La Tour d’amour/01

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Georges Crès et Cie (p. 1-21).
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I


Quand je me menai aux autorités pour la troisième fois, on me fit entrer dans le bureau sans me laisser trop attendre sur de sacrés bancs qu’on se souvint de ma tête. Je vois encore cette chambre, peinte en jaune, pleine de grosses mouches à viande qui bourdonnaient autour des encriers. Il y faisait chaud, malgré la fenêtre ouverte d’où qu’on voyait la rade et tous les bateaux se dandinant comme des canes, rapport à un fort vent d’ouest.

Je trouvai là deux Messieurs : un petit sec et un gros court.

Le gros court se coiffa d’une casquette solidement galonnée.

Le petit sec regarda ses ongles.

Ils paperassèrent, avant de causer, et ils me considéraient, en dessous, à la façon dont on considère les tonnes pour savoir si elles perdent.

J’étais resté debout, bien raide.

J’avais peur.

Ça me rappelait le jour de mon premier embarquement. Je ne pouvais pas détacher les yeux de mes souliers, frais cirés, mais qui montraient mes orteils. Heureusement que ces messieurs eurent bonne opinion de ma tenue. Je portais le surcot neuf d’ordonnance, tout brun luisant, des pantalons de treillis à jambières de cuir, et je venais d’acheter, dans un bazar de Brest, un beau béret bleu à pompon large comme un chou.

Ils paperassaient, ils paperassaient, je tournais mon béret, je tournais mon béret… ça pouvait durer longtemps, lorsque le gros court, le plus galonné, le patron du bureau, me dit :

— C’est vous, Jean Maleux ?

— J’en ai l’avantage, que je répondis très poliment, car je pensais bien qu’il ne fallait point parler tout à trac en cette cambuse.

— Nous vous avons choisi, mon garçon, sur les dix concurrents, et j’espère que nous n’aurons pas à nous repentir de notre choix. Vous êtes nommé pour Ar-Men.

Ah ! c’était pour Ar-Men. Je respirais comme si on m’avait ôté un poids de soixante kilos de dessus l’estomac. Je ne savais pas ce qui m’attendait. J’étais joyeux de l’affaire à m’en mettre à giguer devant eux. Fini des ballottements et des apprentissages. On était casé, son maître dans une propriété de l’État, un endroit respectable où qu’on serait tranquille.

— Vous n’avez pas trente ans, que dit le petit sec, et c’est jeune.

Il se caressait la barbe, regardait toujours ses ongles. Il avait l’air de se chercher des poux qu’il voulait tuer.

— On vieillira, que je lui répondis en rigolant.

— On vieillit même très vite à Ar-Men, fit le patron galonné, qui ne riait pas, peut-être parce qu’il savait ce qu’il disait. Seulement, nous vous prenons à cause de l’autre, là-bas, qui décline. Malgré son expérience, il a besoin d’un luron pour le renforcer. On ravitaille à Ar-Men. Est-ce que vous savez cela, mon brave ?

Moi, je ne savais rien, sinon que j’étais content.

— Oh ! que je dis honnêtement, demeurer planté en mer ou s’y promener, c’est toujours la même salaison. Je ne crains pas les corvées, j’en ai vu de plus dures.

— Vous avez fait les échelles du Levant, comme chauffeur, avec le capitaine Dartigues ?

— Oui, Monsieur.

Et je me mis au port d’armes.

Il feuilletait mes papiers personnels ; je reconnus, dans ses doigts, mon certificat d’études et mon livret du dernier bord.

— Vous aviez une mauvaise tête, paraît-il ?

Là ! Nous y étions… l’histoire de ma chicane avec le second machiniste, le fameux jour où j’avais été si tellement en ribote. Dire que pour un jour de noce on nous le reproche toute la vie.

— C’est possible, mon commandant, quand je suis un peu pris de boisson. La chose n’a pas été plus loin qu’un coup de cordage. Le camarade a reconnu qu’il était aussi saoul que moi. Nous revenions de loin, et, dame, vous comprenez, on allait voir des personnes du sexe. Sans vous offenser, cela vous met toujours le feu quelque part. On m’a flanqué de la cale plus que ça ne le méritait ; (j’ajoutai, tout de suite, me mordant la langue), on a été juste, quoi.

— Bien, bien, fit le petit sec. Voici les papiers. Ils sont en règle. Vous rejoindrez votre poste dès demain. À propos, celui que vous remplacez, le compagnon du vieux Mathurin Barnabas, est mort… d’accident, et on a dû ouvrir une petite enquête, mais le vieux s’en est tiré à son honneur. C’est un brave homme, je vous le dis pour que vous le sachiez. Pas d’allusion à… l’accident, hein !

— Vous êtes bien aimable, que je répondis, confus.

Je ne comprenais rien de rien en ce temps-là, faut croire. Enfin, qu’est-ce que ça pouvait me fiche leurs manigances avec le vieux ? Je venais de chez les Chinois, et tout ce que je voulais c’était de ne plus caboter. J’en avais assez d’éternuer dans leur soute à charbon depuis sept ans. Mon temps était venu de m’implanter en mer ferme. Ah ! malheur de Dieu ! Que je ne me sois pas pendu au dernier mât du dernier navire que j’ai chauffé…

Ensuite, on me causa de la paye. Une jolie somme pour peu de travail. Cela aurait dû m’avertir l’entendement. On me dit de serrer mon ballot d’effets, comme si j’allais plonger avec et de me tenir prêt le lendemain, au second coup des forts.

Le petit sec me glissa, d’un ton miel et vinaigre :

— Surtout pas de bordée, pas d’histoires de jupes, mon garçon. Nous demandons des gens sérieux, assez éprouvés par la vie pour ne pas la regretter, vous sentez bien toute votre responsabilité, n’est-ce pas ?

Je n’avais pas réfléchi depuis ma naissance au monde. Ils m’embêtaient crânement, les patrons, et leurs petits soins. C’était comme le ronron des mouches à viande ; ils m’endormaient. Je n’avais pas pourtant l’aspect d’une demoiselle. Ils me firent aussi remarquer que j’étais un privilégié, que l’on me choisissait sur le tas des dix autres, rapport à ma figure, une bonne figure de hibou. J’étais triste et maigre de corps comme tous les chauffeurs que le vent du feu dessèche. Je ne regrettais rien, n’ayant rien à quitter, ça se devinait de reste.

Le bouquet, ce fut le patron, qui, me montrant la porte, me frappa sur l’épaule et me souffla, de l’air d’un qui prierait pour un moribond :

— Courage, mon garçon, et souvenez-vous que vous prenez en mains la destinée de grands navires.

J’eus envie de répondre :

— Des petits aussi, mon commandant.

Mais je tenais à prouver que j’avais de l’éducation, et je lui ripostai en sortant à reculons, le béret bas :

— Bien, quoi, on sera un homme.

Il n’y avait plus à s’en dédire, car on ne plaisante guère dans cette partie de la marine. Quand une fois on y est, on y est. Faut pas leur conter plus tard que ça vous tourne sur le cœur.

— Jean Maleux, que je m’en allais, c’est ta fortune. Tout mettre de côté en attendant leur congé, voilà le plan. Vingt-cinq ans de service, c’est pas le diable quand on est dorloté comme ça. Pas de supérieur sur le dos, la liberté complète, et le vieux loup ne m’avalera pas, puisque je serai son bâton de vieillesse. Et vogue la galère, mon garçon ! Jean, t’es né sous la chance.

Je ne me doutais pas de ma chance, non.

Le lendemain, il ventait un petit vent plus doux que celui de la veille, et la mer était comme une huile.

On s’embarqua.

De Brest, on allait donc « ravitailler » Ar-Men dans un bateau, le Saint-Christophe, un vapeur-passeur qui remplaçait le Georges-Alfred abîmé récemment (abîmé, ici, ça ne veut pas dire que la robe d’une dame a reçu des éclaboussures ou qu’on lui a fait un accroc en marchant dessus… ça signifie que le vapeur-passeur s’était ouvert en deux sur un rocher et perdu corps et biens).

Dans la nuit, je m’étais promené par les rues du port, songeant que je ne pouvais pas faire mes adieux au beau sexe, puisque mon dernier centime avait fondu à m’acheter un bonnet propre. Ça me donnait des mélancolies, et je serrais ferme mon ballot d’effets, selon la recommandation de mes chefs, tout comme on se serait serré le ventre.

Le patron du Saint-Christophe me fit toiser, mesurer, gratter encore une paperasse ou deux, refeuilleta mes livrets et m’ordonna de descendre pour tenir compagnie au chauffeur, parce qu’il avait deviné, à ma mine, que je connaissais les usages de la chauffe.

— Oui, mon bonhomme, on y va… Mais plus pour longtemps. J’en ai assez du charbon. Je vais m’offrir une maison, tout à l’heure, une vraie, sur le plancher des vaches, d’où qu’on peut voir danser vos sales coquilles de noix.

Toute ma vie j’avais rêvé d’être propriétaire d’une de ces belles tours de l’État, et l’honneur m’en arrivait dans la main. Quel honneur… ils m’ont pris au filet, ni plus ni moins qu’un pauvre marsouin… La gloriole… j’étais si bête.

À cette heure, l’esprit et la raison me sont venus, tellement que je suis fou, et ça ne peut plus me servir à rien. Il est trop tard.

Par le hublot de la soute je ne voyais que l’eau, mais je connaissais les endroits de mémoire. On filait sur la pointe des Capucins, Trévennec, pour gagner Ar-Men, en passant devant Sein et Pont-de-Sein.

Le chauffeur en chef, un bon garçon, me donna un godet d’eau-de-vie, de l’anglaise, une boisson qui me chavira un peu, parce que j’avais oublié de manger.

Là-bas, chez moi, je rattraperais le temps perdu, et tout en buvant j’essayais de le faire causer.

— C’est-y que t’es pour une épreuve ou nommé pour de vrai, me demanda-t-il, le menton sur sa pelle ?

— Mon épreuve est terminée, Dieu merci, camarade. On est d’aplomb, et je vais là pour rester, j’espère, ma vie durant.

Il fit : ah ! tout pensif.

Et je n’entendis plus la couleur de sa voix.

Moi, je bavardais tout mon saoul. Je me pavanais avec mon baluchon serré autour de ma ceinture, mes hardes, mes papiers, mes livres, tous mes objets précieux. Je parlais tout seul, répétant que les Chinois avaient de gros ventres, parce qu’ils mangeaient trop de riz. L’aide-chauffeur m’écoutait, hochant la tête, très attentionné aux commandements d’en haut.

Personne, je m’en souviens, ne riait des plaisanteries que je risquais sur mon ventre plat ou ceux bombés des Chinois.

Je me rappelle même que le maître chauffeur m’arrêta une fois d’un geste en se penchant sur ses machines.

Il dit, une autre fois, entre ses dents :

— Il a eu de la veine, le Mathurin Barnabas.

Et il échangea un coup d’œil avec son aide.

De quel Mathurin s’agissait-il ? Ma cervelle bouillait, décidément.

À dix heures on arriva sur Ar-Men. Je le sentis, car ça roulait beaucoup. Dans ces endroits, la mer est perpétuellement démontée. C’est comme un courant se brisant sur des piles de pont, seulement il n’y a pas de pont, et il faut veiller au moindre choc comme si on était sur un bateau de verre.

On me héla par le porte-voix.

Je grimpai et je me trouvai devant… ma maison de retraite.

À pic, par le travers du Saint-Christophe, s’élevait le phare d’Ar-Men, tout entouré des crachats de l’Océan. Les vagues se révolutionnaient à sa base en hurlant et bavant avec la bonne envie de le démolir. Jamais je ne l’aurais cru si grand, si colosse. Je l’avais déjà vu dans le cabinet du patron de l’apprentissage, en joujou, haut comme le doigt et tout historié de petits échelons d’argent. On le posait sur les cartes, et il restait là, l’air pas plus fier que ses voisins. On l’allumait, semblait-il, comme on allume un bout de pipe. Seulement, nature, il était moins drôle. Sa grue d’arrimage et son fil de va-et-vient lui voilaient la face, pareille à une immense toile d’araignée. Juché sur une roche où on ne devait pas pouvoir mettre le pied, jadis, il tenait par miracle, si gros, si long, qu’on se sentait de l’orgueil pour la force de l’homme qui l’avait conçu. Trente-six ans de travail et une ration de cadavres ! Il en était gras, le monstre, d’avoir dévoré des ouvriers. Sa croupe, hors de l’eau, luisait comme enduite d’une viscosité ; son esplanade, lisse comme du marbre, présentait l’aspect d’un perron de préfecture, tant elle était blanche et jolie, mais, tout autour, quand la vague se recroquevillait sur elle-même, on découvrait des trous, des vieux trous de dents gâtées, et cela sentait la marée, âprement, avec un surgoût de sang pourri.

On établit les signaux, et la grue d’arrimage s’abaissa. Le monstre daignait nous tendre la patte. On nous jeta des bouées : il fallut près d’une heure pour les harponner, la mer y mettait des façons.

— Ce que ça doit être gai par la tempête, murmurai-je.

Les lurons qui halaient le câble ronchonnèrent :

— Faudrait t’y voir.

À ce moment-là, je me souviens que je pensais :

— Je suis quelqu’un. On s’occupe de moi.

J’étais monté, absolument, et plein de respect pour ma position.

Le pauvre petit vapeur des Ponts-et-Chaussées se secouait sur ses machines, toujours battantes, à vous en donner le vertige ; les vagues caracolaient le long de ses bords, et quelques-unes, plus furieuses, venaient vous tirer la langue et vous faire de la salive sous le nez.

Au palan on suspendit le panier à ravitailler, une lourde cage à poules pleine de bonnes choses et bien enveloppée de goudronnerie. On risquait un bain. On hissa ferme. Celui qui dirigeait la manœuvre nous dardait des prunelles terribles. La mer, du reste, faisait un tel tapage qu’on avait besoin de le voir briller, le brave homme, sans cela on n’aurait pas saisi les ordres. Toutes les précautions n’empêchèrent point que le paquet bût un fameux coup. On aurait dit que quelqu’un nous le tirait par en bas pendant que nous le hissions par en haut. Et on se demandait s’il tomberait enfin dans le gosier du phare, sa porte ronde qui béait, de loin, comme l’entonnoir d’un serpent.

Cahin-caha le panier s’arrima ; on vit un vieil homme, le Mathurin Barnabas probablement, se précipiter dessus, un vieil homme frimant l’oiseau de proie, parce qu’il marchait plié en deux, laissant traîner des bras ouverts comme des ailes déplumées.

Après le panier, c’était mon tour.

Je demeurais assis sur le pont du Saint-Christophe, regardant stupidement la mer qui me hurlait des choses canailles. Le grand air ne me dégrisait pas. Je me croyais toujours le seigneur d’une maison bâtie en forme de tire-bouchon, et qui allait perforer le ciel à la seule fin d’en faire ruisseler des averses d’eau-de-vie anglaise. Et je devais grimper le long, je criais :

— Hisse ! hisse en haut !

J’escaladais les nuages et puis, patatras, je cognais au plafond du bon Dieu.

C’était mon tour.

Le patron du bateau, l’officier aux yeux brillants, me donna une bourrade :

— Dis donc, toi, mon garçon, avec les mains ou sur la balançoire ?…

Je répondis, la crête dressée :

— Avec les mains, bien sûr.

Est-ce qu’un gardien de phare fait son métier assis ? Pour qui me prenait-il, celui-là ?

— Mettez-lui la ceinture de sauvetage, dit le patron d’une voix brève.

Ça me dégrisa un peu. Peut-être que je n’aurais pas dû fanfaronner.

Les palans d’apprentissage ne sont pas ceux d’Ar-Men. On me mit la ceinture.

— Je ne suis pas un marin d’eau douce, grommelai-je, j’en ai vu bien d’autres, en Chine.

Puis je regardai ma maison, lui adressant un salut protecteur. Elle me parut plus grande et vint à moi, brusquement.

Le ciel était bleu derrière une brume rousse, le vent se fit aigre, très cingleur, plein de sel.

Alors, j’allais m’envoler en escarpolette, comme une belle fille ?

J’entendis le hurlement d’une sirène. Cela traversa l’air et l’eau comme l’appel d’une femme qu’on égorge.

On sait bien ce que c’est…, pourtant j’eus le frisson à ce moment-là.

— Vous n’avez pas déjeuné ? me demanda le patron du bateau.

— Moi, je meurs de faim, que je lui répondis en essayant de rire.

— Tant mieux !

On me donne le câble : je m’accroche et je tourne en repoussant le pont des deux pieds.

Je tourne plus vite, je m’accroche, ma tête se perd…

La sirène brame plus fort, elle me vrille les oreilles. On dirait qu’elle n’en a qu’après moi. Je suis tout étourdi. Ça ne ressemble pas aux exercices d’épreuve. C’est autrement sérieux, à cause de la sirène, et parce que je suis gris.

Je tourne, je tourne. Mon cœur aussi, hélas ! Il me vient l’envie extraordinaire de tout lâcher et d’aller boire le dernier coup à la grande tasse. Mais c’est plus fort que moi, je me cramponne.

Je vole, je saute et je roule… Je suis secoué comme par la poigne d’un géant. Je ne peux plus rien distinguer. Ou je suis plus saoul que jamais, ou le bateau et le phare tournent autour de moi ; tantôt celui-là est gros comme une noix, tantôt celui-ci s’allonge comme un cierge d’église.

— Jean Maleux, tu es foutu ! rugit la sirène au loin.

Je redescends…

Je sens mes jambes toutes froides. Je suis au beau milieu de l’eau. Ça m’entre maintenant dans la bouche. Allons, c’est fini de Jean Maleux ! Pas la peine de nager, car je vais être brisé contre le roc…

…Et voilà que je me relève. Je me trouve, maintenant, à quinze mètres au-dessus des vagues. Je vois une figure de vieille femme qui s’avance vers moi, une horrible figure de vieille femme aux paupières rouges. Qu’est-ce que c’est que cette vieille-là ? Je n’ai connu ni ma grand’mère ni ma mère. Suis-je mort déjà, pour que des revenants m’apparaissent. Je reglisse. Je touche l’eau, j’ai froid jusqu’à la poitrine. Je surnage piteusement suspendu, à la trempette, comme un petit garçon. Je suis ahuri, abruti, désespéré ; je vendrais mon âme au diable pour ne plus me voir dans cette eau qui me fouette cruellement le derrière. Le tapage des flots déchaînés autour du monstre augmente. Il me semble que je meurs avec beaucoup de peuple, comme on crèvera au dernier jour du monde où tous les anciens morts feront éclater leur cercueil. Je renverse la tête pour apercevoir encore le ciel, mais il n’y a plus de ciel, il y a le monstre, le phare qui grandit, grossit et se dresse presque sur mon ventre. Je crois que je le porte et qu’il m’écrase, ce phare formidable tout nu, sa croupe verte luisant hors des flots blancs d’écume. Il ouvre la gueule… rien qu’une gueule, sans aucun trou d’yeux. Il est aveugle, mais il m’avalera tout de même. Tant pis pour la gloriole. Je me mets à crier, car mes mains saignent de me cramponner à cette corde. C’est pour de bon que je vais lâcher…

La vieille femme sauvage m’apparaît de nouveau. Elle se penche et elle me tend les bras en ailes d’oiseau déplumé.

— Ho ! Hisse ! Hisse en haut ! Ho !…

On dirait que cette sirène chante son chant de perdition dans l’intérieur de la tour.

Moi je tombe droit au milieu de sa gueule noire.

Je suis arrivé.

Je suis mangé !

Seulement, j’ai plus ma connaissance. Je m’affale comme un paquet de linge.

Et je vois encore cette infernale figure de vieille.

— C’est la camarde, nom de Dieu ! C’est la camarde !…