La Monarchie de Louis XV/05

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LA MONARCHIE
DE LOUIS XV

V.
LE DUC DE CHOISEUL. — LA CHUTE DES PARLEMENS.



Après un règne semi-séculaire[1], Louis XV s’avançait vers la vieillesse en paraissant la défier par une recrudescence de libertinage, ne s’inquiétant plus du scandale depuis qu’il en avait comblé la mesure. Aux sacrifices que lui avait imposés un traité humiliant, la Providence ajouta des douleurs domestiques renouvelées coup sûr coup. En 1765, la nation perdit le dauphin dans la maturité de son âge, de son esprit et de ses vertus trop méconnues ; la dauphine ne survécut pas longtemps à l’époux qu’elle aimait d’un amour calme et fort comme lui-même. Le duc de Bourgogne, l’aîné de leurs fils, avait précédé ses parens dans la mort, et celle-ci frappa bientôt l’épouse dont l’héroïque pardon rouvrit pour un moment, chez Louis XV, la source des larmes à défaut de celle des remords.

Après soixante années, Versailles voyait donc recommencer avec l’ère des morts augustes celle des soupçons et des noires calomnies, car l’aveuglement des partis versait sur le duc de Choiseul toutes les amertumes qu’avait dû naguère épuiser le duc d’Orléans; mais combien le cours des idées avait changé depuis la funèbre année 1712, et avec quelle indifférence la nation n’assistait-elle pas cette fois à ces grandes épreuves du sort! Si la haine publique n’avait pas épargné Louis XIV vieilli et malheureux, cette haine, triste fruit de longues souffrances, avait été tempérée par le respect jusque dans ses plus violentes manifestations, car c’était en demeurant idolâtre de la monarchie qu’on jetait furtivement quelques pierres au cercueil du monarque qui l’avait faite et la laissait encore si grande. Le roi de cinq ans qui succédait à ce prince était entouré d’un prestige qu’aucun roi de sa race n’avait certainement possédé dans la plénitude de sa virilité. De là ces trésors de confiance et de dévouement que Louis XV avait mis quarante ans à épuiser. Au temps où par malheur nous sommes parvenus, nous rencontrons, avec des colères moins vives, des espérances moins ardentes. Rien ne survit dans la nation des croyances et des tendresses dont les scènes de Metz avaient été la dernière manifestation. Une irréparable rupture s’opère tout à coup avec ce long passé dont la royauté est demeurée la seule expression en attendant qu’elle en devienne la lamentable victime. En présence d’un avenir chargé d’incertitudes et d’orages, on ne demande plus rien à la couronne, de laquelle on avait contracté l’habitude de tout attendre : ce qu’elle concède n’inspire aucune reconnaissance; la confiance publique a passé du pouvoir régulier aux écrivains, et sous mille influences contraires l’opinion se rue du scepticisme dans l’injustice au point de ne pas s’arrêter devant les plus pures vertus qui aient honoré la nature humaine. En 1715, un enfant chétif occupait un trône au pied duquel se prosternait un peuple entier dans une attitude plus voisine de l’adoration que du respect; en 1774, la Providence y fit monter dans la plénitude de sa force le meilleur des hommes et le mieux intentionné des rois, et Louis XVI pourtant ne rencontra qu’objections, froideur et dédaigneuse indifférence. La nation qui avait passé tant de choses à l’aïeul ne passa rien au petit-fils ni à la gracieuse compagne appelée à partager son trône, tant le règne de Louis XV avait tari dans ses sources cette foi monarchique, la seule par laquelle vécût alors la France !

Ce que nous avons dit, ce qu’il nous reste à dire encore, fera comprendre cette transformation, l’une des plus radicales assurément qui se soient produites dans les sentimens d’un grand peuple. En France, les mauvais rois sont moins exposés que les rois fainéans, et lorsque l’indolence personnelle du prince est rendue plus sensible par la dévorante activité du temps, des perturbations prochaines sont la conséquence presque fatale d’un tel contraste. Annulé durant vingt ans par le cardinal de Fleury, Louis XV avait volontairement abdiqué aux mains de Mme de Pompadour : abdication d’autant plus éclatante qu’elle provenait moins de l’intelligence que de la volonté. En renonçant à gouverner par indifférence et par paresse, ce prince voulait en effet se conserver le triste plaisir de critiquer toujours son gouvernement et jouir en quelque sorte de fautes qu’il aimait à prévoir sans rien faire pour les prévenir. Cette étrange disposition d’esprit avait provoqué l’établissement de la célèbre correspondance secrète à laquelle étaient admis un certain nombre d’agens diplomatiques conjointement avec quelques personnes sans caractère public. Organisée par le prince de Conti vers 1740, sous le sceau d’un secret qui échappa même à Mme de Pompadour, et que le duc de Choiseul soupçonna sans le pénétrer, cette correspondance fut conduite, comme on sait, par le comte de Broglie, ancien ambassadeur en Pologne, jusqu’aux derniers jours du règne à travers les plus cruelles épreuves. Dépistée par Mme Du Barry, les auteurs en furent poursuivis avec une audace brutale par le duc d’Aiguillon, et l’on eut le spectacle, à coup sûr sans exemple, des correspondans personnels d’un souverain jetés à la Bastille et placés sous le coup d’une accusation criminelle sans être admis ni à se couvrir du nom et des ordres de leur maître, ni à révéler un secret qui lui appartenait plus qu’à eux-mêmes. Se réserver l’espionnage en répudiant la direction, tel fut le rôle choisi par un prince qui disparaît dans son propre règne, non par une patriotique abnégation, comme Louis XIII devant Richelieu, mais par une incurable indifférence pour des intérêts qu’il prétend à la fois connaître et dédaigner.


I.

L’idée dominante chez Louis XV, la perpétuelle obsession de son esprit, c’était la haine du roi de Prusse. Frédéric II ne lui était pas moins odieux par son cynisme que par sa gloire, et l’amant de Mme de Pompadour avait trouvé le moyen de mettre sur la même ligne les torts de l’incrédule envers Dieu et envers les femmes. C’est en profitant de cette faiblesse que la favorite avait changé tout le système politique de la France à l’extérieur et donné au traité de 1756 des conséquences si désastreuses. Dans l’administration intérieure, on pouvait signaler chez le prince une antipathie non moins vive : c’était celle qu’il portait simultanément aux parlementaires, aux jansénistes et aux philosophes, trois variétés de l’esprit d’opposition qui, malgré leurs fréquens désaccords, le représentaient sous toutes ses formes. Louis XV les redoutait à la fois comme souverain et comme orthodoxe, et cette appréhension était chez lui tellement persistante, qu’il est difficile d’expliquer, même en tenant compte de sa faiblesse, les concessions si nombreuses faites sous son règne à l’esprit philosophique et à l’esprit parlementaire. Après avoir vu la royauté capituler devant la magistrature de 1750 à 1759, nous voyons en effet tout à coup, de 1760 à 1770, l’église et la papauté attaquées par les parlemens et par M. de Choiseul avec une résolution sans exemple jusqu’alors sous ce règne. Aussi se demande-t-on quel motif assez puissant a pu contraindre Louis XV à fermer les yeux sur une telle contradiction.

Le roi ne croyait les jésuites ni fauteurs de régicide ni corrupteurs de la jeunesse, malgré le texte des nombreux arrêts auxquels il consentit à donner sa sanction souveraine. Si ses jours étaient menacés, les aveux de Damiens lui avaient révélé où s’aiguisaient les poignards. S’il adhéra à des actes contre lesquels semblaient protester sa foi, sa douceur naturelle et l’esprit même de ses ancêtres, ce ne fut pas non plus, malgré une assez mauvaise plaisanterie, pour se donner le plaisir de voir le père Desmares en abbé; ce ne fut pas même pour venger Mme de Pompadour des courageuses résistances apportées par le père de Sacy à une absolution à laquelle elle se croyait un droit acquis depuis qu’elle avait échangé le rôle public de maîtresse du roi pour le rôle secret de pourvoyeuse : un motif plus sérieux le décida. Les mœurs de Louis XV avaient élevé entre le roi et son fils une barrière tellement insurmontable, que la froideur avait engendré la haine, et que les amis du dauphin semblaient transformés en ennemis naturels du monarque. S’irritant d’espérances dont un autre était le centre, le roi, sans rien appréhender à coup sûr pour ses jours des hommes groupés autour de son successeur, soupçonnait leur mépris et accusait jusqu’à leur silence. Si les jésuites furent abandonnés aux passions parlementaires et au bras séculier, c’est qu’avec plus d’éclat que de prudence ils se couvrirent de la protection de l’héritier du trône, et que l’opinion religieuse, en se groupant autour de ce prince, l’investit, comme malgré lui, d’une importance odieuse au roi. Frappés par la philosophie afin d’affaiblir le pape, ils furent sacrifiés par la royauté afin d’affaiblir le dauphin.

Les historiens du XVIIIe siècle n’ont pas, à mon avis, fait une part suffisante à ce sentiment-là, mobile décisif de la conduite de Louis XV. Durant tout le cours de son règne, sa méfiance envers l’héritier de sa couronne fut en effet aussi persistante qu’elle était certainement injuste. Mort à trente-six ans, le fils de Marie Leczinska, toujours en butte aux sévérités de son père et de l’opinion, traversa des épreuves que l’iniquité des partis a prolongées pour sa mémoire jusque dans la postérité. Pour quiconque observe les faits sans se préoccuper des jugemens contemporains, le père de Louis XVI avait, avec toutes les vertus de son malheureux fils, un caractère plus fort et un esprit plus ferme ; il unissait à un mérite solide et à une piété fort éclairée cet attrait personnel qu’inspirent le goût de la retraite au sein des grandeurs et l’entière possession de soi-même au centre de toutes les séductions. Né avec la passion des armes, ses goûts furent contrariés par les suspicions constantes de son père, sans que ni les supplications ni les larmes du jeune prince parvinssent à le fléchir, même au temps des désastres de nos armées. Lorsque, après le malheur de Crefeld et le retour du comte de Clermont, le dauphin osa invoquer le nom de Fontenoy, souvenir radieux de sa jeunesse, Louis XV écarta sa demande par un refus glacial. Aussi violemment refoulé sur lui-même que l’avait été le duc d’Orléans par Louis XIV, ce prince trouva dans l’étude et dans la pratique des plus douces vertus des joies dont la sérénité illuminait son front et sa vie. Plein de modération et de rectitude d’esprit malgré l’ardeur de ses croyances, il se concilia pour quelques jours l’approbation générale, lorsqu’en 1757, après l’attentat de Damiens, il reçut une délégation temporaire de l’autorité royale. Autant qu’on en peut juger par les fragmens assez nombreux de ses écrits parvenus jusqu’à nous, cet énergique et modeste chrétien, tout plein de l’amour du peuple et de la terreur de ses grands devoirs, n’avait pas plus les illusions que les ardeurs de l’homme de parti; mais l’esprit d’opposition, qui avait eu ses motifs pour faire du père de Louis XV un Germanicus, croyait avoir des raisons pour transformer son fils en capucin. Aussi l’histoire n’a-t-elle pas même gardé un souvenir de cette dauphine de Saxe si admirable de tendresse et de noble simplicité, et dont le mérite sérieux n’aurait point pâli à coup sûr devant les grâces coquettes de la dauphine de Savoie.

Quoi qu’il en soit, l’éloignement des affaires dans lequel le roi tenait son fils, après avoir longtemps servi les desseins politiques de Mme de Pompadour, ne fut pas exploité avec un moindre profit par le duc de Choiseul, qui voulait se préparer après la mort de la marquise la position de ministre dirigeant. Tout appel à ce sentiment-là rencontrait de l’écho; en l’exploitant avec bonheur, ce ministre put imprimer aux débuts de son administration, malgré les répugnances personnelles de Louis XV, cette couleur philosophique qui en prépara la popularité. Sacrifiant résolument au besoin de fortifier son pouvoir un avenir dont la bonne santé du monarque semblait reculer indéfiniment la perspective, M. de Choiseul affecta vis-à-vis du dauphin un dédain calculé dont l’effet secret était sûr auprès du maître, et l’effet patent merveilleux sur l’opinion, généralement hostile à ce prince. Lorsque, dans le débat fameux provoqué par un mémoire du dauphin sur les jésuites, le duc dit à l’héritier du trône que s’il était un jour condamné au malheur d’être son sujet, il n’aurait jamais du moins celui de devenir son serviteur, ces paroles messéantes assurèrent au ministre tous les profits de la faveur royale avec tout le prestige de l’indépendance.

M. de Choiseul sut donc demeurer à la fois populaire et courtisan. Par un prodige d’habileté et de bonheur, il accomplit cette double tâche, si contradictoire qu’elle pût paraître, sans en souffrir jamais dans la dignité étudiée de son caractère et l’élégante liberté de son attitude. Depuis son entrée dans le monde jusqu’à sa triomphale retraite à Chanteloup, la fortune se complut à lui prodiguer tous les dons que lui avait refusés la nature. Homme de grande maison et d’une extrême distinction d’esprit, il était né sans patrimoine et avec une figure disgracieuse. Un mariage dans la haute finance, en unissant son sort à celui d’une personne accomplie, lui donna bientôt un million de revenus, et ses succès auprès des femmes le classèrent au premier rang dans le monde des séducteurs, qui côtoyait alors de si près celui des hommes d’état. Nommé en 1753, pour début de carrière, à l’ambassade de Rome, il terrifia la cour modeste et tranquille de Benoît XIVe par l’éclat du luxe, du bruit et de ces exigences hautaines autorisées par la tradition plus que par les convenances dans un poste où la menace n’a jamais le mérite du courage. Appelé bientôt, comme ambassadeur à Vienne, près du fils de son ancien souverain, devenu empereur d’Allemagne, le gentilhomme lorrain se retrouva dans la véritable patrie de ses affections et de ses souvenirs. On sait quelle part il prit au changement introduit dans notre système fédératif en 1756, et j’ai indiqué par quelles circonstances il fut, à la suite de nos premiers désastres, appelé au ministère pour rendre plus étroite encore l’alliance qui les avait provoqués. Lorsqu’il remplaça le cardinal de Bernis, exilé pour avoir eu avec le désir constant de la paix le courage, alors très rare, de son opinion, M. de Choiseul pouvait redouter à bon droit un accueil peu bienveillant dans un pays où une guerre impolitique et malheureuse répugnait vivement au sentiment national. Il en fut tout autrement grâce à d’habiles diversions en Espagne en faveur des parlemens et contre les jésuites, grâce surtout à l’art infini de ménager les dictateurs de l’opinion publique par un système constant de complaisance sans bassesse. Lorsqu’il signa le traité de 1763, ce ministre sut s’assurer tous les profits moraux de la paix en laissant au compte de ses prédécesseurs les conditions honteuses au prix desquelles il avait dû l’acheter. Là ne s’arrêta pas cette destinée constamment heureuse, car on le vit huit ans après sortir des affaires avec plus d’opportunité qu’il n’y était entré. Il les quitta en effet la veille du partage de la Pologne, et le public imputa à son absence le malheur que ses rivaux prétendaient faire remonter à ses fautes. Les années qui s’écoulèrent depuis la mort de la marquise de Pompadour jusqu’à l’exil de Chanteloup[2] furent consacrées par Choiseul à une double pensée : il préparait simultanément une revanche prochaine de nos malheurs au moyen d’une guerre contre l’Angleterre, et une sorte de transaction, très mal définie d’ailleurs, entre l’autorité royale et la puissance des parlemens. Un pareil programme était de tous points conforme aux vœux de la nation, et si l’homme d’état qui, conjointement avec M. de Choiseul-Praslin, son cousin, exerça durant cinq années la plénitude des pouvoirs ministériels caressa parfois des chimères, il faut rendre une pleine justice à la dévorante activité qu’il déploya pour assurer le triomphe de sa patriotique pensée. En moins de quatre ans, on put disposer d’une flotte considérable et d’approvisionnemens immenses; bientôt après, le traité de 1768, par lequel les Génois cédèrent la Corse à la France, vint prouver que celle-ci se considérait comme en mesure, en se ménageant une acquisition maritime fort importante, de braver l’Angleterre, alors livrée aux nouvelles préoccupations que commençaient à lui donner ses colonies américaines. Choiseul négligea l’armée pour porter tous ses efforts sur la marine, parce que, se tenant pour assuré du maintien de la paix continentale, il se croyait pleinement en mesure de concentrer sur un seul élément la lutte dont il devançait le terme de toute l’ardeur de ses espérances. Son intimité avec l’Autriche le laissait sans souci du côté de l’Allemagne, où le roi de Prusse fatigué recueillait dans une laborieuse retraite l’admiration du monde. Dans le Nord, Catherine II pouvait seule aspirer à troubler le repos de l’Europe, afin de couvrir par des lauriers le sanglant abîme à travers lequel elle était parvenue à la toute-puissance. Choiseul n’ignorait ni les intrigues de la Russie dans la Grèce, ni ses rêves relativement à l’empire ottoman, ni ses projets beaucoup plus avancés contre la Pologne, déjà occupée par ses armées. Il céda néanmoins jusqu’au dernier jour à l’illusion de croire que Marie-Thérèse ne flétrirait point sa gloire en consentant à un partage, et que l’Autriche suffirait dès lors pour protéger la Pologne pendant que les Turcs sauraient bien se défendre eux-mêmes : double erreur que les plus ardens panégyristes du duc ne sauraient contester, et qui ne laissa guère à son successeur que la cruelle perspective de malheurs à peu près consommés.

Comme tous les esprits ardens et légers, Choiseul suivait sa pensée dominante sans s’inquiéter beaucoup ni des objections ni des obstacles : il se préoccupait trop de ses projets sur l’Angleterre pour s’inquiéter volontiers des intérêts des Ottomans ou de ceux des Polonais. Cette passion d’une revanche à prendre pour les humiliations de la dernière guerre était plus vive encore dans le cabinet espagnol que dans le cabinet français : d’Aranda était plus impatient que Choiseul lui-même, car l’étrange embarras de sa position contenait singulièrement l’ardeur de celui-ci. C’était en effet en se cachant de Louis XV que son ministre préparait une rupture avec l’Angleterre; c’était en les dissimulant sous mille prétextes qu’il continuait les préparatifs d’une guerre maritime dont l’idée seule répugnait à l’élève du cardinal de Fleury, à un prince qui pensait comme son précepteur que la France faisait une faute en épuisant ses ressources pour ressaisir l’empire des mers. Charles III au contraire, le plus Espagnol et le plus Bourbon des rois, n’avait signé le pacte de famille que dans la pensée très arrêtée de réunir les deux marines afin de satisfaire, même au prix d’une lutte séculaire, sa haine profonde contre l’ennemie de sa maison et de sa puissance coloniale. Choiseul était donc plus maître du terrain à Aranjuez qu’à Versailles : au-delà des Pyrénées, il aurait gouverné sans obstacle jusqu’à son dernier jour; dans la cour de France, son pied allait bientôt heurter contre une pierre charriée par le ruisseau.

Un autre lien rattachait d’ailleurs étroitement Choiseul à l’Espagne. L’expulsion des jésuites avait établi entre tous les princes de la maison de Bourbon une solidarité singulière. Ce fut comme une première application du pacte de famille, dont le ministre de Louis XV profita pour dominer les deux péninsules. Poursuivant chaleureusement à Rome la suppression de la société de Jésus sous les deux pontificats de Clément XIII et de Clément XIV, tantôt la France saisissait Avignon et le Comtat sur le saint-siège, tantôt elle menaçait de considérer comme ennemies les puissances italiennes qui ouvriraient leurs ports aux fugitifs.

Cette affaire si hardiment exploitée servit mieux encore la politique de M. de Choiseul dans l’intérieur du royaume. Lorsque les parlementaires se montraient impatiens, et se préparaient à conquérir, à force d’audace, ce droit de contrôle toujours contesté; quand ils laissaient pressentir, soit des résistances à un édit, soit des dispositions à s’affilier pour former par l’union des divers parlemens du royaume un corps politique représentant la nation, le ministre leur montrait aussitôt les jésuites détruits, leurs propriétés confisquées, leurs noviciats, leurs collèges fermés, et ce spectacle calmait toutes les colères. Quand les philosophes s’irritaient à leur tour de voir brûler leurs œuvres sur le grand escalier du palais, et qu’ils exhalaient dans les salons de M. Le duc de Choiseul un mécontentement fort naturel, on leur livrait sans façon les égorgeurs de La Barre et de Calas, et l’on se défendait victorieusement en montrant Rome en deuil et pleurant sa plus fidèle milice. Fiers d’être admis à une aussi haute intimité et de rencontrer de telles sympathies dans le pouvoir, la plupart des gens de lettres ne trouvaient pour le ministre que des expressions de respectueuse reconnaissance. Si quelques malotrus osaient élever leurs plaintes au-dessus du diapason de la bonne compagnie, Voltaire s’empressait d’enseigner la prudence en pratiquant la flatterie. On connaît son culte pour M. de Choiseul jusqu’à sa sortie du pouvoir, et l’appui moral qu’il prêtait à la plupart des mesures de ce ministre pour prix de faveurs qui, sous le régime de la tribune, auraient été qualifiées de corruptrices, mais qui, sous le règne de la philosophie, paraissaient honorer également le bienfaiteur et l’obligé. Aussi quels transports de reconnaissance et quelle variété charmante dans l’expression du même sentiment! Trouvant le moyen de caresser à la fois le monarque et son ministre, tantôt le philosophe prouve doctement à M. de Choiseul, entre Rosbach et Minden, qu’en politique tous les systèmes sont indifférens, que la France va sortir couverte de gloire de la guerre de sept ans, et que la ruine de son vieil ami le roi de Prusse n’est plus heureusement qu’une affaire de quelques semaines[3]; tantôt il pousse plus loin la déférence, et pour flatter le scepticisme fort connu du ministre, il veut bien lui faire entendre qu’il n’est pas trop sûr d’avoir une âme[4]. On voit que le roi Voltaire consentait quelquefois à ménager ses sujets, et que durant son règne M. de Choiseul avait su se conserver une assez bonne position.

Dans ce commerce si profitable, où la serviabilité empressée de l’homme d’état n’ôtait rien à la dignité un peu hautaine du grand seigneur, Choiseul déploya un esprit de conduite et une entente des faiblesses humaines qu’aucun tacticien parlementaire n’a certainement possédés au même degré. Malheureux dans ses actes diplomatiques de 1756 à 1763, il conçut sans doute depuis de patriotiques desseins, mais sans trouver ni l’occasion ni le temps de les accomplir; puis il se vit un beau matin, dans la plénitude de sa confiance, chassé du pouvoir à l’ouverture d’une crise continentale contre laquelle il ne s’était pas mis en garde, et qu’il aurait difficilement conjurée. Il doit donc surtout l’éclat de son nom à de brillantes qualités personnelles et à un bonheur dont la constance ne se démentit point jusque dans l’à-propos de sa disgrâce. Ce jugement fut celui de ses contemporains demeurés assez libres d’esprit malgré leur intimité personnelle avec ce ministre pour le juger sans prévention[5]; mais de ceux-ci le nombre fut bien petit, car Choiseul dépensa pour se faire des prôneurs plus de souplesse et d’habileté qu’aucun ministre de notre temps n’en a déployé pour dominer la presse et pour se faire chaque matin proclamer indispensable.

A peu près maître de l’opinion, il croyait le demeurer aussi de la cour. Louis XV, le plus gentilhomme des princes malgré la vulgarité de ses amours, aimait ce ministre au grand air et aux manières dégagées. Sûr de son dévouement à la couronne et des dédains qu’un homme de cette trempe entretenait foncièrement pour les robins malgré des ménagemens politiques, il passait à Choiseul ses complaisances et jusqu’à son incrédulité, afin de jouir de ses saillies et de l’élégance de son commerce. Par la négociation du mariage du dauphin avec la jeune archiduchesse Marie-Antoinette, le duc venait d’ailleurs de donner à son pouvoir des fondemens que l’Europe réputait inébranlables. Il touchait toutefois à sa chute, et celle-ci fut provoquée par une personne grandie dans l’ombre et devenue tout à coup assez forte pour lui faire expier par un exil sans retour des mépris aussi imprudens qu’ils étaient cependant légitimes.

Après les malheurs domestiques qui avaient frappé Louis XV de 1765 à 1767, une heure d’hésitation avait été signalée dans sa vie. Le dernier écho des enseignemens de sa jeunesse avait retenti dans un cœur que la foi disputait au libertinage. L’on put croire un moment qu’un ange passé des pompes de la cour aux volontaires austérités du Carmel relèverait par son sacrifice l’âme d’un père demeuré, malgré tant de torts, l’objet de ses plus ardentes tendresses; mais le doute fut court et l’interrègne bientôt terminé, tant il y avait d’intérêts inquiétés par une semblable perspective de conversion, tant il se fit d’efforts pour fermer devant un roi bientôt sexagénaire la porte du repentir et pour lui rouvrir celle des voluptés!

Pendant que mille intrigues se croisaient à la cour, où la faction Richelieu commençait à s’organiser en face de la faction Choiseul, tandis que de nobles dames laissaient trop comprendre qu’un vieux prince n’adresserait pas un appel inutile à leur jeunesse et à leur beauté, une provinciale aux mœurs libres, aux antécédens obscurs, entrait dans la couche du monarque, dont elle réveillait les sens en dépouillant l’amour des derniers voiles de la pudeur.


II.

Marie-Jeanne Vaubernier, plus connue sous le nom de Mlle Lange, était fille d’un pauvre employé des fermes de Lorraine. Venue à Paris à la suite d’un parent pour y chercher quelques ressources, elle avait vécu d’abord du produit de son travail dans un magasin de modes; puis elle s’était procuré, dans une maison de la haute finance, l’une de ces situations intermédiaires qui, en élevant le niveau des habitudes et celui de l’esprit, suscitent tous les besoins et provoquent toutes les souffrances. Engagée bientôt après avec les deux frères Du Barry dans une liaison simultanée ou successive, elle vécut comme eux des ressources que le jeu et l’audace garantissent presque toujours dans les grandes capitales à des hommes spirituels et dissolus. Supérieure par certains instincts au monde de bohème dans lequel l’avait jetée le malheur de sa condition, elle était très propre au rôle qu’avait préparé pour elle l’odieuse industrie de son amant, sans qu’il soupçonnât d’abord plus qu’elle-même quels en seraient l’éclat et l’importance. Devenue comtesse Du Barry après ses premiers rapports avec le roi. Mme Vaubernier possédait à vingt-quatre ans, avec une beauté éclatante, un esprit plus original que celui de Mme de Pompadour, parce qu’il avait été moins façonné par la culture. Son animation allait jusqu’à la pétulance sans tomber toutefois dans la grossièreté. Douée d’un caractère résolu et d’un assez grand fonds de bonté naturelle, elle n’était, à tout prendre, guère inférieure ni en naissance, ni en principes, ni en qualités, à la fille d’une femme galante et d’un banqueroutier, et lorsqu’elle se trouva investie d’un rôle politique auquel elle n’avait jamais songé, elle joua jusqu’au bout sa partie avec une audace et un entrain qui auraient manqué certainement à la marquise.

M. de Choiseul avait commis la faute de traiter comme la fantaisie d’un jour une liaison dont l’œil plus exercé du duc de Richelieu avait pénétré tout d’abord la puissance et la durée. Le ministre dédaigna Mme Du Barry, et alla jusqu’à douter qu’elle pût jamais franchir le pas décisif d’une présentation à la cour. C’était juger trop favorablement un temps qu’il lui appartenait de mieux connaître. La nouvelle favorite ne tarda pas à trouver de hautes patronnesses, empressées de couvrir sous les dehors d’un respect aveugle pour le choix du monarque une complaisance dont chacun avait mesuré le prix. Dans la soirée fameuse du 22 avril 1769, Mme Du Barry franchit la barrière par laquelle l’étiquette s’était efforcée d’arrêter le despotisme, et en présence de cette révolution solennellement accomplie, la plupart des insulteurs de la veille devinrent les idolâtres du lendemain. La beauté de la comtesse fut déclarée irrésistible, formule commode pour cacher la bassesse sous les dehors de l’admiration. Mme Du Barry eut donc une cour, et on la vit, non sans surprise, déployer au sein d’une opulence et d’une grandeur si nouvelles une bonhomie spirituelle et une gaieté de bon aloi qui, par leur nouveauté même, firent diversion dans la vie monotone d’un libertin blasé. Guidée par Richelieu comme une odalisque débutante par le chef du sérail, Mme Du Barry sut assurer à ses amis et à elle-même tous les profits de cette grande victoire.

Toutes les épreuves auxquelles le ministre avait attendu la favorite tournaient donc contre lui, car Louis XV n’en était pas à s’inquiéter des révélations qui lui arrivaient de toutes parts sur la vie antérieure d’une femme assez experte pour cacher sous une sorte de naïveté presque enfantine la dévorante expérience de la débauche. L’hostilité devint chaque jour plus vive entre la maîtresse et le duc, ainsi trompé dans tous ses calculs. La violence avec laquelle Choiseul poursuivait Mme Du Barry s’expliquait si peu, soit par ses principes, soit par sa prudence ordinaire, elle contrastait d’ailleurs d’une manière tellement sensible avec sa longue et respectueuse déférence pour Mme de Pompadour, qu’on dut l’attribuer à une déception personnelle qui l’atteignait dans ses plus chères affections. Malgré un juste respect pour deux noms illustres, il faut bien répéter une assertion consignée dans tous les mémoires contemporains : il était en effet universellement admis que M. de Choiseul avait aspiré à faire occuper par la spirituelle duchesse de Gramont sa sœur le poste enlevé d’assaut par une fille du peuple, affirmation révoltante sans doute, quoique trop conforme aux mœurs du temps, mais contre laquelle s’élève un souvenir solennel. Aux jours de l’expiation, la terreur fit monter sur le même échafaud les deux femmes dont l’opinion avait prétendu faire des rivales; or, en voyant l’une dépasser l’autre de toute la distance de l’héroïsme à la lâcheté, la conscience publique les proclama trop inégales devant la mort pour avoir eu quelque pensée commune durant la vie. Quoi qu’il en soit, l’astre de la comtesse s’élevait chaque jour sur l’horizon où déclinait visiblement celui du duc; mais ce ministre, tout entier aux préparatifs d’une grande guerre maritime, ne paraissait pas plus alarmé de ses périls à la cour que de ceux dont l’Europe occidentale était alors menacée par la présence d’une armée russe en Pologne et par celle d’une escadre russe sur les côtes de la Morée.

Le manque d’usage d’une femme à laquelle le monde reprochait plutôt son origine que ses vices, des gaucheries traitées avec l’importance que la bonne compagnie met trop souvent aux futilités, masquaient les progrès d’une influence déjà prépondérante et les batteries dressées dans un boudoir, centre de toutes les attaques, contre le ministre dirigeant. Le duc de Richelieu, confiné depuis la capitulation de Closter-Severn dans son rôle d’homme à bonnes fortunes, avait, avec une fierté radieuse, repris près de la nouvelle maîtresse son poste de chevalier d’honneur. Dirigeant d’un œil sûr toutes les démarches de Mme Du Barry, il avait ouvert la brèche contre le parti Choiseul au nom de l’autorité royale, outragée dans l’objet des plus intimes préférences du monarque. Afin de défendre une femme perdue d’honneur, Richelieu en appelait impudemment aux traditions du cardinal qui avait rendu son nom si glorieux et la royauté si puissante. Il ne fallait pas plus, s’écriait-il, méconnaître l’autorité du prince dans sa vie privée que dans sa vie publique, et ses affections n’étaient pas moins sacrées que ses ordres. Mme Du Barry avait donc fini par représenter un principe monarchique dans cette société dont l’immoralité préparait la dissolution. La moitié des secrétaires d’état étaient acquis à la favorite et secrètement hostiles à MM. de Choiseul, leurs collègues, investis des trois portefeuilles de la guerre, des affaires étrangères et de la marine : dans la cour et dans le conseil se dessinait déjà le triumvirat fameux qui était à la veille d’engager contre tous les parlemens du royaume la partie la plus audacieuse qu’un gouvernement faible ait jamais gagnée. C’était d’abord Maupeou appelé à la chancellerie par M. de Choiseul, qu’il n’abandonna qu’aux premières défaveurs du sort. Ancien premier président du parlement de Paris, le chancelier rendait en dédain à sa compagnie la haine qu’elle paraissait lui porter. Si dans les temps de faction il fallait prendre au pied de la lettre les appréciations réputées les plus sincères, Maupeou aurait été un magistrat sans lumière, sans pudeur, presque sans probité, et son ignorance n’aurait été dépassée que par ses vices. Pour la postérité, qui le juge sur les actes accomplis, ce fut un homme d’un esprit prompt et d’un caractère ferme, ayant le goût et le courage des aventures, aussi maître de lui dans la lutte que dans le conseil, et sachant porter légèrement son secret sous les dehors d’une trivialité poussée souvent jusqu’au cynisme; personnage original s’il en fut, qui osa risquer sa tête pour une idée en faisant de celle-ci le marche-pied de sa fortune, et qui, par des mesures admirablement concertées, obtint le seul succès qu’il soit donné de conquérir sur la liberté, celui de retarder son triomphe.

L’abbé Terray avait, comme le chancelier Maupeou, le goût des grands partis et des exécutions violentes. Ancien conseiller-clerc au parlement, il s’était séparé de son corps chaque fois que celui-ci s’était trouvé en lutte avec l’autorité ministérielle. Des connaissances financières constatées par des travaux spéciaux, une intarissable fécondité de voies et de moyens avaient appelé sur lui l’attention de M. de Choiseul dans un moment où les approches d’une guerre contre l’Angleterre donnaient une si haute importance au contrôle général. De mœurs impures et d’habitudes extérieures qui formaient avec celles-ci le plus piquant contraste, Terray avait été le but habituel des plaisanteries de sa compagnie et des censures de son ordre; aussi s’était-il cuirassé l’amour-propre et le cœur. Nommé contrôleur-général en 1769, il avait souri en présence de difficultés contre lesquelles avait successivement échoué l’honnêteté de Laverdy, de Bertin et de Manon d’Invau. C’était avec une confiance ironique qu’il avait promis au roi, à son ministre et à sa maîtresse, de faire face à toutes les dépenses en triomphant de toutes les plaintes. L’abbé Terray se mit donc à l’œuvre sans retard, appliquant au maniement des finances le plus simple des procédés, celui de la banqueroute : rentes de l’Hôtel de Ville, rentes viagères et perpétuelles, actions des compagnies ou des tontines passèrent tour à tour de 1769 à 1774 sous le tranchant de ses édits et de son arithmétique expéditive, et le trésor se trouva soulagé comme l’est tout homme assez osé pour nier ses dettes et assez bien armé pour fermer la bouche à ses créanciers. C’est l’honneur des mœurs formées depuis soixante ans car nos institutions nouvelles que nous puissions à peine comprendre aujourd’hui de semblables infractions à la foi publique. Terray, qu’on en demeure bien convaincu, étonna moins son siècle qu’il n’indigne aujourd’hui le nôtre. Lorsque le gouvernement supprimait quelques quartiers aux rentiers ou qu’il reprenait aux créanciers de l’état des profits réputés trop considérables, il faisait dans les idées de l’ancien régime une chose dure plutôt qu’une chose inique, et l’humanité y semblait plus intéressée que la justice. Pour que les contrats financiers comme les traités internationaux conquissent en Europe toute leur valeur morale, il a fallu que l’opinion publique pesât sur tous les gouvernemens, soit par une participation directe des peuples à leurs propres affaires, soit tout au moins par les exigences du crédit, qui placent partout le pouvoir dans l’étroite dépendance des intérêts privés. A partir de ce jour-là seulement, la guerre est devenue difficile et la banqueroute impossible. Terray apparut donc dans son temps comme un ministre hardi plutôt que comme un ministre prévaricateur, et son esprit de résolution en avait fait par avance l’associé naturel du chancelier Maupeou pour un coup d’état dès lors silencieusement médité dans le salon de la comtesse Du Barry.

Un personnage plus considérable complétait le triumvirat tout prêt à succéder au pouvoir chancelant de MM. de Choiseul. Le duc d’Aiguillon prétendait avoir recueilli comme son plus bel héritage les doctrines et les exemples du cardinal de Richelieu, son grand-oncle maternel, et c’était avec dédain qu’il opposait la fière attitude du ministre de Louis XIII à celle du ministre de Louis XV. Il se présentait comme le champion le plus décidé de la prérogative royale, représentée par la comtesse Du Barry. La lutte personnelle qu’il soutenait contre la magistrature, à laquelle il disputait alors son honneur et sa tête, le lia étroitement avec la favorite, et le conduisit à concerter avec elle la solution de la plus formidable question du temps. Ce fut donc avec le concours passionné et l’assistance journalière de Mme Du Barry que commença en 1770 la campagne ouverte contre les parlemens, afin de rendre à la royauté la plénitude de ses droits en la faisant respecter dans la plénitude de ses vices.

Personne n’ignore que la lutte du duc d’Aiguillon contre la puissance parlementaire avait commencé en Bretagne. Ce seigneur y avait apporté, comme presque tous les gouverneurs et commandans envoyés par la cour depuis Louis XIV, des idées générales inapplicables à la situation particulière de cette province et des allures personnelles antipathiques à l’esprit de la population. La Bretagne se trouvait en effet placée vis-à-vis de la monarchie française dans un état très exceptionnel, et que la plus insigne mauvaise foi ne pouvait méconnaître. Seule entre les provinces du royaume, elle invoquait des droits nettement définis, consignés dans un traité à date certaine ; elle rappelait que ces droits politiques, dont l’application avait toujours été restreinte plutôt qu’étendue par les états de Bretagne, étaient inscrits dans l’acte d’union de 1532, et qu’ils étaient le prix dont François Ier avait dû payer une renonciation toute volontaire à l’indépendance de la province, formellement maintenue par le contrat de mariage de sa souveraine avec le roi Louis XII. Tandis que les autres cours de justice, pour conquérir des attributions en plein désaccord avec le but primitif de leur institution, invoquaient des théories politiques et les droits naturels de la nation, le parlement de Bretagne, gardien né d’un contrat bilatéral, se prévalait avec une fermeté respectueuse d’un traité passé entre le roi de France et les états de Vannes, et renvoyait aux représentans de l’autorité royale dans la province tous les reproches d’usurpation dont ceux-ci se montraient si prodigues. Le duc d’Aiguillon ne comprit guère mieux cette position délicate que ne l’avait fait avant lui le maréchal de Montesquiou ; il eut, comme ce dernier, le tort plus grave de traiter avec hauteur une noblesse dont le blason était plus vieux que le sien, et dont le dévouement avait reçu des récompenses moins éclatantes. Homme de courage dans la guerre, quoi qu’en aient pu dire ses ennemis, le duc d’Aiguillon était en administration un esprit plein d’initiative ; mais il ne soupçonna point que les peuples demeurés honnêtes font passer leurs droits avant leurs intérêts. Il compromit d’ailleurs le succès de ses mesures les plus utiles par l’arbitraire affecté avec lequel il en poursuivit l’exécution. Accusé au parlement de Rennes de violences personnelles, de séquestrations odieuses et de concussions considérables, le commandant de la Bretagne était devenu, par la prérogative de son duché-pairie, justiciable du parlement de Paris. Ce fut avec des transports de joie que cette compagnie si agitée saisit la double occasion de juger un pair du royaume et de se lier plus étroitement encore avec ces parlemens provinciaux, transformés en classes d’un prétendu parlement général de la monarchie. Le débordement des passions et l’enivrement des espérances exerçaient alors une fascination tellement irrésistible, que le duc, même innocent, aurait été probablement condamné. Avec la conscience secrète de ses torts et l’assistance que lui prêtait un grand parti dirigé par la favorite, il était donc fort naturel qu’il tentât les derniers efforts pour échapper à des juges auxquels leur arrêt semblait dicté d’avance par leur haine comme par la colère publique.

Malgré la résolution, probablement déjà concertée, d’en prévenir le résultat définitif, ce grand procès suivait son cours au milieu d’une émotion dont la génération actuelle parviendrait difficilement à comprendre la vivacité. Le front haut et la parole ferme, le duc d’Aiguillon comparut devant ces robes longues, pour lesquelles le dernier des hommes d’épée affectait alors le plus profond dédain. L’accusé d’ailleurs se montra calme, parce que, fort capable dans l’occasion de mépriser le péril, il savait bien que pour lui le péril même n’existait pas. Il avait formé avec la favorite une liaison dont la véritable nature reste incertaine, mais dont l’effet avait été de le rendre plus puissant sous le coup d’une accusation que ne l’était le duc de Choiseul tenant encore un portefeuille sous chaque bras. Dans la cause du duc d’Aiguillon, Mme Du Barry voyait la sienne, et le roi, catéchisé chaque matin dans le boudoir de sa maîtresse en face d’un tableau de Charles Ier d’Angleterre, excité d’ailleurs dans sa seule passion politique, frémissait d’impatience de retirer sa couronne du greffe, et de faire quitter à la royauté la sellette où des sujets ne craignaient pas de la faire asseoir dans la personne d’un homme qui en avait été, au sein d’une grande province, le représentant toujours approuvé.

L’heure de la crise allait sonner, et le chancelier, heureux de servir à la fois ses convictions et ses ressentimens, s’offrait pour accomplir un acte dont ni Richelieu ni Louis XIV n’avaient jamais conçu la pensée, car les gouvernemens faibles se laissent seuls acculer à de pareilles extrémités. Supprimer tous les parlemens, et dans un royaume dont une grande magistrature formait la clé de voûte fonder l’administration de la justice sur un système entièrement nouveau, un coup aussi hardi ne pouvait être porté que par des hommes résolus à jouer leur tête. Le succès des entreprises violentes n’est possible que par ceux qui en ont eux-mêmes conçu la pensée. D’Aiguillon, Maupeou et Terray pouvaient seuls en 1771 être ces hommes-là; mais il fallait tout d’abord écarter Choiseul, et ce fut l’affaire de Mme Du Barry. Louis XV hésita toutefois plus longtemps qu’on n’aurait pu le croire entre la nouvelle favorite et le spirituel causeur qui charmait son esprit; peut-être même aurait-il encore ajourné l’ordre de sa retraite, si celle-ci n’avait été nécessaire pour conserver la paix maritime, objet constant des sollicitudes du roi. Assuré par des rapports secrets que le cabinet espagnol, excité par le duc, était sur le point de déclarer la guerre à l’Angleterre et de réclamer de tous les princes de la maison de Bourbon l’exécution du pacte de famille, il signa aux derniers jours de décembre 1770 la lettre de cachet qui exilait Choiseul à Chanteloup. Quelques heures après, celui-ci quittait la cour, plus puissant dans le pays que le vieux roi dont il se séparait pour jamais. Enivré d’hommages universels, entouré par tous les soins de l’amitié, ménagé par toutes les prévoyances de l’ambition, le duc vécut dans une magnifique retraite, visitée par la France entière, à ce point que Chanteloup semblait rendre Versailles désert : spectacle étrange, qui témoignait moins du génie du ministre que de l’abaissement de la royauté et du déplacement du pouvoir. Si un tel concours ne prouvait pas en effet que M. de Choiseul fût un grand homme, il constatait du moins que le jour était proche où l’ambition trouverait plus d’avantages à combattre la monarchie qu’à la servir.

Résolu à prévenir l’arrêt infamant qui menaçait le duc d’Aiguillon, Louis XV avait ordonné, quelques jours avant le renvoi de Choiseul, la suspension de la procédure dirigée contre le commandant de la Bretagne, encore que ce procès se fut ouvert à Versailles, en présence du monarque, dans tout l’éclat d’une séance royale. A cet ordre inattendu le parlement exaspéré avait répondu par un acte assurément beaucoup plus grave encore. Ne pouvant rendre un arrêt régulier de condamnation avant l’audition des témoins et celle des plaidoiries, il s’avisa de déclarer, sur la simple inspection des pièces, le duc d’Aiguillon entaché dans son honneur et suspendu de toutes les fonctions et de toutes les prérogatives de la pairie. Puis, comme s’il ne lui avait pas suffi de violer les principes élémentaires du droit en flétrissant un accusé sans l’entendre, cette compagnie, conduite au dernier paroxysme de la fureur, renouvela avec la plus fâcheuse inopportunité ses tentatives pour faire prévaloir l’étrange doctrine de l’indivisibilité politique des parlemens. C’était donc d’une part perdre l’honneur d’une intégrité judiciaire qui avait été le plus beau titre de la magistrature française, c’était de l’autre torturer l’histoire et révolter la conscience publique, si disposée qu’elle pût être à prendre parti pour les magistrats. Le moyen en effet de donner sérieusement comme la représentation permanente de la nation douze compagnies spontanément instituées par les rois afin d’administrer la justice à leurs sujets, corporations dont l’argent seul ouvrait l’accès, et dont l’origine ne remontait pas pour la plupart d’entre elles au-delà du XVIe siècle[6]!


III.

Devenu ministre dirigeant par l’exil du duc de Choiseul, Maupeou se hâta de profiter d’une telle faute. Des lettres de jussion, conçues en termes menaçans, furent adressées au parlement de Paris dans les premiers jours de janvier 1771, afin qu’il eût à retirer ses arrêts et à désavouer l’interprétation donnée par l’esprit de faction à ses doctrines et à ses actes; mais à ces lettres il fut répondu par des démissions collectives et par la tumultueuse suspension du cours de la justice civile et criminelle, machine de guerre dont le parlement avait souvent éprouvé l’effet. C’était le point où l’attendait Maupeou, le piège qu’il avait préparé à ses ennemis afin qu’ils vinssent s’y engager eux-mêmes. Son désir le plus vif était que les magistrats persistassent dans leurs résolutions, et qu’ils parussent descendre volontairement des sièges sur lesquels il était fort décidé à ne plus les laisser remonter.

L’aveuglement de ses adversaires dépassa ses prévisions. Malgré les sommations réitérées qui leur furent adressées au nom du roi, afin qu’ils retirassent des démissions dont le caractère collectif était une menace et presque un péril pour l’ordre public, les magistrats les maintinrent avec obstination, persuadés que l’urgence de rétablir le cours de la justice conduirait une fois de plus le gouvernement à une transaction dont ils recueilleraient tout le profit. Ils avaient compté sans le chancelier, si loin de s’alarmer d’une crise dont il entendait bien faire la dernière. Dans la nuit du 20 janvier 1771, tous les membres du parlement virent à la même heure apparaître au chevet de leur lit des mousquetaires chargés, s’ils persistaient dans leur refus de reprendre leurs fonctions, de les conduire immédiatement aux divers lieux d’exil ou de détention préparés d’avance pour chacun d’eux par la sollicitude d’un ancien collègue, qui à un triomphe politique avait ajouté la saveur d’une vengeance personnelle.

Si une pareille exécution nocturne était grave, elle ne sortait pas néanmoins de ce qu’on pouvait appeler le programme consacré pour toutes les luttes de la royauté avec la magistrature. Ce n’était là pourtant que le premier pas du chancelier dans sa vaste carrière d’innovations et de réformes. Les magistrats n’étaient pas encore arrivés aux lieux de leurs destinations lointaines que leurs charges étaient déjà déclarées vacantes, et qu’il était pourvu d’autorité royale à leur remplacement. Un certain nombre de membres du grand conseil, rival haineux du parlement, beaucoup d’hommes d’affaires mieux pourvus d’ambition que de clientèle, acceptèrent ces épaves inattendues que leur jetaient la tempête et la fortune. Le parlement Maupeou fut donc constitué, et si la considération publique manqua à ses créatures, le chancelier, le front haut et la main ferme, promit d’y suppléer par la force. Jamais parole ne fut mieux tenue : quelques jours plus tard, cette nouvelle compagnie assistait elle-même à sa propre déchéance, car elle dut enregistrer un édit qui divisait fort utilement l’immense ressort du parlement de Paris entre six nouvelles cours, établies à Blois, Arras, Châlons-sur-Marne, Clermont, Lyon et Poitiers. S’appuyant, en matière d’administration judiciaire, sur les principes les plus sages et les plus neufs pour le temps, le même édit supprimait la vénalité des charges, constituait la gratuité de la justice à tous ses degrés, et promettait un code uniforme pour toute la monarchie. Enfin, dans un dernier lit de justice tenu le 15 avril, en revendiquant pour lui seul la plénitude de l’autorité politique, le roi proclamait la séparation permanente du pouvoir judiciaire et du pouvoir législatif comme loi fondamentale du royaume, annonçant avec la plus entière confiance l’application complète et prochaine de ces principes et d’un ordre nouveau à toutes les provinces de la France. L’année 1771 n’était pas encore écoulée que la suppression des parlemens avait été consommée sans résistance, et que ces grands corps, l’appui et la terreur des rois, avaient disparu d’un sol auquel ils tenaient pourtant par de si profondes racines.

Le nouveau parlement, laborieusement recruté par Maupeou, était à tous égards fort inférieur à celui auquel il succédait sans le remplacer. Par une sorte d’application anticipée du principe démocratique, le chancelier avait substitué une magistrature besoigneuse et disciplinée au grand patriciat judiciaire, qui avait du moins des mœurs à la hauteur de son ambition. Il était donc naturel que ni les dédains ni les brocards ne manquassent à cette cohue d’hommes sans fortune et sans notabilité, auxquels la seule volonté d’un ministre mésestimé attribuait un pouvoir qui représentait pour leurs prédécesseurs une large part dans un grand patrimoine. Il y eut donc émeute de palais, émeute muette toutefois, et qui dès lors ne pouvait être de longue durée en pareil lieu. Des avocats aux procureurs, tout le monde commença par faire défaut et par se taire ; mais la phase du silence et d’une ruineuse inactivité fut courte, et n’inspira jamais la plus légère inquiétude au chancelier sur le succès définitif de ses mesures.

Ce serait en effet se tromper gravement que de nier la pleine réussite du coup d’état et de la réforme judiciaire opérés en 1771. Sans servir aucunement la cause de l’autorité royale, en compromettant au contraire celle-ci, comme on va le voir, cette réforme porta aux antiques institutions de la monarchie et aux grandes existences parlementaires qui en étaient demeurées les plus solides supports un coup dont ni les unes ni les autres n’étaient plus destinées à se relever. L’enthousiasme d’un jour qui, à l’avènement du roi Louis XVI, accueillit la restauration des anciens parlemens ne signala point un retour de la confiance publique, et ne rendit pas à ces compagnies souveraines, naguère si respectées, une force morale qui s’en était pour jamais retirée. Ce que la nation salua dans la déclaration du 12 novembre 1774, ce fut moins la condamnation de l’œuvre de Maupeou que le désaveu du despotisme brutal avec lequel cette œuvre avait été accomplie. Ce qui touchait surtout la France dans l’existence des parlemens, c’était la résistance opposée par ces grands corps à l’arbitraire, qu’elle fût ou non fondée en droit. « C’est un des droits les plus utiles au monarque, et les plus précieux aux Français, que d’avoir des corps de citoyens perpétuels et inamovibles, avoués dans tous les temps par les rois et par la nation, qui, en quelque forme et dénomination qu’ils aient existé, concentrent entre eux le droit général de tous les sujets d’invoquer la loi. » Ainsi s’exprimaient les princes du sang dans une protestation mémorable, accueillie par la nation avec des transports de reconnaissance[7].

La France vit moins dans la concession du nouveau roi une résurrection de l’ancienne magistrature qu’un pas de plus vers cette transformation sociale devancée par des aspirations aussi vagues qu’irrésistibles. L’indifférence témoignée par le public aux parlemens dans le cours du règne de Louis XVI, la froideur avec laquelle il suivait leurs débats, l’obligation où ces grands corps se trouvèrent bientôt de prononcer les premiers ce mot suprême d’états-généraux, qui impliquait leur propre déchéance, la promptitude avec laquelle ils disparurent comme des ombres, en 1789, au premier souffle de l’orage, tout constate que Maupeou n’avait pas vainement agi, et que, sans relever la puissance royale, il avait frappé au cœur la puissance parlementaire.

Une opinion a prévalu longtemps au sein d’une école vouée spécialement au culte des prérogatives royales. On a cru que la monarchie était devenue plus forte sous le ministère du duc d’Aiguillon qu’elle ne l’avait été sous celui du duc de Choiseul, et l’on a dit que si Louis XVI, mal conseillé par la frivolité d’un vieillard et par la générosité de son propre cœur, n’avait pas déserté les larges voies jalonnées par le chancelier Maupeou, l’avenir se serait préparé pour l’autorité royale sous de moins sombres auspices. La réponse est des plus simples. C’est à l’influence extérieure conquise par les gouvernemens que se mesure leur force intrinsèque; cette influence ne manque jamais aux entreprises heureuses, elle en est comme le sceau. Or il n’est aucune époque de son histoire où la France ait été plus inutile à ses alliés, plus dédaignée par ses ennemis, plus abaissée à ses propres yeux, que dans les trois années qui s’écoulèrent entre le coup d’état de 1771 et la mort du roi Louis XV.

En prenant le portefeuille des affaires étrangères, le duc d’Aiguillon n’afficha pas la prétention de suivre une politique différente de celle de son prédécesseur; mais s’il continua celle-ci, ce fut avec une autorité personnelle fort amoindrie, car sa haine pour le duc de Choiseul l’avait rendu très favorable au roi de Prusse, et les rancunes de Louis XV ne permirent pas à son ministre de faire à ce prince, déjà tout occupé de ses secrets desseins sur la Pologne, des avances que Frédéric aurait probablement accueillies avec un ironique dédain. Contraint de demander à l’Autriche le maintien d’une alliance devenue plus chère au roi par le mariage de la dauphine, d’Aiguillon rencontra à Vienne des ombrages et des froideurs, gages trop certains d’une trahison prochaine. A Madrid, où l’on affichait pour le noble disgracié des sympathies aussi ardentes que dans la capitale de la monarchie autrichienne, et où le refus de seconder l’Espagne dans une guerre maritime avait porté au comble l’irritation, le pacte de famille. n’était plus qu’une lettre morte, et l’Espagne déclinait tout concert ultérieur avec la France. A Londres, l’on n’avait pas vu sans quelque faveur une administration qui semblait formée pour prévenir une rupture; mais le mépris général encouru par un gouvernement dont les scandales défrayaient toutes les chroniques, la conviction, non moins universelle alors au sein de la Grande-Bretagne, que la France touchait à une crise intérieure d’une portée incalculable, rendaient toute entente difficile entre le cabinet du duc d’Aiguillon et celui du duc de Grafton.

L’isolement de la France était donc complet, et la rupture de tous les anciens liens fédératifs entre les gouvernemens, l’égoïsme profond des cours, entretenu par un scepticisme universel, semblaient prédestiner cette triste époque à l’un de ces coups fourrés où le succès demeure à qui mesure jusqu’où la faiblesse générale permet d’aller dans l’iniquité et dans la violence. Les deux souverains que la philosophie contemporaine avait le plus exaltés, Catherine et Frédéric, donnant tout à coup à la philanthropie, dont ils s’étaient proclamés les disciples, le plus sauvage des commentaires, s’entendirent donc pour faire sortir d’une situation obscure et confuse l’anéantissement d’un peuple poussé à l’anarchie par leurs intrigues, l’extension démesurée de leurs propres états, le remaniement de l’Europe et le déshonneur de la France.

Dès 1769, des entrevues avaient eu lieu entre les instigateurs et les futurs complices de ce grand attentat, et le secret n’en avait été qu’incomplètement révélé par l’Autriche au duc de Choiseul lui-même. Depuis, la Pologne avait laissé succomber les confédérés de Bar malgré de faibles secours timidement envoyés par le cabinet de Versailles, et les Turcs, que M. de Vergennes, alors ambassadeur à Constantinople, avait poussés à la guerre sur l’ordre de M. de Choiseul, s’étaient vus abandonnés après une défaite, œuvre directe de la France. L’influence russe dominait donc sans aucun contre-poids dans l’est de l’Europe en 1771, et le nouveau cabinet français aurait mis autant d’ardeur qu’il en montra peu pour changer cette position, que les résultats définitifs n’auraient sans doute pas sensiblement différé. Si l’Autriche, comme l’affirma toujours le cabinet impérial, n’accéda au partage que parce qu’il était inévitable, et qu’elle ne se crut pas assez forte pour l’empêcher, la présence de Choiseul aux affaires aurait-elle suffi pour décider l’impératrice, vieillie et fatiguée, à engager une lutte directe contre la Prusse et la Russie, avec la seule perspective d’un corps de réserve commandé par les généraux de Rosbach et de Crefeld? Par une conséquence fort naturelle de ses projets contre l’Angleterre, ce ministre avait négligé l’armée, afin de porter sur la marine tous les efforts et toutes les ressources financières du pays. La flotte française, fort nombreuse et fort belle en 1772, aurait été de peu de secours à la Pologne contre ses oppresseurs, et l’Angleterre, demeurée, malgré les insinuations du duc d’Aiguillon, spectatrice impassible d’un crime aussi bien concerté, se serait enfoncée plus obstinément encore dans sa neutralité, si la politique de la France avait été conduite par l’homme d’état dont la pensée fort connue était de prendre sur elle une éclatante revanche. Échapper par la retraite à la crise de 1772 fut donc, comme je l’ai déjà dit, pour Choiseul la dernière faveur d’un sort constamment favorable. Et si, dans l’une de ces heures où le poids de sa dégradation lui semblait insupportable, Louis XV a pu dire que la présence de son ancien ministre l’aurait défendu contre cette ignominie, c’est là une parole qu’un publiciste impartial doit plutôt recueillir que confirmer.

Si la cour de Vienne crut devoir envelopper d’un si profond secret les négociations préliminaires du traité de partage[8], c’est qu’à son avis toute ouverture faite à la France aurait compromis les intérêts de l’Autriche sans sauver la Pologne, que Louis XV n’avait ni la volonté, ni le pouvoir de servir efficacement. Ce prince entendait en effet finir sa vie sans orages, et ce dernier vœu de son indolence pouvait être considéré comme exaucé depuis le succès du coup d’état de 1771, quoique le trouble des esprits se fût accru par la violence qui les avait momentanément comprimés. Le triumvirat n’avait pas tardé à se diviser. Maupeou, infatué de sa victoire, se voyait livré par ses collègues comme le sont presque toujours après le succès les instrumens compromis. Terray, en récompense de l’argent qu’il avait pris dans toutes les poches, aspirait à la simarre et à la pourpre. Le duc d’Aiguillon conservait seul l’attitude d’un personnage qui avait cherché dans le pouvoir un triomphe sur ses ennemis plutôt qu’un avantage pour lui-même. Expression du royalisme le plus exalté, la comtesse Du Barry était la seule inspiratrice des résolutions d’un conseil où les libelles d’Amsterdam et de Londres[9] jetaient plus de trouble que le partage de la Pologne. L’influence de la favorite était alors tellement établie que le royaliste Voltaire, charmé du triomphe remporté par Maupeou sur les veaux et sur les tigres, saluait du nom d’Égérie la nymphe de Luciennes, en la remerciant des coquetteries et des baisers qu’elle voulait bien lui adresser à Ferney[10].


IV.

Ainsi s’avançait vers son terme ce règne de cinquante-neuf ans. Durant ce demi-siècle, la France avait subi des désastres inconnus depuis les premiers Valois; elle avait perdu les Indes, le Canada et la Louisiane, et son gouvernement venait de dépasser dans la paix les humiliations et les malheurs de la guerre. La rivalité de Terray et de Maupeou, les édits bursaux du contrôleur-général, les cupidités des frères Du Barry, tels étaient les bulletins que Versailles envoyait depuis trois ans à cette nation dévorée par la fièvre de la pensée, et dont l’Europe s’était faite la satellite. Ce fut donc avec une indifférence où le mépris éclatait plus que la haine que la France se vit à la veille de changer de maître. Après quatre jours de maladie, Louis XV mourut le 10 mai 1774, ne pouvant invoquer pour fléchir la miséricorde de Dieu et la sévérité de l’histoire que la perversion générale du temps et l’influence de séductions peut-être irrésistibles.

Cette mort est plus qu’une date ordinaire, car elle marque la fin d’un ordre social tout entier. Les années qui s’écoulèrent de 1774 à 1789 appartiennent plus par leur caractère à l’ère de la révolution qu’à celle de l’ancien régime. Les édits de Turgot, le compte-rendu de M. Necker, la guerre d’Amérique, la convocation des états-généraux, le doublement du tiers, tous ces événemens politiques sont étrangers aux idées comme aux sentimens qui avaient prévalu en France depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. La vieille monarchie était enfermée dans le cercueil du vieux roi.

Parmi tant d’aspects qu’il me resterait encore à faire ressortir dans la longue vie de Louis XV, il en est un plus important que tous les autres. En suivant les phases diverses de ce règne, on voit la confiance se retirer jour par jour, je dirai presque heure par heure, d’un pouvoir auquel l’idolâtrie de la nation avait commencé par passer jusqu’aux plus coupables faiblesses. Enfin la scission est devenue si profonde qu’un roi corrompu meurt et disparaît comme une escarre qui se détache d’un corps vigoureux, sans que, dans sa profonde indifférence pour l’autorité, ce peuple, déjà soulevé comme un tourbillon par le souffle de mille énergies nouvelles, s’enquière même des qualités, des vertus et des intentions de son nouveau maître. Ainsi s’explique durant les dernières années de Louis XV ce calme hautain des esprits en présence des hontes cumulées de la guerre et de la paix. Livrée aux théoriciens, la France vers la fin du XVIIIe siècle n’appartenait plus à son gouvernement : aussi ne parut-elle pas même s’inquiéter d’un abaissement qui ouvrait un champ plus libre à l’application des théories nouvelles.

Comment s’étonner de cette disposition générale quand les nations victorieuses suivaient avec un entraînement irrésistible l’impulsion du peuple dont elles avaient triomphé? L’influence des idées françaises fut en effet beaucoup plus grande au dehors durant le règne si abaissé de Louis XV qu’elle ne l’avait été sous celui de son glorieux prédécesseur, engagé contre la moitié du continent dans une lutte ardente d’intérêts et de croyances. Au XVIIe siècle, l’Allemagne presque tout entière était encore fermée à l’influence française; les deux péninsules, gouvernées par une branche de la maison d’Autriche, n’y résistaient pas moins énergiquement. Dominée dans les arts comme dans les lettres par une inspiration nationale encore puissante, l’Espagne de Calderon et de Quevedo n’empruntait rien à la France de Corneille et de Molière. Durant notre grand siècle littéraire, l’Italie, qui n’était point encore la patrie francisée de Filangieri et de Beccaria, nous imposait son joug plutôt qu’elle ne subissait le nôtre. Si, pendant la courte époque de la restauration des Stuarts, les courtisans de Charles II singeaient à Windsor Fontainebleau et Versailles, la nation anglaise demeurait aussi étrangère à nos chefs-d’œuvre que nous l’étions aux siens, et l’avènement de Guillaume III éleva jusqu’au temps de la régence une barrière d’airain entre les deux peuples. Du vivant de Louis XIV, l’Europe connaissait plus nos grands généraux que nos grands écrivains, et notre langue était à peine parlée dans des capitales où, quarante ans plus tard, l’usage en devint universel. Le XVIIIe siècle força seul, il faut bien le reconnaître, le blocus formé par les Pyrénées, les Alpes, la Manche et le Rhin : c’est lui qui a fait rayonner les idées françaises de Paris à Pétersbourg, à Berlin, à Londres, à Naples et à Madrid; c’est Voltaire qui a popularisé Racine, ce sont les incrédules qui ont fait connaître à tous les peuples policés Pascal et Bossuet. Frédéric et Catherine, correspondans ordinaires des philosophes, Stanislas-Auguste, l’ami presque respectueux de Mme Geoffrin, Gustave III, Christian VII, Joseph II, Léopold de Toscane, tous les ministres des Bourbons à Madrid, à Naples et à Parme, vivaient par la pensée dans la cité fatidique dont aucune défaite ne voilait la splendeur, dont aucun scandale n’infirmait la puissance. Le premier devoir, comme le plus grand bonheur des princes, était de la visiter en déposant à ses portes tout l’appareil de leur grandeur, et lorsque cette joie suprême leur était interdite, on les voyait s’incliner respectueusement vers elle comme les musulmans vers la ville sainte. Il n’était guère d’années où ne s’accomplît l’un de ces royaux pèlerinages durant lesquels de simples hommes de lettres rendaient en popularité à d’augustes visiteurs plus qu’ils n’en recevaient en prévenances ou en bienfaits. Des missions accréditées maintenaient d’ailleurs des relations journalières entre le centre intellectuel du monde et la plupart des cours. A l’affût des nouvelles de Ferney et de la chronique de l’Académie comme un ambassadeur l’est aujourd’hui des secrets d’une chancellerie, le baron de Grimm, faisant voyager ses courriers chargés des petits vers de Voltaire et de la lourde prose de son ami Diderot, voyait ses services littéraires rémunérés comme des services diplomatiques.

Le moyen qu’un peuple aussi gâté par les rois ne prît pas au sérieux son génie, sa gloire, cette prochaine régénération de l’humanité annoncée par la philosophie contemporaine? Comment s’étonner des enivremens d’une société où l’orgueil de l’esprit couvrait toutes les faiblesses du cœur, et qui, libre de tout frein dans la conduite, de toute limite dans les espérances, croyait marcher vers la vérité par la voie douce et fleurie d’un épicurisme pratique? Sans ouvrir ici un débat sur la philosophie du XVIIIe siècle, ces études demeureraient sans conclusion si je ne disais en les terminant quelque chose de l’influence qu’allaient exercer sur l’avenir les idées à la naissance desquelles on vient d’assister.

Que de soucis l’observateur attentif ne devait-il pas prendre des vagues perspectives au-devant desquelles chacun courait avec une si radieuse confiance! Les seules révolutions faciles, je dirai volontiers les seules qui réussissent, sont celles dont le but est par avance nettement défini. Telle fut la révolution de 1688 en Angleterre, telle fut encore, dans le temps même qui nous occupe, celle de 1772 en Suède, entreprise afin de rendre à l’autorité royale un pouvoir malhabilement exercé par une oligarchie; mais combien la France du XVIIIe siècle était loin de cette netteté dans les vues, de cette précision dans les moyens! combien surtout elle était loin de cette entière possession d’elle-même, si nécessaire aux jours de crise! Il ne s’agissait pas seulement pour ce pays, échauffé par toutes les passions, de modifier la forme de son gouvernement, de réformer à la lumière de l’expérience des abus introduits par le temps : ses idées étaient cosmopolites et indéfinies comme ses espérances; on eût dit qu’il avait résolu tous les problèmes dans ce monde et dans l’autre. Jamais pourtant l’anarchie des intelligences n’avait été aussi profonde qu’à la veille du jour où le plus agité des peuples, émancipé de toutes les croyances et de tous les pouvoirs, allait statuer sur son propre sort; jamais plus de nuages ne s’étaient interposés entre le cœur de l’homme et les vérités qui l’illuminent. Dans ces brillantes agapes, où, sous l’éclat des lustres et le sourire de beautés faciles, les maîtres de l’opinion venaient apporter chaque soir le contingent de leurs téméraires investigations, le spiritualisme de Descartes ou de Platon n’aurait guère été plus à l’aise que l’orthodoxie de Bossuet ou de saint Augustin. Nié par d’Holbach, injurié par Diderot, débattu par d’Alembert comme une pure hypothèse, Dieu n’avait guère pour lui que la protection de Voltaire, résolu à l’inventer au besoin, et ce Dieu de précaution, plus logique que vivant, plus démontré que senti, ressemblait fort à un gendarme placé dans le ciel afin de faire la police sur la terre, pour empêcher les heureux du monde de s’y voir serrés de trop près par les pauvres et par les petits.

Les publicistes étaient encore plus divisés que les philosophes. L’Esprit des Lois et le Contrat social s’élevaient comme deux drapeaux autour desquels se groupaient déjà deux armées. L’un de ces livres recommandait le gouvernement par l’expérience et par les intérêts, faisant ainsi de la politique un art; l’autre transformait celle-ci en une science exacte fondée sur des principes absolus et sur des droits imprescriptibles. Pendant que Montesquieu, tout plein des enseignemens de l’histoire et de l’autorité des grands exemples, organisait l’école anglaise et suscitait Delolme, Rousseau enfantait Raynal, dont les fureurs déclamatoires enflammaient les espérances et les haines démagogiques. Ainsi dès la fin du règne de Louis XV se dessinaient les champs de bataille qu’allaient bientôt occuper toutes les grandes factions, et les écrits des chefs d’école laissaient déjà pressentir sous quelles influences la France passerait bientôt de la tradition monarchique à l’utopie républicaine, du déisme de Rousseau et de Voltaire à l’athéisme d’Hébert et de Chaumette. Dans la sphère des intérêts positifs, le désaccord n’était pas moins sensible que dans celle des théories politiques. Deux camps partageaient la bruyante école des économistes, entre lesquels Turgot se portait en vain comme médiateur. Pendant que Quesnay poussait à l’élévation du prix des denrées afin d’augmenter le produit net, Gournay n’avait d’autre souci que d’abaisser ce prix par l’effet d’une concurrence illimitée. Avec un esprit moins droit que son cœur, Mably jetait dans son Traité de la Législation les fondemens du socialisme, et Morelly en esquissait déjà dans son Code de la Nature les créations les plus excentriques. C’était donc sous le souffle de toutes les tempêtes que la nation allait reconstruire l’édifice vermoulu de ses institutions et de ses lois.

De confuses innovations et d’opiniâtres résistances furent les deux écueils contre lesquels se heurta tour à tour le pouvoir appelé à présider aux nouvelles destinées de la France. Dès le jour de son avènement à la couronne, l’infortuné successeur de Louis XV fut ballotté entre une révolution insatiable dans ses vœux et un vieux régime systématiquement rebelle à toutes les réformes tentées pour la prévenir. Du lit de mort de l’aïeul à la convocation des états-généraux faite par le petit-fils, cette double tendance se révèle par un constant antagonisme, et les quinze premières années du règne de Louis XVI, soumises à ces deux influences contraires, ne sont qu’un abune de contradictions et d’incohérences. D’une part le nouveau roi reconstituait en effet les anciens parlemens, de l’autre il appelait au ministère Turgot, le plus accrédité des réformateurs, laissant le soin de concilier ces deux mesures à un homme tel que M. de Maurepas, incapable même de comprendre qu’elles s’excluraient mutuellement. Faire remonter sur leurs sièges les anciennes compagnies souveraines détruites par Maupeou, c’était renoncer au bénéfice d’un coup d’état dont un autre règne avait assumé le péril. Répudier gratuitement une organisation excellente qui mettait la justice à la portée et sous la main de tous les Français, opérer après quatre années une complète restauration parlementaire lorsque celle-ci n’était point exigée par l’opinion, et rendre à ces antiques corporations le droit de remontrance dont elles avaient usé contre tous les progrès administratifs, c’était enivrer d’orgueil la magistrature et la rendre beaucoup plus forte que la couronne; c’était donner, à la veille de réformes proclamées indispensables, des organes à tous les intérêts égoïstes, à tous les préjugés de corps et de caste qui, durant deux siècles, avaient découragé de toute amélioration les pouvoirs modérés sans beaucoup arrêter les pouvoirs tyranniques. En agissant ainsi, on mettait en même temps contre soi les influences trop éprouvées du passé et les chances nouvelles et inconnues de l’avenir. En conseillant un tel acte à Louis XVI, le comte de Maurepas n’en soupçonnait pas les conséquences, si faciles à prévoir qu’elles pussent être. Persuadé que des arrêts ne tiendraient jamais contre des bons mots, et qu’un homme nourri comme lui dans le sérail ferait reprendre sans effort aux compagnies judiciaires les allures bruyamment inoffensives des temps de sa jeunesse, le ministre, qui se croyait aux jours du cardinal de Fleury, n’avait vu dans le rappel du parlement qu’un moyen de fermer pour jamais l’accès des affaires aux ministres du dernier roi. Ce rappel était le sceau mis à l’exil de ses rivaux et à celui de Mme Du Barry, enfermée dans l’abbaye de Pont-aux-Dames par une lettre de cachet plus cruelle pour ses pieuses hôtesses que pour l’ancienne favorite elle-même.

La grave mesure qu’avait conseillée à l’inexpérience d’un roi de vingt ans celle d’un ministre presque octogénaire avait reçu le plus étrange des commentaires par l’appel au ministère d’un homme illustre dont les idées étaient radicalement incompatibles avec celles des parlemens. L’on pourrait deviner, si l’on ne le savait d’ailleurs avec certitude, que Turgot, appelé au conseil de Louis XVI au mois d’août 1774, y fut l’antagoniste le plus ardent de la résolution du mois de novembre. Demander pour les réformes, même les plus modestes, projetées par cet économiste la sanction et l’enregistrement parlementaires, c’était ou lui ménager une déception personnelle, ou préparer à la royauté un conflit avec les cours souveraines, perspective dont, en les rappelant, elle semblait répudier jusqu’à la pensée. Il serait difficile de déterminer, d’après les actes accomplis par Turgot, ou même d’après ses écrits, l’ensemble des idées que l’ancien intendant de Limoges aspirait, au début de sa trop courte carrière ministérielle, à faire prévaloir dans le gouvernement de son pays. Pour Turgot comme pour Necker, la partie constitutionnelle des réformes demeurait obscure et voilée. Voulant opposer un frein à l’arbitraire, ni l’un ni l’autre ne paraissaient cependant avoir d’idées arrêtées sur le mécanisme des institutions politiques, étant ainsi tous deux beaucoup plus propres à prévenir une révolution par leur prudence qu’à l’accomplir par leur fermeté.

Turgot entrevoyait plus nettement l’urgente nécessité d’attribuer une large part aux influences locales dans le maniement des affaires publiques; il projetait une libérale reconstitution des corps municipaux, dont les droits et jusqu’à l’existence avaient été sous les deux derniers règnes l’occasion des plus scandaleux trafics; il aspirait enfin à compléter ce système par la création d’administrations provinciales pour toute la monarchie. Mais c’était sur des intérêts d’un ordre différent que le chef des économistes portait surtout l’ardeur de ses investigations et la courageuse passion de son esprit. Faire disparaître jusqu’à la dernière trace du régime féodal dans la condition des propriétés et dans celle des personnes, supprimer les maîtrises et les jurandes, où l’esprit de monopole avait étouffé la pensée première de protection, provoquer par l’entière liberté du commerce l’abaissement des prix et l’union définitive des provinces, convertir des taxes multiples en un impôt territorial applicable aux propriétés de la noblesse comme à celles du clergé, cadastrer toutes les terres afin de donner une base certaine à l’impôt, établir l’uniformité des poids et mesures, proclamer la liberté de conscience en rendant la plénitude de leurs droits civils aux protestans, codifier des lois issues d’une double source, adoucir une législation criminelle dont le caractère sanglant exerçait sur les mœurs publiques une influence trop peu remarquée[11], telles étaient les vues hardies qu’apportaient aux affaires M. de Turgot et M. de Malesherbes, son ami. La moitié de l’œuvre de la constituante pesait sur les épaules d’un seul homme, et cet homme-là avait contre lui les dédains du chef du cabinet, les hésitations du jeune roi, et la ligue des parlemens, tout prêts à mettre le royaume en feu plutôt que de permettre l’accomplissement des moins inoffensives entre tant de réformes promises ou espérées. Son sort était écrit.

Calme et affectant une grande confiance au sein de périls aggravés d’heure en heure par l’étroite entente de ses ennemis, Turgot résolut de faire une première épreuve de la décision d’un roi auquel l’amour du bien n’en donnait point le courage. Au commencement de 1776, il promulgua donc six édits très limités dans leurs dispositions, mais très significatifs par la pensée dont ils étaient l’expression calculée. L’un supprimait les jurandes et communautés de commerce, l’autre les corvées pour les grandes routes, en leur substituant une contribution spéciale à percevoir sur les privilégiés comme sur les autres sujets du roi. Quatre édits d’une importance théorique moins considérable concernaient l’administration de la ville de Paris et celle de divers établissemens particuliers, replacés sous le régime de la liberté industrielle, devenue loi fondamentale de la monarchie. Un tel programme pouvait sembler modeste pour conjurer une révolution ; il fut pourtant réputé téméraire dans cette vieille France où les ruines accumulées élevaient partout des obstacles sans présenter nulle part de point d’appui. Depuis la mort de Louis XV, tous les corps menacés avaient si bien immolé leur passion à leur sécurité que Turgot avait compris qu’il était vaincu même avant d’avoir engagé la lutte. Le clergé proclama la religion perdue, si les propriétés de l’église étaient jamais cadastrées; les magistrats se déclarèrent prêts à descendre de leurs sièges plutôt que d’accepter, même sous la forme d’une contribution pécuniaire, une part quelconque dans la corvée, signe de roture et presque de servage; les gentilshommes ne défendirent pas dans les salons leurs privilèges et leurs immunités avec plus de passion que les chefs de corporation dans les ateliers. L’on oublia ses dédains, ses griefs, son histoire tout entière, afin de marcher de front contre l’ennemi commun, de telle sorte que le roi fut bientôt circonvenu dans sa cour, dans sa vie domestique, et jusque dans le sanctuaire de sa conscience.

L’enregistrement des édits ayant été refusé et le parlement se préparant à signaler son rétablissement par les remontrances les plus menaçantes, la royauté se trouva mise au pied du mur, et entrevit dès lors la gravité des obstacles qu’elle s’était gratuitement préparés dans l’accomplissement d’une tâche déjà si laborieuse. Résolu à soutenir le seul homme qui avec lui aimât le peuple, selon la douce parole sortie de son cœur paternel, Louis XVI fit comparaître devant son trône ces magistrats qu’il venait d’arracher à une retraite qu’aurait bientôt sanctionnée l’oubli. Le 12 mars 1776, il déploya dans un lit de justice l’appareil d’une omnipotence contre laquelle protestait sa timidité, et en ordonnant d’autorité royale l’enregistrement immédiat des premières mesures préparées pour opérer par des voies pacifiques une transformation nécessaire, il donna au parti des réformes un gage de ses sympathies, pendant qu’il laissait pressentir à ses adversaires, par son embarras visible, que ce gage serait probablement le dernier. Un tel effort en effet avait épuisé son courage, et Turgot lisait chaque jour dans les regards inquiets du roi, dans la froide attitude de la reine et la physionomie réservée de la cour, qu’on le tenait pour téméraire lorsqu’il se trouvait lui-même trop timide. La régénération d’un grand peuple par l’initiative éclairée du pouvoir n’était pas possible dans de telles conditions, car, pour la conduire à bonne fin, il aurait à peine suffi de l’accord de l’héroïsme avec le génie, et de la plus sagace prévoyance unie à la résolution la plus inflexible. Quelques semaines après le lit de justice, Malesherbes et Turgot remirent donc au roi des démissions qui soulagèrent son âme en l’attristant, et la magistrature crut avoir sauvé la France en y mettant aux prises l’esprit de l’ancien régime et celui de la révolution. Ce fut sa dernière œuvre, et elle en porte toute la responsabilité devant l’histoire.

Trois forces avaient constitué par leur balancement le régime dont nous venons de suivre les phases principales depuis le commencement du XVIIIe siècle jusqu’à l’avènement de Louis XVI. Ces trois forces, issues du travail des âges, étaient les parlemens, derniers représentans accrédités de l’opinion depuis l’anéantissement du régime municipal et la mise en oubli des états-généraux; la cour, qui avait annulé la noblesse, si puissante encore dans la première moitié du XVIIe siècle; la royauté, pouvoir unique désormais dans l’ordre politique et presque dans l’ordre religieux.

De ces trois forces, les deux dernières avaient eu des destinées qu’on pourrait appeler inévitables. Il était impossible qu’une puissance pour laquelle les lois mêmes de l’ordre moral avaient été comme suspendues n’abusât pas d’une tolérance dont la responsabilité portait beaucoup plus sur le pays que sur elle-même. D’un autre côté, il était moralement certain que l’excès du respect conduirait un jour à l’excès du dénigrement, et cette réaction, éclatant tout à coup sous le meilleur et le plus faible des rois, fut à elle seule la révolution tout entière. La cour eut également un sort facile à pressentir. Le luxe que la royauté lui avait systématiquement imposé engendra des besoins immenses, auxquels le prince eut seul la charge dangereuse de pourvoir, Versailles devint donc un gouffre où s’écoula la richesse publique, et la noblesse n’apparut bientôt au pays que comme une méchante contrefaçon de ce monde exclusif, avec lequel l’aristocratie provinciale n’aspirait plus qu’à se confondre, au détriment de son influence et de sa fortune. Les dédains des courtisans pour les gentilshommes furent rendus par ceux-ci aux professions libérales avec une rudesse que ne tempérait pas l’élégance de Versailles. Aussi faut-il signaler dans le cours du XVIIIe siècle une transformation subite, d’un caractère très alarmant pour l’avenir. La noblesse, qui vivait encore sous Louis XIV en bons termes avec la bourgeoisie, s’en sépare par sa morgue et ses prétentions; elle prend, jusque dans les provinces les plus reculées, les idées et les allures de Saint-Simon au moment même où l’embarras de ses affaires étend et vulgarise à peu près partout l’usage des mésalliances. On se rapproche, mais pour se détester, et non pour se confondre, de telle sorte qu’au lieu de provoquer l’émulation, les avantages de la naissance suscitent de secrètes et profondes colères. M. Jourdain se fait démocrate, et depuis qu’il n’aspire plus à l’honneur de faire parler de lui au lever du roi, il trouve naturel de haïr le roi lui-même à titre de premier gentilhomme de son royaume. Ainsi, dans cette société si menacée, vient se joindre à la lutte ardente des passions et des doctrines l’énervant travail de toutes les vanités blessées.

Une seule de ces trois forces aurait pu faire contre-poids aux tendances des deux autres. Les parlemens disposaient au XVIIIe siècle d’une immense autorité morale, pleinement justifiée par leurs vertus, leurs lumières et l’ensemble d’une existence généralement grave et pure. En contact journalier avec la bourgeoisie, dont ces grands corps formaient la tête, ils exerçaient une influence simultanée sur la haute administration, à laquelle ils fournissaient ses membres principaux, et sur le peuple, qui les voyait s’émouvoir seuls du soin de ses intérêts et de l’amertume de ses souffrances. Quoique sans titre constitutionnel à une action politique, les parlemens étaient donc alors des intermédiaires presque nécessaires entre la royauté et le pays. S’ils avaient accueilli les projets utiles, les innovations fécondes, avec le même empressement qu’ils mirent à s’en déclarer les ennemis, si du ministère de Richelieu à celui de Turgot ils n’avaient pas opposé un systématique veto à toutes les idées nouvelles, s’ils s’étaient inspirés enfin de l’esprit du patriciat britannique, qu’ils dépassaient en savoir comme en vertus, et s’ils avaient protégé la couronne contre des périls sérieux, au lieu de combattre des usurpations chimériques, les parlemens auraient pu rendre à la France le plus signalé service qu’un peuple soit en mesure de recevoir, celui de prévenir une révolution en la rendant inutile. Malheureusement la magistrature française, si admirable dans l’exercice de ses fonctions, avait des instincts éminemment contraires à un pareil rôle, et jamais de plus nobles qualités ne furent dépensées avec un éclat plus stérile. Dans ces jours d’impuissance et d’entêtement, une sénilité frivole parut devenir le caractère des hommes comme celui des choses. Cette société, qui n’a plus assez de vie pour se transformer, est représentée par des types qui reflètent son génie tout entier : c’est Calonne, brouillon hardi, qui rassure la cour en la trompant; c’est le cardinal de Brienne, où l’homme du monde ne laisse plus soupçonner le prêtre; c’est le vieux comte de Maurepas, qui voudrait mettre toute l’histoire de France en chansons; c’est enfin d’Espréménil, qui se refuse à rendre aux protestans le bénéfice d’un état civil, et vocifère contre l’autorité royale avec la verve d’un montagnard : tristes représentans d’une société finie, trop aveugles pour pressentir la tempête et trop faibles pour lui résister !


L. DE CARNE.

  1. Voyez la livraison du 15 janvier 1859.
  2. 15 avril 1765, 24 décembre 1770.
  3. « Je crois fermement, monseigneur, que tous les hommes ont été, sont et seront menés par les événemens. Vous ferez comme tous les grands hommes, qui ont mis à profit les circonstances. Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l’aurez pour ennemie; l’Autriche a changé de système, et vous aussi... Il me semble d’ailleurs que l’amitié de messieurs de Brandebourg a toujours été fatale à la France... Les alliés sont comme les amis qu’on appelait de mon temps au quadrille : on changeait d’amis à chaque coup. Luc (le roi de Prusse) vous a trahi deux fois dans la guerre de 1741, et vous ne le mettrez pas en état de vous trahir une troisième... L’argent amassé par son père a disparu; il est battu avec son exercice. Je ne crois pas qu’il reste quarante familles à présent dans son beau royaume de Prusse. Personne n’y mange de pain blanc ; on n’y voit que de la fausse monnaie, et encore très peu. Les Autrichiens sont vainqueurs en Silésie; il serait plus difficile de le soutenir aujourd’hui que de l’écraser... Si l’on voulait parier, il faudrait, dans la règle des probabilités, parier trois contre un qu’il sera perdu avec ses vers, ses plaisanteries, ses injures et sa politique, tout cela étant également mauvais. » (Correspondance générale, 13 juillet 17(51.)
  4. «Mon colonel, mon protecteur Messala, je vous dois tout..., car c’est par vous que mon horrible désert a été changé en un séjour riant, que le nombre des habitans est triplé ainsi que celui des charrues, et que la nature est changée dans ce coin qui était le rebut de la terre... Je n’ai que des grâces à vous rendre; je vous conjure seulement de vouloir bien recommander à M. de Beauteville (le résident de France à Genève) votre décrépite marmotte, qui vous adorera du culte d’hyperdulie, tant que le peu qu’il a de corps sera conduit par le peu qu’il a d’âme. Monseigneur sait-il ce que c’est que le culte d’hyperdulie? Pour moi, il y a soixante ans que je cherche ce que c’est qu’une âme, et je n’en sais encore rien. » — Mars 1766.
  5. «Il y a des gens qui ont toujours l’à-propos, il y en a même qui en ont jusque dans leur existence. M. de Choiseul est de ce nombre. Jamais homme n’arriva plus à temps pour son bonheur et son éclat. Louis XV, par son caractère, sa faiblesse et par quelques qualités, fut précisément le monarque nécessaire à la gloire de son ministre. Sous Louis XIV, M. de Choiseul eût paru mesquin : tout n’est que comparaison; le siècle et le monarque étaient trop imposans pour lui. Sous Louis XV au contraire, tout s’étant amoindri, jusqu’au trône même, il s’est trouvé dans son cadre. Il n’aurait sous d’autres rapports nullement convenu à Louis XVI, qui le rappela de son exil, mais sans s’en servir. Il n’arriva donc ni trop tôt ni trop tard. Savoir naître à temps est souvent le secret et la cause réelle de beaucoup d’existences brillantes qui nous éblouissent. » (Mémoires du baron de Bezenval, t. Ier, p. 216.)
  6. Il faudrait même ajouter que l’institution des quatre parlemens de Pau, Metz, Besançon et Douai n’avait eu lieu que dans le cours du XVIIe siècle.
  7. Cette protestation fut signée au mois d’avril 1771 par tous les princes, à l’exception du comte de La Marche, de la maison de Conti.
  8. Traité du 5 août 1772.
  9. Les parlementaires avaient organisé au dehors une presse dont l’activité et la violence rappelaient celle des réfugiés. Parmi un assez grand nombre de publications, il suffira de rappeler la plus considérable, le Journal de la révolution opérée dans la constitution de la monarchie françoise par M. Maupeou, chancelier de France. Ce journal en cinq volumes in-12, publié à Londres, va des premiers jours de mai 1771 au 10 mai 1774.
  10. Quoi ! deux baisers sur la fin de ma vie !
    Quel passeport vous daignez m’envoyer!
    Deux, c’en est trop, adorable Égérie,
    Je serai mort de plaisir au premier.

    Vous ne pouvez empêcher cet hommage,
    Faible tribut de quiconque a des yeux.
    C’est aux mortels d’adorer votre image ;
    L’original était fait pour les dieux.

  11. On n’étudie pas le XVIIIe siècle sans demeurer frappé des conséquences immorales que ne pouvaient manquer d’amener pour la population parisienne la fréquence et le hideux appareil des exécutions criminelles. En lisant le Journal de Barbier, en parcourant la collection du Mercure et de la Gazette de France, on est étonné de la place considérable que tenaient alors les scènes de la Grève dans la vie populaire. C’était comme le théâtre du temps. Le gibet et la roue y fonctionnaient presque périodiquement, et l’on voyait durant des journées entières des malheureux s’y tordre dans une lente agonie. Quelquefois le programme était varié par la décollation et même par le bûcher; durant le règne de Louis XV, j’en ai annoté plusieurs exemples. La torture avait ses héros et ses légendes, entretien journalier de la génération qui, après avoir commencé par voir tenailler Damiens, devait finir par se partager les membres de Foullon.