La Littérature espagnole et ses historiens modernes

La bibliothèque libre.
La Littérature espagnole et ses historiens modernes
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 278-317).
LA


LITTÉRATURE ESPAGNOLE


ET SES HISTORIENS MODERNES





I. History of spanish Literature, by G. Ticknor, 3 vol. New-York, 1849. — II. Recherches sur l’Histoire politique et littéraire de l’Espagne pendant le moyen âge, par R.-P.-A. Dozy, tome Ier, Leyde, 1849. — III. Darstellung der spanischen Literatur im Mittelalter, von Ludwig Clarus, 2 vol. Mayence, 1846, — IV. Romancero general, etc., por don Agustin Duran, 2 vol. Madrid, 1849-51. — V. Romanze storiche e moresche e Poesie scelte spagnuole, tradotte in versi italiani, da Pietro Monti, 1 vol. Milan, 1850. —VI. Geschichte der dramatischen Literatur und Kunst in Spanien, von A. F. von Schack, 3 vol. Berlin, 1845-46. —VII. Obras poeticas propias de Luis Ponce de Leon, etc., recogidas y traducidas en aleman, por C. B. Schlüter y W. Storck, 1 vol. Munster, 1853. — VIII. Traductions et publications diverses en France, en Allemagne et en Espagne, 1844-1853.





Cette crise redoutable que doivent subir les peuples quand l’heure est venue pour eux de se renouveler ou de déchoir à jamais n’a encore produit en Espagne, depuis un quart de siècle, que des convulsions incohérentes. Ni les gouvernemens qui se disaient réguliers, ni les tumultueuses victoires de l’esprit libéral n’ont pu donner à ce pays la possession de lui-même et tracer une voie à ses volontés inquiètes. La révolution militaire qui a éclaté au mois de juin 1854 sera-t-elle plus heureuse que les tentatives infécondes qui l’ont précédée ? Cette victoire remportée au nom de la moralité et de la constitution saura-t-elle rester pure de tout excès et résister à l’anarchie ? Ce n’est pas nous qui sommes disposé à désespérer de l’Espagne. Au premier bruit de révolution, on croit souvent faire preuve de sagesse en criant à la décadence des sociétés européennes, comme si toute l’histoire du genre humain n’était pas remplie de ce grand fracas dont parle Bossuet, et comme s’il n’y avait pas dans la vie particulière des peuples des heures de transformation orageuse exactement semblables à ces crises que traverse chaque destinée individuelle. L’ancien régime est mort en Espagne; une ère meilleure doit prendre sa place. Le moyen âge, qui a duré là plus que partout ailleurs, a disparu pour toujours des Pyrénées à Cadix; il faut que l’homme aujourd’hui, conservant de cette tradition épuisée tout ce qui a droit de survivre, établisse son activité sur d’autres fondemens. Au despotisme succéderont les garanties sociales, au gouvernement absolu de la foi succédera la religion librement acceptée par la raison maîtresse d’elle-même. Qui sait tout ce que l’Espagne peut accomplir encore, avec la vivace originalité qui lui est propre, dans ces voies sévères de la pensée moderne ? — Illusions ! disent les esprits chagrins; espérances impies! s’écrient les hommes à qui une rupture avec le passé offre toujours l’idée d’un sacrilège. — L’Europe ne pense pas ainsi; l’Europe croit qu’il y a encore chez les nations romanes des ressources de rajeunissement et de vie qui ne seront pas perdues pour l’avenir.

Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être frappé de l’attention intelligente accordée en ce moment par l’Europe au passé littéraire de l’Espagne. Les théories de M. Léopold Ranke sur l’union des races germanique et romane ne sont pas de vaines formules. Depuis une quinzaine d’années, l’histoire de la poésie et de l’imagination espagnole a inspiré les plus sérieux travaux. Que les publicistes informés de l’état politique de ce pays en racontent les agitations et les malheurs : à travers ces alternatives de succès inquiétans et de rechutes honteuses, les critiques ne se lassent pas de mettre en lumière les trésors qui ont enrichi, du XIIIe siècle au XVIIe, le patrimoine intellectuel des vainqueurs des Mores. Il est impossible de ne pas remarquer ici l’instinct de cette association morale qui s’établit de plus en plus entre les peuples de l’Occident; il y a vraiment du nord au sud une communauté des esprits, et cette communauté veut ne laisser périr aucune de ses richesses. Certes nous sommes loin de l’époque où Montesquieu ne craignait pas d’écrire dans les Lettres persanes : « Vous pouvez trouver de l’esprit et du bon sens chez les Espagnols, mais n’en cherchez pas dans leurs livres. Voyez une de leurs bibliothèques, les romans d’un côté et les scolastiques de l’autre : vous diriez que les parties en ont été faites et le tout rassemblé par quelque ennemi secret de la raison humaine. Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a montré le ridicule de tous les autres. » Ces vives boutades qui amusaient le XVIIIe siècle pourraient faire sourire aujourd’hui aux dépens du railleur. Il est vrai que c’est là un spirituel artifice de Montesquieu, et que le Persan Rica, après avoir cité cette lettre d’un Français voyageant en Espagne, ajoute aussitôt avec verve : « Je ne serais pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France. » Un Espagnol qui voyagerait en France, et même en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et jusqu’aux États-Unis, un Espagnol qui visiterait Paris et Londres, Leyde et Goettingue, Berlin et Boston trouverait partout chez les lettrés un retour inattendu de sympathie et de respect pour les monumens intellectuels de son pays. Ces bibliothèques ridicules dont se moque le correspondant de Rica, il s’apercevrait bientôt qu’elles sont devenues l’objet des recherches les plus patientes, du plus affectueux enthousiasme, et il pourrait croire, en vérité, qu’un concours est ouvert en Europe sur l’histoire des lettres espagnoles, tant il verrait se déployer de toutes parts une généreuse émulation ! Ne faut-il pas signaler ici une sorte d’encouragement tacite ? Ne semble-t-il pas que la grande famille européenne, voyant ce peuple traverser péniblement une crise si périlleuse, se plaise à lui remettre sous les yeux sa gloire et sa prospérité d’autrefois, afin que, dans ce rude travail de rénovation, il ne rejette pas ce qui est le fond de son génie et ne se détruise pas lui-même en voulant se transformer ?

Il y a surtout deux vives époques dans l’histoire littéraire de l’Espagne : le moyen âge et le XVIe siècle;— le moyen âge avec ses essais d’épopée, avec son brillant Romancero et plus tard avec ses écrits didactiques, où le bon sens moderne qui s’éveille est encore associé d’une façon si originale à l’enthousiasme chevaleresque ou religieux; — le XVIe siècle et le commencement du XVIIe où le théâtre se lève plein de jeunesse et d’éclat, où la satire, avec Michel Cervantes, cache sous les inventions les plus joyeuses une profonde gravité morale, où mille promesses enfin, attestant le juvénile essor de l’esprit moderne, semblent présager les triomphes de sa virilité. Ces périodes sont brillantes toutes les deux, brillantes surtout par le mouvement généreux, par l’élan continu qui s’y déploie; mais, tandis que de l’enfance du moyen âge on passe régulièrement à l’adolescence du XVIe siècle, l’esprit espagnol, arrivé à ce point, se trouve brusquement arrêté; l’absolutisme de l’état et de l’église étouffe tous ces germes de vie, et un moyen âge artificiel, un moyen âge sans naïveté et sans grâce, illustré encore par le génie de Calderon, ouvre un interrègne littéraire qui durera près de deux siècles.

Ce sont ces deux périodes si dignes d’intérêt qui ont été étudiées de nos jours avec une laborieuse émulation. Signalons d’abord les écrivains qui les embrassent toutes les deux à la fois, et, puisqu’il s’agit surtout de recherches érudites, mettons au premier rang le docte travail dont l’Amérique a fait présent à l’Europe. Depuis l’histoire de Bouterweck, histoire très digne d’estime, mais restée incomplète malgré les supplémens des traducteurs espagnols, MM. de la Cortina et Hugalde y Mollinedo, l’History of spanish literature de M. George Ticknor est le seul ouvrage qui retrace dans tout son développement la vie intellectuelle de l’Espagne. M. Ticknor a eu tout récemment de laborieux auxiliaires. Ici c’est M. le docteur Julius qui, dans une traduction savante, enrichit de notes et d’indications bibliographiques les pages de son modèle; là c’est un des hommes qui (connaissent le mieux la littérature espagnole, un homme dont les ouvrages, comme celui de M. Ticknor, font autorité à Madrid, un érudit viennois, M. Ferdinand Wolf, qui s’unit à M. Julius pour annoter l’écrivain de Boston. M. Ticknor a eu aussi en Espagne des traducteurs habiles, don Pascual de Gayangos et don Enrique de Vedia, qui ont, sur bien des points, complété ses recherches.

Après les tableaux d’ensemble viennent les monographies et les peintures de détail. Voyez d’abord le moyen âge : l’histoire réelle et l’histoire légendaire du Cid Campeador, le Poema del Cid, les chroniques en prose ou en vers qui s’y rattachent, les branches diverses du Romancero ont trouvé par toute l’Europe d’ingénieux interprètes. Dans ces domaines encore si peu explorés il y a trente ans, les critiques de Paris, de Leyde, de Leipzig, rencontrent les écrivains de Londres, de Florence et de Madrid : c’est M. Clarus et M. Dozy, c’est M. Pietro Monti et don Agustin Duran, c’est Robert Southey et M. Magnin. Des mentions particulières sont dues à M. Dozy et à M. Clarus. M. Dozy est un orientaliste qui défriche vaillamment l’histoire si mal connue de l’Espagne arabe, et bien que son livre mérite souvent de graves reproches, bien que son exposition soit confuse et que ses polémiques révèlent un goût très contestable, il a déployé tant de science, il se fraie sa route avec tant d’audace à travers les ronces et les épines du moyen âge espagnol, qu’il est impossible de ne pas lui marquer une des premières places parmi les romanistes contemporains. M. Clarus joint à une érudition très sûre une âme poétique et pieuse, et l’on sent, à lire ses pages éloquentes, combien il est heureux de mettre en lumière les trésors du catholicisme espagnol au XIIIe siècle. Ce brillant essor de poésie épique et lyrique pour lequel MM. Clarus et Dozy nous fournissent des renseignemens si nombreux, est-il la seule inspiration de l’Espagne au moyen âge ? Non, certes; la littérature didactique, inaugurée avec tant de grâce par Alphonse le Savant et continuée par les chroniqueurs des XIVe et XVe siècles, va nous offrir un de ses plus charmans chefs-d’œuvre, le Comte Lucanor, popularisé par deux traductions, allemande et française. C’est bien encore l’esprit du moyen âge, c’est sa grâce, sa candeur, sa loyauté chevaleresque, avec un sentiment plus fin du monde réel. Déjà cependant l’heure sonne où l’esprit moderne renouvelle toute l’Europe, et il semble qu’on voie luire un rayon de cette lumière plus haute sur la scène où Gil Vicente, Lope de Rueda et Torrès Naharro préparent les triomphes de Lope de Vega et de Calderon.

L’Espagne du XVIe siècle n’est pas étudiée avec moins de zèle que l’Espagne du moyen âge. L’historien qu’il faut citer ici en première ligne est un Allemand, M. Frédéric de Schack. Son Histoire du Théâtre espagnol, malgré les erreurs si graves qui en affaiblissent l’autorité, est le fruit d’une érudition courageuse; antérieure à l’ouvrage de M. Ticknor, elle reste encore un document indispensable, même après les excellens chapitres de l’écrivain américain sur cette brillante école où des poètes tels que Lope et Calderon rassemblent autour d’eux des Alarcon, des Guillen de Castro et des Tirso de Molina. On sait combien le Cours de Littérature dramatique de Guillaume de Schlegel avait déjà éveillé le goût et l’intelligence du théâtre espagnol; on connaît aussi ces traductions si habiles où Gries et Malsbourg reproduisaient, aux applaudissemens de Goethe, les principaux chefs-d’œuvre de Calderon. Le pays de Schlegel et de Gries a bien maintenu son rang : à côté de l’histoire de M. de Schack, nous avons à noter deux volumes d’autos sacramentales de Calderon traduits en vers par M. le baron d’Eichendorf, et un volume de supplément ajouté à la traduction de Gries par une femme d’un talent distingué. La France rivalise encore ici avec l’Allemagne : nous pouvons mettre en regard des travaux de M. de Schack les belles recherches de M. Fauriel sur la Dorothée de Lope de Vega[1], les articles dont M. Magnin a enrichi le Journal des Savans, les excellentes études insérées ici même par M. Louis de Viel-Castel bien avant la publication de l’écrivain allemand[2], et les spirituelles pages où M. Prosper Mérimée apprécie avec tant de finesse et de précision les bizarreries de la scène espagnole. En Angleterre, lord Holland a publié, il y a plus de trente ans déjà, une vie de Lope de Vega à laquelle il a ajouté plus tard la biographie de Guillen de Castro avec la traduction de plusieurs drames. Ces travaux toutefois n’y ont pas été poursuivis comme en France et en Allemagne. Le pays de Shakspeare semblait naturellement appelé à étudier le théâtre de Calderon et de Lope ; c’est le pays de Corneille et celui de Schiller qui ont le mieux satisfait à cette tâche. N’oublions pas l’Espagne elle-même, qui, depuis le réveil littéraire des vingt dernières années, depuis le brillant essor dramatique du duc de Rivas et de M. Gil y Zarate, a produit, nous le verrons, tout un vaillant groupe de critiques et vengé d’un injurieux dédain son théâtre national. Ce théâtre des XVIe et XVIIe siècles se rattache par mille côtés au roman; il tient aussi, dans Calderon surtout, à la littérature religieuse. Littérature religieuse et littérature romanesque, nous rencontrons sur notre chemin ces deux produits si originaux de l’esprit espagnol : ici les hymnes de Luis de Léon ont exercé l’habileté de deux poètes allemands; là le Don Quichotte d’Avellaneda, traduit pour la première fois en français, nous fournit d’intéressans problèmes. En un mot, c’est toute l’histoire littéraire du pays de Cervantes qui est tracée de tous les côtés à la fois avec un redoublement d’ardeur et d’enthousiasme.

Tel est ce remarquable et savant concours sur les destinées intellectuelles de l’Espagne. Si l’Allemagne y occupe le premier rang par le nombre des publications et l’importance des découvertes, la France, par le goût, par l’intelligence vive et pénétrante, par l’érudition ingénieuse et philosophique, lui dispute la prééminence : nobles luttes qui ont eu déjà pour effet de réveiller le patriotisme littéraire en Espagne et de produire des érudits tels que don Agustin Duran ; féconde émulation de sympathies qui raniment un passé glorieux et adressent au présent de magnifiques appels! Du Cid Campeador aux héros de Lope de Vega, des hymnes de Gonzalo Berceo aux autos de Calderon, toute cette vive littérature romantique, étudiée aujourd’hui avec plus d’amour et de profondeur, nous révèle ses rapports avec les destinées mêmes du peuple qui l’a produite. L’Espagne du moyen âge s’éclaire en quelque sorte d’une lumière nouvelle, et l’exploration de ce riche domaine est une des tentatives qui font le plus d’honneur à la science littéraire de notre âge.


I.

Le plus ancien et le plus beau de nos vieux poèmes français est consacré à la gloire d’un héros qui, après être devenu pendant tout le moyen âge le centre d’une littérature épique, a fini par se transformer d’une façon singulièrement fantasque dans les strophes de Boiardo et de l’Arioste. Le plus ancien monument de la poésie castillane est aussi une chanson de geste; mais la grande figure qui en est l’âme, bien loin de s’altérer avec le temps sous l’élégante ironie des poètes artistes, a été se débarrassant toujours de sa rudesse première pour offrir peu à peu la plus parfaite image de l’amour et de la loyauté, du patriotisme et de la chevalerie. Aucun des poètes qui ont chanté Roland au moyen âge n’a égalé l’austère majesté de Théroulde; au contraire, tous les poètes qui ont glorifié don Rodrigue de Bivar, les romances qui, du XIVe au XVIe siècle, ont développé librement la tradition du héros de Valence, ont anobli la sauvage physionomie tracée par l’auteur inconnu du Poema del Cid. Le Roland de Théroulde est empreint d’une dignité homérique; le Cid du poème espagnol est encore attaché par maints endroits à la réalité fâcheuse que les imaginations vont idéaliser de siècle en siècle. Roland se bat pour la France, pour la douce France, pour le pays de l’empereur Charles, à la barbe blanche et fleurie; le Cid se bat pour avoir de quoi manger. Quelle différence dans leur histoire primitive ! quelle différence aussi dans la destinée que le temps leur a faite ! Le Roland de Théroulde descend bientôt de cette dignité idéale où l’avait placé le poète du XIIe siècle ; le Cid du vieux poète castillan gravit d’année en année ce faîte lumineux où, transfiguré par la foi d’un peuple, il devient une personnification plus qu’humaine de l’héroïsme. Quatre siècles après Théroulde, Roland n’est plus qu’un personnage romanesque dont s’amuse la fantaisie de l’Arioste, et c’est à ce moment-là même que Philippe II demande à la cour de Rome la canonisation du Cid! Voilà certainement de singuliers contrastes. Que la noble figure de Roland s’altère et se décompose, que le doute succède à la foi et le sourire à l’émotion austère, c’est là certes un phénomène attristant, mais ce fait ne saurait surprendre l’historien des idées : nous y voyons, dans un exemple célèbre, la destinée même du moyen âge. L’objet de notre surprise, c’est bien plutôt la fortune extraordinaire de la légende du Cid. Quoi! il y a une figure toute chevaleresque dont le moyen âge a fait son culte, et quand le moyen âge déchue, cette figure grandit sans cesse ! Le sourire incrédule de l’esprit moderne ne remplace pas ici la foi des premiers temps ! La légende s’embellit chaque jour de richesses nouvelles, le héros se moralise et se purifie dans l’imagination de tous, et ce héros appartient à la patrie de Cervantes ! L’historien de la poésie veut avoir la clé de ce mystère, il veut savoir si c’est le caractère du héros ou le caractère du peuple tout entier qui explique cette dérogation aux lois de l’esprit humain; il interroge avidement l’obscure légende, il s’adresse au Cid, et lui dit comme Gil Vicente dans la plus charmante de ses comédies : « Répondez, au nom de Dieu, seigneur, qui êtes-vous ? (Decidnos, por Dios, señor, quien sois vos ?)

On s’est beaucoup occupé depuis cinquante ans de la biographie du Campeador. En 1805, le grand historien Jean de Müller, publiant une nouvelle édition des romances de Herder, composa une histoire du héros qui est une des œuvres les plus remarquables de cette littérature du Cid, comme s’expriment nos voisins. Inspiré par sa vive sagacité historique, Jean de Müller avait deviné que le Poema del Cid, confronté avec les événemens et les dates, devait servir de base à une restitution de la réalité. Deux ans après, don Manuel José Quintana, dans le premier volume de ses Vidas de Españoles celebres (Madrid, 1807), publiait aussi une Vie du Cid réputée classique dans son pays. En 1808, paraissait la Chronique du laborieux poète anglais Robert Southey (Chronicle of the Cid), où l’histoire du Cid, puisée dans les romances et les récits du moyen âge, est un complément heureux de la belle tentative de Jean de Müller. Robert Southey avait un oncle, M. Herbert Hill, ecclésiastique d’un rare mérite et amateur éclairé des littératures romanes, qui faisait partie de la colonie anglaise de Lisbonne ; ce fut une occasion pour lui de visiter l’Espagne et le Portugal en 1795 ; il avait environ vingt-deux ans. Deux ans après, il publia le récit de son voyage, enrichi surtout de traductions poétiques, et depuis lors il ne cessa de suivre avec une attention sympathique tous ces problèmes de la vieille littérature castillane que soulevait déjà le zèle croissant des érudits. Un ouvrage espagnol, fort admiré dès son apparition, mais en butte aujourd’hui aux plus violentes attaques, donnait alors le signal et inspirait le goût des recherches originales ; je parle du livre de don Juan Antonio Conde sur la domination des Arabes en Espagne, publié à Madrid en 1820. Dès lors les études nouvelles sur le Cid se succédèrent avec éclat. Une des meilleures biographies du vainqueur de Valence est celle qu’a donnée en 1828 un docte écrivain de l’Allemagne, M. Huber. Un autre Allemand, M. Aschbach, professeur à l’université de Bonn, à qui l’on doit une intéressante histoire des Ommayades, a imprimé en 1843 un mémoire intitulé de Cidi historæ fontibus dissertatio. Il faut citer ici les histoires d’Espagne publiées en France vers cette époque, celle de M. Rosseeuw Saint-Hilaire et celle de M. Romey ; le Cid joue un rôle trop considérable au XIe siècle, sa vie est trop mêlée aux destinées du pays tout entier pour que les deux historiens aient pu négliger les problèmes de cette biographie mystérieuse. Presque tous les écrivains que je viens de nommer élevaient des doutes sur l’histoire traditionnelle du Cid; M. Damas-Hinard, au contraire, dans l’introduction de son Romancero, défendait, selon moi, avec plus de générosité que de véritable critique le vieil idéal du héros chevaleresque. Enfin en 1845 M. George Dennis publiait à Londres un agréable volume intitulé le Cid, dans lequel il résumait brièvement les documens fournis par les poètes primitifs de l’Espagne (The Cid, a short chronicle founded on the early poetry of Spain).

On voit que ces biographies sont presque toutes empruntées aux poétiques récits du XIIe et du XIIIe siècle, que chacun interprétait à sa manière avec plus ou moins de méthode et de sagacité. Rappelons en peu de mots ces documens : c’était d’abord la vieille chanson de geste, publiée au XVIIIe siècle par Thomas Sanchez, sous le titre de Poème du Cid, et qui devrait bien plutôt, selon la remarque de M. Magnin, renouvelée avec verve par M. Dozy, s’appeler dans le style du moyen âge la chanson du Cid. C’était ensuite la Cronica general de España, rédigée au XIIIe siècle par Alphonse le Savant (el sabio), qu’on appelle à tort Alphonse le Sage ; puis la Cronica del Cid, imprimée à Burgos en 1512 d’après un manuscrit de ce célèbre couvent de Saint-Pierre de Cardeña, où était le tombeau du Cid. Ajoutez à cela quelques pages, quelques renseignemens épars çà et là dans des chroniques, dans des annales latines ou espagnoles, dans la chronique latine de Burgos, dans les annales espagnoles de Tolède, dans les annales latines de Compostelle, dans le Liber Regum, dans les chroniques des deux savans évêques Lucas de Tuy et Roderich de Tolède ; ajoutez, dis-je, à la chanson du Cid et aux deux chroniques qui s’y rattachent ces brèves et naïves indications, vous aurez tout ce qu’en possédait sur l’époux de Chimène, lorsqu’en 1792 un écrivain espagnol, le père Risco, publia sous ce titre, la Castilla. y el mas famoso Castellano, un livre qui fut un événement. Risco prétendait avoir découvert à Léon, dans la bibliothèque du couvent de Saint-Isidore, le manuscrit d’une très ancienne histoire du Cid commençant par ces mots : Hic incipit gesta de Roderici Campidocti. Or, cette Historia Roderici (c’est le titre sous lequel la publiait Risco) contenait des détails tout à fait inattendus, qui contrariaient singulièrement l’héroïque idéal des romances. On y voyait, par exemple, que le Cid s’était mis plusieurs fois au service des princes arabes; on le voyait agir comme un chef de bandes, comme un condottiere ambitieux et cupide, sans le moindre souci de la religion, sans respect de sa foi et de la parole jurée. C’était le Cid de la réalité en face du Cid des romances, le vrai Cid barbare du XIe siècle opposé subitement au Cid de la chevalerie. Jean de Müller n’avait pas mis en doute l’authenticité du manuscrit, et il avait fait usage de la découverte du père Risco; mais l’année même où Jean de Müller publiait sa biographie du Cid, le jésuite espagnol Masdeu, dont l’érudition confuse n’était pas animée par une très vive intelligence du moyen âge, déclara, dans le vingt-deuxième volume de son Histoire d’Espagne, que le texte imprimé par Risco n’était qu’un tissu de fables absurdes. Bien plus, il prétendait avoir cherché inutilement ce précieux manuscrit, et de négation en négation, il allait jusqu’à nier l’existence même du Cid. Le père Risco se disposait à relever le défi du jésuite quand la mort l’emporta; Masdeu mourut lui-même peu de temps après, et la discussion se trouva subitement arrêtée, laissant beaucoup de doutes et d’obscurité dans les esprits. Enfin en 1820 les deux traducteurs espagnols de Bouterweck, MM. de la Cortina et Hugalde y Mollinedo, prouvèrent que le manuscrit existait et donnèrent un fac-similé des cinq premières lignes du texte. Il y avait donc là bien évidemment un document nouveau, un document dont il fallait sans doute contrôler l’inspiration et discuter la valeur, mais qu’il était impossible de ne pas placer auprès des autres témoignages dont nous parlions tout à l’heure, la chanson de geste publiée par Sanchez, la Cronica general d’Alphonse le Savant, et la Cronica del Cid du couvent de Cardeña.

D’autres documens vinrent bientôt s’ajouter à ceux-là. M. Francisque Michel publia en 1846, dans les Annales de Vienne, comme appendice à un savant travail de M. Ferdinand Wolf, un fragment mélangé de vers et de prose intitulé Cronica rimada de las cosas de España. Ce manuscrit, signalé déjà par don Eugenio de Ochoa et par l’allemand Huber, contient l’histoire d’Espagne depuis le roi Pelage jusqu’à Ferdinand le Grand. Bien que ce tableau embrasse trois siècles, le sujet principal est le siècle de Ferdinand le Grand, et le héros est Rodrigue de Bivar. Or, dans la Cronica rimada comme dans l’Historia Roderici, le Cid apparaît çà et là sous un jour absolument contraire à l’inspiration des romances. N’y cherchez pas, par exemple, les amours de Rodrigue et de Chimène; Rodrigue épouse Chimène comme s’il y était contraint, et si le roi Alphonse la lui donne, c’est dans un pur intérêt politique. Le Cid de la Cronica rimada est un chef altier, violent, indiscipliné, qui se met sans cesse au-dessus du roi, et de quel roi, je vous prie ? au-dessus de ce Ferdinand Ier qui porta de si rudes coups à la puissance des Mores. « J’aimerais mieux, dit le Cid à Ferdinand, ressentir la plus vive des souffrances que de vous voir mon seigneur. » Quand il s’approche du roi pour lui rendre hommage, il a l’air si terrible avec sa longue épée, que le roi s’écrie : « Emmenez ce diable ! » Ce roi n’est pas seulement, comme le Charlemagne de nos chansons de geste, un personnage débonnaire et volontiers ridicule, il n’a plus rien du caractère royal; c’est Rodrigue qui fait tout, c’est Rodrigue qui décide des destinées de l’état. Si Ferdinand et le Cid se rencontrent quelque part, le Cid est pris pour le maître, et il arrive même que le pape un jour lui offre la couronne d’Espagne. À côté de cette Cronica rimada, qui autorisait tant de conjectures sur les erreurs dont fourmille la tradition du Cid, mentionnons un poème latin publié par M. Edelestand du Méril dans ses Poésies populaires latines du moyen âge (Paris, 1847). Le poème latin du Cid pourrait bien être, selon l’opinion de M. Julius, la mise en œuvre la plus ancienne de la tradition héroïque, et il ne serait pas surprenant qu’il eût précédé les chants espagnols, c’est-à-dire le Poema del Cid et la Cronica rimada, comme le poème latin de Walther d’Aquitaine publié par M. Jacob Grimm a précédé en Allemagne tous les fragmens épiques dont les Niebelungen sont le couronnement. N’y remarquez-vous pas à chaque ligne, sous le bizarre vernis d’un latin monacal, des traits de barbarie qui conviennent au héros et à l’écrivain du XIe siècle ?

On voit combien de questions soulevaient ces documens nouveaux. Deux opinions surtout se sont produites dans ces derniers temps : les uns, comme M. Aschbach, M. Magnin, M. Rosseeuw-Saint-Hilaire, voulaient que le Cid fût une sorte d’aventurier barbare, un chef féodal avide de combats et de pillage, comme cela ne ressort que trop souvent du manuscrit découvert par Risco et même de certains passages de la chronique d’Alphonse; les autres, comme M. Damas-Hinard, M. Clarus et l’éloquent Joseph Goerres, persistant à voir dans les brillantes romances du XIVe et du XVe siècle la trace idéalisée, mais au fond très fidèle, de la tradition historique, attribuaient au ressentiment des chroniqueurs arabes tous les détails fâcheux que renferment en maints endroits les vieux documens espagnols. Telle était sur ce point la divergence des systèmes quand un savant orientaliste de Leyde, M. Dozy, dans un ouvrage assez récent, a repris vaillamment la question tout entière, et à l’aide de lumières nouvelles empruntées aux textes arabes, a essayé de fixer une fois pour toutes les irrésolutions de la critique.

L’ouvrage de M. Dozy porte ce titre Recherches sur l’histoire politique et littéraire de l’Espagne pendant le moyen âge. En examinant des manuscrits arabes de la bibliothèque de Gotha, M. Dozy s’aperçut que l’un de ces manuscrits contenait sous un titre inexact un ouvrage fort curieux d’un Arabe du XIIe siècle. L’auteur, qui joue un rôle important dans la littérature musulmane, s’appelle Ibn-Bassam, et son livre, intitulé Dhakkirah, est un tableau « des poètes et des écrivains en prose rimée qui fleurirent en Espagne dans le Ve siècle de l’hégire. » Un long passage de ce livre est consacré au Cid, et ce document a d’autant plus de prix pour l’histoire que l’auteur, selon la remarque de M. Dozy, l’écrivit à Séville l’année 1109 de notre ère, c’est-à-dire dix années seulement après la mort du Cid. Or il résulte de ce passage, publié tout au long avec le texte et la traduction par M. Dozy, que le Cid se mit en effet au service d’un prince arabe, et que bientôt, trompant celui-là même qui avait invoqué son secours, il lui prit sa ville de Valence. Ainsi se serait accomplie cette brillante conquête qui termina la carrière du Cid. Le Cid avait servi d’abord certains princes arabes contre d’autres princes de même race; c’était l’époque des rivalités intestines entre les Mores d’Espagne. « Quand Ahmed-lbn-Iousof-Ibn-Houd, raconte le chroniqueur arabe, s’aperçut que les soldats de l’émir des musulmans sortaient de chaque défilé, et que, placés sur tous les beffrois, ils épiaient ses frontières, il hala un certain chien galicien appelé Rodrigue, et surnommé le Campeador... Auparavant, ç’avaient été les Benou-Houd qui l’avaient fait sortir de son obscurité, ils s’étaient servis de son appui pour exercer leurs violences excessives, pour exécuter leurs vils et méprisables projets; ils lui avaient livré différentes provinces de la Péninsule.... Aussi sa puissance était devenue très grande, et semblable à un vautour, il avait pillé toutes les provinces de l’Espagne. »

Au milieu des imprécations dont le chroniqueur arabe accable le chien galicien, il y a place pour de magnifiques éloges. Il est vrai que ces éloges ont trait à l’époque où le Cid Campeador, engagé au service des émirs musulmans, battait les barbares, comme les appelle Ibn-Bassam, c’est-à-dire les princes chrétiens, les comtes de Barcelone et les rois d’Aragon. Écoutez encore Ibn-Bassam : « Cet homme, le fléau de son temps, était par son amour pour la gloire, par la prudente fermeté de son caractère et par son courage héroïque, un des miracles du Seigneur. Peu de temps après, il mourut à Valence d’une mort naturelle. La victoire suivait toujours la bannière de Rodrigue (que Dieu le maudisse!); il triompha des princes barbares; à différentes reprises il combattit leurs chefs, tels que Garcia, surnommé par dérision la Bouche-Tortue, le comte de Barcelone et le fils de Ramire : alors il mit en fuite leurs armées, et tua avec son petit nombre de guerriers leurs nombreux soldats. On étudiait, dit-on, les livres en sa présence, et on lui lisait les gestes des Arabes; et quand il en fut arrivé aux faits et gestes d’Al-Mohallab, il fut ravi en extase, et se montra rempli d’admiration pour ce héros. »

Voilà donc un texte d’une singulière clarté qui confirme de point en point tout ce qui avait paru absurde ou calomnieux, soit dans la chronique d’Alphonse le Savant, soit dans le manuscrit mis au jour par Risco. Dira-t-on qu’il faut se défier des ressentimens des Arabes ? Y a-t-il ici seulement de ces cris de colère qui, sortant de la bouche de l’ennemi vaincu, sont un titre de plus pour le vainqueur ? S’agit-il des imprécations qui attestent l’épouvante et la rage de ceux qu’a dispersés le vautour ? Non, certes; ce n’est pas contre les malédictions d’Ibn-Bassam, c’est contre ses éloges qu’il faudrait pouvoir défendre la mémoire de Rodrigue. Dans le récit de l’historien musulman, comme dans l’Historia Roderici, le Cid avait d’abord été un vaillant condottiere au service des Benou-Houd, les rois arabes de Saragosse : l’Historia Roderici ajoute que Rodrigue a battu souvent les princes chrétiens; Ibn-Bassam rappelle ces victoires en termes enthousiastes, et il s’arrête au milieu de ses imprécations pour glorifier la prudence, la fermeté, le courage héroïque de celui qu’il appelle un des miracles du Seigneur !

Toute cette discussion est la partie capitale des Recherches de M. Dozy, et ce point semble désormais acquis à l’histoire. On se fait trop souvent de fausses idées du moyen âge; rétablissons nettement la vérité. Ce que la moralité moderne condamnerait dans la conduite du Cid était jugé tout autrement par ses contemporains. Le patriotisme était une vertu inconnue au moyen âge, inconnue surtout à la féodalité guerrière des premiers temps. C’est avec les agrandissemens successifs de la royauté que l’esprit national se forme; c’est la royauté, en Espagne comme en France, qui crée la conscience de la patrie. Cette grande inspiration assurément ne manque pas à notre saint Louis, elle ne manque pas non plus en Espagne à des hommes tels qu’Alphonse VI et Ferdinand III, mais n’en cherchez pas la trace chez les ducs et les barons de la société féodale. Ne demandez pas non plus au Cid de la réalité ces sentimens de chevalerie et de patriotisme qui ne sont nés que longtemps après lui. Le Cid avait les idées et les vertus de son temps, les vertus guerrières surtout, un mélange de ruse et d’audace, de prudence et d’intrépidité très nettement signalé par l’historien arabe. Il était le plus puissant chef du XIe siècle; aucun nom ne rappelait plus de vigoureux coups de main, d’entreprises extraordinaires et d’éclatantes victoires. C’est par là qu’il frappa l’imagination populaire. Qu’importe qu’il eût fait peut-être autant de mal aux chrétiens qu’aux Arabes, qu’il eût ravagé les terres des Espagnols et violé leurs églises autant de fois qu’il avait pillé les villes musulmanes et livré les fils du prophète à la dent des dogues affamés ? On ne voyait qu’une chose : le chef aux grandes expéditions et aux grands coups d’estoc et de taille. Les sentimens publics s’anoblirent ensuite de siècle en siècle; la conscience nationale s’éveilla, la lutte des Espagnols contre les Mores devint une croisade patriotique et religieuse. Il fallut alors un symbole, un type idéal, un héros et un saint en qui se personnifiât tout un peuple. Qui devait-on choisir ? Celui qui remplissait déjà les imaginations, le Cid Campeador. Rodrigue de Bivar sera le héros des grandes luttes nationales, c’est lui qui pendant plus de trois siècles, du XIIIe au XVIe embelli, purifié, transfiguré par la pieuse illusion des chanteurs qui attribuent au héros imaginaire le progrès même des mœurs et des esprits, va devenir le plus noble type de l’amour, de l’honneur, de la chevalerie, de la religion et du patriotisme.

Il n’y a plus de doute possible sur tous ces points après les complètes dissertations de M. Dozy. Il est à regretter seulement que le tact littéraire et le sentiment poétique n’égalent pas chez l’orientaliste hollandais la vaillante ardeur de la science. Les précieux résultats historiques de son ouvrage sont noyés dans l’exposition la plus confuse. L’érudition de M. Dozy est très étendue, très-sûre, très minutieuse; on voit qu’il a fait d’immenses lectures; il peut citer des argumens sans nombre à l’appui de chaque idée qu’il émet, et comme il ne veut se priver d’aucun de ses avantages, incapable de choisir entre tant de richesses qui ont la même valeur à ses yeux, incapable de sacrifier une citation ou un exemple, il interrompt à chaque pas le développement de ses idées pour disserter sans fin sur les détails. Ce sont ainsi à tout instant, à tout propos, des dissertations dans une dissertation et des parenthèses dans une parenthèse. Si c’était là le seul défaut du long travail de M. Dozy, on devrait pardonner à l’artiste en faveur du savant; mais un défaut bien plus grave, un défaut qui rendrait ridicules, en vérité, les ménagemens d’une critique sincère, c’est à la fois le caractère prétentieux de l’écrivain et l’intraitable orgueil de l’érudit. Espérons que l’exemple de M. Dozy ne trouvera pas d’imitateurs : les pédant de la renaissance grecque et latine du XVe siècle seraient dépassés par les pédans de la renaissance orientale du XIXe. Certes on ne nie pas que la connaissance des textes arabes ne fournisse d’indispensables lumières à l’étude du moyen âge espagnol, le livre seul dont nous parlons en serait une preuve suffisante; est-ce une raison pour rayer d’un trait de plume les services de ceux qui ont cherché la vérité par des voies différentes ? À lire les Recherches de M. Dozy, il semble que lui seul soit digne de toucher à l’histoire littéraire ou politique de l’Espagne. Au milieu de ses dissertations les plus ardues, ce sont soudain des explosions d’invectives ou des bouffonneries de mauvais ton contre les écrivains les plus dignes de respect. Et pourquoi de telles fureurs ? Parce qu’on n’est pas d’accord avec lui sur un nom propre ou sur une date. Jamais vocabulaire de savant irrité n’a été plus complet. « Je te soutiendrai par vives raisons, dit le Pancrace de Molière, que tu es un ignorant, un ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et modes imaginables. » Le reproche d’ignorance serait peu de chose encore dans la bouche de M. Dozy; celui-ci est un épicier et celui-là un faussaire. L’épicier, c’est le savant jésuite Masdeu qui s’est trompé plus d’une fois, je l’avoue, et de la façon la plus grave, sur les choses et les hommes du moyen âge, mais qui méritait cependant, par sa vie toute dévouée au travail, de ne pas être apostrophé de ce style-là. Le faussaire, c’est le laborieux Conde, celui-là même dont M. Ticknor parle avec tant de déférence et d’affection dans la préface de son docte livre. Conde a eu le mérite de comprendre le premier toute l’importance des documens arabes, et il a eu l’ambition de créer, comme on l’a dit, l’histoire de l’Espagne musulmane : généreuse ambition à laquelle la science et la sagacité n’ont pas toujours répondu comme il fallait. Il est bien certain que Conde ne savait pas suffisamment l’arabe, qu’il lui est arrivé maintes fois de faire des contre-sens énormes, et d’être mené ainsi, de contresens en contresens, à des interprétations qui n’ont plus le moindre rapport avec le texte. C’était le devoir de la critique de signaler toutes les erreurs de Conde, c’était son devoir aussi de traiter avec déférence le vétéran d’une entreprise glorieuse. Quand M. Dozy appelle Conde le grand faussaire, ce n’est pas seulement une faute littéraire qu’il commet là. Comment s’étonner, après de telles choses, que l’impétueux orientaliste de Leyde semble ignorer les plus simples règles de la politesse et de la modestie ? Comment s’étonner qu’il s’offre à lui-même en holocauste une hécatombe d’historiens et de critiques ? Français, Allemands, la plupart de ceux qui se sont occupés récemment de l’histoire d’Espagne ne sont que des barbouilleurs. M. Dozy ne s’est pas encore, on le voit, débarrassé de la fougue de la jeunesse : il lui reste à compléter la science par le sentiment de l’art, s’il veut rendre de réels services à cette histoire de l’Espagne qui est déjà pour lui l’objet d’une si farouche sollicitude.

À la place de ces notes et de ces détails où se plaît l’érudition contentieuse de M. Dozy, on aimerait mieux trouver dans son livre des études plus littéraires sur les monumens de la vieille poésie castillane. Pourquoi n’a-t-il pas mieux apprécié, à la lumière des documens nouveaux qu’il a produits, cette remarquable Chanson du Cid sur laquelle se croisent encore tant d’opinions contraires ? L’ouvrage de M. Clarus est bien plus complet sur ce point. M. Clarus écrit ces mots avec confiance à la première ligne de sa préface : « Personne ne méconnaîtra, je pense, le sentiment d’amour avec lequel cette étude a été entreprise et conduite. » C’est là, en effet, l’originalité de cette exposition de la littérature espagnole au moyen âge; M. Clarus est passionné pour son sujet. Il aime le moyen âge dans tous les pays de la chrétienté, il l’aime particulièrement en Espagne. Il l’aime, non pas à la façon de nos enthousiastes de parti pris qui en parlent sans le connaître; il l’aime, non pas en haine du monde moderne et de ces transformations de mœurs et d’idées qui ne sont que la croissance régulière du genre humain; il l’aime pour ses franches allures, pour sa liberté naïve, pour ce premier essor de l’esprit qui a tant de fraîcheur et de charme. L’enthousiasme de M. Clarus l’induira quelquefois en erreur; l’ensemble du moins porte un caractère évident de vérité, et ce vif amour de l’écrivain pour son sujet a souvent éclairé l’érudit autant qu’il inspirait l’artiste. On a beaucoup écrit sur le Poema del Cid; je n’ai lu nulle part une analyse plus fidèle et une plus juste appréciation de ce monument. Avant M. Clarus, on ne s’était attaché qu’à des fragmens épars. M. de Sismondi seul avait suivi jusqu’au bout le récit du vieux chanteur, mais en le décolorant par une froide analyse; l’enthousiasme intelligent de M. Clarus est un guide que j’aime à recommander. Lisez le texte espagnol après avoir étudié les pages de l’historien allemand, et sous ces vers incultes vous découvrirez de merveilleux instincts. Le génie épique est là. Je ne parle pas seulement de ces formes naïves, de ces répétitions solennelles qui rappellent le langage d’Homère, tant il est vrai que des situations analogues engendrent les mêmes habitudes de pensée et de style ! Il y a certes beaucoup de charme dans ces appellations réitérées : Mon Cid, mon Cid Ruy Diaz, mon Cid Campeador, celui qui est né dans une heure propice, celui qui a ceint son glaive dans une heure bénie, — que en buen ora nasco, que en buen ora cinxo spada. Si c’étaient là cependant les seules qualités homériques de la Chanson du Cid, mieux vaudrait n’en rien dire; mais quelle force, quelle vivacité dans les peintures ! Comme les passions sont ardentes et sincères ! Comme les sentimens primordiaux de l’humaine nature, l’amour de l’homme pour sa compagne, l’amour du père pour sa fille, sont habilement associés aux sentimens plus complexes de l’honneur féodal ! Quel art aussi dans les contrastes ! Les infans jouent dans la Chanson du Cid le même rôle que Ganelon dans la Chanson de Roland. Ajoutons que la satire, l’ironie plaisante et familière, chose rare chez ces poètes primitifs, apparaît çà et là dans plusieurs scènes sans nuire à la gravité de l’ensemble : le lion du Cid courbant le front devant son maître, le Campeador saisissant l’animal par la nuque et allant le remettre en cage, tandis que les infans tremblent de peur dans leurs cachettes, c’est là un tableau tout composé qui devrait tenter un peintre de genre. Ce qu’il faut surtout signaler, c’est la grandeur du sentiment féodal. Quelle fierté homérique dans l’attitude du Cid ! « Don Rodrigue devant le roi Alphonse, dit très bien l’éloquent Ozanam, c’est Achille devant Agamemnon[3]. »

On n’a peut-être pas assez remarqué combien cette chanson de geste était le fondement des principales romances consacrées au Cid. La Chanson du Cid a été écrite au XIIIe siècle; du XIIIe au XVIe, tous les auteurs de romances ne font que reprendre et dessiner avec plus d’art les scènes variées du poème. Il y avait d’abord eu un premier travail au sein de la conscience populaire : c’était celui par lequel le Cid de la réalité, le Cid barbare que nous avons vu tout à l’heure devenait le glorieux représentant de la croisade espagnole. Du XIe au XIIIe siècle une grande partie de cette transformation est accomplie : le Cid de la chanson de geste est déjà, comme le Cid du Romancero, un modèle de patriotisme et de dévouement religieux. Ce caractère s’épurera dans les romances, mais il est évident qu’il existe. Sur certains points seulement la tradition n’a pas encore inventé, au début du XIIIe siècle, tout ce qui composera plus tard cette merveilleuse légende. Le Cid amoureux, — je ne dis pas le Cid passionné qui exprime si noblement la lutte du devoir et de l’amour, celui-là est la création de Corneille, — le Cid amoureux, brillant, chevaleresque, le Cid de certaines romances et de Guillen de Castro, n’apparaît pas encore dans le vieux poète. Les plus récens éditeurs du Romancero, M. Depping dans sa collection si précieuse, M. Damas-Hinard dans son élégante traduction, ont adopté, pour la commodité du lecteur, une division fondée sur la nature de ces petits poèmes, — romances historiques, romances chevaleresques, romances moresques. Rien de mieux assurément à cause de l’incertitude des dates; mais, sans vouloir préciser des dates pour des poèmes transmis de bouche en bouche et remaniés sans doute plus d’une fois par l’inspiration populaire, ne pourrait-on pas tenter une division d’un autre genre ? A telle époque l’esprit féodal est en révolte ouverte, à telle autre il s’adoucit; cette date est celle des sentimens chevaleresques qui s’éveillent, celle-ci rappelle le progrès de l’enthousiasme religieux, à cette autre se rattachent les rapports de l’Espagne avec la France. On marquerait ces progrès, ces transformations ou seulement ces incidens de la vie publique, et on les retrouverait dans les chants populaires. Quel curieux tableau que celui des romances distribuées dans cet ordre, selon la progression historique des idées et des mœurs ! Les idées, les mœurs, les intérêts, les passions de chaque période se reflètent ainsi pendant quatre cents ans sur la figure consacrée du Campeador, et c’est en ce sens qu’il faut répéter les expressives paroles de Corneille : « Ces sortes de petits poèmes sont comme les originaux décousus de leurs anciennes histoires. »

On peut recommander cette distribution nouvelle des romances aux érudits habiles qui défrichent si vaillamment ce beau sujet. C’était naguère un sol abandonné; c’est aujourd’hui un domaine qui s’enrichit de jour en jour. Sans parler de M. Damas-Hinard, que M. Magnin a déjà apprécié ici même, de laborieux critiques en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont consacré leurs veilles à l’étude du Romancero. Un écrivain italien, M. Pierre Monti, a publié à Milan en 1850 une intéressante traduction en vers des principales romances espagnoles (Romanze storiche e moresche e Poesie scelte spagnuole, tradotte in ver si italiani). Ce n’est pas la première fois que l’Italie s’occupe du moyen âge espagnol; un poète lyrique peu connu en France, mais qui a été, avant Manzoni lui-même, le promoteur du mouvement national qui régénérait les lettres italiennes, avait déjà traduit avec beaucoup d’habileté une centaine de vieilles romances bien choisies. je parle de Giovanni Berchet, poète généreux et critique enthousiaste, qui rassembla autour de lui les jeunes chefs du romantisme italien, Gioja, Tommaseo Grossi, Alexandre Manzoni, et fonda à Milan au commencement de ce siècle le Conciliatore, vif et brillant organe de la rénovation littéraire. Les Romanze storiche de M. Pierre Monti se rattachent avec honneur aux Vecchie romanze spagnuole de Giovanni Berchet. Comme son docte devancier, M. Monti est un critique habile et un écrivain de talent : par ses belles traductions de Lope de Vega et de Calderon, il avait déjà rendu de grands services aux lettres italiennes; les Romanze storiche, avec les intéressantes notices qui les accompagnent, peuvent être signalées comme un des meilleurs produits de l’érudition littéraire dans ces dernières années. Mais c’est en Allemagne surtout que le Romancero a été l’objet de profondes études. Quand les écrivains français, anglais, italiens, se sont occupés des chants populaires de l’Espagne, ils l’ont fait, comme cela est naturel, à l’aide des travaux publiés en Espagne; plus hardis ou plus heureux, les érudits allemands ont eu sur ce point le mérite d’une féconde initiative, ce sont eux qui ont révélé à l’Espagne elle-même les merveilleuses richesses qu’elle négligeait. A une époque où personne encore n’avait étudié le Romancero à la lumière d’une critique sérieuse, M. Jacob Grimm publiait sa Silva de Romances viejos (Vienne 1815), et M. Depping son premier recueil de romances (1817). Depuis lors bien des éditions se sont succédé : en Espagne celles de don Agustin Duran (1832) et de don Eugenio Ochoa (1838), en Allemagne celle de M. Adalbert Keller (Stuttgart 1840), — et don Agustin Duran, l’un des plus courageux explorateurs de cette vieille littérature castillane, a été obligé de dire dans une publication récente : « Les premières anthologies de romances régulièrement conçues appartiennent à l’Allemagne. Ce sont des Allemands qui ont le plus fait pour l’histoire de notre littérature, de notre poésie, de notre théâtre, de nos chroniques. » Le livre où don Agustin Duran s’exprime en termes si flatteurs pour l’Allemagne est le dernier et le plus complet de tous les romanceros publiés jusqu’à ce jour ; il a paru à Madrid de 1849 à 1851, en deux volumes in-8o, sous ce titre : Romancero general, o Colleccion de Romances castellanos anteriores al siglo XVIII, recogidos, ordenados, clasificados, y anotados por don Agustin Duran. L’originalité de ce recueil, ce n’est pas seulement qu’il est plus complet que tous les autres, c’est surtout que l’éditeur a essayé une division nouvelle. Don Agustin Duran ne se préoccupe plus de la nature du sujet, il cherche à fixer l’époque où chaque romance fut composée. Malheureusement je n’y trouve pas le tableau que j’indiquais tout à l’heure; l’auteur, pour opérer son classement, se fonde avant tout sur les modifications de la langue, comme si des chants transmis de bouche en bouche ne devaient pas changer de vêtemens à chaque période, et comme si telle romance, dont l’inspiration est du XIIIe ou du XIVe siècle, ne pouvait appartenir par le style au XVe ou au XVIe ! N’importe, c’est là un heureux commencement; il fallait d’abord distribuer les romances d’après les dates de l’idiome, avant de chercher à les classer (travail bien autrement périlleux) suivant l’inspiration historique qu’elles reproduisent. Don Agustin Duran, qui rend si généreusement hommage à ses devanciers d’Allemagne, reprend et donne ici l’avantage à son pays; le plus riche et le plus savant des romanceros, c’est à Madrid maintenant qu’il faut aller le chercher.

La Chanson du Cid, le romancero du Cid et tous les autres romanceros qui s’y rattachent, le romancero de ce Ferran Gonzalès que les Mores appelaient le vautour carnassier (el buytre carnicero), celui de Bernard de Carpio, celui des infans de Lara, celui de Charlemagne et de ses pairs, ne sont pas les seuls monumens épiques et lyriques du génie espagnol au moyen âge; l’église eut aussi son romancero épique dans les mystiques poèmes du moine Gonzalo Berceo. Quelle ferveur enthousiaste ! quelle piété tendre et exaltée! La Vie de san Domingo (ou saint Dominique) de Solis, la Vie de saint Millan, les Douleurs de Notre-Dame, les Signes du Jugement dernier, le Sacrifice de la Messe, le Martyre de saint Laurent et la Vie de sainte Oria, composent tout un cycle d’une douceur et d’une suavité exquise. Aucune autre littérature, avant la Divine Comédie, n’avait si bien chanté ce qu’on pourrait appeler dans le langage des mystiques les premières délectations de l’âme religieuse. Ce christianisme espagnol, qui plus tard, dans son opposition au protestantisme et sous l’influence de l’inquisition, prendra trop souvent chez Calderon les allures d’une dévotion farouche, on le voit s’épanouir ici avec toute la naïveté de l’enfance. Le froid Bouterweck n’y avait vu que des vers alignés, Sismondi en signalait avec dédain la couleur monacale, et M. Ticknor lui-même, malgré ses ardentes prédilections pour le passé littéraire de l’Espagne, est souvent bien sévère pour le poète de san Domingo; éclairé par une sympathie plus intelligente, M. Clarus a découvert dans ces peintures enfantines bien des trésors d’inspiration. La pensée chevaleresque a produit aussi au XIIIe siècle la curieuse chanson de geste d’Alexandre le Grand (Poema de Alejandro Magno), de Juan Lorenzo Segura, étudiée par M. Clarus avec une rare intelligence de la poésie du moyen âge; mais bientôt ces essais d’épopée historique, religieuse ou chevaleresque sont comme arrêtés subitement par un esprit nouveau qui se lève, et tandis que les romances continuent de fournir à l’imagination du peuple une série de petits drames admirablement expressifs, le vieux génie épique disparaît, laissant son œuvre interrompue. L’esprit qui le remplace est un esprit net, sensé, tourné surtout vers l’étude et la peinture des choses réelles. C’est le moment où la prose castillane est créée du premier coup par Alphonse le Savant. Grave et digne avec l’auteur de la Cronica general et des Siete partidas, cet esprit nouveau est satirique et hardi avec le joyeux archiprêtre de Hita; puis il prend plaisir à enseigner, il aime les exemples, les moralités, l’art de bien penser et de bien vivre, et voici naître l’inspiration didactique presque au lendemain de l’épopée primitive. Remarquez toutefois que cette inspiration didactique conserve encore la naïveté du moyen âge; on ne trouve pas ici le pédantisme et la sensualité grossière du Roman de la Rose. Quand les sentimens dont je parle auront rencontré l’expression qui leur convient, ce seront des œuvres d’un charme très original et auxquelles on ne pourra rien opposer dans les littératures contemporaines, ce sera un piquant mélange de l’enthousiasme chevaleresque et du bon sens pratique, ce sera ce Comte Lucanor, qui, grâce à une traduction récente, a sa place parmi les travaux dont nous voulons nous occuper ici.

Qu’est-ce que le Comte Lucanor ? Une sorte de bréviaire des honnêtes gens écrit par un prince du XIVe siècle. L’auteur du Comte Lucanor est l’infant don Juan Manuel, neveu d’Alphonse le Savant et petit-fils de Ferdinand le Saint. Il était né à Escalona le 5 mai 1282. Jeté bien jeune encore au milieu des guerres civiles de son temps, plein d’ardeur et d’ambitieux projets, chargé avec deux autres princes de la tutelle d’Alphonse XI et de la régence de Castille, exposé plus tard à la jalousie perfide du jeune roi, obligé de lever l’étendard de la révolte pour protéger ses droits et sa vie, il finit par se réconcilier avec son seigneur, et fut un de ses plus vaillans compagnons d’armes dans les héroïques batailles de Tarifa et d’Algésiras. Il y a peu d’existences, dans ce moyen âge espagnol si agité, qui nous offrent autant de luttes et de catastrophes tragiques. Ce fut là pour cet esprit si bien doué une série d’expériences fécondes. Don Juan Manuel était brave comme son aïeul Ferdinand le Saint et passionné pour les lettres comme son oncle Alphonse X. La pensée lui sourit un jour de résumer par écrit toutes les réflexions que sa turbulente destinée avait éveillées dans son âme, et il composa le Comte Lucanor.

Le comte Lucanor, — ce sera, si vous voulez, don Jean Manuel lui-même, — est un homme de bonne volonté qui désire en toute occasion suivre le chemin de la sagesse et de l’honneur. Or il a auprès de lui un bon et digne conseiller nommé Patronio. Patronio, — ce sera cette fois la conscience de don Juan, cette conscience droite, sage, éclairée par la pratique de la vie et nourrie de la lecture des sages, — Patronio prête une oreille attentive aux consultations du comte Lucanor, et jamais on ne vit un serviteur plus fidèle, un ami plus sensé, un directeur plus habile à présenter la morale sous une forme vive et charmante. A chaque demande du comte, Patronio répond par une fable, par un apologue, par une histoire, par une anecdote empruntée à ses souvenirs, et il en tire en quelques mots une conclusion nette et sûre. Sans tomber dans l’erreur des écrivains qui voient partout l’influence arabe dans la poésie espagnole (M. Dozy les réfute avec verve, et les traducteurs espagnols de M. Ticknor, tout en combattant sur ce point l’orientaliste de Leyde, sont forcés de convenir que cette influence n’a été ni si profonde ni si étendue que l’avait pensé l’historien Antonio Conde), sans exagérer, dis-je, cette action de la poésie arabe, il est impossible de ne pas signaler tout ce que don Juan Manuel doit à la sagesse orientale. Don Juan Manuel a mis en œuvre des récits qui n’ont pénétré que plus tard dans les lettres européennes, et qu’il puisait directement à la source. Le Meunier, son Fils et l’Ane, le Corbeau et le Renard, l’Hirondelle et les petits Oiseaux, la Laitière et le pot au Lait, le Vieillard et ses Enfans, tous ces apologues dont La Fontaine a fait des chefs-d’œuvre, d’autres encore que le moyen âge n’a pas connus, vous pouvez les lire dans les élégans récits de Patronio. La forme change quelquefois : ainsi dans le Comte Lucanor Perrette s’appelle doña Truhana, et le pot au lait est un pot de miel; le vieillard et ses enfans si bien chantés par La Fontaine, ce sont chez Patronio les deux chevaux unis contre le lion. Le plus souvent vous trouvez, au lieu de fables, des récits de l’histoire d’Espagne, des exemples tirés des chroniques ou des souvenirs même de l’auteur. Rien de plus varié que cette gerbe d’histoires morales; ici, c’est un récit chevaleresque qui semble détaché des pages de Froissard; là, c’est une sorte d’aventure romanesque, mais brève, rapide et illuminée toujours d’une belle pensée chrétienne. Calderon a mis en drame une de ces jolies histoires (il ne paraît pas cependant qu’il l’ait empruntée à don Juan Manuel), mais il lui a enlevé sa précision et sa noblesse : la moralité de Patronio devient un long tissu d’intrigues et d’aventures bizarres. Lisez le drame de Calderon intitulé el Conde Lucanor, et comparez-le au chapitre XXV de l’œuvre de don Juan Manuel, vous comprendrez la vive originalité de l’infant de Castille. Ce qui me frappe dans la morale de Patronio, c’est l’accord de l’inspiration chevaleresque et de la prudence politique; tantôt on dirait un Froissard amoureux des prouesses héroïques, tantôt il semble voir un grave Commynes qui ne veut être dupe ni des hommes ni des choses. Les dernières lueurs du moyen âge qui décline, les premières clartés de l’esprit moderne qui s’approche, tout cela se combine avec grâce dans l’âme de don Juan Manuel, et une vive foi religieuse, tempérée, si on l’ose dire, par le bon sens, recouvre harmonieusement ces contradictions charmantes. Signalons encore un autre caractère : ce bréviaire de la sagesse pratique, composé par un prince qui a joué un si grand rôle dans les guerres civiles de son pays, ce n’est pas un code à l’usage des politiques et des ambitieux, ce sont des enseignemens pour tous. Personne mieux que don Juan Manuel n’avait le droit de rendre ce témoignage à son œuvre : « Beaucoup de gens, écrit-il en son prologue, n’entendent pas ce qui est abstrait ou difficile; ils ne peuvent donc aimer certains livres ni prendre goût à les lire, et par suite ils n’en tirent aucune utilité. Voilà pourquoi, moi, don Juan, fils de l’infant Manuel, gouverneur-général de la frontière et du royaume de Murcie, j’entreprends de faire ce livre... Dieu, dont la bonté et la miséricorde sont la source de tout ce qui est et sera bon, fera, je l’espère, que ceux qui le liront en profitent pour son service, pour leur avantage dans ce monde et leur salut dans l’autre; il sait que je n’ai pas d’autre but. » Et il ajoute encore avec un naïf et légitime orgueil : « J’ai composé cet ouvrage des plus belles paroles que j’ai pu trouver; fiz este libro compuesto de las ma sfermosas palabras que yo pude. »

Il y a plus d’un reproche à adresser au système du traducteur; M. de Puibusque ne se pique pas d’une fidélité littérale, et il arrive souvent que les tours naïfs de son modèle disparaissent tout à fait sous sa plume. M. de Puibusque se défie et avec raison de l’archaïsme du langage : « Il m’a paru, dit-il, qu’avant tout il fallait être intelligible, et que, puisque je traduisais pour mes contemporains, je ne devais pas leur parler le langage de Gilles Corrozet, de Nicolas Collin ou de d’Herberay des Essarts. » Rien de mieux; mais sans faire un calque servile de cette langue espagnole du XIVe siècle, sans rien prendre à d’Herberay des Essarts ni à Gilles Corrozet, il était possible à un écrivain ingénieux de ne pas effacer par des tours trop modernes les naïves allures du comte et de son sage conseiller. Si le vers français, dans sa dignité un peu fière, est rebelle à la traduction des poètes, la prose du moins, la prose fixée par Descartes et Pascal, conserve encore assez de souplesse pour se modeler sur les œuvres du moyen âge. Le principal attrait de cette traduction, c’est qu’elle ajoute quelques pages nouvelles au texte de don Juan Manuel. M. de Puibusque a vu à Boston la bibliothèque espagnole de M. Ticknor, la plus belle peut-être qu’il y ait dans le monde, et le savant américain lui a révélé l’existence d’un manuscrit de Madrid inconnu au premier éditeur, à l’éditeur de 1575, Argote de Molina lui-même. Ce manuscrit. qui semble, au moins en partie, une copie contemporaine du manuscrit original confié par le prince à la garde des moines de Peñafiel, contient un chapitre de plus que tous les manuscrits connus et toutes les éditions publiées jusqu’à ce jour. M. de Puibusque a enrichi son livre de cette précieuse trouvaille, et cette histoire, cet exemple, comme dit don Juan Manuel, intitulé de ce qui advint à don Lorenzo Suarès Gallinato lorsqu’il décapita un prêtre renégat est certainement un des plus dramatiques récits de Patronio.

Ce Comte Lucanor signale une des plus charmantes périodes de l’histoire littéraire de l’Espagne. Bouterweck oppose ce qu’il appelle la naïveté instinctive de don Juan Manuel à la naïveté savante de La Fontaine (unabsichtliche naivetaet, künstliche naivetaet). Laissons là ces parallèles, qui feraient tort aux deux écrivains. L’œuvre de La Fontaine est un ensemble achevé, et sa grâce, sa vivacité dramatique, sa philosophie sans efforts, sa peinture accomplie de la vie humaine, tout lui assure une place incomparable. L’originalité de don Juan Manuel est charmante à sa manière ; prenez garde d’y porter atteinte par des rapprochemens maladroits. L’auteur du Comte Lucanor est bien à sa place dans le cadre du XIVe siècle; les dernières lueurs du soleil couchant et les premières clartés de l’aube prochaine se jouent gracieusement sur son livre. C’est là qu’il faut le voir avec son expérience avisée et sa confiance en Dieu, avec son ardeur chevaleresque et sa finesse souriante, instruisant les hommes pour leur profit dans ce monde et leur salut dans l’autre. « Louis XII, raconte Gabriel Naudé, faisoit un grand estât des livres de Cicéron traitant des devoirs d’un chascun en sa vocation. » L’œuvre de don Juan Manuel est un de ces livres moraux, un de ces recueils de bonne et vaillante prudhomie qui plaisaient particulièrement à ces pasteurs des peuples placés entre le moyen âge et la renaissance, à un Charles V, à un Alphonse V d’Aragon, à un Louis XII. Et n’admirez-vous pas comme il y a un progrès charmant des premières inspirations épiques de l’Espagne à cette philosophie aimable ? N’admirez-vous pas quel développement régulier des scènes altières de la Chanson du Cid aux sages dialogues du Comte Lucanor ?


II.

Dans ce vaste domaine de la littérature espagnole, c’est surtout le théâtre du XVIe et du XVIIe siècle, après la poésie du moyen âge, qui a le plus occupé les historiens et les critiques. L’Espagne elle-même, il faut le reconnaître, quoiqu’elle ait trop souvent laissé aux étrangers le soin d’exhumer ses richesses, a donné ici le signal des explorations courageuses. On sait qu’une pléiade d’écrivains, il y a une vingtaine d’années environ, a essayé de régénérer la scène de Calderon et de Lope de Vega. Il était assez naturel que ce généreux essor des poètes provoquât les travaux de l’érudition. Tandis que don Angel de Saavedra, duc de Rivas, et don Antonio Gil y Zarate, secouaient enfin le joug de l’imitation française, et ramenaient l’art dramatique aux sources nationales, les critiques ne devaient pas demeurer sourds à cet appel, et il appartenait à la science de retrouver dans les livres la grande tradition évanouie, comme l’auteur de la Fuerza del Sino la réveillait au fond des âmes. Ce mouvement se déclara presque au lendemain du jour où le duc de Rivas eut fait jouer le beau drame de la Fuerza del Sino. Le drame du duc de Rivas (ce fut un événement dans l’histoire littéraire du XIXe siècle) est de 1835. En 1836 commençait à Madrid la publication du théâtre ancien et moderne de l’Espagne, qui compte déjà plus de cent volumes : Galeria dramatica, teatro antiguo, teatro moderno. Le Teatro antiguo surtout fut une révélation qui arrivait à point. A dater de ce moment, les travaux sur Lope, sur Calderon, et même sur les dramatistes moins connus qui ont préparé leurs triomphes, se succèdent sans relâche et satisfont la vive curiosité des esprits. En 1839, c’est don Agustin Duran qui donne dans la Revista de Madrid une belle étude sur Lope de Vega; en 1840, c’est un recueil très digne d’estime, le Semanario pintoresco español, qui publie les recherches de M. Juan Colon y Colon sur les prédécesseurs de Lope, Noticîas del Teatro español anterior à Lope. En 1842, la Revue de Madrid reçoit un travail substantiel de M. Mesonero Romanos, intitulé Rapide coup d’œil historique sur le théâtre espagnol. De 1842 à 1844, M. Gonzalo Moron donnait aussi, dans sa Revista de España y del estrangero, un essai littéraire et philosophique sur le même sujet. Enfin M. Gil y Zarate, le même qui renouvelait si brillamment sur la scène la verve et les hardiesses de Lope, publiait dans le second volume de son Manuel de Littérature de savantes pages sur son maître bien-aimé[4]. N’oublions pas le premier peut-être de tous ces critiques, le célèbre poète don Alberto Lista y Aragon, qui, dans le second volume de ses Ensayos literarios y criticos (Madrid 1844), a donné une série d’excellens chapitres sur les maîtres de la scène. Je pourrais citer encore d’autres travaux qui appartiennent à cette période; je pourrais signaler cette belle Bibliothèque des Auteurs espagnols, dont le second volume reproduit, avec beaucoup de notes et d’additions indispensables, la dissertation de Moratin sur les origines du théâtre en Espagne. Qu’il nous suffise d’indiquer ici les œuvres les plus importantes : on voit assez, par ce concours des critiques et des poètes, combien la longue indifférence de l’Espagne pour son théâtre national a fait place à des sympathies passionnées.

Il s’en faut bien cependant que ces travaux des critiques espagnols puis- sent donner une idée complète de l’ancien théâtre. On avait là de curieuses études de détail ou des vues générales empreintes d’un enthousiasme intelligent; mais qui donc avait songé à tracer l’histoire tout entière de cette scène espagnole, à la suivre dans ses débuts, dans ses premiers bégaiemens, dans ses hardiesses qui s’éveillent, dans ses transformations capricieuses, dans son passage de l’inspiration ecclésiastique à l’inspiration romanesque, et dans son retour du roman à l’église ? Ce travail est de ceux qui veulent toute une vie de patience. Que de laborieuses recherches ! combien de lacunes à combler et de ténèbres à éclaircir ! Il est vrai que le résultat où l’on tend vaut bien de tels efforts. Le théâtre espagnol est à la fois un des plus curieux problèmes à résoudre et l’une des plus riches conquêtes à faire dans l’histoire de la poésie. Telle a été l’ambition d’un savant écrivain de l’Allemagne, M. Adolphe-Frédéric de Schack, et le succès de son œuvre l’a bien récompensé. Je ne dirai pas qu’il ait résolu le problème, qu’il ait porté un jugement décisif sur cette partie si originale et si controversée encore de la littérature moderne, mais certainement il y a fait les plus sérieuses découvertes, et soit qu’il faille casser ses arrêts, soit qu’un jour, à l’aide de documens nouveaux, on vienne combler chez lui des lacunes inévitables, il sera toujours impossible de ne pas tenir compte de ce qu’il a fait. Les reproches très graves que nous serons forcé d’adresser à l’auteur n’enlèvent rien aux victoires de son érudition. Celui qui a écrit un tel livre s’est emparé à jamais de l’histoire du théâtre espagnol.

L’ouvrage de M. de Schack, Histoire de la Littérature et de l’Art dramatique en Espagne, se compose de trois volumes : le premier nous conduit jusqu’à Lope de Vega; le second est consacré à Lope et à la brillante pléiade qui l’entoure; le troisième, rempli presque tout entier par Calderon, expose ensuite la longue décadence du théâtre et les essais de régénération qui ont été tentés de nos jours. Après une rapide introduction sur l’origine du théâtre moderne, introduction où M. de Schack rencontre nécessairement les doctes recherches de M. Magnin, il nous fait traverser les deux curieuses périodes qui vont des premiers temps du peuple espagnol au règne de Ferdinand et d’Isabelle, et du règne de Ferdinand et d’Isabelle au règne littéraire de Lope de Vega. M. de Schack n’avait pas ici un seul guide à consulter : Moratin pouvait bien lui fournir quelques indications; mais l’Espagne ne possède aucun de ces répertoires comme en ont composé Collier pour l’Angleterre, Riccoboni pour l’Italie, et les frères Parfaict pour la France; il fallait tout retrouver du premier coup, à force de sagacité et d’ardeur. La tâche n’a pas effrayé M. de Schack, et ces deux périodes qui précèdent Lope de Vega ne sont pas les moins intéressantes de son livre; on y voit se former peu à peu tous les élémens populaires d’où les poètes du XVIe et du XVIIe siècle sauront extraire de l’or.

C’est surtout l’influence de l’église qui se manifestera dès le début. En Espagne comme partout, l’église a été l’institutrice du théâtre. Ce développement des jeux dramatiques sous l’égide et la direction de l’église était déjà assez avancé au XIIIe siècle pour qu’Alphonse le Savant, dans son code des Siete Partidas, ait cru nécessaire d’en régler l’emploi. Remarquez ici un fait qui ne semble pas avoir frappé l’esprit de M. de Schack : au moment même où l’influence de l’église sur le théâtre va disparaître presque partout en Europe, elle se règle et se consolide en Espagne. Du IXe au XIIe siècle, la maîtresse-veine dramatique, comme dit si bien M. Magnin, c’est l’inspiration sacerdotale; mais vers le milieu du XIIIe siècle, cette inspiration perd peu à peu le premier rang, et les deux autres élémens de la littérature dramatique au moyen âge, la jonglerie seigneuriale et la jonglerie foraine et populaire, pour employer encore les formules du savant écrivain français, se substituent manifestement au drame ecclésiastique. En France, en Allemagne, en Angleterre, ce développement naturel suit à peu près le même cours. Rien de pareil au-delà des Pyrénées. Il y a bien là, comme chez nous, des confréries de comédiens qui travaillent à émanciper l’art théâtral; mais en même temps que l’autorité ecclésiastique réprouve leurs jeux profanes, elle autorise et surveille les représentations édifiantes, utilisant ainsi au profit de la foi « cet instinct mimique qui est (je cite encore M. Magnin) un des attributs de notre nature, » et qui se déployait plus que partout ailleurs chez ces vives imaginations du Midi. A l’époque où Alphonse le Savant condamnait les spectacles trop libres et permettait la mise en action des scènes de l’Évangile, la fête du Saint-Sacrement, instituée par le pape Urbain IV, était accueillie en Espagne avec une dévotion empressée. Ce fut une occasion nouvelle pour les spectacles ecclésiastiques. Que ces spectacles aient toujours été fidèles à leur programme, il est impossible de le croire; l’ardeur spontanée de l’art encore enfant l’entraînait sans cesse hors des limites tracées, et toute cette période nous offre une lutte continuelle entre l’instinct dramatique qui veut briser ses liens et le pouvoir religieux qui le réprime. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’alliance de ces deux esprits, alliance depuis longtemps rompue dans le reste de l’Europe, ne se dénoue jamais complètement. L’église ne maudit pas l’art dramatique, elle veut seulement le moraliser et l’employer à son profit ; elle ne le chasse pas, et s’il s’égare, elle le ramène au pied de l’autel. Le concile d’Aranda, en 1473, tout en renouvelant avec force les prohibitions des Siete Partidas, fait aussi les mêmes réserves en faveur du drame religieux.

Voilà donc deux faits très expressifs que cette première période met en pleine évidence. Le théâtre espagnol a des relations prolongées avec l’église, il s’introduit dans le culte, il en est un important accessoire, et en même temps le besoin de liberté, sans lequel l’art n’existe pas, l’entraîne sans cesse, même sous les voûtes de ces cathédrales qui l’accueillent si complaisamment, à des œuvres profanes où les passions mondaines réclament leur place. C’est là un trait particulier au caractère espagnol, et qui se retrouve jusqu’au dernier jour de son histoire. Calderon, avec ses mystiques autos et ses longs romans dialogues, est l’éclatant produit des contradictions naïves de ce vieux théâtre.

Admirez combien ce double caractère se marquera plus nettement de siècle en siècle ! La première période littéraire succède à cette période des instincts primitifs. L’écrivain qui l’inaugure est un certain Juan del Encina, qui florissait sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle; après une vie agitée, il devint prêtre comme Lope de Vega et Tirso de Molina, comme Calderon et Antonio Solis, et mourut en 1534 à Salamanque, où l’on voit son tombeau dans la vieille cathédrale. Ces poètes dramatiques, revêtus de la robe du prêtre ou du moine, ne sont pas rares dans l’histoire littéraire de l’Espagne. La plus grande part de la vie intellectuelle de Juan del Encina s’était passée à l’ombre de l’église; poète, il y avait fait représenter ses drames; prêtre, il y exerçait le saint ministère, et il lui arrivait souvent de mener de front ce double office : ne convenait-il pas que la cathédrale de Salamanque lui prêtât son dernier asile ? Les pièces qui firent la réputation de Juan del Encina sont des pastorales religieuses. D’ordinaire le cadre est très simple et la composition tout enfantine : des bergers sont réunis autour du berceau du Christ ou à la porte de l’étable; ils se communiquent la bonne nouvelle, ils célèbrent la gloire de l’enfant miraculeux et expriment les émotions pieuses que devaient ressentir les spectateurs. Quelquefois cependant le poète s’enhardit peu à peu; il anime la scène et cherche l’intérêt, sinon dans l’action, au moins dans la variété des personnages. Ainsi une de ces pièces nous montre deux ermites qui vont au Saint-Sépulcre et s’entretiennent de la mort du Christ avec une pieuse douleur. Sainte Véronique survient et joint ses larmes à leurs plaintes ; ils arrivent au tombeau, ils s’agenouillent, et un ange paraît qui leur annonce la résurrection prochaine du Sauveur. Il n’y a pas là d’action ; ce sont des groupes plutôt que des drames ; on dirait quelque tableau de fra Angelico dont les personnages prennent tout à coup une voix. Le charme de ces œuvres enfantines, c’est la tendre naïveté de l’inspiration. Eh bien ! ce même poète si doux, si religieux dans ses pastorales évangéliques, il écrit aussi des pièces profanes, et tantôt ce sont de ces bouffonneries qui deviendront plus tard les entremeses de Lope et de Calderon, tantôt ce sont de romanesques aventures, de galantes histoires d’amour comme dans l’œuvre qu’il a intitulée Fileno y Zambardo. De l’inspiration monacale à l’inspiration mondaine la distance n’était pas longue pour des poètes qui obéissaient si fidèlement à tous les instincts de leur âme.

Un événement littéraire qui appartient à la période de Juan del Encina contribua singulièrement à répandre le goût des peintures profanes sans diminuer pour cela le nombre des pièces religieuses : la Célestine venait de paraître, l’année 1500, à Salamanque. On connaît le ton de ce bizarre ouvrage ; on sait de quelles vives couleurs il peint les folies, les égaremens, les misères de la passion, si bien qu’on oublie souvent le cynisme du sujet pour ne voir que l’esprit et la fine observation des détails. Déjà au XIVe siècle Jean Ruys, l’audacieux archiprêtre de Hita, avait emprunté les mêmes tableaux à une comédie latine du moyen âge, comédie faussement attribuée à Ovide, et qui rappelle plutôt les lubriques inventions de Pétrone. L’auteur de la Célestine ne mit pas en vers le Pamphilus qui avait inspiré Jean Ruys ; il en fit un roman, moitié récit, moitié dialogue, qui exerça une grande influence sur la littérature dramatique. Tandis que des pastorales religieuses comme celles de Juan del Encina continuent d’édifier les fidèles à la fête de Noël ou du Saint-Sacrement, ne vous étonnez pas si les auteurs de ces naïfs autos sacramentales commencent à peindre librement toutes les péripéties des aventures galantes ; la Célestine est là qui leur fournit des modèles. J’ai comparé ces pastorales de Juan del Encina aux compositions du pieux dominicain de Fiesole ; ce qu’il y a d’étrange pour nous, et ce qui est pourtant bien espagnol, c’est de voir réunis dans une même personne le peintre naïf de l’Italie du XIVe siècle et le poète licencieux du XVIe, Orgagna et le cardinal Bibiena, fra Angelico et Machiavel !

Quelquefois ce mélange se produit, non-seulement chez le même écrivain, mais, chose plus piquante encore, dans le même ouvrage. Gil Vicente nous fournit là-dessus de curieux renseignemens. Gil Vicente, poète portugais, appartient à l’histoire du théâtre espagnol, et par l’influence qu’il a exercée à Madrid, et par les pièces castillanes qu’il a écrites. À la fois auteur dramatique et acteur, il obtint de glorieux succès vers la fin du XVe siècle, et s’éleva bientôt à une réputation européenne : Érasme apprit le portugais, dit-on, uniquement pour lire ses comédies. Gil Vicente est le premier qui donna le nom d’autos à ses compositions religieuses ; il en faisait de deux sortes, les unes — espèces d’églogues sacrées comme les pastorales de Juan del Encina, les autres plus compliquées et représentant des allégories mystiques. Or ces allégories contenaient souvent un singulier amalgame du sacré et du profane, de l’inspiration religieuse et des peintures mondaines. Gil Vicente a écrit un grand nombre de comédies romanesques où l’influence de la Célestine est visible. C’est le moment, en effet, où le théâtre laïque va s’émanciper de jour en jour. Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, ce théâtre s’étend, s’organise et assure ses libertés. Voici Torrès Naharro avec son recueil de comédies intitulé Propaladia, et Lope de Rueda avec ses comédies, ses pastorales et ses pièces bouffonnes (pasos). Avant que les recherches de M. de Schack eussent mis en lumière les œuvres de Juan del Encina, Torrès de Naharro et Lope de Rueda étaient considérés comme les fondateurs du théâtre espagnol; Cervantes et Lope de Vega leur ont plus d’une fois donné ce nom, et c’est encore ainsi que les désigne M. Ticknor, quoiqu’il ait profité et des renseignemens de M. de Schack, et d’une savante biographie de Juan del Encina, par M. Ferdinand Wolf. Si Torrès Naharro et Lope de Rueda n’ont pas fondé le théâtre espagnol, ce sont eux du moins qui ont le plus contribué à l’affranchir de la tutelle ecclésiastique. On ne trouve pas dans les œuvres de Lope de Rueda un seul de ces autos religieux qui étaient la principale inspiration de ses prédécesseurs. Est-ce à dire que les rapports du théâtre et de l’église vont être interrompus ? Non sans doute, et c’est encore là un trait particulier à l’Espagne. Au moment où l’instinct dramatique recule les bornes de son domaine, l’église a soin de ne pas laisser se dénouer les liens qui unissaient l’art de la scène à la prédication des choses saintes. Le concile de Tolède en 1565 et 1566, renouvelant les prescriptions d’Alphonse X et du concile d’Aranda, fixe plus régulièrement l’usage des représentations sacrées : on ne pourra plus jouer d’autos dans les églises avant de les avoir soumis à l’autorité religieuse; les représentations n’auront jamais lieu pendant la messe, elles sont interdites aussi à de certains jours, le jour des Innocens par exemple, et surtout il est défendu aux prêtres d’y remplir eux-mêmes quelque rôle que ce soit. Ainsi parle le concile, mais il se garde bien de proscrire l’usage des drames qui peuvent ranimer par de vivantes images la piété des fidèles. Bien plus, deux ans après, en 1568, l’autorité religieuse invoque elle-même ce précieux secours; elle décide que « tous les ans, à la Fête-Dieu, il sera représenté au moins deux autos tirés de la Sainte-Écriture. »

C’est donc un fait bien établi que ces deux élémens du théâtre espagnol, l’inspiration sacerdotale et l’inspiration romanesque, naissent, grandissent, triomphent ensemble, et que si par instans leur intimité semble rompue, bientôt les liens sont habilement renoués. Il y a là manifestement un double instinct national auquel les poètes et l’église donnaient satisfaction. Souvent aussi les maîtres de la scène se servaient du drame religieux comme d’un moyen pour protéger la hardiesse des représentations profanes; c’est ainsi que dans la seconde moitié du XVIe siècle les drames religieux, réservés jusque-là aux églises et aux petits spectacles forains, passent sur les vrais théâtres et deviennent une des formes de la littérature dramatique. Ne serait-ce pas là précisément la différence des comedias divinas et des autos sacramentales ? M. de Schack ne sait comment expliquer cette distinction; il soupçonne seulement que les comedias divinas répondaient aux mystères, et les autos aux moralités de notre moyen âge; mais pourquoi ces deux genres ne se seraient-ils pas, comme chez nous, développés à peu près dans le même temps ? Et puisque selon M. de Schack les comedias divinas sont bien postérieures aux autos, n’est-il pas naturel de penser que les autos représentent surtout les pièces jouées dans les églises, tandis que les drames, religieux aussi, mais plus compliqués, plus littéraires, et exécutés dans les théâtres, prenaient le nom de comedias divinas ? Que plus tard le nom consacré d’autos ait été appliqué à des œuvres composées pour la scène, surtout par des poètes qui étaient, comme Calderon, la personnification éclatante du moyen âge, — je ne pense pas que ce fait enlève rien à la validité de notre conjecture.

Quoi qu’il en soit, voilà tous les élémens du théâtre espagnol rassemblés par le travail continu des instincts et des imaginations populaires : les successeurs de Torrès Naharro et de Lope de Rueda s’enhardissent d’heure en heure; d’autres essais de théâtres laïques se poursuivent à Séville, à Valence, à Madrid. L’école de Séville est une école savante qui essaie d’imiter le théâtre antique; l’école de Valence cherche aussi des émotions nouvelles en dehors des traditions nationales; mais ni l’une ni l’autre, malgré les hommes de talent qui les soutiennent, ne réussissent à se faire accepter. Partout triomphent l’inspiration irréligieuse et l’inspiration romanesque. Cervantes publie ses Nouvelles qui seront pour ce théâtre plus cultivé ce qu’a été la Célestine pour le théâtre naissant, et les comedias divinas passent de l’ombre discrète du sanctuaire au grand jour de la scène. Ces élémens sont bien confus encore, ainsi que l’attestent les sévères reproches de Cervantes à la littérature dramatique de son temps; mais enfin tout est prêt, tout s’agite; le chaos n’attend plus que le souffle de l’esprit : Lope de Vega et Guillen de Castro, Alarcon et Tirso de Molina, Moreto, Solis et Calderon peuvent paraître.

On s’est beaucoup occupé de tous ces brillans poètes, particulièrement de Lope de Vega. Sans remonter jusqu’aux deux volumes que lord Holland lui consacrait en 1817, sans remonter jusqu’à la biographie qu’un littérateur consciencieux, M. de la Beaumelle, insérait en 1822 dans les Chefs-d’Œuvre des Théâtres étrangers, biographie puisée aux sources et dont M. de Schack s’est plus d’une fois servi, les travaux ne manquent pas en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, sur l’homme que Cervantes appelle le miracle de la nature. Les poètes ses contemporains et ceux qui l’ont immédiatement suivi ont été aussi l’objet de curieuses recherches; les leçons enthousiastes de Guillaume de Schlegel portaient leurs fruits, et le théâtre espagnol du XVIIe siècle, par tout ce qu’il a d’éclatant et de mystérieux, aiguillonnait la curiosité des historiens littéraires. Je ne viens pas répéter ce qui a été dit ici même ou ailleurs à propos de Lope et de ses émules; je veux savoir seulement si le livre de M. de Schack modifie sur quelques points les résultats acquis. L’occasion est bonne à saisir : M. de Schack est sans doute de tous les critiques de notre âge celui qui a pénétré le plus avant dans l’œuvre du poète de Madrid. Je ne sais si Lope de Vega parmi ses contemporains, c’est-à-dire parmi ses admirateurs passionnés, en a compté beaucoup qui aient lu ou vu représenter ses quinze cents drames, ses quatre cents autos, et par-dessus le marché ses innombrables bouffonneries connues sous le nom d’intermèdes; ce que je sais bien, c’est que les trois cents drames qui nous restent du poète, sans parler d’une quinzaine d’autos et d’une courte série d’intermèdes, n’ont été lus tout entiers que par un bien petit nombre d’amateurs intrépides. Peut-être était-il plus facile de voir jouer les quinze cents drames au XVIIe siècle que de lire au XIXe les trois cents échappés au naufrage; outre les liens qui unissent le poète aux hommes de son époque, outre cette communauté de langue, de souvenirs, d’inspirations, qui faisaient d’une telle étude un plaisir sans effort, les œuvres de Lope n’avaient qu’à se produire sur la scène pour provoquer la sympathique curiosité de la foule; aujourd’hui quelques drames seulement du prodigieux maître se sont maintenus au théâtre de Madrid, et si vous voulez lire ses œuvres imprimées, il en faut chercher çà et là les tomes dépareillés, celui-ci au British Musœum, celui-là à la Bibliothèque impériale de Paris, ces autres à Madrid, à Séville, à Vienne, à Goettingue, à Boston. M. de Schack n’a rien négligé pour arriver au bout de sa tâche; veilles, fatigues, voyages, sacrifices de santé et d’argent, rien n’a pu arrêter son ardeur, et il a lu en effet, il a lu, plume en main, avec l’attention d’un navigateur qui marque tous les passages des mers inexplorées, il a lu les trois cents drames ou comédies de Lope de Vega. Encore une fois, quels sont les résultats nouveaux de cette laborieuse enquête ?

L’idée qui domine tout l’ouvrage de M. de Schack, qui en est l’inspiration continue, qui en explique les exagérations et les erreurs, peut se résumer en peu de mots. Il n’y a, selon l’écrivain allemand, que deux théâtres vraiment modernes, vraiment originaux, deux théâtres qui expriment avec franchise le génie national du pays où ils sont nés : — c’est le théâtre espagnol et le théâtre anglais, — et le théâtre espagnol, par sa richesse, par son développement complet en tous les sens, est bien supérieur au théâtre de Shakspeare. Le théâtre espagnol est donc le premier de tous, et l’homme qui représente ce théâtre, l’écrivain en qui se personnifie cette gloire incomparable, c’est Lope de Vega. Telle est la thèse que soutient M. de Schack, telle est l’inspiration de ses profondes recherches et de ses attrayantes analyses. Je résume l’opinion de M. de Schack afin de la discuter plus nettement. Pour réfuter les erreurs que M. de Schack a mêlées à des recherches d’une valeur inestimable, il faudrait recommencer son livre, et cette comparaison des théâtres d’Angleterre et d’Espagne exigerait des volumes; je veux être clair sur ce sujet, obscurci par l’enthousiasme irréfléchi des Allemands, je veux être bref et précis dans une matière immense. Or M. de Schack, par l’exactitude et l’impartialité de ses analyses, nous fournit amplement de quoi rectifier ses théories. Jamais on n’avait eu tant de renseignemens lumineux sur les œuvres de Lope de Vega, jamais il n’avait été si commode de pénétrer dans l’inspiration du grand dramatiste espagnol, d’en suivre les caprices, d’en mesurer la hauteur et l’étendue. Ces analyses si nombreuses, ces citations si bien choisies, c’est le dossier le plus complet qu’on pût souhaiter pour mettre fin à ce grand procès; nous ne demanderons qu’à M. de Schack lui-même les moyens de le combattre.

On soupçonnait depuis longtemps que Lope de Vega, au milieu des prodiges de sa fécondité, n’avait pas atteint une seule fois au faîte suprême de son art, qu’aucune de ses œuvres ne réalisait cette beauté merveilleuse où la nature, interprétée par le génie, devient un idéal sacré, à la fois cher et vénérable à tous les temps comme à tous les pays. On soupçonnait que dans cette phalange innombrable de compositions dramatiques il n’y avait pas un Othello, un Cinna, une Athalie, un Egmont, un Wallenstein. Les analyses si complètes de M. de Schack ne laissent plus aucun doute sur ce point. Certes je n’oublie pas avec quel respect il faut parler d’un homme tel que Lope de Vega; quand on le voit, pendant un demi-siècle, de 1585 à 1635, alimenter la scène de son pays, éveiller les émotions de la foule, soutenir une admiration toujours croissante; quand on le voit ajouter à ce travail effrayant des œuvres poétiques de toute espèce, poèmes épiques, poèmes didactiques, poèmes comiques, épigrammes, satires, traités de méditation religieuse; quand on le voit continuer l’Arioste, lutter avec l’épopée italienne, écrire un poème sur Marie Stuart, et toujours, dans tous les sujets, parler une langue trop souvent chargée de couleurs, il est vrai, mais pleine de vie, de fraîcheur et de jeunesse, l’esprit reste confondu devant la fertilité d’une telle inspiration. Je m’incline, comme Cervantes, devant ce miracle de la nature, mais je me rappelle que Cervantes aussi a blâmé résolument chez Lope l’emploi de ces dons incomparables. Je suis disposé, autant que personne, à m’enthousiasmer pour ce génie privilégié, et j’admire de confiance tout ce qu’il aurait pu faire : il s’agit cependant de ce qu’il a fait. « Ce qu’il a fait ? dit M. de Schack; il a créé le théâtre national, il a porté sur la scène, dans des centaines de chefs-d’œuvre, tous les grands souvenirs de l’histoire d’Espagne, chroniques, traditions, légendes, et il a fondé à jamais, par la magie de son art, le patriotisme superbe de ses concitoyens. » Quelle gloire que celle-là, s’il était possible de l’accorder à Lope ! mais non, il n’a fait que se soumettre à l’esprit de son temps, et voyant dominer le goût des choses romanesques, il a mis en roman toutes les traditions merveilleuses que lui fournissait le passé de son pays. La matière était là, la plus belle matière qui ait jamais été donnée à un poète, les immortels souvenirs d’une croisade de sept cents ans; si Lope de Vega en eût tiré le grand drame, la grande tragédie, à la fois espagnole et humaine, nationale et universelle, il n’y aurait pas un poète à lui comparer dans toute l’histoire de la poésie moderne. Il a préféré se plier à l’esprit littéraire de son époque, à l’esprit prolongé du moyen âge, au goût des aventures, des anecdotes, des surprises, des imbroglios, et cette grande tradition épique dont il aurait dû s’emparer en maître n’a été pour lui que le cadre où il a placé ses romans.

Il y a dans le théâtre de Lope de Vega un grand nombre de drames historiques qui peuvent faire illusion à première vue. Presque toute l’histoire d’Espagne depuis ses origines a fourni des sujets à cette imagination prodigue. La Amistad pagada (l’Amitié récompensée), ce sont les luttes des Celtibères contre les Romains; el Rey Wamba est le tableau des désordres qui précédèrent la ruine de la monarchie gothique; el Postrer Godo de España, qui rappelle le titre du poème de Robert Southey (Rodrigue, le dernier des Goths), est une sorte de trilogie qui représente d’abord l’histoire de Rodrigue et de Florinde, puis l’invasion des Mores, et enfin la reconstitution d’un royaume chrétien sous Pelage. El Primer rey de España nous peint les premiers triomphes de cette Espagne chrétienne. Dans las Almenas de Toro (les Créneaux de Toro), nous voyons les querelles de Sanche le Brave et de ses sœurs, l’assassinat du roi et quelques traits de l’histoire du Cid; dans lo Cierto por le Dudoso (le Certain pour l’incertain), la rivalité de Pierre le Justicier et de Henri de Transtamare. El Milagro por los Celos (le Miracle de la jalousie) raconte la chute d’Alvaro de Luna sous Jean II; el Piadoso Aragonez (l’Aragonais digne de pitié), l’histoire de Carlos de Viana, ses révoltes, sa mort, à la suite de laquelle Ferdinand le Catholique devint l’héritier du royaume d’Aragon. Lisez el Mejor mozo de España (le Meilleur fils de l’Espagne), vous y verrez l’annonce de la future grandeur de Ferdinand et d’Isabelle; el Nuevo Mundo discubierto por Christobal Colon, c’est la merveilleuse conquête du grand navigateur génois. Enfin la Vitoria del marques de Santa-Cruz est consacrée à un fait d’armes auquel Lope de Vega a pris part dans sa jeunesse. Voilà les principales pièces historiques de Lope de Vega, celles où il s’est le plus efforcé de représenter sous forme poétique les événemens réels, et vous voyez que, depuis les temps primitifs jusqu’au milieu du XVIe siècle, aucune époque de ces annales, ni la période romaine, ni la période gothique, ni la lutte contre les Mores, ni l’anarchie du moyen âge, ni les commencemens de l’unité moderne, n’ont échappé à cette imagination intrépide. Il y a là certes une série de sujets éclatans, mais presque toujours les romanesques aventures et les péripéties bizarres viennent altérer la majesté de l’histoire. Ce sont des intrigues amoureuses, des princesses enfermées dans des cachots, des découvertes, des surprises, tout ce qui peut fournir des occasions propices à la fierté des sentimens chevaleresques. Si le poète se prive parfois de cette ressource, soyez sûr du moins qu’il aura recours aux anecdotes; au lieu d’une large peinture, vous trouverez des détails sans grandeur, et ce drame, avec sa verve, son éclat, ses vives paroles, ses situations singulières et piquantes, ce drame, qui devait élever l’histoire à la dignité de la poésie, ne sera le plus souvent qu’une chronique dialoguée. Ce qui manquera toujours à Lope, c’est cette puissante unité qui concentre les rayons sur un point et crée une figure immortelle. Le courroux d’Achille avec art ménagé, comme dit Boileau, remplit toute une Iliade; Lope de Vega se défie de son art, il aime trop à conter, il s’accommode trop aisément au goût de son pays et de son siècle. Ses chroniques et ses biographies dramatiques étincellent de beautés du second ordre; mais le poète y fait-il entrevoir une seule de ces conceptions vigoureuses qui sont la suprême grandeur d’Hamlet et de Cinna; de Macbeth et d’Athalie ?

Le goût du roman est si fort chez le fécond dramatiste, qu’il semble ne chercher dans toute l’histoire qu’une occasion de le déployer à l’aise. Lope de Vega ne s’en est pas tenu aux annales espagnoles; France, Italie, Allemagne, Angleterre, tous les pays de l’Europe lui ont fourni des drames prétendus historiques. Ici c’est la lutte de Rodolphe de Habsbourg et du roi de Bohême Ottocar (la Imperial de Othon) ;, là c’est l’anarchie de la Hongrie avant Mathias Corvin (el Rey sin regno). Dans el Gran Duque de Moscovia, il traite le sujet qui a tenté aussi Schiller, Pouchkine et tout récemment M. Prospsr Mérimée; dans el Castigo sin venganza, il peint ce tragique épisode de la cour de Ferrare que Byron a illustré dans sa Parisina. L’histoire de France lui inspire deux drames qui malheureusement n’existent plus, l’un sur Jeanne d’Arc (la Poncella de Orleans), l’autre consacré, selon toute vraisemblance, à l’assassin d’Henri III (el Valiente Jacobin), et qui se serait placé peut-être à côté de ces panégyriques de Jacques Clément prononcés en chaire par les prédicateurs de la ligue. Si Lope de Vega, en traitant des sujets nationaux, n’a pas su s’élever au vrai drame historique, n’espérez pas trouver dans les drames qu’il emprunte à l’histoire de l’Europe du nord ce chef-d’œuvre que nous cherchons. Lorsque Shakspeare promène son imagination chez les peuples modernes, lorsque Goethe et Schiller, entraînés par son exemple, nous conduisent en Italie, en France, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, ce qu’ils poursuivent avant tout, c’est ce que poursuivent Corneille et Racine dans les sujets antiques, la vérité, la nature, l’éternelle nature, c’est-à-dire le cœur et les passions sous le costume particulier d’un pays. Lope de Vega ne se soucie ni de la réalité locale ni de la vérité universelle, il ne veut qu’une occasion pour ses romanesques tableaux. S’il touche même parfois à de grands faits contemporains, il y déploie ses imbroglios comme s’il eût pris pour texte quelque vieille légende fabuleuse. Voyez la pièce qu’il a intitulée la Nécessité déplorable (la Fuerza lastimosa)! Il y a d’évidentes allusions à l’expédition de Philippe II contre l’Angleterre; mais savez-vous quelle transformation subit l’invincible Armada ? Il ne s’agit plus de la lutte de deux peuples et de deux religions, il s’agit des plus étranges aventures qu’on puisse imaginer. Une fille du roi d’Irlande donne rendez-vous dans le palais à un gentilhomme qui l’aime. Un autre gentilhomme surprend le secret, fait arrêter son rival, escalade la fenêtre de la princesse au moment indiqué et profite de la méprise à la faveur de l’ombre. De là des complications sans fin : douleur de l’amant qui s’enfuit en Espagne, où il épouse la fille du comte de Barcelone; désespoir de la princesse, qui se croit abandonnée et dont la raison se trouble. Après quelques années, le gendre du comte de Barcelone revient dans son pays avec sa femme et ses enfans, persuadé que toute cette histoire est finie; mais le roi d’Irlande lui donne l’ordre de tuer sa femme et d’épouser la princesse qu’il a déshonorée. En vain proteste-t-il de son innocence, je ne sais quel dévouement chevaleresque à son roi le décide à obéir, et il livre sa femme aux bourreaux. Bientôt cependant, à la suite de ces odieuses catastrophes, la guerre éclate entre l’Espagne et l’Irlande, et la flotte du comte de Barcelone tirerait vengeance de ce pays d’assassins, si de nouveaux événemens, — surprises, reconnaissances, explications, — ne replaçaient toutes choses dans l’ordre. C’est ainsi que Lope de Vega voilait à ses concitoyens le spectacle de la réalité et les emmenait avec lui dans les merveilleuses régions du roman. Quand les Espagnols du XVIIe siècle voyaient le comte de Barcelone envahir les îles britanniques et châtier les meurtriers de sa fille, ils oubliaient peut-être que l’invincible Armada avait semé les mers de ses débris et que Marie Stuart n’était pas vengée.

Romans, aventures, attrait des choses imprévues, mouvement des faits et rapidité du dialogue, voilà ce qui remplit le théâtre de Lope de Vega. S’il y a certains domaines de l’histoire qui comportent une telle poésie, ce sera là son triomphe. On peut signaler dans son œuvre toute une série de drames sur les iniquités de la société féodale : ce sont des seigneurs qu’enflamme tout à coup la vue d’une belle vassale et qui veulent triompher de sa vertu par la ruse ou la force. Quelquefois le poète nous montre des rois même coupables de ces violences; le plus souvent le roi est le gardien de la justice et le refuge du vassal outragé. Voyez la Niña de Plata, la Belle aux yeux d’or, comme traduit M. Damas-Hinard; voyez surtout Peribanez et le Commandeur d’Ocaña. Quel intérêt ! quelles ressources d’imagination! Dans tous ces tableaux de genre, Lope de Vega est un maître sans pareil. Il a le secret de la vie, et l’on entend retentir, au milieu de ces intrigues trop compliquées, des cris de passion sortis du cœur et des entrailles. Les pièces mêmes où l’on regrette que le but soit manqué abondent en traits de génie. Si l’on compare l’Honrado Hermano à l’Horace de Corneille, on voit nettement toute la distance qu’il y a de la tragédie au drame romanesque, et cependant quelles inspirations de détail! Lorsque la Julie de Lope de Vega, voyant revenir son frère Horace chargé des dépouilles de son amant, lui crie avec une fureur où éclate toute son âme : « Ta victoire n’est pas complète ! Il faut que tu me frappes, moi aussi : je suis Curiace, moi! Yo soy Curiacio, yo soy ! » un tel cri assurément est de ceux qui rachètent bien des fautes. Imaginez d’après cela le charme de ses tableaux, quand toutes ces vives qualités d’intérêt et de passion peuvent se déployer dans le cadre qui leur convient! Ses comédies surtout seront souvent des merveilles d’élégance. Ce n’est pas la grande comédie, celle qui reproduit la nature même et crée des types où se reconnaît l’humanité; c’est une comédie à part, où la fantaisie de Shakspeare s’unit à l’intérêt d’une intrigue habilement nouée. Anecdotes et imbroglios sont ici bien à leur place, et de gracieuses figures, dessinées d’une touche légère, passent et repassent sur cette trame étincelante. Le Secrétaire de soi-même, le Chien du Jardinier, les Miracles du mépris, l’Hameçon de Phénice, la Belle mal mariée, Aimer sans savoir qui, et surtout le Grand Impossible, dont M. Alfred de Musset a donné dans la Quenouille de Barberine une contre-partie si charmante, voilà peut-être les meilleurs titres de Lope de Vega. Néanmoins son grand titre avant toute chose, c’est cette verve féconde qui créait non-seulement des drames et des comédies, mais des poètes. Son action sur tous les théâtres européens a été immense. Tantôt cette influence est directe, tantôt elle s’exerce par l’entremise des dramatistes espagnols qu’il suscitait autour de lui; sous l’une ou l’autre forme, il est impossible de la nier. « Quand je vois dans une comédie des inventions ingénieuses, dit M. Guillaume de Schlegel, quand j’y vois de la hardiesse, de la gaieté et un facile développement d’intrigue, je n’hésite pas à prononcer qu’elle est d’origine espagnole, lors même que l’auteur ne s’en douterait pas lui-même et croirait avoir puisé à une source plus voisine. » Atténuez l’exagération de ces paroles, elles s’appliqueront surtout à Lope de Vega. Descartes demandait la matière et le mouvement afin de créer un monde; la matière et le mouvement, voilà ce que Lope a fourni au drame; d’autres viendront, et le théâtre moderne sera créé. Shakspeare ne lui doit rien, mais Corneille et Molière tireront de ces élémens confus des œuvres immortelles, et dans le pays même de Lope des écrivains comme Calderon et Alarcon sauront s’élever, sous l’impulsion de son génie, à un idéal qu’il ne soupçonnait pas. Si M. de Schack avait apprécié ces choses avec plus de précision, il n’aurait pas sacrifié, comme il l’a fait, toute cette poésie moderne dont Lope de Vega indique surtout le lumineux essor. Injuste envers le théâtre anglais, puisqu’il le met au-dessous du théâtre espagnol, injuste même envers l’auteur du Prince Constant et l’auteur du Tisserand de Ségovie, puisque les quinze cents comédies de Lope lui paraissent le degré suprême de l’art, pouvons-nous être surpris que M. de Schack ait dépassé, en jugeant notre théâtre, toutes les injustices et toutes les bévues dont la critique allemande, depuis Guillaume de Schlegel, s’est montrée si prodigue ? Écrire l’histoire du théâtre en Espagne, quelle excellente occasion d’immoler les poètes de la France! Guillen de Castro porte sur la scène la grande figure du Cid; il écrit une œuvre que j’admire autant que personne, une œuvre où toutes les romances du Cid, romances héroïques ou religieuses, sont reproduites avec une poésie enthousiaste, mais qui ressemble plus à une épopée en dialogue qu’à un drame véritable. Corneille s’inspire de cette composition épique; il en traduit quelques scènes, et surtout, au milieu de cette longue biographie du héros, il découvre un trait vaguement indiqué par le poète espagnol, la lutte du devoir et de la passion; son instinct de la haute poésie lui dit que tout le drame est là; il s’empare de cette idée, il la féconde et en tire cette œuvre enchanteresse que l’Europe entière, du vivant même de l’auteur, a saluée de ses acclamations. C’est ainsi que la question se présentait jusqu’ici, même aux yeux de ces critiques allemands qui jugent encore la poésie et les arts de la France avec les passions de 1813. Schlegel n’avait pas lu la pièce de Guillen de Castro; il croit seulement que le poète français a suivi le plan de la pièce espagnole, et sans s’expliquer davantage sur l’originalité de l’œuvre, il ne dissimule pas le plaisir que lui cause dans les vers de Corneille cette noble lutte de l’amour et de l’honneur. Voyez avec quelle intelligence M. de Schack va réparer les fautes de Schlegel ! Toute la poésie, toute la puissance pathétique de Guillen de Castro a disparu dans la pièce de Corneille. Corneille est plat. Corneille est gauche. Corneille est sec et stérile. Corneille ne fait que coqueter à la française avec ces fiers sentimens d’honneur que déploie si bien l’auteur des Mocedades del Cid. Quant à la forme, elle est digne du fond; l’œuvre française est la parodie de l’œuvre espagnole, et si Corneille a reçu le nom de Grand, ce fut sans doute par ironie. Que vous semble de cette diatribe dont j’adoucis les termes ? Je pensais que M. de Schack était un de ces esprits attardés comme il y en a longtemps encore après les réactions violentes; j’espérais qu’une appréciation de cette force devait être ridicule partout, à Berlin et à Leipzig aussi bien qu’à Paris. Illusion trop confiante! cette page a été fort bien accueillie au-delà du Rhin, et les traducteurs allemands de M. Ticknor, mécontens de voir M. Ticknor trop indulgent, disent-ils, pour le Cid de Corneille, ont cité en note, comme un correctif indispensable, la sentence de M. de Schack. Ce n’est rien encore, M. de Schack a trouvé le moyen de faire mieux. A propos des comédies de Lope de Vega, il rencontre Molière sur son chemin, et il s’écrie superbement : « Celui qui cherche dans les comédies des tableaux de conversation prosaïquement empruntés à la nature, des imitations ponctuelles d’une réalité commune, des personnifications de vices et de folies avec des types de moralité formant contraste, celui qui va au théâtre pour entendre d’amères invectives et des explosions satiriques, ou bien pour voir de ces scènes grossièrement bouffonnes qui provoquent un rire de paysan, celui-là fera bien de ne pas s’approcher de Lope de Vega et de se dédommager avec Molière et Wycherley, avec Goldoni et Kotzebue. » L’auteur du Misanthrope et du Tartufe abaissé au rang du cynique Wycherley ! Le maître incomparable de la scène comique confondu avec Kotzebue, avec Goldoni, et sacrifié aux élégantes fantaisies de Lope de Vega ! On ne réfute pas de telles choses; on les cite, cela suffit. M’obligerait-on aussi à discuter avec M. de Schack lorsqu’il affirme que les personnages de Racine sont des poupées de bois, et qu’ils parlent ridiculement la langue des marionnettes ?

Je me demande, au reste, si ce sont là des opinions littéraires, ou si ce n’est pas plutôt un acharnement préconçu contre le génie même de la France. Quand Schlegel s’efforce de déprécier Molière, il est dupe de son système; l’homme qui outrage ici et Molière, et Corneille, et Racine, est un de ces gallophobes dont la grande inspiration est la haine. Grave, attentif, scrupuleux sur tout le reste, il semble devenir un autre homme dès qu’il est question de nous. Cet érudit, qui se croirait si coupable s’il commettait une erreur de date ou une omission insignifiante à propos des poètes les plus obscurs de l’Espagne, perd la notion du juste et de l’injuste au nom seul des immortels maîtres de notre langue. Corneille fait jouer le Cid en 1636; vingt-deux ans après, un poète castillan nommé Diamante, s’inspirant à la fois et de la peinture épique de Guillen de Castro et du pathétique de Corneille, reproduit presque littéralement plusieurs scènes du poète français dans le drame intitulé l’Homme qui honore son père (el Honrador de su padre). Les dates sont là, l’imitation de Diamante est manifeste, et M. de Schack, obéissant à un premier mouvement d’impartialité, signale en effet ce que Diamante doit à Corneille; mais qu’importent les dates ? qu’importe ce premier mouvement involontaire ? L’historien se ravise dans son troisième volume, et des réflexions plus sérieuses ne lui permettent pas de mettre en doute que Corneille ait traduit Diamante. Voltaire l’avait dit déjà, mais Voltaire était trompé par des dates inexactes. M. de Schack conteste-t-il les renseignemens de la critique moderne ? A-t-il trouvé une preuve nouvelle ? Non, point de raisons, point de discussion, nulle preuve; le principal argument est celui-ci : la pièce de Diamante est trop belle pour que le poète castillan ait pu la prendre à Corneille. Après cela, comment s’étonner que l’auteur nie obstinément ce que la scène française a pu rendre parfois à la scène espagnole ? Si Corneille a copié Diamante sans le nommer, lui qui citait si loyalement ses modèles, il a bien pu composer son Héraclius d’après le fantasque drame de Calderon, en esta vida todo es verdad y todo mentira. Selon toutes les vraisemblances, c’est le contraire qui est vrai; encore une fois, qu’importe ? Sur tous ces points-là, le consciencieux Allemand a fait son siège d’avance. Et maintenant que M. le docteur Julius, dans ses annotations de Ticknor, proclame comme une suprême autorité les jugemens de M. de Schack; que M. Ferdinand Wolf, dans un savant article des Blaetter für literarische Unterhaltung (1849, n° 90), répète et envenime encore toutes les violences du grand historien qu’il admire : — s’ils obéissent à de niaises rancunes contre la France, nous les plaindrons de cette maladie opiniâtre; s’ils sont de bonne foi, au contraire, et que ce soit là vraiment leur façon d’entendre la poésie, nous prendrons la liberté de leur dire comme l’Italienne des Confessions de Rousseau : « Allez étudier les mathématiques ! « Non, ne les condamnons pas aux mathématiques, ramenons-les seulement à l’érudition, à la critique des textes et aux lectures patientes. C’est là l’incontestable valeur du livre de M. de Schack. Les torts si graves du laborieux écrivain ne nous empêchent pas de signaler avec joie l’immense service qu’il a rendu à l’histoire littéraire. Son étude sur Calderon, grâce aux analyses, aux rapprochemens, à l’explication des sources, est un des plus utiles travaux que l’on puisse consulter. Ce qu’il y avait de mieux là-dessus en Allemagne avant la publication de M. de Schack, c’étaient les profondes recherches de M. Valentin Schmidt, insérées en 1822 dans les Annales de Vienne et reproduites presque en entier par M. Rosenkranz dans son intéressante Histoire de la poésie (Halle 1833). Le troisième volume de M. de Schack surpasse tous les savans mémoires qui l’ont précédé. Le génie de Calderon sera bientôt mieux connu en Europe. Tandis que M. Damas-Hinard nous donnait de plusieurs de ses drames une traduction élégante et fidèle, tandis que M. Louis de Viel-Castel, juge si compétent de ce vieux théâtre, en publiait ici même d’excellentes analyses, l’attention se reportait, au-delà du Rhin, sur cette grande et singulière figure. L’admiration de Guillaume de Schlegel pour l’auteur du Prince Constant avait inspiré les belles traductions de Gries et de Malsbourg; l’ouvrage de M. de Schack a rappelé à M. le baron d’Eichendorf qu’il avait déjà traduit avec un rare bonheur un volume d’autos sacramentales. M. d’Eichendorf vient, d’ajouter à son travail un second volume qui contient quelques-unes des comedias divinas les plus dignes d’attention. Rapportons encore à l’influence de M. de Schack le supplément qu’une femme d’esprit vient d’ajouter au Calderon de Gries. Alarcon, si peu connu il y a quelques années, avant que M. Ferdinand Denis, dans ses Chroniques chevaleresques, eût donné une traduction très ingénieuse du Tisserand de Ségovie, Alarcon, qui attire aujourd’hui les recherches d’une critique enthousiaste[5], tient parfaitement sa place dans l’ouvrage de l’historien allemand. Moreto, Tirso de Molina, Rojas, Solis, Christoval de Monroy, sont aussi étudiés avec soin, et bien que M. de Schack préfère la première période, où domine le nom de Lope de Vega, cette seconde génération indique manifestement un effort vers un idéal supérieur.

Il siérait peu d’apprécier incidemment l’œuvre d’un génie comme Calderon. Si je résume pourtant l’impression que me laissent tant de doctes études, si je cherche à me représenter le poète tel que ces lumières nouvelles le découvrent à nos regards, je suis frappé, je l’avoue, de voir en lui le résumé le plus complet de ce moyen âge espagnol que nous a tout à fait dévoilé M. de Schack. L’esprit romanesque et l’esprit religieux s’unissent en lui, portés, si l’on peut dire ainsi, à leur puissance la plus haute. Il a plus de force, plus d’art, un idéal plus élevé que Lope de Vega, mais il ne sort pas des limites que se traçait le vieux Juan del Encina. Les drames de Lope pêchent trop souvent par le manque de profondeur; les drames de Calderon sont l’œuvre d’une pensée plus sérieuse. Les autos de Lope sont de mauvaises rapsodies scolastiques ; les autos de Calderon, à travers leurs bizarreries sans nombre, sont comme des visions éblouissantes. Et toutefois, malgré cette supériorité de son art, il ne s’affranchit pas encore des entraves du passé. Il pouvait, comme Shakspeare, résumer cette vive époque d’où il procède, et inaugurer un théâtre tout moderne. Shakspeare est moderne, comme Corneille, comme Racine, comme Pascal, comme Bossuet; Calderon est le dernier, et, avec Dante, le plus merveilleux des poètes du moyen âge. N’oubliez pas cependant que du poète florentin au poète espagnol il y a près de quatre siècles, et quels siècles ! quel mouvement des esprits ! quelle transformation de l’humanité ! Aussi cet attachement de Calderon pour le moyen âge, tout sincère qu’il fût en réalité, comment n’aurait-il pas souvent les allures passionnées d’un système ? Je ne dirai pas avec Sismondi que l’auteur de la Dévotion à la Croix est le poète de l’inquisition, je dirai seulement qu’il est l’expression d’un moyen âge artificiellement prolongé. Ce n’est pas ici ce catholicisme naïvement épanoui dont les légendes et les superstitions même ont un caractère de sérénité charmante; on sent une inspiration contrainte et comme le parti-pris d’une pensée de polémique ; on sent le poète nourri des pensées du XIIIe siècle, mais qui écrit ses drames au lendemain de la réforme et du concile de Trente. M. Joseph de Maistre parle quelque part de la mythologie chrétienne du moyen âge; cette mythologie était naïve et pleine de charme, elle est factice chez Calderon. S’il y avait quelque chose de païen dans la dévotion du XIIIe siècle, ce paganisme involontaire était bien racheté par la candeur des esprits; le paganisme, au contraire, a un caractère réfléchi chez le grand poète espagnol. Voyez se dérouler ce drame étrange intitulé la Dévotion à la Croix, assistez aux ténébreuses aventures du Purgatoire de saint Patrice, et puis lisez une page de Bossuet ou de Bourdaloue, de Fénelon ou de Malebranche : vous comprendrez quelle distance il y a de ce moyen âge de convention au christianisme de la pensée moderne. Calderon nous montre d’abominables scélérats qui gardent au milieu de leurs forfaits je ne sais quelle adoration superstitieuse pour des symboles matériels de l’église; ils peuvent continuer dès lors à verser le sang, ils peuvent se jouer à plaisir de tout ce qu’il y a de plus saint sur la terre et dans le ciel : ce symbole matériel est un talisman qui les sauve. Ne croyez pas qu’il s’agisse de peindre ici la dévotion du bandit espagnol ou italien; c’est une théorie tout entière, où un brillant mysticisme d’imagination et de langage ne dissimule guère le grossier matérialisme du fond. Je sais bien que Calderon a écrit le Prince Constant, et que ce Régulus chrétien est une des plus sublimes créations de la poésie religieuse. Combien d’autres pièces encore, combien d’autos sacramentales et de comedias dlvinas où l’exaltation de la foi semble transfigurer l’humanité et mêler le ciel et la terre dans un prodigieux éblouissement ! Ce serait un beau sujet pour un historien philosophe, de montrer dans le théâtre de Calderon cette lutte involontaire entre le vrai et le faux, entre les superstitions d’un moyen âge artificiel et les inspirations sincères d’un christianisme spiritualiste. A coup sûr, ces inspirations plus élevées, on les voit poindre en maintes rencontres chez l’audacieux auteur du Prince Constant, comme on voit l’esprit moderne, avec sa raison agrandie et sa liberté régulière, apparaître çà et là chez Tirso de Molina, chez Moreto, chez Rojas, chez Alarcon surtout, et présager un âge meilleur. Symptômes bien fugitifs, hélas! Le despotisme et l’inquisition portent leurs fruits, les maîtres de l’art ne trouvent pas dans la conscience générale de leur temps l’appui dont le poète dramatique a besoin, et au moment où nous croyons voir luire à l’horizon la première aube de la renaissance, une période de mort a déjà commencé.

Et pourtant, que de germes de vie dans ce XVIe et ce XVIIe siècle ! Ici, c’est l’école des mystiques penseurs, l’école de sainte Thérèse, de Luis de Léon, de Luis de Grenade, un des groupes les plus originaux que présente l’histoire des lettres espagnoles; là, c’est l’esprit vigoureux et charmant, qui, associant le bon sens le plus vif au sentiment des fières traditions de son pays, semblait par son Don Quichotte avoir résolu le problème proposé à l’Espagne et donné le signal des transformations de l’esprit public. Deux habiles poètes allemands viennent d’attirer de nouveau l’attention sur le groupe des penseurs mystiques par une traduction excellente des hymnes de Luis de Léon. Quand on voit ce noble écrivain expier dans les cachots de l’inquisition les pieux élans de sa belle âme, quand on voit, non pas l’hérésie à coup sûr, mais le spiritualisme, puni comme un crime envers l’autorité religieuse, on comprend mieux tout ce que le régime d’un Philippe II a pu étouffer de fécondes semences et détruire de trésors. Il faut remercier M. Schlüter et M. Storck d’avoir traduit avec tant de soin les hymnes de celui que les Espagnols appellent le maître de la langue castillane. Il faut remercier aussi M. Germond de Lavigne d’avoir ranimé notre admiration pour Cervantes en nous faisant mieux apprécier l’œuvre de ce téméraire Avellaneda qui osa disputer à l’inventeur la gloire de terminer Don Quichotte. Je dis que notre admiration pour Cervantes a redoublé; ce n’est pas là pourtant ce que voulait le traducteur. M. Germond de Lavigne connaît très bien l’Espagne du XVIe et du XVIIe siècle, et il a le goût des curiosités littéraires; il était tout naturel que le traducteur de la Célestine et de don Pablo de Ségovie se prît un jour d’une belle passion pour le Don Quichotte d’Avellaneda, et qu’il voulût le venger de l’oubli et du dédain. Toutes les questions de bibliographie et d’histoire qui se rapportent à ce singulier épisode sont traitées par lui avec soin. Si vous voulez savoir les conjectures les plus probables sur l’écrivain pseudonyme qui eut l’audace de rivaliser avec Cervantes, si vous êtes curieux de connaître les détails de cet épisode, les opinions des principaux critiques, espagnols, les destinées du livre d’Avellaneda, lisez la dissertation de M. Germond de Lavigne. Les jugemens littéraires de l’habile traducteur sont-ils aussi irréprochables que son érudition ? Non, certes; il ne faut pas chercher une pensée impartiale dans ce plaidoyer pour Avellaneda. L’œuvre d’Avellaneda est d’ailleurs sous nos yeux, c’est cela seul qu’il faut voir. De l’esprit, du talent, de l’invention comique, il y en a certainement chez l’audacieux pseudonyme : quelle distance pourtant du copiste au modèle ! Où est cette grâce souriante, cette gaîté franche et bien venue ? où est surtout ce don merveilleux de l’invention qui fait de don Quichotte et de Sancho des personnages vivans ? Avellaneda emprunte l’idée de Cervantes et la suit logiquement comme un rhétoricien exercé qui ne s’écarte pas du plan de son discours. Qu’on vante tant qu’on voudra cette régularité timide, il y a dans les œuvres de l’art une logique supérieure : c’est le développement libre et complet d’une création qui a reçu le souffle de la vie. Bien loin d’accorder à M. Germond de Lavigne que la seconde partie de Don Quichotte, infidèle à la pensée première de l’auteur, ne soit plus que le jeu d’une imagination qui s’amuse, je crois avec M. Ticknor qu’elle est au moins égale à la première. Aiguillonné par l’audace d’Avellaneda, le vieux Cervantes a lâché la bride à son génie. Quelle richesse! quelle verve de bon sens et de gaieté! comme les figures se dessinent avec plus de précision et se recouvrent d’un coloris plus brillant! Connaîtriez-vous Sancho si vous ne l’aviez vu gouvernant son île ? Auriez-vous une complète idée de don Quichotte si vous ne l’aviez vu, au milieu de ses aventures sans nombre, éternellement fidèle à sa Dulcinée ? Avellaneda a eu la triste pensée de le guérir de cet amour, et la pensée plus triste encore de placer le dénouement de son récit à l’hôpital. Comparez ces plates inventions à la fin du don Quichotte de Cervantes, à son retour, à sa maladie, à son repentir, à sa mort calme et chrétienne. Comparez aussi tant de poétiques épisodes à cette sotte et fastidieuse histoire de Barbara qui tient une place si grande chez le pseudonyme. Cette étude est curieuse, et encore une fois nous devons remercier M. Germond de Lavigne de nous l’avoir rendue si facile; le texte d’Avellaneda était tombé dans l’oubli, voici maintenant son livre accessible à tous les lecteurs, et quiconque prendra soin de comparer Cervantes et son rival éprouvera, j’en suis sûr, une sorte d’admiration rajeunie pour la merveilleuse chronique de Cid-Hametben-Engeli.

Non, ne touchons pas légèrement à cette renommée de Cervantes. C’est la plus haute figure de ce XVIIe siècle, où l’esprit moderne, sans briser aucune des traditions nationales, devait se débarrasser des liens de l’enfance et commencer une vie nouvelle. Si cette aspiration est quelque part en Espagne, c’est chez Cervantes que vous la trouverez. Avec quelle force de pensée il juge le théâtre de son temps ! Quels conseils il donne à Lope de Vega, quand il lui montre la loi de l’unité et qu’il l’engage à méditer plus longuement! Comme il semble prévoir les erreurs de Calderon, lorsqu’il condamne ces inventions de miracles qui défigurent la religion sur la scène! Quel sentiment il a de la poésie, de son rôle viril, de son ministère sacré ! Et combien la littérature espagnole, au lieu de mourir subitement après ce moyen âge factice dont le génie de Calderon voilait trop bien les périls, combien, dis-je, la littérature espagnole aurait encore accompli de grandes choses, si, d’après les magnifiques paroles de Cervantes, elle se fût associée à la vérité, à la philosophie, à la science, à toutes les sciences, qui ont mission de parer sa beauté et de s’y refléter avec orgueil ! « La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille d’un âge tendre et d’une beauté parfaite que prennent soin de parer et d’enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. »


III.

Après les deux grandes époques dont la gloire est le meilleur patrimoine de l’Espagne, c’est le mouvement littéraire de notre âge qui a occupé l’attention de l’Europe. Pourquoi étudierait-on le XVIIIe siècle ? Le XVIIIe siècle en Espagne est une longue éclipse du génie national. El siglo XVIIIe mato nuestra nacionalidad literaria, s’écrie don Agustin Duran. Ceux qui regrettent pour tous les peuples modernes l’heureuse influence du moyen âge devraient se donner la peine de réfléchir aux destinées de l’Espagne. Le moyen âge, à les entendre, avait les mains pleines de trésors, et la littérature, comme la société politique, aurait enfanté des prodiges si le fatal esprit de la renaissance n’était venu tarir les sources merveilleuses. Il y a malheureusement un fait bien simple qui renverse ces étranges théories, c’est que la renaissance n’a pas pu tuer le moyen âge; le moyen âge était mort depuis longtemps en France et en Angleterre, en Italie et en Allemagne, quand un esprit nouveau vint prendre sa place. Ce fait, qui a trop échappé aux historiens littéraires, est surtout manifeste au-delà des Pyrénées. Partout ailleurs, on a pu croire que la renaissance avait remplacé violemment le moyen âge, et de là les regrets et les plaintes de ces candides esprits qui vont répétant chaque jour : Pourquoi faut-il que le réveil des lettres antiques ait comprimé l’essor de la pensée chrétienne ? Pourquoi le catholicisme n’a-t-il pu réaliser toutes ses promesses ? — Considérez les destinées intellectuelles de l’Espagne, et voyez ce que devient cette illusion d’un paradis perdu. Certes, on ne dira pas ici que la renaissance a tué le moyen âge : de toutes les contrées romano-germaniques, l’Espagne est la seule qui n’ait pas subi l’action de cette littérature ancienne qui donnait à l’Europe entière le signal d’un développement nouveau. En vain quelques savans isolés ont-ils mérité les éloges et les encouragemens d’Érasme, en vain quelques poètes érudits essayaient-ils d’introduire sur la scène les imitations de l’art grec et latin : l’influence de l’antiquité n’y a jamais été comme dans le reste de l’Europe un événement universel. L’Espagne, en un mot, n’a pas eu de renaissance, et le moyen âge, entretenu avec une fidélité obstinée, a pu y faire fleurir et prospérer tous les germes qu’il contenait : qu’est-il devenu ? Il est mort comme partout, comme en Italie, comme en France, comme en Allemagne; il est mort, un peu plus tard, j’y consens, parce que son existence avait été prolongée par le tribunal du saint-office et le gouvernement de Philippe II, mais enfin il est mort, mort naturellement, sans surprise, sans violence, mort d’inanition et de décrépitude, et j’ajoute que, la renaissance n’ayant pas jeté de nouveaux germes, il est mort sans laisser d’héritier.

Ce n’était pas trop des grandes luttes du commencement de ce siècle pour réveiller cette noble race et l’arracher à son funeste isolement. Il y avait alors un chef puissant qui renouvelait l’Europe entière, soit en faisant pénétrer à la suite de ses aigles les principes de 89, soit en provoquant d’héroïques résistances où se redressaient les nationalités endormies. L’influence qu’il eut, sans le vouloir, sur les peuples allemands, il l’exerça aussi sur l’Espagne; au-delà des Pyrénées ainsi qu’au-delà du Rhin, Napoléon fut le terrible initiateur des temps nouveaux. Ces hommes qui nous avaient combattus avec désespoir dans les défilés de leurs sierras nous devaient d’avoir fait cause commune avec l’Europe. L’odieux régime de Ferdinand VI s’efforça vainement d’étouffer l’esprit qui se levait, l’Espagne était associée désormais à l’œuvre de la société moderne, elle avait les mêmes problèmes à résoudre, elle portait dans son cœur le même espoir et le même tourment sublime; ce fut là sa renaissance. Le mouvement littéraire de l’Espagne du XIXe siècle s’était produit au milieu des larmes; Quintana était enfermé dans la prison de Pampelune, Moratin, fuyant la misère, s’éteignait tristement à Paris; Antonio Conde était proscrit, Martinez de la Rosa passait cinq années au fond d’un cachot sous le ciel brûlant de l’Afrique, Alcala Galiano était condamné à mort au moment où, réfugié à Londres, il donnait pour vivre des leçons de langue espagnole; Gallego, Hermosilla, Mauri, presque tous enfin languissaient dans les prisons, ou bien étaient forcés, comme Dante, de monter et de descendre l’escalier de l’étranger. Rudes épreuves virilement supportées, et qui attestaient, au milieu de tant de causes de découragement, les ressources des générations nouvelles! Il y a un recueil publié à Londres de 1824 à 1827, Ocios de Españoles emigrados, qui est pour l’Espagne un vrai titre d’honneur; c’est là qu’on vit apparaître, du fond de la terre d’exil, les premiers symptômes de cette rénovation littéraire qui a grandi avec éclat depuis 1830. Enfin Ferdinand VII meurt en 1833, et le régime constitutionnel s’établit pour protéger le trône d’un enfant contre les revendications d’un absolutisme détesté. Sera-ce la fin de la crise ? Non, c’est le début d’une période où le passé et l’avenir se battent dans les ténèbres. Après ce moyen âge si longtemps prolongé, l’émancipation est venue trop vite; ce malheureux peuple ne sait que faire d’une liberté qui l’enivre. Obligée de se défendre pied à pied contre la faction du droit divin, la royauté libérale avait aussi à se maintenir au milieu des agitations de son parti. Insurrections de caserne, soulèvemens démocratiques, aucun épisode révolutionnaire ne manque à ces tristes années, et l’on vit le pouvoir passer tour à tour aux mains de tous les partis, également incapables d’en faire usage pour le salut commun. A coup sûr, si l’on eut jamais le droit de désespérer d’un peuple, ce fut pendant ces turbulens imbroglios : ce qu’on avait pris pour le réveil d’une existence meilleure ressemblait parfois à une longue agonie, et l’on eût dit que l’Espagne ne pouvait ni vivre ni mourir. Elle vivait cependant, et c’est à ce moment-là même, c’est au milieu de cette triste anarchie politique et sociale qu’un brillant essor des esprits vint consoler les observateurs attentifs. Pouvait-on croire que l’Espagne ne franchirait pas un jour le périlleux défilé qui mène du moyen âge à l’ère moderne, lorsqu’on la voyait, à travers tant d’agitations et tant d’orages, se créer toute une littérature ? Ce théâtre qui relevait ses ruines, cette poésie lyrique qui reprenait son vol, ces orateurs, ces érudits, ces philosophes, qui agrandissaient le domaine de la littérature du XVIe et du XVIIe siècle, c’étaient là pour l’avenir des garanties plus certaines que les constitutions et les chartes. Tandis que des ministres sans expérience laissaient péricliter entre leurs mains la cause de la rénovation de l’Espagne, des poètes comme le duc de Rivas et M. Gil y Zarate, des érudits comme don Agustin Duran et don Pascual de Gayangos, des penseurs même comme Jacques Balmès et Donoso Certes, rendaient témoignage à leur pays et l’associaient pour toujours au mouvement intellectuel de notre âge.

Les écrivains qui se sont occupés de l’histoire littéraire de l’Espagne dans ces dernières années n’ont pas méconnu cette importance de la nouvelle école. M. Edouard Brinckmeier, sous la forme d’une continuation de Bouterweck, a publié tout un volume où l’on pourrait souhaiter plus de méthode et de talent, mais qui est animé au moins d’une foi vive dans les destinées de cette littérature rajeunie. A travers les révolutions de 1820, de 1834 et de 1836, M. Brinckmeier suit d’un regard sympathique le travail des partis littéraires; à la tradition classique des afrancesados succède peu à peu un groupe d’écrivains distingués qui s’inspirent librement de Lope, de Calderon et de Cervantes. Ils ne reproduisent pas ces vieux maîtres, ils étudient leur langue, ils leur demandent les sentimens généreux qui ont droit de survivre à un passé disparu sans retour; ils reprennent en un mot le mouvement interrompu à la fin du XVIIe siècle, et n’est-ce pas un heureux symptôme de voir ce sentiment des traditions nationales servir de correctif chez un grand nombre d’esprits à l’impatient désir des innovations politiques ? M. de Schack, tout dévoué qu’il est à la littérature dramatique du moyen âge, s’associe aux espérances que donne le réveil de la scène, et après d’intéressans chapitres consacrés à Gorostiza, à Martinez de la Rosa, à Breton de los Herreros, à Gil y Zarate, au duc de Rivas, à Eugenio Hartzenbusch et à José de Larra, il termine son ouvrage par des encouragemens et des vœux. M. Ticknor ne doute pas non plus de l’avenir de l’Espagne et de sa littérature. — Assurément, dit-il, on ne verra refleurir ni les vieilles romances, ni les vieilles chroniques, ni les brillans drames du XVIe et du XVIIe siècle : un temps nouveau inspirera de nouvelles œuvres. — Et pour que ces nouvelles œuvres puissent répondre à l’attente publique, l’écrivain américain adresse de mâles conseils à l’esprit espagnol. Il n’était peut-être pas très nécessaire de prémunir l’Espagne contre une soumission servile à l’autorité politique et religieuse; je lui sais gré plutôt d’avoir signalé parmi les vertus dont le développement viril fera la gloire de l’Espagne la vieille noblesse du génie castillan, c’est-à-dire le fier sentiment de l’honneur et une profonde aversion pour tout ce qui est vulgaire et bas. M. Ticknor fait bien d’insister sur ce point; chaque peuple a son rôle spécial dans le travail commun de la civilisation, et s’il est vrai que celui-ci ait reçu plus particulièrement l’instinct de ce qui est noble et hardi, s’il est vrai que ces âmes plus grandes encore que folles, comme disait La Fontaine, aient été chargées de garder en dépôt la tradition de l’héroïsme et le mépris des pensées grossières, il est évident que leur rôle n’est pas fini. Dans un temps qui n’est pas tourmenté par la passion de l’honneur, l’action de l’Espagne régénérée ne serait pas superflue.

C’est ainsi que les historiens littéraires conservaient obstinément l’espoir au moment où tant de sérieux esprits croyaient l’Espagne condamnée à une irrémédiable impuissance. Il faut avouer que des symptômes sinistres se multipliaient : comment expliquer, hélas ! la profonde insouciance de ce pays au milieu des guerres civiles et des insurrections militaires ? Cette insouciance est encore un des traits de l’Espagne du moyen âge. L’Espagne a mis près de huit cents ans à se débarrasser de l’invasion africaine; on dirait qu’elle aime à jouer avec le péril, et qu’au fond de toutes ses fautes il y a je ne sais quelle imperturbable confiance dans ses destinées à venir. Naïve témérité qui rappellerait trop aujourd’hui les prouesses du héros de Cervantes! Je lis chez un voyageur anglais[6] une piquante tradition espagnole où se peint bien cette insouciance dont je parle. Après les glorieuses conquêtes de Séville et de Cadix, le roi Ferdinand le Saint vient de mourir; en entrant au paradis il rencontre le grand patron de l’Espagne qu’on révère à Compostelle, et il lui demande d’assurer à jamais la prospérité de sa patrie. — Que lui souhaites-tu ? répond saint Jacques. — D’abord, un beau climat. — Accordé. — Une fertilité inépuisable; que le blé, la vigne et l’olivier lui rendent chaque année de magnifiques récoltes. — Accordé. — Donne à ses filles la beauté, et le courage à ses fils. — Accordé. — Donne-lui enfin, pour couronner tout, un bon gouvernement. — Non, non, trois fois non, neuf fois non ! s’écrie saint Jacques. Si l’Espagne avait un bon gouvernement, tous les anges quitteraient le ciel pour aller l’habiter.

Voilà la fierté de l’Espagne; elle se console de ne pas être bien gouvernée, elle se console de ne pas avoir une existence politique régulièrement assise; elle est si riche et si heureuse, que ce bonheur-là, ajouté aux autres, rendrait jaloux les habitans du ciel! L’écrivain anglais assure que cette légende a cours aujourd’hui même, et qu’il l’a recueillie de la bouche du peuple. Est-ce une plainte sous forme poétique ? Est-ce une illusion et une fanfaronnade ? Il y a sans doute un peu de tout cela, mais l’illusion ne serait plus permise. L’appauvrissement de ce grand pays est un symptôme assez expressif; sans l’ordre et la liberté régulière, on doit s’en apercevoir à l’heure qu’il est, les dons de saint Jacques de Compostelle ne préserveraient pas le royaume de Ferdinand le Saint d’une chute irréparable. Le mouvement littéraire des dernières années aura été pour les politiques un salutaire exemple; c’est alors qu’on a marché vers un but sans indifférence et sans précipitation, c’est alors qu’on a vu de nobles esprits inaugurer vaillamment l’époque moderne sans renier tout ce qu’il y a d’élémens immortels dans la tradition du passé. Que l’Espagne s’affermisse dans cette voie, elle est assurée de ne pas périr. Elle pourra traverser encore bien des épreuves, car dans ce passage du moyen âge au monde moderne elle a été surprise par des révolutions prématurées, et elle n’a pas eu comme les peuples du nord cette éducation de trois siècles qui a suivi la renaissance. Voilà vingt ans à peine qu’elle s’est émancipée du moyen âge : comment s’étonner de ses agitations et de ses chutes incessantes ? Rien n’est perdu cependant; l’esprit politique se forme, et un amour laborieux de la patrie succède à l’insouciance d’autrefois; le bon sens public comprendra que des rivalités de généraux ambitieux ou les menées des anarchistes ramèneraient l’Espagne aux plus tristes jours de ce moyen âge dont elle veut s’affranchir. L’Espagne possède une royauté constitutionnelle, c’est-à-dire la meilleure des sauvegardes pour le développement de ses droits. Puisse-t-elle, à travers les épreuves inévitables de l’avenir, conserver fidèlement ce principe ! À cette condition seulement, le pays de Calderon et de Lope reprendra un rang glorieux parmi les virils représentans de l’esprit moderne.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1839 et du 15 septembre 1843.
  2. Voyez la Revue du 15 mars, 1er mai, 15 juillet, ler novembre 1840, 1er février 1841.
  3. Pèlerinage au pays du Cid, Paris 1854.
  4. Manual de Literatura, 2 vol, Madrid 1844. Voyez dans la parte II, Resumen historico de la Literatura española, le chapitre intitulé Escritores dramaticos.
  5. Un des poètes dramatiques de l’Espagne, M. Hartzenbusch, vient de donner une excellente édition d’Alarcon dans cette Biblioteca de Autores españoles, si bien dirigée par M. Rivadeneyra. M. Hartzenbusch a publié aussi dans la même collection l’édition la plus complète qu’on ait aujourd’hui des comédies de Calderon.
  6. A handbook for Travellers in Spain and readers at home. With notices of Spanish history, by Richard Ford; 2 vol, London 1845.