La Philosophie des Juifs – Maïmonide et Spinoza

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LA
PHILOSOPHIE DES JUIFS

MAÏMONIDE ET SPINOZA

I. Le Guide des Égarés, par Moïse ben-Maimoun, dit Maïmonide, traduit en français pour la première fois par M. Munk, de l’Institut[1]. — II. Mélanges de Philosophie juive et arabe, par le même[2]. — III. Études orientales, par M. Adolphe Franck, de l’Institut[3].

Que savait-on de la philosophie des Juifs il y a quelques années ? Rien, ou fort peu de chose. On n’ignorait pas qu’il avait existé chez les fils dispersés d’Israël une doctrine fort ancienne, nommée kabbale ; mais quoi de plus obscur ? Pour désigner quelque chose d’impénétrable, on disait volontiers : c’est kabbalistique. Et quant à cette autre philosophie des Juifs, non plus mystérieuse et ésotérique, mais enseignée ouvertement par les rabbins et se donnant pour orthodoxe, on ne la connaissait pas mieux. On avait entendu citer par les Juifs le grand Maïmonide et son fameux Guide des Égarés (Moré Neboukhim) ; quel était l’esprit, le sens de ce monument de la sagesse hébraïque ? Les plus doctes l’ignoraient. Leibnitz, qui lisait tout et voulait tout comprendre, ne savait de la kabbale que ce que lui en avait appris son ami le baron Knorr de Rosenroth, l’auteur de la Kabbala denudata, et pour déchiffrer le Moré Neboukhim il n’avait que la mauvaise version latine de Buxtorf[4].

Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, grâce à deux savans hommes, à deux maîtres en littérature hébraïque, M. Adolphe Franck et M. Munk. Depuis les mémoires de M. Franck sur la kabbale, la doctrine renfermée dans les livres du Zohar et du Sepherlecirah a cessé d’être une énigme. À la fois philosophe et philologue, M. Franck a porté la lumière dans ce chaos, et s’il n’a pas dissipé toutes les obscurités des livres kabbalistiques, il en a du moins fixé avec autorité le caractère, mesuré la portée, indiqué les origines. C’est là un service capital rendu à la science. M. Franck vient d’y ajouter encore en publiant un précieux volume d’Études orientales, où, parmi d’autres recherches curieuses, on trouvera de nombreux matériaux pour l’histoire des idées philosophiques et religieuses des Hébreux[5]. Ce que M. Franck faisait, il y a vingt ans, pour les doctrines secrètes des Juifs, M. Munk vient de l’entreprendre pour leur philosophie officielle et publique. Il nous donne en belle et bonne langue française le principal monument de cette philosophie, le Guide des Égarés[6]. Désormais nous pouvons lire Maïmonide avec d’autant plus de facilité que nous trouvons auprès de lui un commentateur assidu qui à chaque pas nous soutient et nous guide, car il ne suffisait pas, pour nous faire comprendre le Moré Neboukhim, d’une connaissance profonde des antiquités hébraïques ; il fallait y joindre une érudition variée, notamment l’intelligence des écrits d’Aristote, maître favori de Maïmonide. Grâce à Dieu, M. Munk n’est pas seulement un hébraïsant consommé, c’est un savant universel pour qui la philosophie grecque n’a pas de secrets. Ajoutez que cette vaste érudition est chez lui au service d’un esprit supérieur, où la netteté française se marie heureusement avec la finesse, la souplesse et la vigueur hébraïques.

À part son grand caractère d’utilité générale, la publication de M. Munk a le mérite de l’à-propos. Elle semblé arriver à point nommé pour résoudre un problème historique fort agité en Allemagne et en France dans ces derniers temps, et qui suscitait hier encore de très vifs débats au sein d’une savante compagnie : nous voulons parler de la question des véritables origines du panthéisme de Spinoza. Depuis que la philosophie cartésienne a été parmi nous l’objet d’une si vive curiosité et d’un si grand nombre de doctes travaux, on s’était volontiers accoutumé à ne voir dans Spinoza qu’un frère jumeau de Malebranche, un fils de Descartes, fils légitime, bien qu’indocile, et que son père eût volontiers désavoué. Or voici qu’un maître illustre vient tout à coup s’inscrire en faux contre cette opinion, que lui-même a plus que personne contribué à propager. Niant résolument les rapports de filiation les plus essentiels reconnus jusqu’à ce jour entre le disciple et le maître, M. Cousin déclare qu’il faut chercher partout ailleurs que dans Descartes les origines du spinozisme, et nous propose de les demander à la kabbale et au Moré Neboukhim. À ce compte, l’auteur de l’Éthique ne serait plus qu’un fils tardif du vieil Akhiba, un kabbaliste déguisé en cartésien, ou simplement peut-être un disciple hardi de Maïmo-nide, de Moïse de Narbonne, de Léon Hébreu, tout enfin, excepté un fils de Descartes. Et voilà Descartes débarrassé d’un disciple si compromettant, et voilà du même coup la philosophie française à l’abri de ce poids énorme que le nom de Spinoza semblait faire peser sur son repos et ses destinées.

Assurément la question est grave, elle mérite d’être discutée à fond, et si on n’avait pas d’ailleurs toute sorte de bonnes raisons pour lire le grand ouvrage de Maïnionide, ce seul problème vaudrait la peine de s’y arrêter.


I

Mais, avant de parler du Guide des Égarés, il faut en faire connaître l’auteur.

Moïse ben-Maimoun (c’est son véritable nom) est un Juif d’Andalousie du XIIe siècle[7]. Il naquit à Cordoue le 30 mars 1135. Fils d’un homme instruit, son éducation fut libérale. Il eut pour maître aux écoles juives un disciple du fameux Avempace (nom défiguré d’Ibn-Babja) et fréquenta aussi les écoles arabes, où il trouva pour condisciple un fils de l’astronome Geber de Séville (Djâber ben-Allah), bien connu des arabisans. À peine avait-il treize ans que la conquête de Cordoue par Abd-el-Moumen, le farouche et fanatique chef de la dynastie des Almohades, déchaîna sur les Juifs et les chrétiens d’Andalousie la plus terrible persécution. La famille de Maïmonide courba la tête sous l’orage, et pour éviter la mort ou l’exil fît profession extérieure de mahométisme. Étrange effet des violences des hommes, on put pendant dix-sept ans voir agenouillé dans les mosquées celui qui devait être le plus grand docteur de la synagogue, le flambeau d’Israël, la lumière de l’Orient et de l’Occident, un autre Moïse. Toujours en danger à Cordoue, Maïmonide chercha un asile plus sûr à Fez, où la légende a gardé souvenir de son passage, puis à Saint-Jean-d’Acre, puis enfin, après un pieux et périlleux pèlerinage à Jérusalem, il s’établit en Égypte, au vieux Caire. C’est là qu’après trente ans de persécutions et de vicissitudes il devait trouver le repos, et par surcroît la fortune, les honneurs et la gloire. Le sultan Saladin venait de renverser le khalifat des Fatimites et d’étendre sur l’Égypte une domination généreuse. Maïmonide lui fut désigné par la grande réputation qu’il s’était faite en quelques années comme théologien, philosophe et médecin. Sur l’indication du kadhi Al-Fâdhel, il fut choisi pour médecin du sultan et devint un personnage en crédit. On peut voir dans les lettres mêmes de Maïmonide combien son existence fut alors brillante et occupée. « Je te le dirai franchement, écrit-il à Samuel Ibn-Tibbon, qui se disposait à lui faire visite pour jouir de ses entretiens et se préparer à traduire ses écrits de l’arabe en hébreu, je ne te conseille pas de t’exposer à cause de moi aux périls de ce voyage, car tout ce que tu pourras obtenir, ce sera de me voir ; mais quant à en retirer quelque profit pour les sciences ou les arts, ou avoir avec moi ne fût-ce qu’une heure de conversation particulière, soit dans le jour, soit dans la nuit, ne l’espère pas. Le nombre de mes occupations est immense, comme tu vas le comprendre… Tous les jours, de grand matin, je me rends au Caire, et lorsqu’il n’y a rien qui m’y retienne, j’en pars à midi pour regagner ma demeure. Rentré chez moi, mourant de faim, je trouve toutes mes antichambres remplies de musulmans et d’Israélites, de personnages distingués et de gens vulgaires, de juges et de collecteurs d’impôts, d’amis et d’ennemis qui attendent avidement l’instant de mon retour. À peine suis-je descendu de cheval et ai-je pris le temps de me laver les mains, selon mon habitude, que je vais saluer avec empressement tous mes hôtes et les prier de prendre patience jusqu’après mon dîner. Cela ne manque pas un jour. Mon repas terminé, je commence à leur donner mes soins et à leur prescrire des remèdes. Il y en a que la nuit trouve encore dans ma maison. Souvent même, Dieu m’en est témoin, je suis ainsi occupé, pendant plusieurs heures très avancées dans la nuit, à écouter, à parler, à donner des conseils, à ordonner des médicamens, jusqu’à ce qu’il m’arrive quelquefois de m’endormir par l’excès de la fatigue et d’être épuisé au point d’en perdre la parole. »

Tant d’occupations, de devoirs et d’affaires n’empêchèrent pas Maïmonide de se recueillir et de travailler à la composition de ses nombreux ouvrages. Il y en a de trois sortes : d’abord des traités de médecine, puis des écrits purement théologiques, parmi lesquels le plus estimé est la Mischné-Torah, abrégé du Talmud, enfin des traités où la philosophie et la théologie se combinent, et c’est dans cette classe que brille au premier rang le Guide des Égarés, principal titre de l’auteur à l’attention de l’histoire et à l’estime de la postérité ; mais on n’est pas impunément théologien philosophe, même quand on est favori du sultan. Maïmonide fut inquiété pour la liberté et la hardiesse de ses opinions. Un théologien musulman, nommé Aboul-Arab ben-Moïscha, l’attaqua sous prétexte qu’il était retourné au judaïsme après s’être fait musulman. Le voilà convaincu d’être un hérétique relaps, comme aurait dit un juge de notre inquisition. Maïmonide eut besoin, pour parer le coup, de toute la faveur du sultan et de l’adroite intercession de son ministre, le kadhi Al-Fâdhel. Plus tard, un des disciples qu’il avait formés au Caire ayant soutenu à Damas que la résurrection des morts n’est qu’un symbole, un orage éclata dans la synagogue, et, pour ne pas être excommunié par les siens, Maïmonide fut obligé de capituler sur ce point, sauf à revenir à sa doctrine par un détour subtil ; mais ce fut après sa mort, arrivée en 1204, que, n’étant plus contenue par la haute position de Maïmonide à la cour, la colère des orthodoxes en Israël parut dans toute sa violence. Un rabbin de Tolède, Méir ben-Todros-Halevy, déclara que le Moré Neboukhim, sous prétexte de fortifier les racines de la religion, en coupait toutes les branches. De nombreuses communautés, entre autres celles de la Provence et du Languedoc, prononcèrent contre les écrits philosophiques de Maïmonide l’anathème et la peine du feu. D’un autre côté, plusieurs communautés se levèrent pour le défendre. On s’excommunia réciproquement, on ne se fit pas faute d’en appeler au bras séculier. Ce fut un véritable schisme qui s’étendit peu à peu à toutes les synagogues pendant tout un siècle. Au milieu de ces tempêtes, la gloire de Maïmonide a surnagé. Le temps, en calmant les passions et en dissipant les fumées du combat, a fait de plus en plus paraître les véritables traits de cette calme et haute physionomie : science, mesure, étendue. Peu à peu ces dons supérieurs ont exercé leur influence insinuante et victorieuse, d’abord sur les Juifs, bientôt sur les musulmans, et jusque sur les chrétiens. Les théologiens coptes traduisent les écrits de Maïmonide ; les grands docteurs chrétiens du XIIIe siècle, un Albert le Grand, un saint Thomas d’Aquin, les lisent dans des traductions latines et les citent avec respect et admiration. Son nom, partout répandu, reste un glorieux symbole de la hardiesse des idées contenue par un grand esprit de modération et de sagesse.

L’auteur du Guide des Égarés, au début de son ouvrage, en explique l’objet à son cher disciple Rabbi Joseph, fils de R. Jehouda. Cet ouvrage ne s’adresse pas au commun des hommes, ni à de jeunes écoliers, ni même à ces lecteurs d’ailleurs éclairés, mais qui ne veulent savoir que l’interprétation pratique et traditionnelle de la loi ; il est fait pour des philosophes, pour ces sortes d’esprits qui aspirent à pénétrer le sens le plus élevé des traditions. Ceux-là sont souvent indécis et troublés à cause de l’opposition qu’ils rencontrent entre la lettre de l’Écriture sainte et les données de la raison. Faut-il prendre au sens littéral la parole des prophètes ? faut-il n’y voir que des symboles et des allégories ? On ne sait, on hésite, et l’esprit reste en suspens, douloureusement agité. Maïmonide se propose de tirer ces douteurs de leur indécision et de leur perplexité ; c’est pourquoi il intitule son livre le Guide des Égarés, ou, pour traduire plus exactement le texte[8], le Guide des Indécis, dux perplexorum, comme dit l’ancienne version latine de 1520.

Voilà un grand dessein. Maïmonide en mesure la hauteur et les périls avec un sentiment profond d’inquiétude. Aussi se garde-t-il bien d’étaler aux yeux la méthode nouvelle dont il est en possession. Cette méthode en effet n’est pas moins que ce qu’on nomme aujourd’hui l’exégèse rationnelle, ou plus nettement le rationalisme. Le principe général de Maïmonide, c’est que la révélation ne peut être en contradiction avec la raison. Tout récit, toute parole qui heurte la raison doivent donc être ramenés par l’interprétation à un sens raisonnable : il faut y voir une hyperbole, une allégorie, une figure symbolique, et dès lors mettre à l’écart la lettre et chercher l’esprit ; mais cette raison elle-même, qui s’impose ici en maîtresse de l’interprétation et donne des règles à la foi, sera-ce la raison de l’ignorant, de l’homme frivole, du premier venu ? Non, ce sera la raison guidée par la science, soutenue par la droiture du cœur et la pureté de la vie, la raison des sages ; or parmi ces sages » Maïmonide donne un rang tout à fait à part à Aristote.

Cette prédilection veut être expliquée. Maïmonide a étudié la philosophie à l’école des Arabes. Son maître le plus vénéré, ç’a été, non pas Ibn-Rosch (Averroës), comme on l’a faussement cru jusqu’à ces derniers temps, mais Ibn-Sina (Avicenne). Or Avicenne et les Arabes, quand ils s’initièrent aux études philosophiques, trouvèrent établie dans le monde ancien, même à Alexandrie, l’autorité d’Aristote, qui avait prévalu peu à peu sur celle de Platon et absorbé en elle toute l’ancienne philosophie de la Grèce. La science se réduisait alors à commenter les écrits du Stagyrite. Les Arabes ne connurent guère Aristote que par les commentaires de Thémistius, de Philopon, de Simplicius, d’Alexandre d’Aphrodise, et ils ne furent eux-mêmes que des commentateurs. Ainsi se préparait par les Arabes, et bientôt par les Juifs, la domination presque absolue qu’Aristote a exercée sur l’éducation de la pensée moderne. Maïmonide est un des hommes qui ont le plus contribué à cette royauté de l’idée péripatéticienne. Aristote est pour lui le sage par excellence, le philosophe accompli, l’organe presque infaillible de la raison. Interpréter la Bible selon la raison, c’est donc l’interpréter au sens d’Aristote. À ce point de vue, le problème d’exégèse que Maïmonide s’était posé s’identifie avec celui qu’essayèrent de résoudre. un siècle plus tard tous les grands docteurs du christianisme, je veux dire la conciliation de la sagesse divine, représentée par la Bible, avec la sagesse humaine, incarnée dans Aristote. Maïmonide est le précurseur de saint Thomas d’Aquin, et le More Neboukhim annonce et prépare la Summa theologiœ.

La différence est grande toutefois dans les procédés. Au lieu de cette démarche solennelle du docteur angélique allant chercher ses prémisses au plus haut du ciel et de là descendant par degrés sur terre et déroulant la chaîne de ses conséquences, le philosophe de la synagogue, plus hardi au fond, mais discret et modeste en ses allures, commence humblement par des remarques de détail sur quelques versets de la Bible. Saint Thomas déploie et impose sa doctrine ; Maïmonide laisse deviner la sienne et doucement l’insinue.

Ouvrez la Bible. Vous trouverez aux premiers versets de la Genèse ces mots remarquables : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » (Genèse, I, 26.) Que signifie cette parole ? Prendrons-nous le mot image au sens littéral ? Évidemment c’est impossible. Se représenter Dieu par une image, c’est lui donner un corps, c’est l’humaniser. Dieu est l’acte pur de la pensée, l’invisible et immatérielle intelligence. Voilà ce que dit la raison, et il est écrit dans la Bible même : « Tu ne feras pas d’image de l’Éternel. » Aristote et Moïse sont ici d’accord. Que faut-il conclure de là ? Qu’il y a beaucoup de métaphores dans l’Écriture et beaucoup de mots qui ont un double sens. Le mot image (en hébreu celem) veut dire forme extérieure, mais il veut dire aussi forme spécifique. Il faut rejeter le premier sens et s’attacher au second. Au lieu de matérialiser Dieu, on se souviendra que Dieu, c’est la raison même, et comme la raison est la forme spécifique de l’homme ; on comprendra que c’est en tant que raisonnable que l’homme ressemble à Dieu, d’où il suit qu’à mesure qu’il cultive mieux sa raison, il se rapproche davantage du divin modèle.

Maïmonide poursuit cette exégèse hardie et profonde sous son apparente simplicité. Il se demande ce qu’il faut entendre par ces mots de la Bible : « Dieu vit que c’était bien ; » (Genèse, I, passim.) — « Ainsi a dit l’Éternel : le ciel est mon trône. » (Isaie, LXVI, 1.) — « Et l’Éternel descendit sur le mont Sinaï. » (Exode, XIX, 20.) — « Et Dieu remonta au-dessus d’Abraham. » (Génèse, XVII, 22.) — « Maintenant je serai debout, » dit l’Éternel. (Psaumes, XII, 6.) — Peut-on croire que Dieu ait des organes matériels, des yeux, des mains, qu’il soit assis sur un trône d’où il descend et où il remonte ? Ce sont là des expressions manifestement allégoriques. Et la Bible elle-même nous prémunit contre une interprétation grossière quand elle dit : « Et par les prophètes je fais des similitudes » (Hos., XII, 11), ou encore quand elle vante la parole des sages et leurs énigmes. (Prov., I, 6), et quand elle appelle les prophètes des faiseurs d’allégories. (Ézéchiel, XXI, 5.) Les organes corporels attribués à Dieu par la Bible indiquent donc des perfections spirituelles ; les instrumens de locomotion signifient que Dieu est la vie, dont le mouvement est le symbole ; les instrumens de sensation, qu’il est la pensée, forme suprême de la sensibilité ; enfin les organes d’expression, qu’il est la parole, c’est-à-dire qu’il communique l’intelligence.

Tandis que Maïmonide semble se complaire et s’égarer dans cette exégèse un peu minutieuse, on ne tarde pas à voir se dessiner par degrés sous sa main prudente et discrète toute une théorie métaphysique, qui tantôt se découvre et tantôt se voilé, mais qui est évidemment très arrêtée d’avance dans son esprit et appuyée sur une réflexion profonde. C’est la théorie de l’indivisibilité absolue de Dieu.

Si Maïmonide se bornait à opposer aux symboles de l’imagination l’idée d’un Dieu immatériel et infini, il n’y aurait rien là de très original ; mais il a d’autres vues. Il prétend nous amener à reconnaître que Dieu est un, d’une unité absolue et indécomposable, ce qu’il exprime en déclarant que Dieu n’a point d’attributs. La portée de cette doctrine est considérable. Que Dieu soit infini et par suite indéfinissable, que sa nature immense ne puisse être resserrée dans les limites d’une détermination précisé, que toute énumération de ses attributs reste infiniment au-dessous de ses perfections innombrables, ce sont là des opinions très philosophiques, et dont Maïmonide fait ressortir à merveille la vérité par un récit ingénieux tiré du Talmud[9] : « Quelqu’un, venu en présence de rabbi Hanînâ, s’exprima ainsi en faisant sa prière : O Dieu grand, puissant, redoutable, magnifique, fort, craint, imposant… Le rabbi lui dit en l’interrompant : As-tu achevé toutes les louanges de ton Seigneur ? Certes, même les trois premiers attributs, si Moïse ne les avait pas énoncés dans la loi et que les hommes du grand synode ne fussent pas venus les fixer dans la prière, nous n’oserions pas les prononcer. Et toi, tu en prononces un si grand nombre ! Pour faire une comparaison, un roi mortel par exemple qui posséderait des millions de pièces d’or, et qu’on vanterait pour posséder des pièces d’argent, ne serait-ce pas une offense pour lui ? »

Maïmonide fait remarquer subtilement et finement que l’offense consiste ici, non pas à rester au-dessous du nombre des pièces, mais à substituer l’argent à l’or, ce qui signifie qu’entre Dieu et la créature il n’y a pas une simple différence de degrés, de plus et de moins, mais une différence de nature et d’essence. Or, s’il en est ainsi, il ne faut pas dire que Dieu se distingue de la créature par un plus grand nombre d’attributs ; il faut dire que Dieu n’a point d’attributs. Qu’est-ce en effet qu’un attribut ? C’est quelque chose qu’on ajoute à l’essence d’un sujet ; mais il est absurde d’ajouter quelque chose à l’essence infinie de Dieu. Ou bien c’est une simple définition du sujet ; mais définir un sujet, c’est le rapporter à un genre et à une espèce. Or Dieu, étant seul de son genre et de son espèce, se dérobe à toute définition. Ou bien enfin c’est une détermination d’un sujet, c’est-à-dire l’assignation d’un mode particulier d’existence ; mais alors donner des attributs à Dieu, c’est le déterminer, le limiter, c’est transporter en lui les limitations et les modes de la créature : c’est donc diviser son essence et la dégrader.

Toutefois ne fera-t-on pas exception pour quatre attributs qui paraissent n’avoir rien d’incompatible avec l’essence divine : la vie, la puissance, la science et la volonté ? Erreur ! C’est dans notre être inégal et composé que la vie et la pensée, que le savoir et le pouvoir se divisent. En Dieu, tout cela est un. Quel rapport d’ailleurs entre notre science et celle de Dieu ? Ceux qui veulent obstinément attribuer à Dieu la pensée sont obligés d’ajouter qu’il ne pense pas comme l’homme, qu’il ne raisonne pas, qu’il ne se souvient pas. Alors à quoi bon employer le même mot, pour désigner des choses radicalement différentes ? À quoi bon dire de Dieu qu’il possède la volonté et la félicité pour se dédire aussitôt après en déclarant qu’il ne connaît ni l’espérance, ni la crainte, ni la tristesse, ni la joie, en d’autres termes que sa manière d’être n’a aucun rapport avec la nôtre ? Il vaut mieux convenir que nous savons ce qu’il n’est pas ; non ce qu’il est ; Mais quoi ! s’il y a du péril à dire de Dieu qu’il a la sagesse, la puissance, la liberté, ne pourrons-nous pas dire au moins qu’il est, qu’il est un, qu’il possède l’être et l’unité ? Non. Dieu sans doute est l’être des êtres, et il dit de lui-même à Moïse : Ehyé ascher ehyé (ego sum qui sum) ; mais l’être de Dieu n’a aucune proportion, aucune analogie avec l’être des créatures. Maïmonide en donne une raison très remarquable, c’est que dans la créature, qui commence d’être et qui peut finir, l’existence est quelque chose de fortuit et d’accidentel, tandis qu’en Dieu l’existence est nécessaire ; elle ne fait qu’un avec l’essence. Et quant à l’unité, on peut dire assurément et même on ne saurait trop dire que Dieu est un ; mais il faut s’entendre. Les paroles, les formules ne sont qu’un vain bruit, si on ne pénètre pas au-dessous. L’unité dans les créatures est toujours jointe à la multiplicité. Ce n’est pas l’unité pure et absolue » c’est l’unité multiple, l’unité qui se divise et se déploie comme notre intelligence par exemple, qui s’épanouit en images et en idées, ou comme le soleil qui rayonne et resplendit. Toutes ces analogies sont fausses quand on les applique à Dieu. L’unité de Dieu ne souffre aucune division. C’est une unité concentrée et ramassée en soi. Ce qui émane d’elle au dehors, ce n’est plus elle-même, ce sont des êtres sans analogie et sans proportion avec elle, des êtres contingens, divisibles, périssables. Par conséquent on est dupe d’une métaphore trompeuse quand on dit que Dieu possède l’unité.

Mais si Dieu n’a point d’attributs, comment le saisir ? S’il échappe par sa simplicité absolue à toutes les prises de la pensée humaine, comment élever vers lui notre esprit et notre cœur ? Le moyen même d’invoquer son nom, si tout nom donné à Dieu couvre une injure et un blasphème ? Il est vrai, dit Maïmonide, Dieu est ineffable et le seul moyen de l’adorer, c’est le silence. « Pour toi, dit l’Écriture, le silence est la louange. » (Psaumes, LV, 2.) Et encore : « Pensez dans votre cœur, sur votre couche, et demeurez silencieux. » (IV, 5.) C’est pourquoi le nom de Dieu chez les Juifs ne devait être prononcé que dans le sanctuaire, par les prêtres sanctifiés à l’Eternel et par le grand-prêtre au jour des expiations. Hors du sanctuaire, on y substituait le nom d’Adonaï (le Seigneur) ; mais Adonai comme Elohim, ce sont des noms communs qui désignent l’action de Dieu hors de lui-même et non son essence. Il n’y a qu’un nom qui soit ce que l’Écriture appelle le nom particulier de Dieu. N’en cherchez point l’étymologie ; il n’a aucun rapport avec les autres noms. Ce nom mystérieux, ce nom redoutable, Maïmonide n’ose pas le proférer. Il se borne à en épeler les quatre lettres sacrées yod, hé, wâu, hé (Jéhovah). C’est là le nom tétragrammatique, le schem ha-mephorash (c’est-à-dire le nom de Dieu distinctement articulé). Maïmonide nous apprend que la plupart des Juifs étaient hors d’état de le prononcer. Les hommes instruits ne l’enseignaient qu’au disciple d’élite une fois par semaine. Maïmonide conjecture avec sa finesse habituelle qu’on ne se bornait pas à une leçon de prononciation, mais qu’on expliquait aussi au disciple le mystère sacré de l’ineffabilité divine.

Parmi ces raffinemens, qui dans leur subtilité scientifique touchent à la superstition, on trouve chez Maïmonide un profond sentiment de l’infinité divine, mystère immense qui plane comme un épais nuage sur l’intelligence humaine, assombrit tous nos horizons, et, jetant ses ténèbres sur l’origine et sur la fin de notre existence d’un jour, enveloppe la vie humaine d’obscurité. Aussi n’est-ce point sans émotion et sans sympathie qu’au milieu d’un dédale de distinctions subtiles et d’arides abstractions on entend la voix émue du raisonneur s’écrier : « Louange à celui qui est tellement élevé que lorsque nos intelligences contemplent son essence, leur compréhension se change en incapacité, et lorsqu’elles examinent comment ses actions résultent de sa volonté, elles se changent en ignorance, et lorsque les langues veulent le glorifier par des attributs, toute éloquence devient un balbutiement[10] ! »

Cette doctrine du Dieu sans attributs, du Dieu indivisible et ineffable, qui l’a inspirée ou enseignée à Maïmonide ? Vient-elle de la Bible ? et dans la Bible, est-ce de l’Ancien Testament ou du Nouveau ? Et si elle n’a pas été puisée aux sources sacrées, vient-elle de la sagesse profane ? est-elle d’Aristote ? Il est très clair d’abord que cette théorie est contraire à la lettre et à l’esprit du christianisme. Pour n’en donner qu’une preuve, quoi de plus anti-chrétien que d’établir entre Dieu et l’homme un abîme infranchissable ? Le dogme essentiel du christianisme, c’est l’union intime de Dieu avec l’humanité par l’incarnation. Le Dieu des chrétiens est parfait et infini sans doute, et son incarnation dans l’homme est un mystère ; mais enfin, s’il n’y avait entre cet être sublime et sa créature imparfaite et finie aucun rapport, aucune analogie, le dogme de l’homme-Dieu ne serait plus un mystère, mais une flagrante absurdité.

Au surplus, Maïmonide est Juif, Juif d’esprit comme de race, et personne ne sait mieux que lui que sa théorie du Dieu indivisible est diamétralement contraire au dogme chrétien. Dans un passage très remarquable du Guide des Égarés, il parle de ceux qui, proclamant de bouche l’unité de Dieu, la nient au fond du cœur, ou du moins qui, l’acceptant et la niant tour à tour, tombent dans une contradiction manifeste. « Celui, dit-il[11], qui croirait que Dieu est un, et en même temps qu’il possède de nombreux attributs, exprimerait bien par sa parole qu’il est un, mais dans sa pensée il le croirait multiple. Cela ressemblerait à ce que disent les chrétiens : « Il est un, cependant il est trois, et les trois sont un. » Voilà le dogme de la sainte Trinité tourné en dérision. On dira : Quoi de plus simple ? C’est un Juif qui parle ; il proteste au nom de l’ancienne loi contre les nouveautés chrétiennes. Soit, j’entends cela ; mais la question n’est pas si simple qu’elle peut le paraître, car, si le dogme de la sainte Trinité ne se trouve pas sous une forme explicite dans l’Ancien Testament, il faut accorder au moins aux pères et aux docteurs de l’église chrétienne qu’il y est contenu en germe. Qu’est-ce en effet que ce principe que la Bible appelle l’habitation de Dieu, ou, comme traduisent les Septante, la gloire de Dieu, émanation mystérieuse qui sans doute n’est pas encore séparée du premier principe, mais qui tend de plus en plus à s’en distinguer, à prendre un caractère et une physionomie propres, à se personnifier enfin sous le nom de sagesse dans les livres de Salomon ? Cette sagesse est le médiateur par lequel Dieu a tout fait et conserve tout[12], c’est le souffle qui sort de la bouche de Dieu[13], c’est l’arbre de vie[14], en un mot c’est déjà presque le Verbe créateur du christianisme.

Quelque parti qu’on prenne sur cette question délicate, il y a certainement un point commun entre l’ancienne loi et la nouvelle : c’est que, dans l’une et dans l’autre, Dieu n’est point conçu comme une unité morte, indéterminée, enveloppée, ensevelie en soi, mais comme une unité vivante, comme un libre créateur, comme une providence bienfaisante. C’est là le grand caractère qui distinguera théodicée juive des mystiques conceptions de l’extrême Orient, et ce sentiment d’un Dieu personnel et vivant est passé de la tradition d’Israël dans les dogmes du christianisme.

Serait-ce donc l’autorité d’Aristote qui aurait prévalu dans l’esprit de Maïmonide sur le sentiment juif ? Pas le moins du monde. Cette conception du Dieu un et indivisible, il n’y en a aucune trace chez Aristote. Ouvrez le douzième livre de la Métaphysique. Dieu y est défini : l’Intelligence ou la Pensée (Nόησς), non la pensée virtuelle et indéterminée, mais la pensée en acte, la pensée qui a pleine conscience de soi et se pense soi-même éternellement, en un mot la pensée de la pensée. Quoi de plus contraire à cette unité indécomposable, à ce principe mystérieux, impénétrable, enfermé en soi, sans analogie avec le reste des êtres ? La pensée est partout répandue dans l’univers ; elle y apparaît en traits de plus en plus sensibles à mesure que l’on s’élève de degré en degré, de règne en règne. Déjà, dans la vie organique, elle jette ses premières lueurs ; peu à peu elle se déploie, elle rayonne, et parvient enfin dans l’homme à son plus haut degré d’épanouissement et de clarté, à la conscience et à la possession d’elle-même. Mais la pensée humaine, si pure qu’elle soit, est pleine de misères ; elle a ses éclipses, signes d’une nature imparfaite qui dépend d’un plus haut principe. En effet, cette vie sublime de la pensée, dont nous ne jouissons que par éclairs, Dieu la possède éternellement. La pensée est son essence ; elle fait sa vie et sa félicité. Dieu, dit Aristote, est un vivant éternel et parfait[15].

Ce n’est point dans une telle théodicée, à la fois si sensée et si haute, que Maïmonide a pu trouver l’étrange doctrine d’un Dieu abstrait et indéterminé ; mais, s’il ne la tient ni de la Bible ni d’Aristote, où donc l’a-t-il trouvée ? Ce problème n’a rien d’insoluble. Il suffit pour trouver le mot de l’énigme de rappeler comment s’est faite l’éducation philosophique de Maïmonide. Il n’a pas pratiqué directement Aristote ; il l’a connu par l’intermédiaire des Arabes, d’Avicenne surtout. Or l’Aristote d’Avicenne et des Arabes n’est pas l’Aristote pur : c’est un Aristote altéré par les commentaires néoplatoniciens, c’est l’Aristote d’Alexandrie. En définitive, la théorie du Dieu sans attributs n’est rien autre chose que la pure doctrine de Plotin[16]).

Il est si vrai que cette doctrine répugne tout ensemble à l’esprit de la philosophie d’Aristote et au vrai sens de la Bible que Maïmonide, après l’avoir acceptée des mains d’Avicenne, fait tout au monde pour l’adoucir. Sa ferme raison, sa foi d’Israélite se révoltent contre un péripatétisme corrompu, dont les conséquences l’épouvantent sans qu’il ose en répudier le principe. Que fait-il ? Il s’échappe par un détour. Il imagine un biais pour restituer à la Divinité les attributs qu’il vient de lui ravir, et voici comment : « Je maintiens, dit-il, que supposer en Dieu des attributs, c’est altérer la simplicité de son essence indécomposable ; mais j’entends par attributs ces déterminations positives par où l’on s’imagine caractériser et enrichir la nature de Dieu. Que s’il s’agit de déterminations non plus positives » mais négatives, il en va tout autrement, car autant nous ignorons ce que Dieu est, autant nous savons de science certaine et nous pouvons dire ce que Dieu n’est pas. Ainsi Dieu n’est pas multiple ; il n’est pas divisible ; il n’est ni dans le temps, ni dans l’espace. Rien de plus légitimé que ces attributs négatifs, et on ne saurait trop les multiplier ; car plus vous les multipliez, plus vous distinguez la Divinité de tout ce qui n’est pas elle, plus vous apprenez à concevoir son essence comme pure, simple et incompréhensible. Or, s’il en est ainsi, nous avons parfaitement le droit de dire que Dieu n’est jamais injuste, jamais ignorant, jamais imprévoyant et aveugle, qu’il est pur de toute malice, de tout mensonge, de toute erreur. Et si c’est dans ce sens qu’on lui attribue la science, la justice, la bonté, la liberté, la conscience, il n’y a rien là que de très conforme à la raison et à la foi. » On sourira peut-être de cet artifice de raisonnement ; mais il faut savoir gré à Maïmonide d’avoir retrouvé, même au prix d’un peu de subtilité et d’inconséquence, ces attributs d’intelligence, de justice et de liberté qui constituent la personnalité divine, et sans lesquels Dieu n’est plus qu’une vaine et morte abstraction.

Même bon sens, même étendue d’esprit, non pas peut-être aussi sans quelque défaut de conséquence logique, dans une autre théorie de Maïmonide qui vient, comme la précédente, d’une origine alexandrine, théorie étrange qu’il faut bien appeler par son nom traditionnel et scolastique, la théorie de l’Intelligence active. Sur la foi de ses maîtres arabes, Maïmonide admet qu’entre Dieu et l’homme, la plus parfaite des créatures sublunaires, il existe un certain nombre d’êtres intermédiaires : ce sont d’abord les âmes des sphères célestes ; ce sont aussi des intelligences séparées, libres de toute alliance avec le corps. Parmi ces êtres supérieurs, il faut placer une certaine intelligence, dite Intelligence active (Intellectus agens), dont le rôle consiste à mettre en activité les intelligences des hommes[17]. Nos facultés intellectuelles sont par elles-mêmes inertes et comme endormies. C’est l’Intelligence active qui les réveille et les féconde ; c’est elle, pour parler le langage d’Aristote, qui les fait passer de la simple puissance à l’acte. On sait l’importance que prit au moyen âge la question de l’Intelligence active, surtout quand Averroès et ses disciples en firent une sorte d’océan dont les intelligences des hommes sont les flots. Chacun de ces flots, à son heure marquée dans l’éternité, monte à la surface, paraît un instant, puis disparaît au fond de l’abîme pour laisser la place à d’autres flots destinés à disparaître à leur tour, et ainsi de suite, sans fin et sans repos. Cet océan, c’est Dieu même, et le mouvement alternatif de ces flots, c’est la suite des générations humaines qui se poussent l’une l’autre, et se perdent successivement dans le gouffre éternel.

Voilà l’idée sacrilège que le moyen âge crut découvrir au fond des commentaires péripatéticiens d’Averroès, et qui lui valut ces anathèmes dont l’écho, prolongé pendant plusieurs siècles, a retenti dans l’imagination populaire, et s’est exprimé par mille légendes en France et en Italie. L’esprit juste et étendu de Maïmonide est fort éloigné de telles pensées. Il est probable qu’en écrivant le Guide des Égarés il ne les connaissait pas, n’ayant eu entre les mains les livres d’Averroès qu’à la fin de sa vie. À coup sûr, il les eût désavoués comme Juif et comme philosophe. Nous le voyons en effet accueillir sans défiance la théorie de l’Intelligence active telle qu’Avicenne l’avait exposée. Tout en reconnaissant que nos faibles intelligences reçoivent la lumière et, la vie d’un principe supérieur, il croit fermement à la personnalité, à la liberté de l’individu humain, à la persistance du moi après la mort, et à toutes les conséquences morales et religieuses qui en découlent[18]. Il y a là, beaucoup de sens, mais si peu d’originalité, que nous, qui ne cherchons dans le Guide des Égarés que les traits caractéristiques, nous n’aurions même pas mentionné cette théorie, si elle ne se rattachait aux vues de Maïmonide, curieuses cette fois et profondément originales sur la prophétie et sur les miracles.

C’est, je crois, avec le Guide des Égarés qu’apparaît pour la première fois dans le monde une théorie philosophique de la prophétie. Prophétie, théorie philosophique, ces deux mots semblent se contredire, car qu’y a-t-il qui, semble échapper davantage aux catégories de la science que l’inspiration surnaturelle ? C’est un éclair d’en haut qui tombe sur une âme et lui découvre les mystères éternels ; c’est un ravissement soudain qui l’emporte aux régions célestes. C’est Moïse sur le Sinaï, entendant la voix de l’Éternel parmi les tonnerres et les éclairs ; c’est Ézéchiel saisi par une main divine qui l’enlève de terre et le met face à face avec la gloire du Dieu d’Israël ; c’est saint Paul s’arrêtant sur le chemin de Damas, foudroyé par une voix qui lui crie : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Toute cette brûlante poésie se glace sous la froide analyse de Maïmonide ; il recueille méthodiquement les récits des anciens prophètes ; il analyse leurs visions, compare leurs songes avec le sang-froid d’un anatomiste qui fouille, à l’aide du scalpel et du microscope, les circonvolutions du cerveau, et de tout cela résulte une définition du prophète, une échelle des formes et des degrés de la prophétie, en un mot une de ces théories régulières et scientifiques’ comme les aime Aristote, comme les demande le Novum Organum.

Il faut trois conditions pour faire un prophète : d’abord une condition préliminaire, la droiture de l’âme et la pureté des mœurs ; puis deux conditions essentielles, la force de l’entendement et la force de l’imagination. Voici comment Maïmonide définit la prophétie : « Sache que la prophétie est une émanation de Dieu qui se répand par l’intermédiaire de l’Intelligence active sur la faculté imaginative ; c’est le plus haut degré de l’homme et le terme de la perfection à laquelle son espèce peut atteindre, et cet état est la plus haute perfection de la faculté imaginative[19]. »

Cette définition est toute rationaliste. La prophétie, au lieu d’être quelque chose de miraculeux, de surnaturel, est un fait naturel et régulier. De plus elle a sa source non dans une intervention directe de la volonté divine, mais dans l’opération naturelle et universelle de l’Intelligence active, foyer commun des intelligences.

Sa définition posée, le docteur juif s’attache à maintenir une sorte d’équilibre entre la raison et l’imagination, ces deux conditions essentielles de l’inspiration prophétique. Il fait remarquer que c’est sur la raison et non sur l’imagination du prophète que s’exerce directement l’influence de l’Intelligence active ; elle ne se répand sur l’imagination qu’après avoir traversé la raison. Alors le phénomène est complet. En même temps que l’imagination du prophète voit l’avenir, sa raison conçoit la nature des choses, et saisit par une intuition spontanée et immédiate ce que les hommes ordinaires ne peuvent concevoir qu’à l’aide de la réflexion et d’une longue suite de raisonnemens[20]. Otez l’une des deux conditions de la prophétie, le phénomène change de nature. L’inspiration divine s’arrête-t-elle à la raison, sans aller jusqu’à l’imagination : au lieu d’un prophète, vous avez un simple philosophe. Au contraire cette inspiration rencontre-t-elle une âme où l’imagination seule est forte, mais où la raison est faible : elle ne produit plus qu’un de ces hommes subalternes, à la fois dupes d’eux-mêmes et artisans de pieux mensonges, qu’on appelle des devins, des augures, des magiciens. C’est de là que sortent les faux prophètes. Le vrai prophète est donc un homme deux fois supérieur et deux fois inspiré de Dieu.

Il y a des degrés toutefois dans l’inspiration prophétique. Maïmonide en compte jusqu’à onze, qui forment une échelle de perfection croissante. L’inspiration prophétique n’est d’abord qu’une forte agitation de l’âme, un généreux élan qui dispose à concevoir de grandes actions et à prononcer des oracles de sagesse. Le prophète parle, et il sent que les mots qui s’échappent de ses lèvres viennent de plus haut que lui. Bientôt à l’extrême agitation succède le calme. Le prophète s’assoupit, et il a des songes. Quelquefois le songe se réduit à des images ; mais au degré supérieur le prophète entend des voix. Tantôt ces voix retentissent sans qu’il sache comment, tantôt il voit le personnage qui lui parle ; mais quel est cet interlocuteur mystérieux ? C’est tour à tour un simple mortel, un ange, et enfin, à ce que croit le prophète endormi, Dieu lui-même. À un degré encore plus sublime, le prophète est éveillé. Ce n’est pas dans un songe qu’il aperçoit l’avenir, c’est dans une vision. La vision est au-dessus du songe, comme le songé est au-dessus de la simple exaltation. Dans la vision même, il y a des degrés. Le prophète en atteint le plus haut quand il voit un ange et entend distinctement sa voix ; mais n’est-il pas possible qu’un prophète atteigne plus haut encore, que dans une vision il soit convaincu que c’est Dieu même qui lui parle ? Non, répond Maïmonide avec un sang-froid qui paraît mêlé de quelque ironie, non, la force de l’imagination ne peut pas aller jusque-là[21].

Il est clair par ces paroles, comme par tout l’ensemble du livre, que, malgré les efforts sincères de Maïmonide pour maintenir l’égalité entre les deux conditions de l’inspiration prophétique, la condition maîtresse à ses yeux, le don caractéristique du prophète, c’est la force de l’imagination. De là toute sa théorie.

Ainsi aucune prophétie, aucune révélation n’arrive que dans un songe ou dans une vision. « Moïse seul, dit Maïmonide, a eu des révélations à l’état de veille, dans un calme parfait et sans avoir besoin d’imagination. » Or il faut savoir que Maïmonide place Moïse en dehors de sa théorie. L’exception est grave sans doute, mais cette concession nécessaire faite à l’orthodoxie ne laisse que mieux paraître le vrai caractère de la doctrine.

L’imagination étant la faculté maîtresse des prophètes, il faut, pour prophétiser, avoir l’imagination libre. C’est pourquoi les prophètes, quand Ils ont des accès de colère ou de tristesse, perdent leur propriété : « Notre patriarche Jacob, dit Maïmonide, n’eut point de révélation pendant les jours de son deuil, parce que sa faculté Imaginative était occupée de la perte de Joseph[22]. » Une autre conséquence du rôle prépondérant de l’imagination, c’est que les prophètes ne parlent que par allégories et paraboles : « Les montagnes et les collines éclateront de joie devant vous, et tous les arbres dès champs frapperont des mains. » (Isaïe, LV, 12.) Ici il y a évidemment métaphore. D’autres fois les simples peuvent s’y tromper » comme quand le Psalmiste dit : « Il a ouvert les battans du ciel et leur a fait pleuvoir la manne » (Psaumes, LXXVIII, 23,24), ou encore : « J’effacerai l’impie de mon livre. » (Exode, V, 83.) — « Qu’ils soient effacés du livre des vivans. » (Psaumes, LXIX, 29.) Tout cela, observe Maïmonide. est dit en manière de similitude, car le ciel n’a ni portes, ni battans, et il n’y a pas un livre où Dieu écrive ou efface le nom des hommes.

Mais voici une suite plus grave de cette force d’imagination qui caractérise essentiellement les prophètes. Tout ce qui arrive, ils le rapportent directement à Dieu. Pour eux, point de causes prochaines ; C’est la volonté divine qui fait tout. Rien de plus simple que cette préoccupation des prophètes. Qui, en effet, cherche les causes prochaines des choses et s’efforce de les expliquer soit par les lois de la nature, soit par les passions, les caprices ou les desseins des hommes ? Qui fait cela ? C’est la raison. Or l’imagination trouve ce chemin trop détourné. Frappée, éblouie par un grand phénomène, elle n’y veut voir qu’une cause, la main du Tout-Puissant. « Dieu parle, s’écrie le Psalmiste, et il fait lever un vent de tempête qui élève les vagues. » (Psaumes, CXLVIII, 18.) Voilà un phénomène naturel expliqué par la volonté divine. Ailleurs ce sera tel accident de l’histoire, une victoire, une défaite, une invasion que l’imagination du prophète rapportera immédiatement à un ordre de Dieu : « J’ai appelé mes héros pour exécuter ma colère » (Isaïe, XIII, 3), et dans Jérémie : « J’enverrai contre Babylone des barbares qui la disperseront. » (LI, 2.)

C’est avec une tranquillité parfaite que Maïmonide ramène toutes ces métaphores à leur sens raisonnable et tous ces prodiges à des faits naturels. Quelquefois même on croirait voir errer sur les lèvres de l’imperturbable docteur le sourire de l’incrédulité, comme par exemple quand il s’agit du miracle de Jonas : « Et l’Éternel, dit la Bible, parla au poisson. » (Jonas, II, 2.) Sur quoi Maïmonide fait observer que la cause prochaine qui détermina la baleine à engloutir Jonas, ce n’est pas Dieu, c’est tout simplement la faim ; « car, ajoute-t-il, la Bible ne veut pas dire que le poisson ait entendu la parole de Dieu, que Dieu ait rendu le poisson prophète et se soit révélé à lui[23].

Maïmonide résume tout ce système d’exégèse par ces fortes paroles qu’il adresse à son disciple bien-aimé : « Sépare et distingue les choses par ton intelligence, et tu comprendras ce qui a été dit par allégorie, ce qui a été dit par métaphore, ce qui a été dit par hyperbole et ce qui a été dit selon ce qu’indique l’acception primitive des termes. Et alors toutes les prophéties te deviendront claires et évidentes ; tu auras des croyances raisonnables, bien ordonnées et agréables à Dieu, car la vérité seule est agréable à Dieu, et le mensonge seul lui est odieux[24]. »


II

Nous voilà maintenant en mesure de résoudre la question indiquée plus haut, et sur laquelle se divisent en France et en Allemagne les historiens et les critiques les plus compétens. Le panthéisme de Spinoza a-t-il son origine dans l’antique tradition des philosophes juifs ou dans la nouvelle philosophie inaugurée par la France au XVIIe siècle ? Quel est le véritable maître de Spinoza ? Est-ce Maïmonide, comme l’affirme aujourd’hui M. Cousin[25], ou bien est-ce Descartes, comme M. Cousin l’avait cru et enseigné jusqu’à ce moment[26], et comme continue de le croire M. Damiron[27]), et avec lui M. Ritter[28], M. Francisque Bouillier, le savant et judicieux auteur de l’Histoire de la Philosophie cartésienne[29], et plusieurs autres juges autorisés ?

La question est grave, Outre l’intérêt historique, elle en a un autre d’un genre plus sérieux, car il s’agit de savoir au fond si le panthéisme moderne, que Spinoza le premier a organisé avec puissance, que Fichte, Schelling et Hegel ont depuis renouvelé, chacun sous la forme de sa race et de son génie, il s’agit de savoir si le panthéisme moderne est un simple accident, un phénomène local, individuel, explicable par l’éducation qu’a reçue un Juif portugais caché en Hollande, ou bien si le panthéisme a des racines plus profondes et s’il tient aux entrailles mêmes de la philosophie de Descartes. Ainsi envisagée, la question des origines de Spinoza se rattache étroitement aux problèmes de notre temps et à toutes nos agitations philosophiques et religieuses.

Pour ne pas s’égarer dans cette question très compliquée et très délicate, il importe avant tout de considérer qu’il y a deux parties distinctes dans l’œuvre de Spinoza : d’un côté l’exégèse biblique, de l’autre la philosophie proprement dite, c’est-à-dire la métaphysique avec toutes ses applications à la psychologie, à la morale, à la religion. Spinoza nous développe son système d’exégèse dans un traité qui a fait en Europe, au XVIIe siècle, un scandale immense, le Tractatus theologico-politicus ; c’est dans d’autres ouvrages publiés après sa mort, c’est surtout dans l’obscure et fameuse Ethica que Spinoza a déroulé, selon l’ordre des géomètres, la suite de ses spéculations proprement philosophiques. En distinguant ces deux parties de l’œuvre de Spinoza, je ne dis pas qu’il faille les séparer, je ne dis-pas qu’elles soient sans lien, car tout s’enchaînait dans cette tête géométrique ; je dis seulement qu’on doit prendre garde de les confondre. Deux systèmes philosophiques profondément différens peuvent aboutir sur un point particulier, même capital, aux mêmes conséquences. Ainsi on peut fort bien admettre l’exégèse rationaliste de Spinoza sans être obligé d’accepter sa métaphysique. Voltaire et Jean-Jacques Rousseau tombent d’accord avec l’auteur du Theologico-politicus sur les prophéties et les miracles de l’Ancien et du Nouveau Testament ; mais ils repoussent, et c’est leur droit, le panthéisme de l’Ethica. Tant que Spinoza frappe sur Moïse, sur Ézéchiel et même sur saint Jean et sur saint Paul, Voltaire applaudit ; mais quand Spinoza, passant de l’étude des livres saints à celle de la nature, refuse de voir dans l’univers les traces d’un conseil divin et d’une volonté intelligente, Voltaire se récrie, et, apostrophant Spinoza avec sa vivacité éloquente et familière, il lui crie : Tu te trompes, Baruch[30] !

Il n’y a point là d’inconséquence. Or, si l’on veut bien consentir à examiner tour à tour sans les confondre l’œuvre exégétique de Spinoza et son œuvre métaphysique, on ne tardera pas à reconnaître qu’autant Spinoza se rapproche de Maïmonide et en général des philosophes juifs dans sa manière d’entendre la Bible, autant il s’en éloigne quand il aborde d’autres problèmes et raisonne, indépendamment de toute tradition historique, sur Dieu, la nature et l’humanité. L’auteur du Theologico-politicus est à beaucoup d’égards le continuateur de Maïmonide, de Moïse de Narbonne et de Lévi ben-Gerson ; l’auteur de l’Ethica est avant tout le disciple de Descartes.

Mais ce n’est là qu’une solution très générale du problème ; il faut entrer dans les complications et les délicatesses du sujet. Je commencerai par remarquer qu’il n’était point fort difficile de s’apercevoir que Spinoza a beaucoup fréquenté Maïmonide, et en général qu’il était très versé dans la littérature hébraïque. Pour le savoir, il n’était pas nécessaire que M. Munk nous eût traduit le Moré Neboukhim. En effet, Spinoza, dans son Theologico-politicus, cite Maïmonide non pas une fois, mais vingt fois[31], non pas d’une manière vague, mais en indiquant avec précision tel ou tel passage. Il cite aussi d’autres rabbins, Aben Hezra, R. Judas Alpakhar, R. Lévi ben-Gerson, R. Abraham, ben-David et d’autres encore. L’ouvrage tout entier nous montre Spinoza fort au courant des questions agitées dans les synagogues. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir la biographie si sincère, si naïve, si empreinte d’un cachet de véracité, que nous a laissée de Spinoza un de ses compatriotes et contemporains, l’honnête et exact Colerus, pour savoir que les premières études de Spinoza eurent pour objet l’hébreu et la Bible[32]. Dirigé par Moses Morteira, le rabbin le plus instruit de la synagogue d’Amsterdam, Spinoza lut et relut le Talmud, comme nous l’apprend un autre biographe de Spinoza, le médecin Lucas[33]. Nul doute qu’à cette époque Spinoza n’ait connu les commentateurs juifs de la Bible, ceux du Talmud et de la Mischna, très certainement Maïmonide et Lévi ben-Gerson[34], très probablement Moïse de Narbonne, et peut-être aussi, comme le conjecture assez hardiment M. Franck[35], Isaac Al-Balag, non moins célèbre chez les Juifs que Moïse de Narbonne et Lévi ben-Gerson, mais dont il n’y a aucune trace dans les écrits de Spinoza.

C’est de ces premières études, mûries par une réflexion originale et profonde, c’est de ce commerce avec les libres penseurs d’Israël qu’est sorti le Theologico-politicus. Spinoza n’y citerait-il pas Maïmonide, que ses vues sur la prophétie et sur les prophètes et sa théorie du miracle rappelleraient d’une manière sensible le Guide des Égarés. Comme Maïmonide, Spinoza soutient que ce qui caractérise essentiellement, le prophète, c’est une force d’imagination extraordinaire. Voilà pourquoi, dit-il, les prophètes ont toujours perçu et enseigné toutes choses par images et paraboles, et exprimé corporellement les choses spirituelles, tout cela convenant à merveille à la nature de l’imagination. « Ne nous étonnons plus que Michée nous représente Dieu assis, que Daniel nous le peigne comme un vieillard couvert de blancs vêtemens, Ézéchiel comme un feu, enfin que les personnes qui entouraient le Christ aient vu le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe, tandis qu’il apparut à Paul comme une grande flamme et aux apôtres comme des langues de feu[36]. »

Jusque-là parfait accord entre Spinoza et Maïmonide. Spinoza concède encore à son maître qu’une des conditions préalables de l’esprit de prophétie, c’est la pureté de l’âme et la piété[37] ; mais ce que Spinoza n’accorde pas, c’est que les prophètes aient uni à la force de l’imagination celle de l’entendement. L’Écriture dit le contraire, suivant lui, car des hommes grossiers, sans lettres, et même de simples femmes, comme Hagar, la servante d’Abraham, jouirent du don de prophétie. Et cela est parfaitement d’accord avec la raison, observe Spinoza avec un sérieux ironique. « Ce sont en effet les hommes qui ont l’imagination forte qui sont les moins propres aux fonctions de l’entendement pur, et réciproquement les hommes éminens par l’intelligence ont une puissance d’imagination plus tempérée, plus maîtresse d’elle-même, et ils ont soin de la tenir en bride, afin qu’elle ne se mêle pas avec les opérations de l’entendement[38]. »

Les prophètes étaient si peu des hommes d’un entendement supérieur que souvent ils ne comprenaient pas la révélation dont ils étaient les organes. Spinoza cite les prophéties de Zacharie qui furent tellement obscures, selon son propre récit, qu’il ne put les comprendre sans une explication. « Et Daniel, ajoute Spinoza avec un sourire presque voltairien sur les lèvres, Daniel, même avec une explication, fut incapable de comprendre les siennes[39]. »

De cette théorie du prophétisme, Spinoza déduit des conséquences : qui auraient épouvanté l’orthodoxie de Maïmonide : c’est d’abord que, l’inspiration divine et la force de l’imagination étant des dons communs à tous les temps et à tous les pays, l’esprit de prophétie n’a rien de propre à la nation juive. Des incirconcis, des gentils même, Noé, Abimelech, Balaam, Job, ont prophétisé, au témoignage de la Bible. On voit des prophètes (juifs, il est vrai) envoyés aux nations étrangères, Ézéchiel à toutes les nations alors connues, Hobadias aux Iduméens, Jonas aux Ninivites. Entraîné par la logique, Spinoza ne craint pas d’ouvrir les bras aux prophètes de toutes les nations, à Mahomet lui-même, déclarant qu’au surplus, quoi qu’on pense de Mahomet et de ses oracles, qu’on soit chrétien, juif ou musulman, quiconque adore Dieu par la pratique de la justice et l’amour du prochain, l’esprit du Christ est en lui et son salut est assuré[40]. »

C’est dans ses lettres, il est vrai, que Spinoza s’exprime avec cette hardiesse et cette netteté. Il est plus réservé dans le Theologico-politicus. Rien même n’est plus curieux que d’entendre le disciple de Maïmonide déclarer que sa méthode à lui diffère essentiellement de celle de ses devanciers. « Maïmonide, observe-t-il, prétend qu’il faut expliquer l’Écriture en mettant le sens littéral d’accord avec la raison[41] ; mais après avoir dit cela, que fait-il ? Il donne pour interprète à la raison un certain philosophe grec nommé Aristote, et à l’abri de ce personnage il introduit dans la Bible mille subtilités profondément étrangères à la simplicité de cet antique monument. » — « Telle n’est point ma méthode, continue Spinoza. Je ne me sers pour interpréter la Bible que de la Bible elle-même. » Et en effet la Bible n’est point un traité de métaphysique ; elle a pour auteurs des hommes simples, étrangers aux raffinemens de la science, touchés d’une inspiration divine. Il n’y faut pas chercher des systèmes sur la nature et les attributs de Dieu. Tout y est d’imagination et de sentiment. C’est en prêtant leurs visions métaphysiques à la Bible que les nouveaux chrétiens l’ont défigurée et en ont perdu le sens primitif. « Selon moi, dit Spinoza, les hautes spéculations n’ont rien à démêler avec la Bible, et je déclare n’y avoir jamais appris ni pu apprendre aucun attribut de Dieu[42]. » L’objet essentiel de la Bible, ce n’est pas la science, mais la piété. Il faut la lire, non pour s’éclairer, mais pour s’édifier. Et de là Spinoza conclut que c’est une chose monstrueuse d’anathématiser et de persécuter les philosophes au nom de la Bible. La Bible n’est ni pour Platon, ni pour Aristote. La Bible enseigne par des images et des paraboles, à adorer Dieu et à aimer son prochain. Quiconque pratique la justice et la charité est orthodoxe autant qu’il faut.

Nous voilà bien loin du XIIe siècle et de Maïmonide. Et cependant, quoi qu’en dise Spinoza, la méthode du maître et celle du disciple ne sont pas si différentes qu’on pourrait le croire. Maïmonide, qui est un Juif croyant et, qui plus est, un sage, Maïmonide qui ne veut qu’épurer la Bible de tout anthropomorphisme et de toute superstition, distingue dans le livre saint ce qui est conforme et ce qui n’est pas conforme à la raison. Il incline à voir dans le prophétisme un fait naturel, mais il a soin d’excepter Moïse de sa théorie. Moïse a perçu les révélations divines non par l’imagination, mais par la raison ; Moïse a communiqué avec Dieu, non par l’intermédiaire d’un ange, mais d’une façon directe et immédiate ; Moïse était éveillé, calme et de sens rassis quand il prophétisait[43]. De même, s’il faut effacer de l’Écriture bien des miracles, il y en a qui ne peuvent être niés, comme par exemple l’apparition de Dieu sur le mont Sinaï. Nier un tel miracle, c’est nier la Bible, c’est renverser la loi par le fondement.

Tel est le juste milieu où espère se tenir le prudent Maïmonide ; mais Spinoza se pique peu de sagesse, il se pique seulement de conséquence. Pour lui, le miracle étant une dérogation aux lois nécessaires de la nature, il n’y a pas de vrais et de faux miracles, il n’y en a pas du tout. L’inspiration prophétique étant un don naturel, une affaire d’imagination, il ne faut point distinguer entre les vrais et les faux prophètes. Au sens surnaturel du mot, il n’y a pas de prophète ; celui qu’on appelle ainsi n’est qu’un homme enthousiaste qui prend les visions de son esprit pour une parole miraculeusement venue d’en haut : point d’exception, ni pour Moïse, ni pour aucun autre ; mais je me trompe peut-être, et je prête ici à Spinoza plus de conséquence qu’il n’en a, car dans le Theologico-politicus il fait exception, non plus pour Moïse, mais, ce qui est bien curieux chez un Juif et chez un disciple de Maïmonide, pour Jésus-Christ. « Jésus-Christ, dit-il, n’est pas un prophète comme un autre. Les autres prophètes n’atteignaient les choses divines que par des intermédiaires et à l’aide de l’imagination ; Jésus-Christ les connaissait sans paroles et sans images[44]. On peut dire que Jésus-Christ, c’est la sagesse de Dieu qui s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ[45]. »

Voilà Spinoza chrétien ou peu s’en faut ; il fait en faveur du Christ les mêmes exceptions que Maïmonide en faveur de Moïse[46]. Ne vous y fiez pas cependant. Je ne sais si Maïmonide était parfaitement sincère en abritant sa libre exégèse derrière une exception pour Moïse : Dieu seul sonde les reins et les cœurs ; mais pour Spinoza, c’est une autre affaire. Ne craignez de celui-là aucune restriction mentale, aucun scrupule de prudence. Si dans son Traité théologico-politique ayant annoncé qu’il n’interpréterait la Bible que par la Bible elle-même, et poursuivant un grand dessein, celui d’affranchir la philosophie dans l’état en la dégageant de la théologie, si, dis-je, Spinoza a parlé du Christ comme en parle l’Évangile, il n’a pas laissé que de faire entendre sa pensée. Ainsi, quand Il appelle Jésus-Christ la sagesse divine incarnée, il ajoute : Je veux dire une sagesse plus qu’humaine ; cela signifie que Jésus-Christ est un homme à part, un homme supérieur à tous les hommes, et c’est à ce titre que Spinoza lui rend, lui Juif et persécuté, un sincère et courageux hommage. « Mais quant à ce que disent certaines églises, écrit-il à son ami Oldenburg, que Dieu a revêtu la nature humaine, j’aimerais autant dire que le cercle a revêtu la nature du carré[47]. » Ceci est clair, Spinoza ne fait d’exception pour aucun miracle, pour aucun prophète. Il nie la révélation, le miracle, la prophétie, non pas sur tel ou tel point, dans tel ou tel passage, comme ses maîtres juifs, mais partout, mais toujours, dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien, dans Moïse, dans Jésus-Christ, sans aucune réserve et sans aucune exception.

Tels sont les rapports et telles sont les différences de Spinoza et de Maïmonide, considérés celui-ci comme l’initiateur de l’exégèse rationnelle, celui-là comme l’homme qui l’a reprise avec une hardiesse et une vigueur singulières et l’a poussée à ses plus extrêmes conséquences.


III

Considérons maintenant ces deux personnages, non plus comme des Juifs qui raisonnent sur la Bible, mais comme des métaphysiciens qui spéculent sur la nature des choses. Tout à l’heure, sous ces différences ; éclataient de profondes ressemblances. Ici c’est tout le contraire. Il y a en effet des analogies, mais rares et accidentelles ; les différences dominent. Parlons d’abord des analogies.

Un point sur lequel Maïmonide et Spinoza se rencontrent, c’est l’horreur de la superstition, c’est l’aversion pour l’anthropomorphisme. Spinoza se plaint que les hommes dénaturent la Divinité en la faisant à leur image. « On se représente Dieu, dit-il[48], comme formé d’une âme et d’un corps, et sujet, ainsi que l’homme, aux passions. » Et cependant Dieu est par son infinité au-dessus des limitations de l’étendue, comme, par sa pensée éternelle et immuable, il reste affranchi des misères de l’entendement borné et de l’inconstante volonté des hommes. On peut dire, si l’on veut, que Dieu a un entendement, mais à la condition d’ajouter qu’entre l’entendement de Dieu et celui des hommes il n’y a pas plus de ressemblance qu’entre le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant[49].

Voilà certes entre Maïmonide et Spinoza un trait de ressemblance fort intéressant. Nul doute que Spinoza n’ait puisé dans le Guide des Égarés et autres livres semblables une haine vigoureuse des superstitions populaires ; mais haïr la superstition, ce n’est point aimer le panthéisme. De ce que Maïmonide a fait naître ou fortifié chez Spinoza l’aversion de l’anthropomorphisme, en conclure qu’il l’a fait panthéiste, ce serait une prétention arbitraire, et, qui plus est, fort dangereuse, car alors on ne pourrait plus détester la superstition sans être suspect de panthéisme. Cela ferait les affaires des ennemis de la philosophie.

La vérité est que, dans ce commun dégoût pour les superstitions religieuses, on voit fort nettement que Maïmonide et Spinoza s’inspirent de deux systèmes de philosophie profondément différens. Maïmonide combat l’anthropomorphisme avec les armes que lui fournit Avicenne, Spinoza avec celles qu’il trouve dans Descartes et dans ses propres spéculations. Au nom de quelle théorie Maïmonide repousse-t-il les attributs de Dieu ? Au nom de la théorie du Dieu ineffable et indivisible, théorie mystique et alexandrine. Spinoza est à mille lieues de cette doctrine. Tandis que Maïmonide, à l’exemple de tous les philosophes arabes secrètement inspirés par Plotin, regarde comme l’effort le plus sublime de la libre spéculation philosophique de s’élever à un Dieu ineffable, incompréhensible, sans attributs d’aucune sorte, pas même l’existence et l’unité, Spinoza enseigne la doctrine diamétralement contraire. La nature divine est à ses yeux si peu obscure et inconcevable qu’elle est au contraire ce qu’il y a de plus intelligible et de plus lumineux. Qu’est-ce en effet que Dieu ? C’est l’être ou la substance[50], définition capitale qui est le point de départ de tout le système de Spinoza. Connaissons-nous l’essence de Dieu ? Oui certes, répond l’auteur de l’Éthique, et dans son rationalisme effréné il va jusqu’à poser cet audacieux théorème, repris de nos jours par Hegel : « L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’infinie et éternelle essence de Dieu[51]. » Spinoza pourtant est modeste à côté de nos hégéliens. Il convient que la connaissance humaine a des limites : c’est pourquoi, dit-il, nous ne connaissons clairement que deux attributs de Dieu, savoir la pensée infinie et l’infinie étendue[52]. Le Dieu de Spinoza a donc des attributs, non pas ces attributs purement négatifs que lui laisse le mysticisme, mais des attributs positifs, et bien que nous ne puissions en saisir que deux, nous savons de science certaine qu’il en a une infinité, car il est de l’essence de la substance infinie de se développer par une série infinie d’attributs[53]. Quoi de plus contraire, je le demande, à toute la théodicée de Maïnionide et de ses successeurs, expressément fondée sur la négation des attributs de Dieu ?

Je sais ce qu’on me dira, c’est que si par cet endroit Spinoza se sépare à la fois de Maïmonide et d’Averroès, il s’en rapproche par sa manière d’entendre la pensée divine. En effet, tout en accordant à Dieu l’attribut de la pensée, Spinoza n’entend point par la pensée ayant conscience d’elle-même. Non ; la pensée divine ne se détermine qu’en s’individualisant, qu’en devenant telle ou telle intelligence finie, qu’en parcourant successivement tous les degrés et toutes les formes de la pensée. Or cet océan éternel et infini de l’intelligence divine d’où sortent comme autant de ruisseaux les générations humaines, n’est ce pas là l’Intelligence active de Maïmonide et d’Averroès ? Et Spinoza lui-même n’indique-t-il pas cette origine de son système, lorsqu’il s’exprime ainsi dans une scolie célèbre de l’Éthique : « C’est ce qui semble avoir été aperçu comme à travers un nuage, par quelques Hébreux qui soutiennent que Dieu, l’intelligence de Dieu et les choses qu’elle conçoit ne font qu’un[54] ?

Je réponds que l’on confond ici deux ordres d’idées complètement différentes. Sous ce mot obscur d’Intelligence active, il y a deux théories, celle d’abord qui consiste à placer au-dessous de Dieu, au-dessous des anges, entre les anges et l’homme, un agent chargé d’illuminer la raison des hommes, théorie bizarre, faussement imputée par les Arabes à Aristote ; c’est la théorie d’Avicenne et de Maïmonide. Plus tard, cette doctrine se modifia ; on absorba l’Intelligence active en Dieu, et dès lors elle fut conçue comme le foyer primitif éternel et infini, d’où émanent par une loi nécessaire toutes les intelligences créées, abîme sans fond où, après avoir un instant joui de l’existence individuelle, elles doivent se replonger.

C’est sur Averroès, à tort ou à raison, que la tradition a fait peser la responsabilité de cette seconde théorie. Elle est, j’en conviens, panthéiste et fataliste, et sous ce double rapport elle a de l’analogie avec le système de Spinoza ; mais Spinoza a-t-il beaucoup connu, a-t-il beaucoup pratiqué les averroïstes ? c’est au moins douteux. Le passage cité plus haut est-il une allusion aux doctrines d’Ibn-Roschd ? C’est possible, je ne le nie pas, mais je ne voudrais pas l’affirmer. Spinoza a pu penser aux kabbalistes, comme l’ont cru d’habiles critiques[55]. Il est certainement curieux de le voir abriter sa théorie sous la tradition juive. Peut-être même l’allusion s’adresse-t-elle à Maïmonide[56] ; mais la question qu’il s’agit de résoudre, c’est de savoir si Spinoza a trouvé dans Maïmonide, non pas telle ou telle pensées équivoque, mais les principes du panthéisme. Cette question n’est pas de celles qu’on résout par conjecture. Les pièces du procès sont sous nos yeux. Eh bien ! je dis que le panthéisme et le fatalisme ne sont pas dans Maïmonide et que Spinoza n’a pu les y trouver. Pour soutenir le contraire, il faudrait confondre Maïmonide avec Averroès. Or c’est une vielle erreur réfutée par la critique contemporaine que de voir dans Averroès le maître de Maïmonide. On sait aujourd’hui que Maïmonide n’a jamais vu ni pu voir Averroès[57], et Maïmonide lui-même nous apprend qu’il n’a connu les écrits du philosophe arabe que fort tard, dans sa vieillesse. Dira-t-on que si Maïmonide n’a pas reçu d’Averroès la théorie panthéiste de l’Intelligence active, il a pu en trouver le germe dans Avicenne ? Cette hypothèse est démentie par l’œuvre entière de Maïmonide et par l’esprit qui anime toute son entreprise d’exégète et de philosophe. Maïmonide entend si peu la théorie de l’intelligence active au sens panthéiste qu’il admet dans les chapitres mêmes destinés à établir l’existence d’un Dieu libre et créateur. C’est un paradoxe insoutenable que de présenter Maïmonide comme entaché d’averroïsme sur l’article de la création. Il consacre un tiers de son grand ouvrage à combattre pour la création ex nihilo. Sur ce point, il est orthodoxe comme un chrétien ; il est plus orthodoxe que beaucoup de pères de l’église. Sa foi dans le Dieu créateur de la Genèse est si forte qu’au lieu de la laisser fléchir sous le joug d’Aristote, c’est au contraire son maître Aristote qu’il immole à sa foi. Il ne veut ni de la matière première ni de l’éternité du mouvement. Il s’efforce même de prouver qu’Aristote n’a pas soutenu ces deux thèses d’une manière absolue, mais seulement comme des opinions vraisemblables[58]. Et pourquoi Maïmonide tient-il si fort à la nouveauté du monde ? C’est qu’il craint, en concevant le monde comme éternel, de trop effacer la nécessité de l’acte créateur ; il craint aussi, en faisant du monde une émanation nécessaire, de détruire la liberté et la responsabilité humaines. Ce prétendu averroïste est un défenseur déclaré du dogme de l’immortalité de l’âme[59]. Quoi donc ! parce qu’il y a dans Maïmonide quelques phrases, d’ailleurs innocentes, auxquelles semble pouvoir s’appliquer une allusion assez vague de Spinoza, on conclurait que Spinoza a puisé dans ses livres l’idée panthéiste, lorsque ces livres mêmes sont consacrés à combattre le panthéisme, à proclamer un Dieu libre et une âme faite à son image, responsable et immortelle, et par là à concilier la philosophie avec la religion !

On a fait une autre hypothèse : on a pensé que Spinoza avait pu puiser sa métaphysique non plus dans la philosophie des rabbins, non plus dans Maïmonide et ses commentateurs, mais dans cette philosophie secrète connue sous le nom de kabbale. Un savant hollandais, Wachter, a déjà soutenu, au XVIIe siècle, que Spinoza n’était qu’un kabbaliste déguisé, et Leibnitz, sans admettre ce paradoxe, y a trouvé quelque chose de vrai. Aujourd’hui que la kabbale et Spinoza sont mieux connus, le système de Wachter et la conjecture même de Leibnitz ne peuvent plus se soutenir. Sur quoi repose en effet l’hypothèse émise par Leibnitz ? Sur un trait d’analogie entre l’Éthique et le Zohar ; qui serait, je l’avoue, de la dernière conséquence, si on pouvait l’établir ; mais rien de plus vain qu’une telle entreprise. On sait que les kabbalistes admettaient, entre le principe divin, conçu dans son abstraction la plus haute et la plus inaccessible, et le monde des créatures, une série d’entités intermédiaires qu’ils appelaient les dix Séphiroth. Ces Séphiroth sont une première manifestation de l’Être divin, du mystérieux En-Soph, et lui servent pour ainsi dire de transition pour enfanter le monde visible. L’une est la couronne, l’autre la sagesse, l’autre l’intelligence, et ainsi de suite. Si maintenant vous les concevez réunies, elles forment ce que les kabbalistes appelaient l’Adam céleste ou l’Adam Cadmon.

Rien assurément de plus bizarre et de plus obscur que cette doctrine. Or voici Leibnitz qui croit la retrouver dans l’Éthique. Il y a, suivant lui, chez Spinoza, quelque chose qui répond trait pour trait aux Séphiroth de la kabbale : c’est la théorie des modes éternels et infinis de la Substance, et ce que les kabbalistes appellent l’Adam Kadmon, c’est sans doute ce que Spinoza appelle l’Intelligence infinie. « Sauf les mots, dit Leibnitz, tout s’y trouve : ut prœter nomen nil desiderare possis[60]. »

Nous sommes loin de contester ce qu’il y a d’intéressant dans ce rapprochement. Avant de le rencontrer dans Leibnitz, nous avions signalé chez Spinoza tout un côté obscur et presque mystérieux par où les théories de l’Éthique rappellent les traditions de la philosophie orientale[61]. Ces modes éternels et infinis que Spinoza conçoit entre la substance immuable et ses modes changeans, et qui se décomposent en plusieurs séries, cette Intelligence infinie qui n’est ni la pensée divine, ni la pensée humaine, cette idée de l’étendue, espèce d’âme du monde qui flotte indécise entre la nature naturante et la nature naturée[62] tout cela n’est pas cartésien, tout cela nous éloigne du monde moderne, pour nous reporter vers le monde alexandrin et vers l’Orient. Néanmoins, cette ressemblance une fois indiquée d’une manière générale, la critique ne peut aller au-delà. Affirme-t-elle que Spinoza, par sa théorie bizarre et subtile des modes éternels et infinis de la substance, s’éloigne du cartésianisme et se rapproche de l’antique doctrine des émanations, c’est un point certain, c’est un fait considérable, désormais acquis à la science. Veut-elle savoir maintenant quelle est la cause et l’origine de cette curieuse analogie, c’est ici qu’elle doit se défier des explications arbitraires. Wachter suppose que Spinoza a été affilié à la kabbale ; mais où est la preuve de ce fait ? Nulle part. Spinoza a été élevé par un savant rabbin, Moïse Morteira ; mais Morteira n’était point un kabbaliste. Spinoza était versé dans la littérature hébraïque, il cite le Moré Néboukhim et d’autres anciens monumens de la philosophie juive ; mais il ne cite jamais ni le Zohar, ni le Sepher Iecirak, ni les commentaires des livres kabbalistiques. Une seule fois il parle des kabbalistes ; sait-on comment il les traite ? « J’ai voulu lire, dit-il, et j’ai même vu quelques-uns des kabbalistes ; mais je déclare que la folie de ces charlatans dépasse tout ce qu’on peut dire[63]. »

D’ailleurs, si vous considérez la théorie des Séphiroth, non plus d’une manière générale, mais dans ce qu’elle a de véritablement propre et précis, vous ne la retrouvez plus dans Spinoza. Le Zohar admet dix émanations primordiales de la Divinité sous le nom de Séphiroth. Quel rapport y a-t-il entre cette doctrine et la substance de Spinoza, avec ses deux attributs immédiats, la pensée et l’étendue ? Spinoza indique à la vérité plusieurs séries de modes éternels et infinis ; mais il n’en fixe pas le nombre, il n’essaie pas d’en ordonner la hiérarchie, et toute cette partie de sa théorie reste indécise, à ce point que lorsque ses amis le pressent de s’expliquer plus nettement, il se montre embarrassé et ne leur fait que des réponses évasives. Nous avons essayé pour notre part de préciser et d’expliquer ce que Spinoza a pu entendre par ces étranges entités logiques qu’il appelle l’idée de Dieu, l’idée de l’étendue, et nous n’avons rien trouvé là qui ressemblât le moins du monde à l’Adam Cadmion des kabbalistes, lequel n’est autre chose dans le Zohar que l’ensemble des Séphiroth[64].

Il n’y a donc entre la théorie de Spinoza et celle de la kabbale qu’un point de ressemblance très général, savoir l’idée de l’émanation. Or cette idée n’appartient pas en propre aux kabbalistes ; elle se trouve chez les gnostiques de toutes les sectes, valentiniens, carpocratiens, etc. ; on la rencontre dans les livres hermétiques et chez tous les philosophes de l’école néo-platonicienne d’Alexandrie. De quel droit ferait-on de Spinoza un kabbaliste plutôt qu’un gnostique, plutôt qu’un disciple de Plotin ou de Proclus ? Et d’ailleurs n’y a-t-il pas une manière plus simple d’expliquer pourquoi Spinoza a incliné à l’idée des émanations ? C’est que cette idée a un rapport intime avec l’idée mère du panthéisme, et voilà pourquoi on la rencontre chez les panthéistes de tous les temps et de tous les lieux. À ce compte, les analogies justement signalées entre le panthéisme de Spinoza et les systèmes, de l’antique Orient n’auraient d’autre cause que l’identité des lois de l’esprit humain.


IV

Ainsi donc ni Maïmonide ni la kabbale ne contiennent et n’expliquent le panthéisme de Spinoza. Il y a des analogies, des ressouvenirs, des points de contact ; mais les différences dominent, et le système de l’Éthique, comparé à celui-là même des anciens systèmes auxquels il ressemble le plus, je veux dire à l’averroïsme, reste empreint d’un caractère parfaitement original ; Serait-ce alors-que Spinoza n’a eu d’autre maître que son génie ? Point du tout. Spinoza a eu du génie sans doute ; mais il a eu un maître, et c’est Descartes.

Qu’il y ait dans la philosophie de Descartes certaines semences que Spinoza a cultivées et d’où il a tiré le panthéisme, c’est ce qui paraissait définitivement établi depuis plus de vingt ans. Si un commerce prolongé avec Spinoza m’autorise à prendre ici la parole en mon propre nom, je dirai que je ne suis pas de ceux qui ont exagéré les rapports de Spinoza avec Descartes. J’ai même écrit un chapitre pour modifier le fameux arrêt porté par Leibnitz : que le spinozisme n’est qu’un cartésianisme immodéré. Ce jugement me semblait trop sévère pour Descartes ou, ce qui est la même chose, trop indulgent pour Spinoza. Je proposais d’y faire un amendement ; je demandais que l’on dît : Le spinozisme est Un cartésianisme corrompu. En cela, je ne cédais point au plaisir de contredire Leibnitz ni à la puérile satisfaction die changer un mot dans une de ses sentences les plus mémorables. Je trouvais que ma formule rendait mieux que la sienne cette nuance fine et délicate où le plus souvent, dans ces questions épineuses, se trouve la vérité. Je voulais dire qu’il y a deux parts à faire dans Descartes, celle du bien et celle du mal. le cartésianisme, dans ses parties saines, loin de conduire au spinozisme, en est le plus sûr préservatif ; mais il y a aussi dans Descartes des parties faibles, des parties malades. Là est le germe du panthéisme et du fatalisme, germe fatal, seul recueilli et développé par Spinoza. Or c’est là ce que j’appelle corrompre un système au lieu de le développer. À mon avis, l’homme qui véritablement développe Descartes, ce n’est pas Spinoza, c’est Leibnitz. Pourquoi cela ? Parce que Leibnitz redresse, réforme, transforme Descartes, et pousse le cartésianisme en avant dans les voies de la vérité. Spinoza corrompt Descartes, parce qu’au lieu de le corriger en ses erreurs, il y abonde de toute la force d’un esprit d’une trempe supérieure, et précipite ainsi le spiritualisme aux abîmes.

Voilà, ce me semble, la limite extrême qu’on ne doit pas franchir ; voilà le seul correctif qu’on puisse apporter à l’arrêt de Leibnitz, arrêt d’ailleurs admirable de finesse et de profondeur. Maintenant qu’on vienne nous dire que Spinoza n’a aucun rapport essentiel avec Descartes, qu’il y a tout au plus entre ces deux systèmes un point commun, la définition de la substance (définition que Descartes a retirée), que Spinoza de la sorte cesse tout à coup d’être cartésien pour le plus grand honneur de Descartes, qu’on fasse de lui un pur juif, un averroïste, un kabbaliste, tout enfin, excepté ce qu’il est, alors il m’est impossible de ne pas m’étonner, et l’homme qui avance ce paradoxe, fût-il le plus savant des historiens de la philosophie, le plus ingénieux des critiques, le plus éloquent et le plus séduisant des hommes, fût-il enfin M. Cousin en personne, je ne puis m’empêcher de lui dire : « Cher et illustre maître, vous vous trompez. »

Je reconnais que la méthode géométrique de Spinoza est contraire à celle que Descartes avait d’abord suivie en posant le Cogito, ergo sum, comme fondement de sa philosophie. Je reconnais que le Dieu de Spinoza, substance impersonnelle et immanente de tous les êtres, n’est pas le Dieu auquel croyait Descartes, et qui est le Dieu intelligent et libre, le Dieu créateur du christianisme ; mais cela accordé, et les discussions minutieuses de détails étant écartées, je dis que toute justification de Descartes est vaine quand on porte la controverse sur le point capital. Il y a une notion essentielle qui manque à la philosophie de Descartes, c’est la notion de force individuelle. Il est clair d’abord qu’il a banni la force de l’univers physique. Les corps ne sont pour lui que les modes inertes d’une étendue passive. Matière brute ou matière organique, peu lui importe ; les animaux eux-mêmes ne sont que des automates incapables d’aucune action spontanée. En un mot, l’univers de Descartes, c’est l’univers abstrait et mort de la géométrie. « Je ne puis goûter, disait le grand Huyghens, l’idée que Descartes se fait de la matière ; elle équivaut pour moi à l’idée du vide. »

Descartes a-t-il reconnu la force individuelle dans l’âme humaine ? Non. Je ne dis pas qu’il ait nié résolument la force en psychologie, comme il l’avait niée en physique ; je dis qu’il l’a mal connue et effacée. Il confond tour à tour la volonté avec l’entendement et avec le désir, double erreur, fertile en mille conséquences fâcheuses. On a beau dire que ces questions n’étaient pas à l’ordre du jour. Point du tout ; rien n’était plus à l’ordre du jour au temps de Jansénius, d’Arminius et de Gomar que la question de l’efficace de la volonté. Or tantôt Descartes est pour la liberté d’indifférence, tantôt il est pour le déterminisme, d’où lui est venu le double reproche d’être pélagien et fataliste. Il a mérité à beaucoup d’égards l’une et l’autre accusation, la première en disant que la volonté de l’homme est infinie, ce qui est une exagération singulière ; il a mérité la seconde en disant que l’indifférence est le plus bas degré de la liberté, et que plus la volonté est déterminée, plus elle est libre. Et quand Descartes ose soutenir cette étrange théorie que Dieu a fait le monde par un acte entièrement indifférent, et que le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid, ne sont tels que par la volonté de Dieu, si l’on va au fond de ces paradoxes extraordinaires, on trouve encore la même erreur radicale, l’absorption, en Dieu comme chez l’homme, de la volonté dans l’entendement.

Considérez maintenant que Descartes réduit d’une part le monde matériel à une étendue passive, de l’autre le monde spirituel à des âmes dont il affaiblit et efface l’activité ; songez d’ailleurs que toute la métaphysique de Descartes a pour basé le dualisme de la pensée et de l’étendue, dualisme qui rend impossible toute influence de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme, et vous comprendrez que le jour où parut un penseur intrépide, amoureux de logique et d’unité, le double univers de Descartes vint s’absorber, comme de lui-même, dans une substance universelle, unité suprême où se résout et se concilie la dualité de la pensée et de l’étendue, cause unique où le corps et l’esprit, par eux-mêmes impuissans, trouvent le secret de leur correspondance et le principe de leurs actions. Or qu’est-ce que cette idée, si ce n’est celle de Spinoza ?

Elle sortait si naturellement de Descartes qu’au même moment, en France, en Hollande, en Angleterre, des hommes qui ne s’étaient point entendus, qui ne pouvaient pas s’entendre, arrivaient par dès chemins un peu différens à la même conséquence. Malebranche est de l’Oratoire, Fénelon est de Saint-Sulpice, deux foyers de religion et de philosophie fort opposés. Tous deux sont catholiques ; Clauberg et Geulincx sont protestans, Spinoza est juif. Et cependant entre tous il y a un air de famille, et c’est toujours la même doctrine avec des atténuations plus ou moins caractérisées. Ici toute citation serait inutile ; les analogies sont avérées[65]. Comment soutenir devant un pareil fait que le panthéisme de Spinoza est un accident, que Spinoza est un pur juif, égaré par la tradition hébraïque ? C’est fermer les yeux à l’évidence ; c’est d’ailleurs se contredire formellement, puisqu’au moment où on nie les rapports de Descartes avec Spinoza, on maintient ceux de Spinoza avec Malebranche, avec Geulincx et Clauberg, à moins qu’on ne soutienne que ces personnages ne sont pas cartésiens ; mais alors quels sont les vrais cartésiens ? Bossuet et Arnaud, dira-t-on peut-être ; mais Bossuet et Arnaud sont avant tout des théologiens qui prennent dans Descartes ce qui leur convient et rejettent le reste, assez indifférens, comme ils disent, au pur philosophique. Encore une fois donc, où sont les vrais cartésiens ? On répond : Wittichius, Welthuisius, Régis. Quoi ! c’est là la famille, de Descartes ! Et vous croyez travailler à sa gloire en lui retranchant Spinoza, Malebranche, et peut-être encore Fénelon, car celui-là aussi est suspect de quelque panthéisme uni à sa haute mysticité ! Voilà une singulière façon de comprendre les grandeurs et les nobles vicissitudes du cartésianisme !

La vérité est que Descartes a exercé sur son siècle une influence incomparable. Personne n’ignore que c’est en rencontrant par hasard un livre de Descartes que Malebranche se dégoûta de l’érudition et se fit philosophe. Même effet produit sur Spinoza. Il était occupé d’hébreu et d’antiquités. Descartes lui tombe entre les mains. Le voilà cartésien. Il lit les Méditations et les Principes. Son premier écrit n’est autre, chose que la philosophie de Descartes mise en forme géométrique. Je sais que cette forme elle-même témoigne d’un esprit qui n’est pas celui du cogito, ergo sum ; mais à qui la faute, si ce n’est à Descartes lui-même ? Qui a communiqué à tous ses disciples la passion de la géométrie ? qui leur a donné l’exemple des démonstrations mathématiques, si ce n’est lui ? Je sais aussi que Spinoza, dès 1663, s’inscrit en faux contre le dualisme où Descartes s’était arrêté, et contre la liberté que Descartes maintenait de nom en là niant dans ses conditions essentielles ; mais c’est que déjà Spinoza avait trente ans, déjà il avait l’Éthique dans la tête, il en communiquait des fragmens à son ami Oldenjburg. L’indépendance de ses opinions ne l’empêchait pas d’ailleurs de reconnaître Descartes pour son maître. Lui qui cite si peu, lui si sobre d’éloges, car je ne sache pas, qu’il ait jamais loué personne, fait exception pour Descartes. Il le contredit souvent ; mais comme on sent qu’il l’admire ! Comme il en est plein ! Comme il a scruté et approfondi tous les coins et tous les replis de son œuvre[66] !

j’ose dire qu’en présence de ces faits, de ces documens, de ces textes, nier l’origine cartésienne de Spinoza pour aller chercher, à grands renforts de conjectures, des origines lointaines et douteuses, tantôt la kabbale, tantôt Maïmonide, tantôt Averroès, tantôt même des personnages que Spinoza n’a jamais cités et qui n’ont avec lui aucune analogie sérieuse, j’ose dire que ce n’est pas être fidèle aux lois de la bonne et sévère critique, de cette critique dont l’exact et profond interprète de Platon, de Proclus et d’Abailard nous a donné tant d’admirables leçons et tant de modèles accomplis.

Je me demande maintenant quel avantage on peut se promettre de cette brusque et tardive réhabilitation du pur cartésianisme primitif, entreprise aux dépens de la vérité historique. Supposons qu’elle aboutisse à faire un instant illusion. Voilà Descartes délivré des soucis de la paternité, n’ayant plus rien de commun avec ces deux indignes fils qu’on lui attribuait, Malebranche et Spinoza ; le voilà pur de tout panthéisme, de tout fatalisme, de tout mysticisme ; il a toujours marché droit ; jamais il n’est tombé, jamais il n’a glissé, ni chancelé, ni dévié. Il est le philosophe parfait, impeccable, infaillible. Soit ; mais alors expliquez-moi, je vous prie, pourquoi il est arrivé au système de Descartes ce qui arrive à toutes les œuvres humaines. Elles vivent quelque temps, puis elles meurent. La vérité seule ne meurt pas. Quoi ! le cartésianisme est la vérité même, et il est mort ! C’est impossible. Et puis, si Descartes n’avait pas besoin d’être réformé, à quoi bon Leibnitz ? Quelle est la raison d’être de ce grand continuateur, de ce grand réformateur du cartésianisme primitif ? Toute l’histoire de la philosophie moderne perd son enchaînement, car supposé, comme je le crois, que la philosophie du XVIIe siècle, toute grande qu’elle puisse être, ne soit après tout qu’un mélange de vérités et d’erreurs, on s’explique la réaction du siècle suivant, on s’explique Locke, Voltaire, Reid et Kant ; mais, si le cartésianisme est sans mélange d’erreur, s’il donne le dernier mot de tous les problèmes, comment se fait-il que le gouvernement des intelligences se soit un jour échappé de ses mains pour passer aux mains triomphantes des pères et des patrons de l’Encyclopédie ? Quoi ! la vérité absolue était là, et on a fermé les yeux pour ne pas la voir ! La philosophie était faite, et on lui a tourné le dos !

Mais laissons-nous persuader qu’il n’y a aujourd’hui rien de mieux à faire que de revenir purement et simplement à Descartes : espère-t-on avoir mis un terme à nos agitations intellectuelles et coupé la racine du panthéisme et de toutes les erreurs ? Si étrange que soit l’idée de constituer une sorte d’autorité infaillible en philosophie, cela n’est pas nouveau dans le monde, cela s’est déjà vu. Au temps d’Ammonius Saccas et de Plotin, on s’avisa d’attribuer à un homme le don divin de l’infaillibilité. Il est vrai que cet homme était Platon. Eh bien ! tout Platon qu’il était, son autorité proclamée souveraine ne fit pas régner la concorde dans la république des philosophes. Elle n’empêcha pas les platoniciens d’Alexandrie de tomber dans le panthéisme, dans le fatalisme, dans le mysticisme. Chacun entendait Platon à sa manière, chacun abritait sous le nom de Platon ses propres visées, ses chimères, ses témérités.

Au moyen âge, la scène change. Le maître infaillible, ce n’est plus Platon, c’est Aristote. La tyrannie d’Aristote a-t-elle mieux réussi à établir l’ordre, la discipline et la paix ? Tant s’en faut. Il y a des réalistes et des nominaux, sans parler des conceptualistes ; il y a des partisans de saint Thomas et des partisans de Duns Scot, tous du reste bons péripatéticiens et jurant sur la parole d’Aristote. Ces deux expériences ne suffisent-elles pas, et faut-il en essayer une troisième ? Non, disons-le nettement ; la tyrannie n’est bonne nulle part, en philosophie moins que partout ailleurs. Nul philosophe n’est impeccable, nul système de métaphysique n’est parfait et éternel. Quiconque va chercher dans un livre sa philosophie toute faite ne sera jamais philosophe. La vérité philosophique ne se transporte pas. On ne la verse pas d’un vase dans un autre vase, comme une liqueur. C’est à chacun de trouver en soi sa philosophie, de la construire pièce à pièce à la sueur de son front. Et cela n’empêche pas que le trésor des vérités acquises ne s’accroisse d’âge en âge ; mais cette philosophie qui grandit sans cesse et ne passe pas, perennis quœdam philosophia, c’est un patrimoine dont on n’hérite qu’à la charge de l’accroître et de l’agrandir.

Ramenons ces réflexions générales à une conclusion précise sur le véritable rapport de Descartes, avec Spinoza. À coup sûr, tout n’était pas semence d’erreur dans Descartes. Il y a deux parties dans son œuvre : d’abord une méthode très générale, puis un système particulier de métaphysique. La méthode cartésienne est la vraie, et elle durera autant que l’esprit humain. Le doute raisonné comme initiation nécessaire à la philosophie, la conscience du moi pensant comme base, l’analyse psychologique comme levier, ce sont là autant de vérités durables, autant d’impérissables conquêtes ; mais si la méthode de Descartes est éternelle, son système de métaphysique est parmi les choses qui passent. Certes il est vaste et beau, ce système ; il y a pourtant quelque chose de plus vaste et de plus beau, c’est la nature universelle. Descartes a voulu l’embrasser dans son tout ; c’est un sublime effort : est-il surprenant qu’il en ait laissé échapper quelque partie ? La force active, la force individuelle, principe fécond qui joue un si grand rôle dans le drame de l’univers, ne tient presque aucune place dans le monde cartésien. Ce monde, tout géométrique, n’est point habité par des forces vivantes ; il semble n’être peuplé que d’abstractions. Le germe du panthéisme était là. À peine aussi le système de Descartes est-il dans le monde, que le panthéisme en sort de tous les côtés. Dans les esprits mêmes qui le répudient par instinct, par sagesse, par éducation, chez des catholiques convaincus comme Malebranche et Fénelon, chez des esprits sensés et des chrétiens sincères comme Clauberg et Geulincx, le mauvais levain fermente et fait éclater sa présence. Vienne alors un Spinoza : le panthéisme a trouvé son messie. Au lieu d’un chrétien nourri de la pure moelle de saint Augustin et préservé de tous côtés par la discipline de l’église et par la foi partout dominante, vous avez un enfant proscrit d’Israël jeté par la persécution de Portugal en Hollande, du pays de l’inquisition sur la terre des libres penseurs. Quel est l’aliment de ses jeunes années ? Une littérature pleine de témérités, d’hérésies, de chimères. Il lit le Talmud, la Mischna, peut-être la Kabbale. Il fréquente surtout Maïmonide et les hardis rabbins qui l’ont commenté et exagéré. Il trouve dans le Guide des Égarés et ailleurs l’horreur des superstitions religieuses et le goût des libres spéculations. C’est alors que la philosophie de Descartes vient le toucher de son aile. Certes, s’il y avait en Europe un homme prédestiné à tirer de cette philosophie toutes ses conséquences, bonnes ou mauvaises, surtout les mauvaises, cet homme était Spinoza. Toute son éducation l’y disposait, nulle barrière extérieure n’était là pour le contenir. De bonne heure il avait rompu avec la synagogue et s’était décidé à rester libre de tout culte particulier. Encore moins était-il arrêté par cette autre barrière que se donne un esprit naturellement sensé et mesuré. Spinoza est un esprit sans mesure ; c’est un spéculatif à outrance, c’est un géomètre éperdument épris de conséquence logique, d’enchaînement et d’unité. Il est de la race de ces esprits puissans et étroits, de ces solitaires qui ont plus de souci d’accorder ensemble leurs idées au dedans d’eux-mêmes que de les mettre d’accord avec la réalité des choses et avec le sens commun, incapables de sentir et de saisir les vrais principes, incomparables quand il ne s’agit que de faire rendre à un faux principe tout ce qu’il contient.

Quel homme d’ailleurs était mieux préparé que Spinoza, non plus seulement par son éducation et par le tour de son esprit, mais par son caractère, son âme et toute sa constitution morale et physique, à abonder dans le plus mauvais sens de la philosophie de Descartes ? Le point faible de cette doctrine, on le sait, c’est l’absence de l’idée de force individuelle. Or lisez la biographie de Spinoza, et dites-moi si un tel homme pouvait comprendre la force, l’individualité, la vie. L’esprit sans doute était vigoureux chez lui, mais comme l’âme était chétive, comme tous les ressorts de la vie étaient faibles et impuissans ! Contemplez ce solitaire, sans famille, sans patrie, sans foyer, retiré au fond de sa cellule, occupé à tisser la trame de ses abstractions, tandis que sa main distraite polit des verres d’optique. Il n’a ni besoins, ni passions. Il vît d’un peu de pain et de lait. Ses délassemens sont d’un enfant. On a vanté ses vertus, et non sans raison ; mais ce sont les vertus d’un moine, la chasteté, la pauvreté, la résignation. De vertus actives et fécondes, point de trace. Il craint les hommes plus qu’il ne les aime. Méditez sa devise ; elle n’a qu’un seul mot : caute. En effet, ce qu’aime avant tout cette âme un peu cauteleuse, c’est son repos. Jouir de ses pensées est un bonheur qui suffit à Spinoza, et bien qu’il se croie en possession de la vérité absolue, n’ayant pour toute opinion contraire que le plus parfait mépris, cette vérité dont il est si orgueilleux, et qu’il formule avec un calme si imperturbable et une assurance si tranchante, il se soucie peu de la faire partager à ses semblables du moment qu’elle peut compromettre sa tranquillité. Il s’est peint lui-même dans sa définition de l’homme. « L’homme, dit-il, est une idée, c’est-à-dire une forme passagère de la pensée éternelle : » définition fausse, entendue de l’homme en général, mais qui devient presque vraie, si on l’applique au seul Spinoza.

Comment un tel homme, quelque sentiment élevé qu’il eût de l’existence spirituelle et de l’infinité de Dieu, aurait-il admis une âme immortelle et un Dieu créateur ? Pour comprendre la personnalité en Dieu, il faut la comprendre dans l’homme. Et Spinoza en avait perdu le sentiment à force d’abstraire et de rêver. Là est son erreur profonde et là radicale vanité de ses spéculations. Il n’a pas vu que le monde est un système de forces, qui toutes, à des degrés divers, tendent vers cette concentration de la vie qui constitue l’individualité ; la nature entière est une aspiration, éclatante ou secrète, vers la conscience et la liberté. Et au-dessus de la nature, au-dessus de l’homme, le centre éternel vers lequel tout être gravite, c’est la personnalité même dans son sublime idéal, je veux dire la Toute-Puissance qui se connaît, se possède, jouit d’elle-même et s’épanche éternellement en une variété infinie et harmonieuse de libres créations. C’est ce principe de la personnalité, dans la nature, dans l’homme et en Dieu, qu’il faut opposer à Descartes, qui l’a mal connu, à Spinoza, qui l’a nié, à Leibnitz lui-même, qui ne l’a un instant saisi que pour le laisser échapper ; c’est en développant ce principe, en ramenant dans la philosophie et dans la société tout entière le sentiment de l’activité personnelle, que nous pousserons le spiritualisme en avant, et que nous arracherons les générations nouvelles au prestige renaissant et malfaisant de Spinoza.


ÉMILE SAISSET.
  1. 2 vol. in-8o, chez Franck, rue Richelieu, 07. Le premier volume est de 1856, le second vient de paraître.
  2. 1 vol. in-8o, chez Franck.
  3. 1 vol. in-8o, 1861, chez Michel Lévy.
  4. Voyez l’intéressant fragment inédit récemment publié, avec une traduction et un mémoire explicatif, par M. Foucher de Careil : Leibnitii observationes ad rabbi Mosis Maimonidis librum qui inscribitur doctor perplexorum, 1861, in-8o, chez Durand.
  5. Notamment une étude sur l’état politique et religieux de la Judée aux derniers temps de sa nationalité, des notices substantielles consacrées & Maïmonide et à Avicébron, et un travail sur les doctrines religieuses et philosophiques de la Perse, qui ont tant de points de contact avec celles d’Israël.
  6. M. Munk avait déjà bien mérité de l’histoire de la philosophie en restituant presque complètement le Fons vitæ, ouvrage perdu d’Avicébron, et en découvrant sous le nom de ce personnage, si fameux au moyen âge et quelque peu mystérieux, un Juif espagnol du XIe siècle, nommé Salomon ben-Gébirol, philosophant à la suite des Arabes et interprétant comme eux Aristote dans le sens de l’école d’Alexandrie.
  7. Pour la biographie de Maïmonide, M. Franck, Études orientales, pages 317 ot suiv. — Comp. M. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, pages 461 et suiv.
  8. En arabe Datalat al Hayirin, en hébreu Moré Neboukhim.
  9. Le Guide des Égarés, partie Ière, page 253.
  10. Le Guide des Égarés, partie Ire, ch. 58.
  11. Le Guide des Égarés, partie Ire, page 181.
  12. Proverbes, III, 19 ; VIII, 22, 30.
  13. Ibid., II, 6.
  14. Ecclesiast., XLV, 6. — Cf. Prov. III, 18 ; XI, 30.
  15. Métaphysique, livre XII, ch. 7, 8, 9. — Comp. Éthique à Nicomaque, VII, 14,15 ; X, 8.
  16. Il suffit pour s’en assurer de lire les Ennéades de Plotin. Voyez, dans l’excellente traduction que M. Bouillet vient de terminer, les Ennéades V et VI.
  17. Sur l’Intellectus agens et sur Averroès, voyez la savante et spirituelle monographie de M. Ernest Renan, Averroès et l’Averroïsme, qui a éclairé d’un jour tout nouveau l’histoire de la philosophie arabe (seconde édition, augmentée de pièces et documens, chez Michel Lévy).
  18. Voyez la troisième partie du Guide des Égarés, que M. Munk n’a pas encore traduite, mais dont il nous donne l’esprit et la substance dans ses Mélanges de Philosophie juive et arabe, page 486 et suiv. — Comp. M. Franck, Études orientales, p. 317 et suiv.
  19. Le Guide des Égarés, partie II, p. 281.
  20. Ibid., p. 298.
  21. Le Guide des Égarés, partie Ire, p. 333 et suiv.
  22. Ibid., p. 282.
  23. Le Guide des Égarés, tome II, p. 365.
  24. Le Guide des Égarés, chap. 47 de la partie IIe.
  25. Voyez le Compte-rendu des travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, séances d’avril et mai 1861, et la dernière édition de l’Histoire générale de la philosophie, p. 457 et suiv. 1861, chez Didier.
  26. Voyez Fragmens de Philosophie cartésienne, p. 428 et suiv.
  27. Voyez les Comptes-rendus de l’Académie des Sciences morales et politiques, avril et mai 1801, p. 283 et suiv. On trouvera le sentiment de M. Dumiron amplement développé dans un savant et ingénieux Mémoire sur Spinoza qui fait partie de son Histoire de la Philosophie au dix-septième siècle.
  28. Voyez la traduction française, récemment publiée par M. Challemel-Lacour, de la partie moderne du grand ouvrage de Ritter, 3 vol. in-8o, chez Ladrange.
  29. Consultez la dernière édition, 2 vol. in-8o, chez Durand. L’auteur, en refondant et complétant son premier écrit, en a fait un des plus solides et des meilleurs ouvrages historiques qui aient paru depuis trente ans.
  30. Dictionnaire philosophique, art. Causes finales et ailleurs.
  31. Voyez la traduction française de Spinoza, nouvelle édition de 1801, t. II, p. 147, 148,149, 150, 210, 245, 341, etc.
  32. Tome II, p. 4 de la traduction de Spinoza.
  33. Ibid., p. 42.
  34. Spinoza pourtant n’a cita Levi ben-Gerson qu’une seule fois, dans une de ses notes marginales du Theologico-politicus.
  35. Séance de l’Académie des Sciences morales, mai 1861.
  36. Traité tltéologico-politique, ch. II, p. 33 du tome II. — Comp. Guide des Égarés, partie IIe.
  37. Traité théologico-politique, p. 41. — Comp. Guide des Égarés, partie n° pag. 306 et suiv.
  38. Traité théologico-politique, t. II, p. 34.
  39. Ibid., p. 41.
  40. Lettre à Isaac Orobio, t. III, p. 426. — Rapprochons de ces paroles de Spinoza un passage de sa magnifique lettre à Albert Burg : « Oui, je le répète avec Jean, c’est la justice et la charité qui sont le signe le plus certain de là vraie foi catholique ; la Justice et la charité, voilà les véritables fruits du Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et le Christ ne peut pas être là où elles ne sont plus. » T. III, p. 451.
  41. Traité théologico-politique, ch. VII, p. 147 et suiv.
  42. Lettre à Blyenberg, t. III, p. 409.
  43. Le Guide des Égarés, partie III, P. 277 et suiv.
  44. Traité théologico-politique, p. 81 du tome II.
  45. Ibid., p. 23.
  46. Comp. Traité théologico-politique, ch. Ier et IV, et Guide des Égarés, partie IIe, pages 277, 288.
  47. Lettre à Oldenburg, t. III, p. 307. — Dans une autre lettre, Spinoza s’explique aussi clairement, quoique avec moins de crudité. « Est-ce que vous croyez, écrit-il à Oldenburg, quand l’Écriture dit que Dieu s’est manifesté dans la nue, ou qu’il a habité dans le tabernacle, ou dans le temple, que Dieu s’est revêtu de la nature de la nue, de celle du temple ou du tabernacle ? Or Jésus-Christ ne dit rien de plus de soi-même : il dit qu’il est le temple de Dieu, entendant par là, je le répète encore une fois, que Dieu s’est surtout manifesté dans Jésus-Christ. Et c’est ce que Jean a voulu exprimer avec plus de force encore par ces paroles : le Verbe s’est fait chair. Soyez sûr que tout en écrivant son Évangile en grec, Jean hébraïse pourtant. » (Tome III, p. 373.)
  48. Éthique, partie Ire, scol. de la prop. 15.
  49. Ibid., scol. de la prop. 17.
  50. Éthique, partie Ire, définitions.
  51. De l’Ame, propos. 47.
  52. Ibid., prop. 1 et 2.
  53. Éthique, partie Ire, prop. 9 et 11.
  54. De l’Ame, scol. De la prop. 7.
  55. Voyez M. Franck dans son livre sur la Kabbale, préface, pages 27 et 28.
  56. Voyez le Guide des Égarés, partie Ire, ch. 68.
  57. Voyez M. Munk, Mélanges de Philosophie juive et arabe, p. 486, M. Franck, Études orientales, p. 318, et M. Renan, Averroès et l’Averroïsme, page 140.
  58. Voyez le Guide des Égarés, partie IIe
  59. Voyez la troisième partie du Guide des Égarés dans le latin de Buxtori, en attendant la traduction française de M. Munk.
  60. Voyez les Animadversiones de Leibnitz, publiées pour la première fois par M. Foucher de Careil, p. 40.
  61. Dans notre Introduction aux œuvres de Spinoza, première édition, 1844, p. 86 et suiv.
  62. Voyez les prop. 21, 22, 23, 30, 31 de l’Éthique, partie Ire.
  63. Traité théologico-politique, ch. IX, p. 178 du tome II.
  64. Voyez le livre de M. Franck, la Kabbale, chap. III.
  65. M. Damiron a pourtant cité fort à propos devant ses confrères de l’Académie des Sciences morales des passages décisifs de Geulincx et de Clauberg. Nous lui emprunterons celui-ci : « Il faut avant tout, dit Geulincx, se purger l’esprit du préjugé de l’efficace en ce qui regarde les créatures, parce qu’il n’y a véritablement d’efficace qu’en Dieu, ensuite parce que c’est Dieu qui fait en nous la pensée comme il fait le mouvement dans les corps, que c’est lui pareillement qui agit par le corps sur l’Ame et par l’âme sur le corps, qu’il est la cause unique et la cause immanente et non distincte de ses effets. » On dirait ce passage écrit par Malebranche ; le dernier trait semble être de Spinoza lui-même.
  66. Voyez le préambule du livre III de l’Éthique, où Spinoza cite l’illustre Descartes. Voyez aussi le livre IV, dans le préambule et ailleurs.