La Tour d’amour/08

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Georges Crès et Cie (p. 155-180).
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VIII


En débarquant sur l’esplanade du phare d’Ar-Men je m’imaginais revenir d’un long voyage, et je n’étais resté que trois jours absent de ma triste maison.

Je revenais d’un long voyage, car j’avais touché l’espoir. Je ne rentrais pas seul, je ramenais une femme au fond de mes yeux, mes lèvres conservaient encore le goût de son premier baiser.

Oui, je voulais être un homme, je voulais être heureux. Je donnai du bonheur à pleines poignées de mains, dès ma rentrée en prison, au jeune gardien qui s’en allait pendu par le palan, au vieux qui m’examinait, l’air d’une bête défiante.

Les affaires intimes de ce monstre ne me regardaient plus. Je ne l’avais pas dénoncé à nos chefs, et, maintenant, sa folie ne me faisait plus peur, je me sentais sauvé.

Au moins je pensais que la peur de certaines choses doit se raisonner jusqu’à tolérer près de soi un pauvre gâteux.

Le soir tomba.

On alluma les lanternes : en haut, la rayonnante couronne du phare, en bas, la petite lampe fumeuse du dîner. Et, de nouveau, nous nous assîmes l’un en face de l’autre, nous taisant. La grande plainte de la mer monta, nous entourant de ses sanglots convulsifs (celle-là pleure toujours sans savoir pourquoi). Et elle m’impressionnait comme la lamentation d’une épouse trahie. On n’y peut rien, cependant ça vous vexe. Elle se plaignait de mon absence, la gueuse… un congé de trois jours depuis six mois ! Elle me reprochait ma fugue en me berçant avec des mots de colère. Ça m’endormait et me mettait de mauvaise humeur. Elle me berçait ou me bernait, plutôt, je ne lui devais rien.

Le vieux coupait son pain par gros morceaux qu’il avalait vite, en les faisant rouler dans ses bajoues, imitant les grands singes du jardin de Brest.

Nous mangions de la morue à l’huile.

Il se versa l’huile et ajouta, au beau milieu, un peu de pétrole. Je me mis à rire.

— Ben quoi, fit-il, ça relève la sauce. Je ne sens plus le vinaigre.

— Vous allez vous empoisonner, l’ancien, que je lui dis affectueusement.

— Une foutaise ! qu’il me répondit, haussant les épaules.

Il ne me demandait ni des nouvelles de nos officiers, ni des nouvelles de la terre. Le naufrage du Dermond-Nestle lui demeurait bien indifférent. Il y avait pêché ce qu’il voulait, et à présent il remplaçait le vinaigre par du pétrole, histoire de se remonter le moral.

On bourra ses pipes. La fumée augmenta. Le silence était, autour de nous, épais comme un nuage rempli de foudre.

L’orage éclaterait-il ce soir, demain soir, dans un mois, dans un an ? Et on ne se disait rien, pensant des choses terribles.

Le vieux enfonça sa casquette pour gravir la spirale, alors je m’aperçus que les ornements en étaient changés. Les deux oreilles de chien épagneul avaient varié de couleur. Il portait des touffes de poils bruns à la place des cheveux blonds.

Je n’y fis guère attention, et j’attribuai à l’air lourd de notre logis le brusque malaise qui me vint.

Où donc, mon Dieu, que j’avais vu déjà ces mèches brunes longues et toutes mouillées, brillantes et sombres à la fois, comme trempées dans une huile ?

L’huile de notre morue.

Je ne dormis pas bien cette nuit de rentrée à la Tour d’amour.

Mais que m’importaient les extravagances du vieux et la tristesse de la mer ?

Je connaissais une femme !

Ce fut, durant près d’une semaine, mon magasin de joies. Je n’osais pas parler de mes espérances, car je redoutais les plaisanteries. Je les tenais cachées au fond de ma poitrine comme on tient des oiseaux, seulement ceux-là ne se battaient point dans la cage de mon cœur. Ils demeuraient blottis, préférant ma chaleur naturelle au grand jour du soleil. Ils roucoulaient, ils répétaient de jolies phrases et embrouillaient mes gestes de leurs coups d’ailes. Si j’étais sur le chemin de ronde, le vent sentait le lilas, et quand je descendais pour déjeuner dans les puanteurs de la salle basse du phare, une saveur de crème fraîche hantait ma bouche.

L’Amour ? J’ignorais son existence avant d’avoir souffert de l’attendre. Elle était trop jeune, oui, mais elle m’attendrait forcément, de son côté, et elle m’aimerait mieux de me connaître davantage. Encore quinze jours de peines, je la reverrais, elle me conterait ses impatiences, ses petites histoires de gamine, ses grandes envies d’amoureuse. Il n’y avait plus, ma foi, à s’en dédire, ni elle ni moi ; on s’était fiancé, là-bas, sur la route du Minou, à Brest, tout proche d’un fossé noir, tellement noir qu’elle faisait semblant d’en avoir peur, la mignonne garcette !

L’Amour ? Peu à peu cette maigre petite fille grandissait au-dessus de la mer. Elle se dressait devant le phare, elle venait à moi, soulevant le tulle blanc de l’écume pour s’en faire des fichus neufs. Je lui donnerais des croix d’or… et du métal scintillait le long des vagues, se moirant au soleil d’été.

Elle était belle, bien plus belle que les femmes des naufrages qui sont nues, les cheveux étalés en arrière de leur corps.

Je me surprenais à fredonner, moi aussi, des refrains sans queue ni tête.

Car le jeune fou qui aime est semblable au vieux fou qui se souvient.

Et tous les deux meurent un peu chaque jour d’avoir trop attendu.

Un soir de vent d’ouest, Mathurin Barnabas, en assujettissant la grue d’arrimage qui menaçait de chavirer, eut sa casquette enlevée. Il dégringola les échelons extérieurs comme pris de vertige, courut jusqu’aux dernières marches de l’esplanade, faillit glisser, le front en avant, dans l’eau furieuse qui lui disputa sa vilaine coiffure et ne la lui rendit que couverte de crachats.

— Bon Dieu de sort ! cria-t-il.

Je le contemplais du haut de notre échelle de fer. Ce n’était bien sûr plus le même homme. Ses yeux, aux lueurs vertes, n’étaient plus des yeux de poisson crevé, ils enveloppaient la casquette mouillée d’une chaude caresse et ses mains, ses poignes de pieuvre, l’essuyaient avec des tremblements passionnés.

Il remonta vers la grue en nouant précieusement son mouchoir sur ses oreilles de chien brun.

— Vous tenez à ce… carnaval, père Mathurin ? que je lui demandai, m’efforçant de rigoler, car l’occasion était rare chez nous.

— Quel carnaval ?

— Dame ! Vos oreilles de chien, sauf le respect que je vous dois.

— On n’en a pas de rechange ici, qu’il me répondit sans me répondre du tout.

La casquette du vieux devenait une obsession. Je la voyais à toutes les heures du jour. Les premiers temps de mon service il ne la mettait que la nuit, quand il possédait la manie des mèches blondes. Maintenant, il ne quittait plus les longues touffes noires, toujours entretenues luisantes, bien calamistrées à l’huile de sardine. Ça lui faisait une tête de poupée de coiffeur, avec cette différence que les coiffeurs ne choisissent pas la mort pour l’orner de faux cheveux, mais des têtes roses de jeunes femmes…

Encore une semaine coula doucement, lentement, sur mon cœur plein à déborder. Je chantais en dedans. Les oiseaux de mon amour essayaient leurs ailes, et je ne manifestais pas ma gaieté pour ne pas irriter le monstre contre eux.

La veille de mon congé, ce fut pourtant plus fort que moi ; je dis, en soupant, vers le dessert, à l’heure où on réfléchit :

— Non, patron Mathurin, ça manque trop de sexe, décidément. Je crois que je vais me marier bientôt. Pourrait-on connaître votre avis rapport au mariage ?

Le vieux me regardait fixement, mâchonnant son pain. Il se mit à glousser comme une poule.

— Y a pas de quoi se moquer du camarade, que je lui ripostai, offensé de ses manières.

Nous étalions des tranches de fromage sur nos tartines, et nos couteaux luisaient durs dans la graisse molle du lait pourri.

Le vent geignait aux portes, un vent fureteur, pareil à un animal fourrant sa gueule haletante par tous les trous et nous soufflant sa fatigue.

Nous aussi nous étions fatigués de garder nos secrets.

Moi, j’aurais soufflé l’amour dans tous mes mots.

Le vieux soufflait la mort sur la table, et il me semblait que notre fromage verdissait, pourrissait de plus en plus sous nos couteaux.

— Peut-être ben que oui… peut-être ben que non, grogna-t-il entre deux bouchées.

Ça m’encouragea.

— Vous comprenez, l’ancien, c’est pas une vie ! Je peux pas me faire une raison jusqu’à mon avancement. D’ailleurs, c’est pas l’argent qui manque. Si on n’est pas très riche, on trouve toujours plus pauvre que soi qu’on rend heureux. Justement, je crois que je tiens un bon parti : la petite d’une aubergiste, Bretonne bretonnante de la fine pointe de Brest. C’est jeune, par exemple, c’est maigrelet, c’est enfant, mais ça grandira vite. Nous nous sommes accordés. Encore un an, elle aura l’âge de nous épouser, et j’aurai vu à m’habituer aux promenades tous les quinze jours. La marine préfère qu’on mette de l’ordre dans ses affaires de jupes. Vous sentez bien que je ne peux pas changer tous les mois de chemin… tantôt les filles du côté de l’Arsenal, tantôt les garces du côté des Colonies. Non, c’est pas propre… et se faire une maîtresse, quand on ne peut pas payer gros !… Tout bien considéré, une vraie femme, c’est plus honnête, plus convenable pour le métier de gardien d’une tour de l’État. Vous saisissez, monsieur Barnabas ? (Et j’ajoutai d’un ton mélancolique) : Je n’ai guère que vous de famille… alors, c’est comme si je vous demandais votre autorisation.

Il grognait, mâchait, avalait, enfin il dit : — Tu seras cocu, mon garçon.

— Cette idée ! Pas plus qu’un autre, je pense.

— Tu seras cocu.

Et il rigolait.

Cela me vexa beaucoup.

— L’ancien, vous ne savez pas votre métier de père. Je suis jeune, moi, et j’ai besoin de consolation.

— Une femme, c’est du malheur dans un ménage.

Il était vraiment fou, ce vieux. Qu’est-ce qu’il voulait qu’on mît dans un ménage, sinon une femme ?

— Je n’ai pas le goût des noyées, déclarai-je, me levant, prêt à faire face aux bourrades possibles.

Il ne broncha pas, se contenta de glousser :

— Oui, oui, les femmes ça vous colle à la peau, grogna-t-il encore, et sur l’esplanade, elles ne montrent point tant leurs mollets. Ça vous embête. J’en ai vu, j’en ai l’y vu des belles, des jeunes, des petites, des grandes… tous les gars d’ici m’en ramenaient dans leur chemise en revenant de leur congé… et puis ils allaient laver leur chemise… comme loi… c’étaient des délicats… et puis ils posaient leur chemise comme tu feras un jour, histoire d’être plus près de ta peau, car notre peau c’est le meilleur… et enfin, y seront, toi et tous, tranquilles, attendant la marée montante…

Je regardais le vieux, les poings serrés. J’étais honteux pour lui de sa déraison. On s’imaginait qu’il demeurait d’aplomb, et le premier coup de roulis le flanquait à la mer. Un purgatoire inventé spécialement ! Et il me fallait vivre de sa vie, l’écouter… même que lorsqu’il ne causait pas, j’en avais peur.

— Monsieur Barnabas, vous n’avez jamais eu de femme, de légitime ?

— Peut-être ben que oui… peut-être ben que non.

Il y eut un grand silence. Il ne mangeait plus, essuyant son couteau sur sa cuisse, la tête basse :

— Y a si longtemps, ajouta-t-il d’une voix presque naturelle.

Je repris courage :

— Racontez-moi cette histoire-là… père Mathurin.

— Pas la peine, tu la sauras bien à ton tour.

— Vous devriez donc… m’en garantir, ce serait d’un bon compagnon.

Je m’approchai de lui, et je lui posai la main sur l’épaule. J’avais plus de pitié que de respect pour ce drôle de chef que la marine m’ordonnait de suivre de marche en marche le long de l’escalier du phare, et je ne demandais qu’à lui nettoyer un peu le cœur, comme je lui fourbissais, tous les matins, par pure complaisance, ses fameuses piles de bottes de sardines, qu’il collectionnait des deux côtés de notre cheminée.

Il tressaillit, leva ses yeux morts qui s’emplirent tout à coup d’une lueur phosphorescente.

La pourriture arrive bien à briller, de temps en temps, et tous les noyés que la mer cache en son ventre bleu lui font quelquefois des prunelles flambantes quand la brise est plus douce ou la vague plus chaude.

— T’es un mouchard, Jean Maleux ? gronda l’ancien avec un froncement de narines.

— Père Barnabas, si vous étiez de mon âge, faudrait sortir avec moi sur l’esplanade. Voilà déjà trois fois que vous me traitez d’espion, et je ne l’entendrai pas une quatrième, je suis pas endurant.

Il se leva, saisit sa casquette.

— Il est l’heure de veiller au grain. Marie-toi, te marie pas… c’est pas mon affaire. Je garde la tour. Toi, t’as qu’à te garder du mauvais sort. Je monte. Viens-tu ?

Il se coiffait soigneusement, rabattant ses oreilles de chien noir, ses oreilles de loup, sur ses oreilles humaines, il paraissait ainsi plus vieux et plus jeune, mêlant à sa figure nue de vieille soûlarde un air de coquette qui marche pour un bal, s’encapuchonnant d’une capeline très ridicule afin de ne pas gâcher l’édifice que lui a bâti le coiffeur. Ça me rappelait également une négresse d’Alger courant les rues malpropres avec un bandeau, parce qu’elle venait de se faire arracher les dents, et, chose étonnante, il me rappelait cette figure à cause de ses cheveux noirs sur ses joues blafardes, tandis qu’elle c’était un mouchoir bien blanc sur des joues noires. Je devenais maboul rien qu’à le contempler, ce maboul ! Il y avait sans doute quelque sortilège dans l’atmosphère de la salle basse.

— Pensez ce qu’il vous plaira, l’ancien, murmurai-je de très mauvaise humeur, n’empêche que les femmes vous collent à la peau certains jours, même que vous portez… leur deuil.

Je n’osais pas dire : leurs cheveux, et, du reste, je n’en étais pas sûr.

Il me fit luire une paire de chandelles sous ses paupières baissées, mais il ne répliqua rien.

Je le suivais, mordant de rage le croûton que je gardais dans les doigts.

Lui montait, virant un bord sur l’autre, d’un pas égal, très lent et pourtant pas trop cassé. Ce vieux n’était vieux qu’en vieille femme, il demeurait un homme pour l’ouvrage, et il ne perdait point la tête durant les heures de consigne.

Il fredonnait : par exemple, il ne pouvait pas monter sans sa petite chanson.

Comme il tenait la lanterne, je voyais sa silhouette danser le long des murailles. Elle me semblait énorme, grimper déjà jusqu’aux lampes rayonnantes de là-haut. Aux tournants de la vis, on n’apercevait plus que ses jambes, et il montait toujours, sans sa tête, d’un mouvement pesant et souple de grosse bête rampante, coupée en deux.

À mi-côte, il s’arrêta, se retourna, la figure subitement rouge, éclaboussée de tout le sang du feu.

Il ricana :

— Des femmes ?… Je t’en guérirais, si je voulais, comme j’en ai guéri l’autre.

J’eus un frisson malgré moi.

On était devant l’une des meurtrières du phare qu’il avait fait boucher rapport, je le croyais, à ses rhumatismes. Cela formait, dans l’épaisse muraille de la tour, une espèce de placard condamné, une porte de bois fermant l’embrasure d’une fenêtre, qui se fermait, du côté du dehors, par de solides grilles et un châssis de cristal.

— Y a des femmes ici, qu’il dit en frappant brutalement d’un coup de pied la porte du placard.

Ça résonna lamentablement dans toute la spirale, le moindre choc faisant vibrer la colossale cheminée comme une trompe de cuivre.

— Patron, vous n’auriez pas le droit d’en cacher… le règlement est là pour l’interdire, vous le savez bien ! Et puis, par où diable serait-elle venue ?…

Je n’avais pas le cœur à plaisanter, tout refroidi depuis ses dernières insultes.

— Ben moi, je connais pas de règlement. Y a une femme ici… Mais je ne lui ouvre plus. C’est fini de rire avec elle.

Et il fredonna :

C’est la tour d’amour !
…d’amour… our… our… ur…

On est un homme au grand jour du soleil, même de la lune, seulement, le soir, après le fromage, quand on a bien réfléchi, qu’un vieillard vous a injurié et qu’on n’a pas pu se donner le réconfortant de lui flanquer des gifles, on n’est guère son maître. Je répondis, brusquement :

— Faites pas le malin, Barnabas. Dieu est toujours plus près de la mer que de la terre. Pourrait vous entendre. S’il n’y a pas de gendarmes chez nous, le tonnerre peut y tomber.

— Il entrera pas par cette fenêtre-là, mon gars, ça, je t’en réponds, foi de Mathurin. Y reculerait…

Mes mâchoires en claquèrent. Qu’est-ce qu’il pouvait bien serrer dans ce placard ?

Je passai mon index sur une rainure du battant de bois. C’était une porte solidement jointée, en chêne, avec des cadres d’acier. Les fortes serrureries se comprenaient au phare, car les tourmentes vous arrachaient un volet d’une muraille aussi facilement qu’un couteau vous écale une noix, et quand la meurtrière était ouverte, ça devait venter à retourner le boyau de l’escalier.

Le vieux levait sa lanterne.

— C’en est une qui me fera jamais cocu.

Et il se mit à ricaner d’un ricanement abominable.

— Voyons, père Mathurin, suppliai-je, n’essayez pas de vous faire plus méchant que nature.

— Ben quoi, je suis un brave homme… je ne contrarie ni les femmes, ni le règlement. Je m’avais marié dans le temps jadis, maintenant, personne, mon gars, ne peut plus me tromper. Elles sont meilleures filles que les autres et elles parlent pas… c’est tout miel.

Je lui passai devant, l’estomac à l’envers, ne voulant en aucune manière lui demander des nouvelles de son second mariage. J’étouffais. Sur la plate-forme, au milieu du fulgurant incendie du phare, je repris un peu de calme.

Il était clair que ce vieux divaguait.

Nous montâmes nos lampes ; un vent furieux nous balayait la figure et fouettait le patron du fouet de soie de ses cheveux. Il ressemblait à un grand pitre de foire. Sa bouche rentrée, si mince, si rouge, avait des contorsions singulières et ses yeux brillants pleuraient des larmes roses, ses regards brûlés rendaient la lumière en gouttes de sang. Si ce n’était un pauvre bougre de fou… il incarnait probablement le diable.

Je ramassai un oiseau tombé le long du vitrage, un martinet tout frissonnant encore de son plongeon dans le feu.

— En voici un qui ne croira plus au soleil de minuit, murmurai-je pour dire n’importe quoi, car les prunelles féroces du vieux m’épouvantaient absolument.

— Toi, quand tu auras chu dans la mer, tu ne croiras plus à l’amour, mon petit gars, fit le vieux d’un ton très tranquille.

— Patron, vous oubliez de mettre le cran au régulateur.

J’allongeai le bras pour arranger le mécanisme, et je repoussai la vitre qui murait la violence de l’incendie.

— C’est bon, grogna-t-il.

— C’est bien, déclarai-je.

Il redescendit seul, me laissant chez moi.

…Demain ! Demain je la verrais, celle que je ne connaissais que par la saveur de ses lèvres ! Je la retrouverais demain, et cette fois, comme il n’y avait plus de paperasses de naufrage à leur fournir, j’aurais mon plein jour de congé. Dès la terre touchée j’irais chez elle. Chez elle ! Marie ! Elle s’appelait Marie, une chance. Moi, j’aimais ce nom-là. On ferait vite des projets. Depuis quinze jours, je ne la perdais pas de vue. Je la sentais tout près de ma poitrine. Elle savait bien ce que nous dirions demain. Elle le savait d’avance. On était resté dans les bras l’un de l’autre, n’est-ce pas ! Ensuite, on se prend comme on se trouve, il n’y a pas besoin de tâtonner si longtemps. On se voulait tel qu’on se devinait. Deux gosses, quoi ! Moi, j’en savais juste assez pour qu’elle puisse, plus tard, m’en remercier par du bonheur. La vieille tante épicière allait-elle rigoler d’aise quand elle m’entendrait lui demander une promise, et vogue la galère durant un an… Je serais nommé, à la place de Barnabas, gardien de la Tour d’Amour… ou d’ailleurs… et nous aurions des enfants, tout de suite, aussi grands que leur petite mère. Vive la joie !

Je me sentais si bon, si tendre, si honnête.

Et je guignais la mauresque, du coin de mon lit.

— Toi, tu étais bien gentille, je dis pas, seulement tu buvais vraiment trop de tafia et tu vous plumais un matelot comme je plume ce martinet. Jolie ? Moins que ma promise, parce que tu vous as l’air de l’être davantage. Tu voulais de drôles de choses… et tu me faisais presque honte. Je suis doux, moi, j’aime les enfants, les simples, les naïfs, ceux qui croient en Dieu et ont envie d’une bague bénite. Les filles à matelots, c’est pas des femmes pour un tranquille garçon, un garçon rangé des navires… et désormais à l’ancre dans une tour de l’État. Oui, elle se montrait bien gentille… la petite mauresque.

Mon oiseau plumé, je le mis sur une étagère en attendant le rôti que j’en fabriquerais le lendemain, avant le départ du Saint-Christophe, et je me rapprochais de la mauresque.

Pauvre photographie de quatre sous, salie des mouches et froissée au fond de mes poches, j’y tenais tout de même, à cause de la belle journée d’ivresse passée à Malte, sur des eaux bleues, comme en un rêve.

La mauresque ressemblait un peu à Marie. Un peu… beaucoup, elle avait son regard noir, sournois, et, à part ses cheveux coupés courts en casquette de voyou, elle se dressait de la même façon provocante, de la liberté dans le sourire.

— Elles ont du vice, je crois, toutes les deux, pensai-je gaiement.

Moi, je n’avais pas de vice. Je voulais le meilleur de leur amour. Pour la première, c’était pas possible, car le verre avait été vidé souvent, le verre de ses lèvres rouges, pimentées d’un sourire canaille. Mais la seconde me garderait tout le vin pur de ses caresses, et je serais, pour elle, un tendre frère joueur qui ne lui prendrait que le permis… du jeu… laissant venir le soir de ses noces. Oui, ma petite sale mauresque ressemblait à Marie, ma promise, et leurs deux jolis corps de jeunes brunes ardentes, je les comparais l’un à l’autre, n’en connaissant bien qu’un.

Leur corps ?… Là, ma petite amie de Malte portait un signe rond, une lentille noire. Il était tellement rond et tellement noir, ce signe, dans le lait de sa gorge, qu’il paraissait se détacher de la peau comme un petit astre entouré d’air, un petit astre entouré de fluide et nageant, volant, vers les lèvres amoureuses.

Cette poitrine, ce signe… toute cette blancheur et cette marque de deuil ? Où avais-je vu encore de la blancheur et du deuil, un long deuil rejeté en arrière comme le voile d’une veuve ?

— La noyée ! Tonnerre de sort ! C’est la noyée du dos de la Baleine

En m’endormant, je guignais la photographie de la mauresque de Malte, je pensais à ma jolie petite promise, mais… mais ce fut la noyée qui me suça les moelles du fond d’un cauchemar atroce, ce fut la noyée du vieux qui m’eut tout entier, corps et âme.

Parce que les mystères du rêve sont les avertissements de Dieu.