La Maison des Bories/11

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 169-176).


XI


Le vent du sud souffle depuis le matin, sous un ciel bouché, couleur d’ardoise. Sur terre, tout ce qui est verdure fonce et se flétrit comme une vieille feuille d’épinard. Le gravier blanc, le plateau sombre où la brosse des seigles coupés dessine un rectangle fauve émettent un rayonnement intolérable de chaleur mate. La terre gercée se fend, les pavots du jardin se recroquevillent au creux d’une puissante main fiévreuse, des lames brûlantes hachent les verveines et les œillets. Seul, le réséda des bordures tient encore bon, mais il sent la pêche cuite.

Dans la maison, Isabelle se tient les tempes, plus nerveuse qu’un chat par temps d’orage.

Les enfants se sont réfugiés dans la remise, orientée au nord. Les camarades pourront-ils venir, par ce vent ? Laurent soutient que la locomotive des garçons coupera le vent comme avec un canif, mais que la locomotive des filles restera en panne. La discussion technique menace de s’envenimer.

Ludovic est monté avec sa fourche dans la resserre du foin, qui coupe la remise à mi-hauteur. Tout à coup on l’entend s’exclamer et rire :

— Laurent, v’nez vouarre ! V’nez vite vouarre !

Les enfants lèvent le nez. Ludovic, au bord du plancher surélevé, brandit sa fourche à quatre dents. À la pointe de chacune des dents, un raton de quelques jours, empalé, palpite.

Les filles se sont sauvées, criant et se cachant les yeux. Laurent reste là, horrifié et fasciné, les mâchoires serrées, les cils battants. Ludovic descend lentement les échelons, dos à l’échelle, maintenant la fourche en l’air.

— Tu les vois, mon p’tit Laurent ? Tu les vois les rats ?

Il rit et de sa main libre caresse le cou nu, ce cou de fille qui jaillit de la blouse échancrée et où une petite artère bat à la naissance de la gorge.

Laurent regarde la fourche et serre les dents sur un grandissant malaise. Il ne va pas s’évanouir, tout de même ? Ludovic se moquerait de lui. Pourtant, c’est la même sensation que le jour où il s’était coupé profondément la jambe et passait son doigt sur la coupure. Cela faisait à la fois du mal et du bien — et tout d’un coup l’horizon s’était mis à tourner comme une toupie…

— Regarde, mon vieux pointu.

Ludovic posa la fourche à terre, dégagea un des ratons, du bout de sa chaussure, et l’écrasa minutieusement sous son talon, comme une groseille.

Laurent vit le plancher se soulever jusqu’à son menton, ferma les yeux et se laissa mollement glisser à la rencontre du plancher.

— Ben quoi, dit Ludovic, t’es poulette à ce point-là ? C’est malheureux quand même, faut bien te dresser…

Le Corbiau Gentil s’était enfui dans un de ses terriers, Dieu sait où. Lise, dans la cour, tournait sur elle-même, frappait le sol du pied et se pressait le front. Mais elle a beau supplier son esprit inventif de lui fournir une raison de ne pas croire à la souffrance des rats, l’esprit renâcle. Toutes les « z’histoires » du monde n’empêcheront pas que les ratons n’aient senti passer la fourche au milieu de leur petit ventre gras. Ils ne pourront plus jamais trotter sur leurs pattes roses et tendres comme des radicelles, ils ne sont pas comme Juliette, qui sort indemne du bûcher, « pas même le bout du nez roussi… »

C’en est trop. Elle part d’un trait vers la maison, ras écartés, se jette sur Isabelle.

— Oh ! Z’amie, Z’amie, Ludovic… les rats…



Morne journée. Le vent du sud souffle toujours. Isabelle, de plus en plus malade, est dans sa chambre, volets fermés. Ludovic ne sort pas de la cuisine, il doit être d’une telle humeur qu’on n’ose y penser. L’explication a été chaude. Isabelle a bondi dans la remise et on a entendu alterner les éclats de sa voix irritée et la voix insolente et grasseyante du valet.

— C’est bon, a dit Mme Durras. Vous partirez demain. J’en suis bien fâchée pour Marie-Louise, mais vous avez dépassé la mesure.

Marie-Louise, quand elle a su la nouvelle, s’est mise à pleurer. Les enfants, aussi affligés qu’elle, essayaient de la consoler :

— Pleure pas, Marie-Louise. On t’écrira, on t’enverra la photographie des poules…

Morne journée. On se traîne entre la chaleur d’un soleil invisible et le rayonnement de la terre aride. Le jardin est un Sahara planté de fleurs artificielles vieilles de dix ans. Sur le chemin de la ferme, Clodomir l’endormi, le fils lymphatique du fermier farouche, transporte des seaux d’eau avec la lenteur expirante d’une abeille sous la pluie d’automne.

Est-ce que ce vent du sud va durer toute la vie ? Laurent est grognon. Lise presque muette et le Corbiau Gentil, errant languissamment avec eux, ne cesse de retourner dans sa tête active l’interrogation qui l’obsède depuis la veille ; « Est-il vrai que Carl-Stéphane soit parti seulement pour « une dizaine de jours ». Pourquoi avait-il dit au revoir à tout le monde avec un air… avec un air… avec l’air qu’on a quand on s’en va pour longtemps ?

Vers le soir, Isabelle est redescendue. Elle allait un peu mieux et tout le monde a repris vie. Assise au piano, Laurent à ses pieds, sur un petit tabouret, attentif et paisible, elle joue aux enfants la marche des Rois Mages, qu’elle a composée pour eux. Lise, un doigt levé, écoute les voix graves, les voix barbues des Mages arrêtés dans le désert, sous les étoiles, et cherchant le chemin de Bethléem. Elle les voit, solennels et chargés de présents, tels qu’ils passent dans l’air, avec leurs coffres et leurs chameaux, leurs barbes et leurs couronnes, lorsque revient la nuit de l’Épiphanie et qu’ils déposent sur des lits d’enfants, dans la maison des Bories, des oranges et de merveilleuses petites galettes cuites au feu du désert.

Et le Corbiau se demande quel est ce chemin que Carl-Stéphane doit suivre tout seul, s’il ne risque pas de se perdre en route et s’il rencontrera l’étoile et les Mages pour le ramener aux Bories, comme un roi, avec l’or, la myrrhe et l’encens.

Et Laurent tend l’oreille aux accords en mineur et pense que sa mère est belle.

Et Ludovic, en passant dans le couloir, grimace un sourire de haine et crache sur la porte du salon.

Et Marie-Louise, dans la cuisine, prépare tristement son dernier potage.



Cette nuit-là, Isabelle ne put fermer l’œil avant l’aube. Les trois petits dormaient dans son lit et elle à demi nue, maudissant l’étouffement des plafonds, allait et venait sans bruit du lit à la fenêtre, de la fenêtre à la porte et de la porte au lit. Tantôt elle essuyait doucement la sueur qui perlait au front des enfants, tantôt, le buste penché hors de la fenêtre, elle essayait de trouver une bouffée d’air frais dans la nuit opaque. Tantôt, l’oreille collée à la porte fermée à clef, elle écoutait les pas suspendus de Ludovic, qui parcourait le vestibule du deuxième étage, soulevé de haine et qui à un moment donné, descendit l’escalier sur ses pieds de feutre et resta là, dans le couloir. Jusqu’à ce qu’il fût remonté, Isabelle se tint derrière la porte, serrant dans sa main la hachette de la cuisine. Elle n’avait jamais su se servir d’une arme à feu.

Vers la fin de la nuit, l’orage éclata, délivrant la terre, et Isabelle s’endormit pour deux heures, car elle devait se lever tôt pour conduire Ludovic et Marie-Louise à Chignac où ils prendraient le train de Clermont.

Une dernière fois, Ludovic saisit les rênes. Il n’avait pas desserré les dents et son front bas rappelait la couleur plombée du ciel, la veille.

Isabelle au fond de la voiture parlait affectueusement à Marie-Louise, dont les yeux rougis lui faisaient peine.

— Ah ! ma pauvre Marie-Louise, qu’une femme est donc malheureuse, quand elle dépend d’un homme !

Et Marie-Louise soupirait :

— Si on pouvait seulement savoir ce qu’ils ont dans la cervelle…

Les pavés pointus de Chignac retentirent sous les roues. Isabelle se pencha pour répondre au bonjour du curé de Saint-Jeoire, qui s’en allait à la gare à bicyclette. Elle aperçut au même moment une silhouette dégingandée qui s’effaçait au coin d’une rue. Carl-Stéphane ici ? C’était bien lui, elle aurait reconnu entre mille cette manière de dévisser la taille en marchant et de rejeter alternativement les épaules en arrière.

Quand elle eut déposé le couple à la gare, elle revint dans la ville, arrêta la voiture au coin de la rue où elle avait aperçu la silhouette du jeune homme et parcourut les alentours à pied.

C’était la saison des oronges et la petite ville était emplie de l’odeur des champignons, entassés dans les rues à même le pavé et que des paysannes triaient, assises sur le revers de leurs jupes noires, avant de les mettre en sacs pour l’expédition.

Plus tard, Isabelle devait se souvenir de cette odeur de mousse et de cuir neuf et garder le souvenir de son tailleur de serge bleu marine et de ses souliers de peau grise circulant avec précaution parmi les éboulements d’oranges éclatantes et vernies, pareilles à des œufs de Pâques dans leurs coques de daim blanc.

Elle ne trouva personne et reprit le chemin des Bories, pensive, inquiète. Que faisait Carl-Stéphane à Chignac, alors qu’elle le croyait à Paris ? Pourquoi lui avait-il menti ? Pourquoi se cachait-il ?

Elle se promit de revenir un jour prochain, de le retrouver et d’éclaircir cette énigme, qui la tourmentait plus que de raison.

Mais la semaine passa sans qu’elle eût le loisir d’exécuter son projet. En attendant les nouveaux domestiques, il fallait tout faire à la maison. Laurent avait proposé, flambant de zèle : « Ma Gentille, si tu veux, je remplacerai Ludovic pour tout le temps. Je sais très bien bêcher le jardin et soigner Bichette. Toi, tu sais faire la cuisine et conduire la voiture. Puisque tu dis toujours qu’on n’est pas riche, ça nous fera une économie…

— Dis donc, mon gros, avait-elle répliqué, si je voulais faire de toi un jardinier et un garçon d’écurie, crois-tu que je dérangerais Mlle Estienne pour te donner des leçons ? C’est très bien de savoir bêcher le jardin, soigner Bichette, faire la cuisine et conduire la voiture. Mais il faut aussi savoir faire quelque chose de mieux. La véritable économie, c’est de travailler de toutes ses forces à ce qu’on peut faire de mieux et que personne ne pourrait faire aussi bien que vous. Hmm ?

Et Clodomir était venu faucher l’avoine, panser Bichette et entretenir le jardin, maniant languissamment une bêche ensommeillée et un sécateur à couper les songes.

Puis il fallut songer à la provision de bois. L’automne pourrissait déjà la fin du mois d’août. Avant le lever du soleil, des brumes traînaient sur le paysage bleu, humide et massif comme une grosse prune. Les soirées étaient plus fraîches, l’odeur de la forêt, au crépuscule, plus proche et plus hardie. Une averse passa sur la montagne et quand le voile d’eau se leva, on vit pointer dans la verdure sombre des sapins, très haut, une mèche couleur de miel.

Un matin, Isabelle s’éveilla sous un choc brusque. C’était ce soir qu’Amédée revenait. La vie simple, ordonnée, laborieuse, allait à nouveau se doubler de ce cauchemar étranger à sa vie, ce déroulement cruel et hagard où elle tenait sa partie malgré elle, essayant toujours d’en démêler le sens et de ne pas perdre la bonne direction.

Un ciel chargé de nuées gris jaunâtre, couleur de mauvais œuf, assombrissait la fin d’une lourde après-midi quand ils s’en furent tous les quatre à Chignac dans la voiture. « Pourvu que nous ayons le temps de rentrer avant l’orage, » pensait Isabelle oppressée par la chaleur moite, le silence de la campagne à peine troublé de brefs coups de vent qui prenaient les feuillages à revers, les retroussaient vivement et les laissaient retomber, — oppressée davantage encore par l’inquiétude, la tristesse de ce revoir, par une sorte de nausée morale.

Lise et Laurent bavardaient, contents de la promenade. Lise pariait que leur père serait de bonne humeur, content de rentrer à la maison et qu’il leur raconterait une z’histoire de militaires. Laurent pariait qu’avant une heure, une question d’arithmétique viendrait sur le tapis et qu’il serait giflé.

— Et toi, Corbiau, qu’est-ce que tu paries ? Allons, réveille-toi, Corbiau z’empaillé.

— Je ne parie rien, répondit le Corbiau, de sa voix nette et tranquille. Je n’ai pas d’imagination.

Et elle rencoigna dans le fond de la victoria sa petite figure blanche et ses yeux de lémurien qui voit lentement descendre le boa.

Ainsi, les uns riant et plaisantant, les autres craignant sans bien savoir ce qu’ils craignaient, ils passèrent sous le grand hêtre où Carl-Stéphane, blême et résolu, se préparait à accomplir ce qu’il jugeait son suprême devoir et l’ordre inéluctable du destin.

Aucun des quatre ne soupçonna sa présence, ni le regard dont il les suivit longtemps. Et Carl-Stéphane ne soupçonnait pas davantage la présence de Ludovic accroupi derrière un talus, — Ludovic qui, lui aussi, avait reconnu certaine silhouette dégingandée au tournant d’une rue de Chignac et qui était revenu le lendemain flairer la piste de sa vengeance et sentait maintenant qu’il touchait au but.