence que c’est non pas le respect des principes démocratiques de liberté et d’égalité dont on signalait le danger qui a produit cette imperfection, mais ce qui est resté au contraire encore de trop incomplet dans l’application de ces mêmes principes. Telles étaient au dehors, jusqu’à une époque toute récente, les lois prohibitives, les lois de renchérissement qui protégeaient mal l’agriculture française et qui retombaient sur elle en affectant le prix des instruments qu’elle emploie et des engrais qui lui sont nécessaires. Tels sont, au dedans, les empêchements mis à la transmission facile des terres par la lourdeur des frais de mutation et de procédure, par les défauts du régime hypothécaire. L’économie politique, au nom du principe de personnalité, de liberté, recommande la propriété individuelle, comme pouvant seule donner à la terre sa plus haute valeur. Ce principe, la démocratie française l’a consacré par la division de la propriété sur une très-grande échelle. Un tel état de choses a donné grâce à l’énergie persévérante et à l’esprit d’épargne des petits propriétaires ruraux, un grand développement à la richesse agricole. Aujourd’hui même c’est du côté de l’association agricole volontaire aussi, dont les mœurs sont encore à créer, c’est vers la recomposition moins entravée des domaines moyens qu’il faut se tourner pour empêcher de se produire cet excès du morcellement des cultures dont plusieurs publicistes ont exagéré la portée sans mesure, mais qui n’est pas moins réel et moins préjudiciable sur plusieurs points du territoire[4]. Cependant, si en général le principe de propriété individuelle a été placé très-haut par la Révolution, il a été aussi trop sacrifié par l’extension du domaine communal. La jouissance en commun, déplorable système, fut appliquée au dixième du territoire français, quantité heureusement fort réduite aujourd’hui ; cinq millions d’hectares de terres vaines et vagues, disputés avant la Révolution entre les seigneurs et les communes, furent attribués exclusivement à celles-ci, tandis qu’un mouvement qu’il est possible de suivre sous le règne de Louis XVI semblait devoir les faire rentrer dans le domaine de la propriété privée qui seule en eût tiré convenablement parti, comme elle l’a fait en Écosse, en Angleterre, où le principe de la propriété individualisée, en se substituant partout au domaine, a remplacé la stérilité par l’abondance. En dépit de ces imperfections de la propriété, voyez où elle est arrivée. Un décret de l’Assemblée législative de 1850 a prescrit une nouvelle évaluation de la propriété immobilière, évaluation qui n’avait pas été faite depuis 1821. Cette évaluation a porté le chiffre de la propriété immobilière à un total de 83,744 millions, c’est-à-dire à un accroissement de plus du double de ce qu’elle était il y a trente ans. La valeur de la grande propriété qui, criait-on de toutes parts, allait être ruinée, s’est accrue de moitié. La valeur de la petite propriété, valeur, disait-on encore, qui allait se réduire à rien, attendu que la petite propriété était appelée dans un prochain avenir à se dévorer elle-même par l’abus du morcellement, a plus que triplé.

La valeur de la terre n’est pas tout, c’est le résultat agricole qui importe le plus. Le fait répond encore ici. Depuis 1815, l’agriculture a presque doublé les produits qu’elle met à la disposition de la population qui, depuis la même époque, ne s’est pas accrue d’un quart. La proportion des subsistances à la population totale s’est donc modifiée favorablement.

Mais il se présente un argument plus formidable que tous les autres, qui intéresse l’avenir de la démocratie : argument dont la validité couperait court à toute idée de progrès continu. La terre, dit-on, est limitée en quantité, et la population tend à dépasser la limite des subsistances. Ici donc encore le cercle vicieux recommence. Toute amélioration du sol provoque la naissance de plus d’hommes et permet l’entretien d’un nombre accru de consommateurs, incessamment poussés par la concurrence qu’ils se font à se contenter d’un minimum de subsistance. Leur situation relative ne se trouve par conséquent que peu changée, et le problème, qui paraissait avancer par la création de plus de produits agricoles, n’a fait que reculer. On reconnaît là les théories de Ricardo et de Malthus poussées elles-mêmes à l’extrême. J’ai déjà répondu en ce qui regarde Malthus. Je me bornerai à rappeler ici que les faits et les inductions les plus légitimes qu’il est permis d’en tirer condamnent hautement de désolantes assertions en ce qui regarde la terre. La limitation de la terre paraît un argument d’une valeur fort contestable en présence de la masse énorme des terres non exploitées. D’ailleurs, la limitation de la terre n’est pas la question ; il s’agit beaucoup moins de l’étendue de l’instrument agricole que de sa puissance. Or, qui pourrait assigner une limite aux produits de l’agriculture, à l’amélioration des terres, à la fécondité des procédés dont le nombre s’accroît chaque jour ? En outre, on remarquera qu’en dépit de nos prétentions à l’extrême civilisation, les industries qui fournissent à l’alimentation, comme la chasse et la pêche, sont encore à l’état sauvage, c’est-à-dire détruisent sans reproduire. Ainsi le gibier et le poisson, en présence de populations nombreuses, renchérissent mais, on l’a dit avec vérité, quand nous saurons élever le gibier et le poisson, leur prix baissera. Quant au mouvement de la population, tout prouve qu’à mesure que l’aisance se répand dans une partie plus nombreuse de la société, ce mouvement suit une marche plus régulière. Le mot de prolétariat indique lui-même que cette surabondance désastreuse est le fait des classes les plus misérables. À mesure que leur misère devient moins intense, la prévoyance étend son empire au développement de la population comme à tous les autres faits humains. Ce que nous avons dit de l’état de la propriété foncière suffirait déjà à indiquer un accroissement de ressources et de bien-être pour cette classe moyenne qui a sa part dans la propriété agricole et sa forte part dans la propriété immobilière qui se compose de maisons. On a pu remarquer qu’au lieu de 22,000 familles riches par la possession du sol, il y a quarante ou cinquante ans, on en compte 44,000 aujourd’hui. Beaucoup appartiennent à la classe moyenne. Cependant on identifie plus généralement la bourgeoisie, dont les rangs sont ouverts à tous, avec la possession de cette richesse dont le déplacement s’opère plus vite, dont le mouvement offre quelque chose de plus précipité. La bourgeoisie représente avant tout la classe manufacturière, la classe commerçante. Eh bien ! pendant cinquante années durant lesquelles, à quelques lacunes et à quelques éclipses près, ont régné, régné surtout beaucoup plus que par le passé, la paix, la liberté générale, la justice, le respect des lois, le commerce extérieur a quintuplé, l’industrie quadruplé ses produits.

La preuve qu’aujourd’hui c’est la masse populaire qui voyage et trafique le plus, c’est que la recette faite par les chemins de fer provient pour la très-grande partie des voyages de 2e et de 3e classe et des marchandises à bon marché.

La comparaison de l’état présent avec l’état passé des classes ouvrières a été tracée trop souvent dans ses traits généraux pour que, j’y insiste beaucoup. Les misères de l’ouvrier des corporations ont laissé un long souvenir ; il serait plus profond encore si tout ne s’oubliait vite, et le mal plus encore que le bien. Rien du moins n’humilie plus l’ouvrier moderne. Dans la mesure où il se garde le respect, il l’obtient. Il a, sous la sanction sévère de la gêne ou de la misère, s’il abuse de son libre arbitre, le sentiment et le libre usage de sa force qui lui permettent de s’élever à une condition meilleure. Cette condition, je l’ai déjà dit, s’est certes améliorée beaucoup[5]. Ce qui était la règle est aujourd’hui l’exception. C’était la grande, la très-grande majorité des artisans qui habitaient autrefois des logements insalubres, qui vivaient dans de misérables masures qu’aucun vitrage ne protégeait contre les injures de l’air et la rigueur des hivers, et que décimaient d’une manière effroyable des maladies aujourd’hui disparues. Les souliers, les bas, une chemise même, sont classés par le célèbre économiste Adam Smith, dans un des chapitres où il traite de l’impôt, parmi les objets qu’on pouvait appeler de luxe pour les ouvriers français. Il n’en est plus ainsi. Le coton est à leur usage depuis une quarantaine d’années, et la laine de plus en plus se répand. À la robe noire et perpétuellement sale qui jamais ne se lavait et tombait en lambeaux a succédé pour la femme de l’ouvrier l’indienne aux couleurs variées, vêtement gai et propre, dont le prix n’est pas tel qu’il ne se renouvelle fréquemment. Chose autrefois inconnue, les livres et les fleurs sont arrivés jusqu’à la mansarde. Sous tout cela s’étalent ou se cachent encore bien des misères, nous l’avons reconnu. Les grandes manufactures, si utiles à la classe ouvrière par la réduction des frais généraux, qui permet une rémunération meilleure qu’elle ne le serait sans cette condition et qui amène un abaissement dans les prix dont elle profite, ont pu donner au paupérisme dans les moments de crise un relief plus douloureux, surtout par le contraste qu’il présente avec l’aisance générale. Quelle que soit la part du mal qui subsiste et dont nous ne prenons nullement notre parti, qui donc, en présence de ces deux résultats, bon marché croissant des produits manufacturés, croissante augmentation des salaires, doublés dans l’industrie agricole depuis 1789, très-accrus dans les diverses industries manufacturières, oserait nier une amélioration évidente ?

La santé des ouvriers, trop sacrifiée jusqu’ici, est l’objet de soins et d’attentions auxquels le progrès industriel donnera lui-même plus d’efficacité. C’est ce que démontrait récemment par de curieux détails un éminent professeur devant un auditoire d’ouvriers qu’il cherchait à convaincre de la réalité du progrès tout en montrant qu’il sait lui-même en apprécier les hautes et difficiles conditions. Parlant des ouvriers occupés dans les travaux d’une nature dangereuse ou délétère, et faisant au mal la part malheureusement trop grande encore qui lui appartient « Les uns, disait M. PHilarèle Chasles, ensevelis dans la mine, en extrayent les métaux, symboles de la richesse ; d’autres périssent en nous créant ces objets de luxe qui sont aujourd’hui considérés comme de première nécessité, ces glaces, ces miroirs dans lesquels s’admirent si complaisamment les femmes ; à combien d’hommes ces merveilleux objets ont-ils coûté la vie ! Il n’est pas jusqu’au doreur de ces brillantes bordures qui ne paye de sa santé la gloire de rehausser les produits de la verrerie, car l’emploi des substances dangereuses, la manipulation de l’or, de l’argent, du cuivre, l’exposent à l’épilepsie, à la paralysie nerveuse. État meurtrier dont la science par ses précieuses découvertes a de nos jours conjuré en partie les dangers. Grâce aux travaux combinés de la physique et de la chimie, on est parvenu à modifier les conditions de cette lutte de l’homme contre la nature, et chaque jour signale une nouvelle victoire ; bientôt l’homme pourra impunément soumettre à sa volonté les matières les plus dangereuses. La galvanoplastie, qui est l’action du métal sur le métal, déjà se substitue à l’action de l’homme dans une foule de travaux insalubres, et produit d’excellents résultats pour la dorure et l’argenture.

« Si des produits de luxe nous abordons ceux d’une plus modeste industrie, ceux d’un usage général, universel, les allumettes chimiques, par exemple, nous verrons que ces humbles produits, fabriqués aujourd’hui sans danger, sont une des plus extraordinaires conquêtes de la science. Le phosphore délayé en pâte agissait d’une manière terrible sur les ouvriers employés à cette préparation, et produisait sur eux les effets les plus cruels ; cette manipulation, par une carie toute spéciale, leur enlevait les dents, la mâchoire inférieure et les cheveux ; au bout de cinq à six ans, ils étaient saisis d’un tremblement nerveux qui les réduisait à l’état de cadavre. La science a trouvé un moyen fort simple de conjurer ce danger. Que l’ouvrier boive matin et soir une limonade basée sur l’acide sulfurique, et il pourra impunément se livrer à ces travaux.

« Les mines de plomb qui abondent en Angleterre et en Suède coûtaient chaque année la vie à plus de 20,000 hommes. Les expansions, les éruptions subites des gaz délétères les asphyxiaient. La lampe de Davy est venue mettre un terme à ce danger professionnel. Davy entoura la flamme de sa lampe de toiles métalliques dont la présence neutralise l’effet meurtrier des miasmes délétères des mines.

« Tous les travaux qui provoquent une ingestion de poussière, d’atomes moléculaires absorbés par les voies respiratoires, tels que ceux du tailleur de pierre, du repasseur, du maçon, du préparateur de cheveux, étaient mortels en peu de temps ; la science a constaté que l’homme en laissant croitre l’appendice, qui faisait l’horreur de la cour de Louis XIV, l’ornement de la face virile, la barbe et la moustache, puisqu’il faut les nommer, pouvait se soustraire à l’absorption de ces dangereuses molécules qui viennent toutes s’attacher à la barbe et soustraient ainsi le poumon à leur terrible influence.

« Mais ce qui avancera le plus l’émancipation physique et matérielle, c’est la création des machines qui, grâce à la science, se répandent aujourd’hui si universellement. La couturière anglaise, qui, suivant des documents officiels, travaille douze heures sur vingt-quatre, verra, par la machine à coudre, s’alléger son fardeau. On a créé aussi d’utiles machines pour les cordonniers et les tisserands. Un fabricant de limes, M. Bernot, un Français, qu’à notre honte, l’Angleterre a honoré et pensionné, frappé des désastres causés par la fabrication des limes, a supprimé l’action de l’homme ; grâce à lui, la lime est fabriquée par la lime.

« La science a étendu ses investigations jusqu’à l’intérieur de nos appartements ; elle nous enseigne à fuir ces beaux papiers verts si doux à l’œil, et surtout le papier vert-pomme ; ils contiennent des acides arsénieux dont l’aspiration est fatale. Les Anglais ont fait à ce sujet une enquête, une expérience dont les résultats ont été décisifs ; des animaux renfermés dans des chambres tendues en papier vert sont morts en peu de temps, épuisés par des bronchites.

« Les tourneurs en cuivre, après quelques années de travail, se voyaient transformés en naïades. Semblables à ces divinités marécageuses, leurs chevelures, sous l’action du métal, prenaient des tons verts qui n’étaient que le prélude de graves maladies. Par un ingénieux appareil, la science les a soustraits à cette métamorphose et à ses suites périlleuses. Au moyen d’un masque garni d’une trompe d’éléphant, le tourneur en cuivre échappe à l’action délétère de son état ; mais ces préservatifs, qui sont une incontestable amélioration, ne valent pas la substitution de la machine à l’homme. »

Il y a donc progrès récent, je l’avoue, mais réel, mais rapide dans l’hygiène des classes laborieuses. Je reviens à leur alimentation. On insiste sur l’élévation des prix et sur la difficulté de vivre. Je répondrai à ce reproche, tout en avouant qu’il s’en faut que la France produise en fait de bétail, je ne dis pas ce qu’elle pourrait produire aujourd’hui, mais ce qu’elle pourra produire, son capital agricole étant augmenté, et tout prouve qu’il augmente. La vérité est que l’augmentation des prix tient en partie à une demande plus vive, à une consommation plus grande, très-dûment attestée. Or, si la formule du progrès économique est le bon marché, elle est avant tout, même les prix restant les mêmes ou s’élevant un peu, l’admission d’un plus grand nombre de participants à des biens dont, pendant des siècles, ils n’avaient presque pas eu la jouissance. C’est ce qui arrive pour la viande, dont la production n’a pas augmenté proportionnellement à la population depuis 1789, mais n’a pas diminué non plus, d’après les calculs les plus récents et les plus avérés. La viande de boucherie n’est d’ailleurs, si important que cet article soit, qu’un des objets d’alimentation (celle de charcuterie a beaucoup augmenté). Le prix moyen du blé ne paraît pas avoir changé. Arthur Young dit que le pain de froment se payait 3 sols la livre, et le pain de seigle que mangeait communément le peuple, 2 sols ; on l’a remarqué, s’il y a une différence, elle est plutôt en moins. La consommation des légumes secs et des pommes de terre a pris notamment de grandes proportions. En dernière analyse, la part proportionnelle de chacun, et c’est ce qui importe, a sensiblement augmenté pour les produits alimentaires. Enfin, que sont aujourd’hui nos disettes ? Beaucoup moins fréquentes que dans le passé, elles ne dégénèrent plus en famines. La libre circulation des grains à l’intérieur, qui établit la solidarité de province à province, et produit le nivellement des subsistances comme des prix, y a mis bon ordre. Jadis, le défaut de commerce international, la pénurie des capitaux, l’insuffisance des voies de communication et des moyens de transport, et d’autres causes encore, telles que la proportion beaucoup plus grande dans laquelle le pain figurait comme substance alimentaire, enfin l’absence d’une hygiène convenable, rendaient les famines des fléaux épouvantables, emportant, en une année, le quart, le tiers même de la population d’une province[6]. Il n’était pas rare alors de voir des grains atteindre dix, quinze et jusqu’à vingt fois leur prix moyen. On ne saurait donner le nom de famine aux crises de subsistances qui ont frappé notre pays depuis le commencement du XIXe siècle, en 1812, en 1817, en 1847 et en 1853. À ces diverses époques, le maximum du prix du blé n’a jamais dépassé trois fois son prix normal. À quoi tient une différence si essentielle entre les deux époques, si ce n’est, outre l’accroissement de la sécurité pour le commerce des blés, à plus de liberté produisant plus de solidarité, et réalisant une sorte d’assurance mutuelle qui, grâce au perfectionnement des voies de transport et à l’extension du commerce extérieur, établit beaucoup plus qu’autrefois l’équilibre entre les productions des différents territoires.

Nous avons un criterium infaillible pour juger de la réalité du progrès économique accompli au profit de la masse, c’est l’accroissement de la vie moyenne.

Ce n’est là ni un de ces faits douteux, ni un de ces résultats médiocres qu’il soit permis de négliger. C’est un fait certain, et, du point de vue économique, un résultat immense, qui suppose et résume tous les progrès. Or, la vie moyenne a augmenté d’une manière extraordinaire. Depuis un peu plus de soixante ans, d’après des calculs statistiques auxquels il faut au moins attribuer une valeur comme indication, la réduction de la mortalité, proportionnellement à la population, se serait accrue de près d’un tiers.

Pour quelle raison l’accroissement de la vie moyenne, dans une proportion si considérable, est-elle un fait si important et si concluant ? C’est qu’il ne s’agit pas ici de ces cas de longévité, qui ont toujours existé dans les classes aisées, et qui n’ont pas d’importance générale, comme tous les cas rares. La vie moyenne intéresse la masse[7].

L’accroissement de la vie moyenne, c’est, en somme, l’alimentation meilleure, le logement plus salubre, le vêtement plus hygiénique, la tempérance mieux pratiquée, plus de raison, plus d’épargne, plus d’ordre. L’accroissement de la vie moyenne, c’est plus de corps arrachés à la misère, plus d’âmes arrachées au crime et au vice ; c’est le gage certain pour un État d’une civilisation plus avancée, d’une sécurité plus assurée, d’une charité plus active, d’un sentiment de la responsabilité devenu plus général, d’une égalité plus grande.

V

Le progrès économique de notre moderne société démocratique est donc une vérité désormais acquise, quelles que soient les ombres dont il se mêle. Pour en juger, il ne faut point se placer, comme le font les écoles systématiquement hostiles à l’idée de progrès, au point de vue absolu. Sûr moyen de tout condamner, que de comparer une société composée d’hommes, et une société qui entre à peine dans l’exercice de ses droits, à un idéal de perfection ! Le progrès dont il s’agit est un progrès humain, c’est-à-dire imparfait, lent, mais dont la lenteur diminue, à mesure que les idées, les connaissances, les

procédés s’accumulent, et se répandent plus aisément de peuple à peuple. Ainsi compris, le progrès est essentiellement conforme à la raison, et peut seul donner satisfaction aux plus impérieux instincts de la démocratie. La destinée terrestre et collective de l’espèce sans le progrès, ce serait quelque chose comme la vie morale de l’individu sans l’immortalité de l’âme, un mouvement sans but, un drame sans conclusion, une ironie du destin. Or, la croyance antique dans le destin, inflexible et capricieux arbitre des dieux et des hommes, a cédé la place dans la croyance populaire, et gardons-nous là-dessus de cesser d’être peuple, à l’idée d’une Providence dont la raison est la loi, dont le bien final de la création est l’objet. Ce progrès de la création, prise dans son ensemble, qui était la foi raisonnée et l’un des fondements de la philosophie du grand Leibnitz, a reçu des mains de la science moderne, relativement à notre globe, sa démonstration irréfragable. La vie n’y est point apparue tout d’abord ; elle y a pris, en passant par une série déterminée de degrés, des formes de moins en moins imparfaites qu’attestent ces immenses débris du règne végétal et du règne animal, ensevelis dans un cataclysme, jusqu’à la venue de l’homme arrivé à l’heure que marquait l’accomplissement des conditions nécessaires pour le développement de son existence. De même, l’humanité a réalisé de plus en plus, depuis la peuplade et depuis la tribu, depuis l’état de barbarie, le type d’une sociabilité croissante ; elle s’est groupée d’une manière et plus savante et plus complète ; elle a, dans chacun de ses membres, acquis une augmentation de puissance individuelle ; elle a étendu, elle étend de jour en jour, avec une rapidité qui s’accroît sans cesse, son empire sur la nature. Ce n’est pas l’utopie qui tient ce langage, c’est l’histoire, c’est l’expérience. L’expérience atteste que, si la vie dépend de son emploi, nous faisons tenir beaucoup plus d’heures de travail utile et de résultats satisfaisants dans une journée, dans une année, en abrégeant la distance des moyens aux fins, par les machines, par les voies de communication, par tout l’ensemble de nos méthodes. On paraît redouter, il est vrai, quelquefois, que ce progrès ne soit destiné à s’évanouir par la destruction des instruments qui l’ont servi, ou par l’invasion de nouveaux barbares, comme si la civilisation n’avait pas conquis ses barbares vainqueurs, il y a plus de douze siècles, comme si ses luttes avec la barbarie n’étaient pas signalées par des succès croissants, comme si les découvertes, secret souvent gardé dans l’antiquité par un patriotisme ombrageux, n’étaient pas maintenant répandues en tous lieux, comme si l’imprimerie n’avait pas multiplié tous les livres, et n’était pas elle-même la garantie de la durée de toutes les sciences, de tout ce qui a été trouvé ou pensé d’utile, et comme la gardienne de ce capital intellectuel dont le plus sûr asile est dans toutes les têtes pensantes, en quelque contrée que ce soit, et dans la mémoire fidèle de l’humanité.

Qu’elle qu’en soit la grandeur, et bien qu’on s’explique qu’il ait pu donner le vertige, un pareil spectacle ne doit inspirer aucune ivresse à la démocratie, trop souvent prompte à s’en exalter. Il a, je le répète, ses ombres. Elles disparaîtront en partie, en partie il les gardera. L’homme sent en lui un vide que la terre ne comblera jamais, quand même il arriverait à en disposer par sa puissance, comme ces génies qui, dans les contes de fées, font obéir toutes choses à leur volonté. Le miracle de l’immortalité ou du moins d’une vie d’une longueur prodigieuse sur la terre, miracle rêvé et annoncé par Condorcet, ne saurait se réaliser, parce que la nature physique de l’homme a des bornes comme ses facultés intellectuelles. Vrai, si l’on veut désigner par ce mot l’incertitude où nous sommes de ses limites qui sur quelques points, reculent sans cesse, le progrès indéfini est une chimère, si l’on veut entendre qu’il n’en a pas et que l’homme doit devenir un dieu. Il y aura toujours dans l’homme moral, quoi qu’on fasse, quelque chose qui justifie le mot : omnis creatura ingemiscit. Voilà la première raison pour ne pas céder à l’éblouissement du progrès.

Je termine en disant quelques mots d’une autre raison non moins forte de ne pas se laisser aller à une sorte d’enivrement qui serait fatal au progrès lui-même. Ce progrès a été mis à des conditions sévères, qui, elles non plus, ne doivent point disparaître. On souffre quand on voit des hommes remplis des meilleures intentions venir avec la plus parfaite assurance nous proposer des plans d’organisation du travail ou des projets de crédit qui doivent du jour au lendemain faire couler l’abondance au sein des classes les moins avancées, que retiendrait seul dans un état d’imperfection le mauvais vouloir de quelques hommes égoïstes ou aveugles. Que c’est là mal connaître l’humanité et la loi de progrès laborieux qu’elle suit ! Le prix auquel s’est obtenu le progrès économique, auquel il s’obtiendra toujours, c’est l’éducation pénible de la liberté humaine, s’éclairant et se moralisant davantage, et trouvant sa force dans sa règle. La liberté n’est pas séparable de son bon emploi ; elle suppose la raison ; elle exige le devoir ; elle implique la sagesse dans l’esprit, la modération dans le cœur. Elle est le contraire de l’instinct brutal qui ne sait que détruire. Aussi a-t-on dit avec raison que la liberté, cette condition et cet instrument du progrès, est autre chose qu’un droit, qu’elle est une charge, un privilége acquis à titre onéreux, qu’on perd et qu’on aliène par le mauvais usage, constituant ainsi comme une propriété morale qui exige beaucoup de soin, une surveillance attentive et perpétuelle, ainsi que la propriété matérielle elle-même, qui ne se maintient et ne se développe que par la continuité des efforts. Voilà la liberté qui, depuis le commencement de la vie historique du genre humain, n’a pas cessé de se montrer conquérante par les lumières acquises peu à peu, par le bon gouvernement d’elle-même qu’elle a trop souvent appris à ses dépens ; c’est cette liberté responsable qui a tour à tour soumis la nature extérieure et triomphé des préjugés, des ignorances, des erreurs, des oppressions, lesquelles ne lui ont pas fait moins obstacle que les forces physiques qui l’accablaient et dont elle s’est emparée pour les faire servir à ses triomphes.

Le progrès du bien-être que nous souhaitons à la démocratie, et dont nous avons cherché à indiquer les conditions les plus générales, n’est pas tout.

« Si les hommes parvenaient jamais à se contenter des biens matériels, il est à croire qu’ils perdraient peu à peu l’art de les produire, et qu’ils finiraient par en jouir sans discernement et sans progrès »[8]. Oui sans doute, et nous en avons une triste preuve dans l’état de la Chine, pétrifiée dans une immobilité qui, une fois certaines satisfactions atteintes, a tout engourdi. Mais loin de nous de telles prophéties Tout ce qui élève, grandit, avive, étend l’âme, est nécessaire à la démocratie moderne et ne lui fera pas défaut. L’industrie humaine n’a de valeur elle-même que parce qu’elle permet à cette flamme divine, obscurcie et accablée par le besoin, de briller davantage, et de s’élever plus haut. Que ce soit là le but de nos efforts ; que ce soit là la règle de nos jugements dans ces grandes questions que soulève la démocratie contemporaine.

FIN
  1. N’est-ce pas ce qui est arrivé non-seulement aux défenseurs attitrés du passé, mais même à un des plus beaux génies de notre temps, et non certes des moins avancés, à M. de Lamartine ? On sait la réponse que lui a adressée M. E. Pelletan : Le monde marche !
  2. La Profession de foi du XIXe siècle, de M. E. Pelletan, est le plus complet plaidoyer en faveur du progrès, plaidoyer dont la poésie n’exclut pas la précision, notamment en ce qui concerne l’économie politique. Les brillantes pages consacrées au capital et à la monnaie peuvent entre autres être avouées par la science la plus sévère, comme celles où l’auteur raconte et célèbre les grandes inventions industrielles.
  3. Aujourd’hui encore plusieurs écrivains réclament le droit d’aînesse et les substitutions au nom de l’intérêt agricole. Nous leur répondrons avec l’autorité accrue des faits ce que disait M. le duc de Broglie combattant en 1826 le rétablissement du droit d’aînesse « La loi qu’on nous propose aura-t-elle pour résultat de créer des capitaux appropriés à l’agriculture ? Non. Je ne sache pas qu’on lui attribue cette vertu. Aura-t-elle pour résultat d’étendre et de propager la connaissance des bonnes méthodes agricoles ? Tout aussi peu ; elle n’y prétend aucunement. Si donc il était en son pouvoir, ce qu’à Dieu ne plaise, de créer par force et artificiellement de grandes propriétés, que ferait-elle ? Elle déposséderait simplement la classe agricole ; elle substituerait à un grand nombre de propriétaires actifs, laborieux, un petit nombre de grands propriétaires qui dissiperaient à Paris le revenu de grandes terres mal cultivées, et une classe de cultivateurs mercenaires qui, privés à la fois et de lumière et de cette ardeur clairvoyante que l’esprit de propriété excite et entretient, deviendraient indolents, grossiers et misérables. Nous ne rendrions pas la France semblable à l’Angleterre, nous la rendrions semblable à l’Irlande. »
  4. Un brillant apologiste du Progrès, dans le livre qui porte ce titre, M. Edmond About, nous paraît s’être jeté dans l’excès en accusant le morcellement et la loi de succession qu’il en rend responsable, à tort selon nous. Cela peut étonner surtout chez un écrivain démocrate qui est bien loin de vouloir le rétablissement du droit d’aînesse et des substitutions. En dehors de ces deux conditions, ou tout au moins de la seconde, nous ne voyons pas pourtant ce que la liberté absolue de tester pourrait faire pour reconstituer la grande et la moyenne propriété, qui sont si loin de manquer en France. Le remède à l’excès du morcellement est dans la diminution des droits de mutation, dans le goût des valeurs mobilières, nouveau chez les paysans, dans le développement général de l’industrie et de l’instruction, enfin dans la tendance qui porte les fortunes faites dans le commerce par l’acquisition de la terre. Comptons aussi pour une notable part sur l’association agricole. Et avec tout cela la France, suivant sa destination naturelle, restera en général un pays de petite culture.
  5. M. Duruy, aujourd’hui ministre de l’instruction publique, a prononcé, il y a trois ans, comme professeur d’histoire à l’École polytechnique, un discours remarquable sur le progrès. Ces améliorations de l’ordre économique y sont notées avec autant d’exactitude que d’élévation.
  6. Sur les misères du passé, lisez le livre de M. V. Modeste sur la cherté des grains, et l’ouvrage de M. A. Feillet : La Misére au temps de la Fronde.
  7. « En général on croit que la fortune est l’état le plus favorable à la santé ; c’est une grave erreur, comme le démontrent d’une façon péremptoire les tables de mortalité allemandes et françaises. Ce n’est pas le luxe qui rend l’homme fort et valide, c’est le triple exercice des forces physique, intellectuelle et morale ; c’est dans ce milieu qu’il se développe et se fortifie. Des calculs nets, clairs et intéressants, le prouvent. — Un savant prussien a dressé une échelle de vie pour les hommes de tous les pays et de toutes les professions. Si on la consulte, on voit que l’homme qui a le moins de temps à vivre, c’est l’empereur de Chine, dont les mœurs dépravées sont connues de tous ; celui qui atteindra la plus grande vieillesse sera le plus petit bûcheron de nos forêts, pourvu qu’il soit marié, père de famille, qu’il sache lire, qu’il fasse un peu de musique, qu’il médite l’Évangile, qu’il chante ; il fortifiera ainsi son corps, son esprit et son âme.

    « L’oisiveté du corps, de l’esprit et de l’âme, forme l’échelle descendante. (Voici quelques chiffres auxquels nous n’accordons qu’une valeur morale et de simple approximation.) Un officier de marine en Europe, dont la vie est une lutte active, intelligente et continuelle, a 50 ans à vivre, un an de plus que l’officier de terre ; mais celui qui peut compter sur la meilleure santé et la plus longue vie, c’est le voyageur actif, intelligent et qui fait le bien : la statistique lui assure 75 ans. Vient ensuite le médecin à qui la science promet 73 ans. L’avocat, que sa profession oblige, dit-on, à mêler une certaine dose d’exagération à la vérité, ne vivra que 71 ans, d’où le statisticien conclut que la vérité est nécessaire à la vie ; le propriétaire rural a une existence très active ; il est heureux, mais la nécessité de débattre des intérêts, de joindre la ruse à l’habileté, lui fait perdre une année sur le précédent, il ne vivra que 70 ans ; le marchand de vins qui se livre à une foule de petits trafics plus ou moins avouables n’atteint que 39 ans ; le garçon d’hôtel ou de café qui vit au milieu du gaz, des lumières, des odeurs méphitiques, ne vivra que 30 ans ; enfin les plus mauvaises conditions de vie sont pour les fondeurs, les plombiers, les doreurs, les préparateurs de cheveux, les fabricants de limes et de tabac, pour tous ceux enfin qui respirent des atomes volatilisés, dont l’absorption est, sinon mortelle, du moins très-pernicieuse. Le danger de ces professions disparaîtra bientôt. » (PHILARÈTE CHASLES, dans le discours cité plus haut sur le progrès, prononcé dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine, à la demande de l’Association polytechnique.)

  8. M. de Tocqueville : Démocratie en Amérique, t. III.