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La Tour d’amour/Texte entier

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 1-262).

I


Quand je me menai aux autorités pour la troisième fois, on me fit entrer dans le bureau sans me laisser trop attendre sur de sacrés bancs qu’on se souvint de ma tête. Je vois encore cette chambre, peinte en jaune, pleine de grosses mouches à viande qui bourdonnaient autour des encriers. Il y faisait chaud, malgré la fenêtre ouverte d’où qu’on voyait la rade et tous les bateaux se dandinant comme des canes, rapport à un fort vent d’ouest.

Je trouvai là deux Messieurs : un petit sec et un gros court.

Le gros court se coiffa d’une casquette solidement galonnée.

Le petit sec regarda ses ongles.

Ils paperassèrent, avant de causer, et ils me considéraient, en dessous, à la façon dont on considère les tonnes pour savoir si elles perdent.

J’étais resté debout, bien raide.

J’avais peur.

Ça me rappelait le jour de mon premier embarquement. Je ne pouvais pas détacher les yeux de mes souliers, frais cirés, mais qui montraient mes orteils. Heureusement que ces messieurs eurent bonne opinion de ma tenue. Je portais le surcot neuf d’ordonnance, tout brun luisant, des pantalons de treillis à jambières de cuir, et je venais d’acheter, dans un bazar de Brest, un beau béret bleu à pompon large comme un chou.

Ils paperassaient, ils paperassaient, je tournais mon béret, je tournais mon béret… ça pouvait durer longtemps, lorsque le gros court, le plus galonné, le patron du bureau, me dit :

— C’est vous, Jean Maleux ?

— J’en ai l’avantage, que je répondis très poliment, car je pensais bien qu’il ne fallait point parler tout à trac en cette cambuse.

— Nous vous avons choisi, mon garçon, sur les dix concurrents, et j’espère que nous n’aurons pas à nous repentir de notre choix. Vous êtes nommé pour Ar-Men.

Ah ! c’était pour Ar-Men. Je respirais comme si on m’avait ôté un poids de soixante kilos de dessus l’estomac. Je ne savais pas ce qui m’attendait. J’étais joyeux de l’affaire à m’en mettre à giguer devant eux. Fini des ballottements et des apprentissages. On était casé, son maître dans une propriété de l’État, un endroit respectable où qu’on serait tranquille.

— Vous n’avez pas trente ans, que dit le petit sec, et c’est jeune.

Il se caressait la barbe, regardait toujours ses ongles. Il avait l’air de se chercher des poux qu’il voulait tuer.

— On vieillira, que je lui répondis en rigolant.

— On vieillit même très vite à Ar-Men, fit le patron galonné, qui ne riait pas, peut-être parce qu’il savait ce qu’il disait. Seulement, nous vous prenons à cause de l’autre, là-bas, qui décline. Malgré son expérience, il a besoin d’un luron pour le renforcer. On ravitaille à Ar-Men. Est-ce que vous savez cela, mon brave ?

Moi, je ne savais rien, sinon que j’étais content.

— Oh ! que je dis honnêtement, demeurer planté en mer ou s’y promener, c’est toujours la même salaison. Je ne crains pas les corvées, j’en ai vu de plus dures.

— Vous avez fait les échelles du Levant, comme chauffeur, avec le capitaine Dartigues ?

— Oui, Monsieur.

Et je me mis au port d’armes.

Il feuilletait mes papiers personnels ; je reconnus, dans ses doigts, mon certificat d’études et mon livret du dernier bord.

— Vous aviez une mauvaise tête, paraît-il ?

Là ! Nous y étions… l’histoire de ma chicane avec le second machiniste, le fameux jour où j’avais été si tellement en ribote. Dire que pour un jour de noce on nous le reproche toute la vie.

— C’est possible, mon commandant, quand je suis un peu pris de boisson. La chose n’a pas été plus loin qu’un coup de cordage. Le camarade a reconnu qu’il était aussi saoul que moi. Nous revenions de loin, et, dame, vous comprenez, on allait voir des personnes du sexe. Sans vous offenser, cela vous met toujours le feu quelque part. On m’a flanqué de la cale plus que ça ne le méritait ; (j’ajoutai, tout de suite, me mordant la langue), on a été juste, quoi.

— Bien, bien, fit le petit sec. Voici les papiers. Ils sont en règle. Vous rejoindrez votre poste dès demain. À propos, celui que vous remplacez, le compagnon du vieux Mathurin Barnabas, est mort… d’accident, et on a dû ouvrir une petite enquête, mais le vieux s’en est tiré à son honneur. C’est un brave homme, je vous le dis pour que vous le sachiez. Pas d’allusion à… l’accident, hein !

— Vous êtes bien aimable, que je répondis, confus.

Je ne comprenais rien de rien en ce temps-là, faut croire. Enfin, qu’est-ce que ça pouvait me fiche leurs manigances avec le vieux ? Je venais de chez les Chinois, et tout ce que je voulais c’était de ne plus caboter. J’en avais assez d’éternuer dans leur soute à charbon depuis sept ans. Mon temps était venu de m’implanter en mer ferme. Ah ! malheur de Dieu ! Que je ne me sois pas pendu au dernier mât du dernier navire que j’ai chauffé…

Ensuite, on me causa de la paye. Une jolie somme pour peu de travail. Cela aurait dû m’avertir l’entendement. On me dit de serrer mon ballot d’effets, comme si j’allais plonger avec et de me tenir prêt le lendemain, au second coup des forts.

Le petit sec me glissa, d’un ton miel et vinaigre :

— Surtout pas de bordée, pas d’histoires de jupes, mon garçon. Nous demandons des gens sérieux, assez éprouvés par la vie pour ne pas la regretter, vous sentez bien toute votre responsabilité, n’est-ce pas ?

Je n’avais pas réfléchi depuis ma naissance au monde. Ils m’embêtaient crânement, les patrons, et leurs petits soins. C’était comme le ronron des mouches à viande ; ils m’endormaient. Je n’avais pas pourtant l’aspect d’une demoiselle. Ils me firent aussi remarquer que j’étais un privilégié, que l’on me choisissait sur le tas des dix autres, rapport à ma figure, une bonne figure de hibou. J’étais triste et maigre de corps comme tous les chauffeurs que le vent du feu dessèche. Je ne regrettais rien, n’ayant rien à quitter, ça se devinait de reste.

Le bouquet, ce fut le patron, qui, me montrant la porte, me frappa sur l’épaule et me souffla, de l’air d’un qui prierait pour un moribond :

— Courage, mon garçon, et souvenez-vous que vous prenez en mains la destinée de grands navires.

J’eus envie de répondre :

— Des petits aussi, mon commandant.

Mais je tenais à prouver que j’avais de l’éducation, et je lui ripostai en sortant à reculons, le béret bas :

— Bien, quoi, on sera un homme.

Il n’y avait plus à s’en dédire, car on ne plaisante guère dans cette partie de la marine. Quand une fois on y est, on y est. Faut pas leur conter plus tard que ça vous tourne sur le cœur.

— Jean Maleux, que je m’en allais, c’est ta fortune. Tout mettre de côté en attendant leur congé, voilà le plan. Vingt-cinq ans de service, c’est pas le diable quand on est dorloté comme ça. Pas de supérieur sur le dos, la liberté complète, et le vieux loup ne m’avalera pas, puisque je serai son bâton de vieillesse. Et vogue la galère, mon garçon ! Jean, t’es né sous la chance.

Je ne me doutais pas de ma chance, non.

Le lendemain, il ventait un petit vent plus doux que celui de la veille, et la mer était comme une huile.

On s’embarqua.

De Brest, on allait donc « ravitailler » Ar-Men dans un bateau, le Saint-Christophe, un vapeur-passeur qui remplaçait le Georges-Alfred abîmé récemment (abîmé, ici, ça ne veut pas dire que la robe d’une dame a reçu des éclaboussures ou qu’on lui a fait un accroc en marchant dessus… ça signifie que le vapeur-passeur s’était ouvert en deux sur un rocher et perdu corps et biens).

Dans la nuit, je m’étais promené par les rues du port, songeant que je ne pouvais pas faire mes adieux au beau sexe, puisque mon dernier centime avait fondu à m’acheter un bonnet propre. Ça me donnait des mélancolies, et je serrais ferme mon ballot d’effets, selon la recommandation de mes chefs, tout comme on se serait serré le ventre.

Le patron du Saint-Christophe me fit toiser, mesurer, gratter encore une paperasse ou deux, refeuilleta mes livrets et m’ordonna de descendre pour tenir compagnie au chauffeur, parce qu’il avait deviné, à ma mine, que je connaissais les usages de la chauffe.

— Oui, mon bonhomme, on y va… Mais plus pour longtemps. J’en ai assez du charbon. Je vais m’offrir une maison, tout à l’heure, une vraie, sur le plancher des vaches, d’où qu’on peut voir danser vos sales coquilles de noix.

Toute ma vie j’avais rêvé d’être propriétaire d’une de ces belles tours de l’État, et l’honneur m’en arrivait dans la main. Quel honneur… ils m’ont pris au filet, ni plus ni moins qu’un pauvre marsouin… La gloriole… j’étais si bête.

À cette heure, l’esprit et la raison me sont venus, tellement que je suis fou, et ça ne peut plus me servir à rien. Il est trop tard.

Par le hublot de la soute je ne voyais que l’eau, mais je connaissais les endroits de mémoire. On filait sur la pointe des Capucins, Trévennec, pour gagner Ar-Men, en passant devant Sein et Pont-de-Sein.

Le chauffeur en chef, un bon garçon, me donna un godet d’eau-de-vie, de l’anglaise, une boisson qui me chavira un peu, parce que j’avais oublié de manger.

Là-bas, chez moi, je rattraperais le temps perdu, et tout en buvant j’essayais de le faire causer.

— C’est-y que t’es pour une épreuve ou nommé pour de vrai, me demanda-t-il, le menton sur sa pelle ?

— Mon épreuve est terminée, Dieu merci, camarade. On est d’aplomb, et je vais là pour rester, j’espère, ma vie durant.

Il fit : ah ! tout pensif.

Et je n’entendis plus la couleur de sa voix.

Moi, je bavardais tout mon saoul. Je me pavanais avec mon baluchon serré autour de ma ceinture, mes hardes, mes papiers, mes livres, tous mes objets précieux. Je parlais tout seul, répétant que les Chinois avaient de gros ventres, parce qu’ils mangeaient trop de riz. L’aide-chauffeur m’écoutait, hochant la tête, très attentionné aux commandements d’en haut.

Personne, je m’en souviens, ne riait des plaisanteries que je risquais sur mon ventre plat ou ceux bombés des Chinois.

Je me rappelle même que le maître chauffeur m’arrêta une fois d’un geste en se penchant sur ses machines.

Il dit, une autre fois, entre ses dents :

— Il a eu de la veine, le Mathurin Barnabas.

Et il échangea un coup d’œil avec son aide.

De quel Mathurin s’agissait-il ? Ma cervelle bouillait, décidément.

À dix heures on arriva sur Ar-Men. Je le sentis, car ça roulait beaucoup. Dans ces endroits, la mer est perpétuellement démontée. C’est comme un courant se brisant sur des piles de pont, seulement il n’y a pas de pont, et il faut veiller au moindre choc comme si on était sur un bateau de verre.

On me héla par le porte-voix.

Je grimpai et je me trouvai devant… ma maison de retraite.

À pic, par le travers du Saint-Christophe, s’élevait le phare d’Ar-Men, tout entouré des crachats de l’Océan. Les vagues se révolutionnaient à sa base en hurlant et bavant avec la bonne envie de le démolir. Jamais je ne l’aurais cru si grand, si colosse. Je l’avais déjà vu dans le cabinet du patron de l’apprentissage, en joujou, haut comme le doigt et tout historié de petits échelons d’argent. On le posait sur les cartes, et il restait là, l’air pas plus fier que ses voisins. On l’allumait, semblait-il, comme on allume un bout de pipe. Seulement, nature, il était moins drôle. Sa grue d’arrimage et son fil de va-et-vient lui voilaient la face, pareille à une immense toile d’araignée. Juché sur une roche où on ne devait pas pouvoir mettre le pied, jadis, il tenait par miracle, si gros, si long, qu’on se sentait de l’orgueil pour la force de l’homme qui l’avait conçu. Trente-six ans de travail et une ration de cadavres ! Il en était gras, le monstre, d’avoir dévoré des ouvriers. Sa croupe, hors de l’eau, luisait comme enduite d’une viscosité ; son esplanade, lisse comme du marbre, présentait l’aspect d’un perron de préfecture, tant elle était blanche et jolie, mais, tout autour, quand la vague se recroquevillait sur elle-même, on découvrait des trous, des vieux trous de dents gâtées, et cela sentait la marée, âprement, avec un surgoût de sang pourri.

On établit les signaux, et la grue d’arrimage s’abaissa. Le monstre daignait nous tendre la patte. On nous jeta des bouées : il fallut près d’une heure pour les harponner, la mer y mettait des façons.

— Ce que ça doit être gai par la tempête, murmurai-je.

Les lurons qui halaient le câble ronchonnèrent :

— Faudrait t’y voir.

À ce moment-là, je me souviens que je pensais :

— Je suis quelqu’un. On s’occupe de moi.

J’étais monté, absolument, et plein de respect pour ma position.

Le pauvre petit vapeur des Ponts-et-Chaussées se secouait sur ses machines, toujours battantes, à vous en donner le vertige ; les vagues caracolaient le long de ses bords, et quelques-unes, plus furieuses, venaient vous tirer la langue et vous faire de la salive sous le nez.

Au palan on suspendit le panier à ravitailler, une lourde cage à poules pleine de bonnes choses et bien enveloppée de goudronnerie. On risquait un bain. On hissa ferme. Celui qui dirigeait la manœuvre nous dardait des prunelles terribles. La mer, du reste, faisait un tel tapage qu’on avait besoin de le voir briller, le brave homme, sans cela on n’aurait pas saisi les ordres. Toutes les précautions n’empêchèrent point que le paquet bût un fameux coup. On aurait dit que quelqu’un nous le tirait par en bas pendant que nous le hissions par en haut. Et on se demandait s’il tomberait enfin dans le gosier du phare, sa porte ronde qui béait, de loin, comme l’entonnoir d’un serpent.

Cahin-caha le panier s’arrima ; on vit un vieil homme, le Mathurin Barnabas probablement, se précipiter dessus, un vieil homme frimant l’oiseau de proie, parce qu’il marchait plié en deux, laissant traîner des bras ouverts comme des ailes déplumées.

Après le panier, c’était mon tour.

Je demeurais assis sur le pont du Saint-Christophe, regardant stupidement la mer qui me hurlait des choses canailles. Le grand air ne me dégrisait pas. Je me croyais toujours le seigneur d’une maison bâtie en forme de tire-bouchon, et qui allait perforer le ciel à la seule fin d’en faire ruisseler des averses d’eau-de-vie anglaise. Et je devais grimper le long, je criais :

— Hisse ! hisse en haut !

J’escaladais les nuages et puis, patatras, je cognais au plafond du bon Dieu.

C’était mon tour.

Le patron du bateau, l’officier aux yeux brillants, me donna une bourrade :

— Dis donc, toi, mon garçon, avec les mains ou sur la balançoire ?…

Je répondis, la crête dressée :

— Avec les mains, bien sûr.

Est-ce qu’un gardien de phare fait son métier assis ? Pour qui me prenait-il, celui-là ?

— Mettez-lui la ceinture de sauvetage, dit le patron d’une voix brève.

Ça me dégrisa un peu. Peut-être que je n’aurais pas dû fanfaronner.

Les palans d’apprentissage ne sont pas ceux d’Ar-Men. On me mit la ceinture.

— Je ne suis pas un marin d’eau douce, grommelai-je, j’en ai vu bien d’autres, en Chine.

Puis je regardai ma maison, lui adressant un salut protecteur. Elle me parut plus grande et vint à moi, brusquement.

Le ciel était bleu derrière une brume rousse, le vent se fit aigre, très cingleur, plein de sel.

Alors, j’allais m’envoler en escarpolette, comme une belle fille ?

J’entendis le hurlement d’une sirène. Cela traversa l’air et l’eau comme l’appel d’une femme qu’on égorge.

On sait bien ce que c’est…, pourtant j’eus le frisson à ce moment-là.

— Vous n’avez pas déjeuné ? me demanda le patron du bateau.

— Moi, je meurs de faim, que je lui répondis en essayant de rire.

— Tant mieux !

On me donne le câble : je m’accroche et je tourne en repoussant le pont des deux pieds.

Je tourne plus vite, je m’accroche, ma tête se perd…

La sirène brame plus fort, elle me vrille les oreilles. On dirait qu’elle n’en a qu’après moi. Je suis tout étourdi. Ça ne ressemble pas aux exercices d’épreuve. C’est autrement sérieux, à cause de la sirène, et parce que je suis gris.

Je tourne, je tourne. Mon cœur aussi, hélas ! Il me vient l’envie extraordinaire de tout lâcher et d’aller boire le dernier coup à la grande tasse. Mais c’est plus fort que moi, je me cramponne.

Je vole, je saute et je roule… Je suis secoué comme par la poigne d’un géant. Je ne peux plus rien distinguer. Ou je suis plus saoul que jamais, ou le bateau et le phare tournent autour de moi ; tantôt celui-là est gros comme une noix, tantôt celui-ci s’allonge comme un cierge d’église.

— Jean Maleux, tu es foutu ! rugit la sirène au loin.

Je redescends…

Je sens mes jambes toutes froides. Je suis au beau milieu de l’eau. Ça m’entre maintenant dans la bouche. Allons, c’est fini de Jean Maleux ! Pas la peine de nager, car je vais être brisé contre le roc…

…Et voilà que je me relève. Je me trouve, maintenant, à quinze mètres au-dessus des vagues. Je vois une figure de vieille femme qui s’avance vers moi, une horrible figure de vieille femme aux paupières rouges. Qu’est-ce que c’est que cette vieille-là ? Je n’ai connu ni ma grand’mère ni ma mère. Suis-je mort déjà, pour que des revenants m’apparaissent. Je reglisse. Je touche l’eau, j’ai froid jusqu’à la poitrine. Je surnage piteusement suspendu, à la trempette, comme un petit garçon. Je suis ahuri, abruti, désespéré ; je vendrais mon âme au diable pour ne plus me voir dans cette eau qui me fouette cruellement le derrière. Le tapage des flots déchaînés autour du monstre augmente. Il me semble que je meurs avec beaucoup de peuple, comme on crèvera au dernier jour du monde où tous les anciens morts feront éclater leur cercueil. Je renverse la tête pour apercevoir encore le ciel, mais il n’y a plus de ciel, il y a le monstre, le phare qui grandit, grossit et se dresse presque sur mon ventre. Je crois que je le porte et qu’il m’écrase, ce phare formidable tout nu, sa croupe verte luisant hors des flots blancs d’écume. Il ouvre la gueule… rien qu’une gueule, sans aucun trou d’yeux. Il est aveugle, mais il m’avalera tout de même. Tant pis pour la gloriole. Je me mets à crier, car mes mains saignent de me cramponner à cette corde. C’est pour de bon que je vais lâcher…

La vieille femme sauvage m’apparaît de nouveau. Elle se penche et elle me tend les bras en ailes d’oiseau déplumé.

— Ho ! Hisse ! Hisse en haut ! Ho !…

On dirait que cette sirène chante son chant de perdition dans l’intérieur de la tour.

Moi je tombe droit au milieu de sa gueule noire.

Je suis arrivé.

Je suis mangé !

Seulement, j’ai plus ma connaissance. Je m’affale comme un paquet de linge.

Et je vois encore cette infernale figure de vieille.

— C’est la camarde, nom de Dieu ! C’est la camarde !…

II


Le vieux restait assis devant moi, la tête penchée. Il dit enfin :

— Combien qu’il y a de marches ? Il y en a… il y en a… deux cent dix, sans compter les autres.

Après tout, c’était mon chef, ce vieux-là, je devais l’écouter respectueusement, rapport à son expérience, mais cette première phrase qu’il avait tant de peine à prononcer me fit un drôle d’effet, soit à cause de l’obscurité où nous étions, soit à cause du ton qu’il y mit. Sa voix chantait ou pleurait, on ne savait pas lequel, et il appuyait davantage sur les a en trémolant. On semblait lui arracher ça comme avec des pinces. Je ne pouvais pas rire, parce que je gardais encore de la salure dans l’estomac. J’avais bien failli me noyer durant l’arrimage, et puis je n’en menais plus large, toutes mes réflexions faites.

La nuit montait autour de nous.

Sur mer, la nuit ne vient jamais d’en haut, elle monte des vagues, et on dirait que l’eau devient les nuages, un ciel renversé.

J’étais donc tout chaviré dans l’amertume, et je me sentais très seul, malgré la présence du vieux.

Nous dînions au milieu de la salle à manger du phare d’Ar-Men, une petite pièce basse, ronde, éclairée, le jour, par sa porte voûtée donnant sur l’esplanade, et le soir d’une lampe à pétrole pendue au plafond, un lumignon en chapeau de zinc qui fumait si dru qu’on y voyait juste ses bouchées. Entre nous il y avait une table de vieux bois dur, la miche était étalée dessus avec du jambon, un pot de cidre et une bouteille de rhum. Point de soupe, puisque point de cuisinière dans la maison. On se nourrissait d’un tas de conserves rancies, dont la marine ne voulait plus, et c’était les sous du vieux qui lui payaient ses boissons de luxe. Nous possédions, en fait de vaisselle, deux gros bols d’étain et deux couteaux à manche de corne. C’était tout du solide. On devinait que le vent n’emporterait point le couvert. Nos escabeaux se rattachaient aux pieds de la table par du filin tordu serré. Aux murs, se collaient le portrait de Napoléon, celui de notre dernier Président, un grand calendrier où toutes les dates de marées étaient plusieurs fois soulignées à l’encre, et, dans un cadre noir, derrière une vitre, le tableau de notre besogne : les heures de gardes, celles de descentes, les tours de veille, de repos, aussi comment on répare la mécanique de la lanterne quand ça vient à se détraquer loin de tous secours, avec des dessins et des renseignements à n’en plus finir, ce que chacun doit savoir par cœur, quoi. Une horloge bretonne, bien bretonnante, tâtonnait à travers l’heure en faisant le bruit d’un balai de bois balayant du gravier ; mais à côté d’elle, il y avait l’heure de la marine dans un double châssis de cristal avec des poids, des contre-poids, toute une argenterie de fer-blanc pleine de mystère, où l’on se reconnaît en y perdant des minutes, si bien que l’horloge du pays, quoique toujours en retard, vous rattrape au détour du cercle. L’heure de la marine de Paris vous dit le jour, le mois, l’année, l’époque des marées, toutes les barres d’équinoxe, les grands vents, et même que l’image d’un petit navire en perdition se met à sauter quand ça commence à lever sur le flot. Seulement… ça ne saute pas toujours aux bons endroits, selon que j’en jugeai par la suite.

Le vieux, pendant que j’inspectais le taudis, ne regardait, lui, que le plancher, un plancher de pierre cimenté sur dix pieds de roc, et il ne disait plus rien, quasiment sourd, mâchant si fort qu’on entendait le bruit de ses mâchoires par-dessus le balai de l’horloge.

Je ruminai sa phrase :

Sans compter les autres ?

Ce phare avait deux cent dix marches de ses pieds de rocher à sa tête de verre. Où allaient donc les autres marches ?

— Les autres ? Est-ce qu’il y aurait une cave ici ? Vous ne voulez pas compter les échelons extérieurs, je pense ? Ceux qui vont à la grue d’arrimage ?

Il fit : non, de la grimace de sa bouche de vieille édentée.

À mon calcul, et je calculais pas trop mal, en ce temps-là, je voyais bien les deux cent dix, à vol d’oiseau, pourtant… Je n’eus jamais l’explication de ce restant d’escalier.

Le vieux se courbait, plié en bête comme de naissance. En se levant, il avait l’air de demeurer assis. Ses mains épaisses et longues, des battoirs, traînaient presque par terre et y ramassaient des choses, méticuleusement. Il ramassa d’abord ses miettes de pain, puis les miennes, fureta sous son escabeau pour y pincer les petits morceaux de lard du jambon qu’il avait crachés en mangeant. Dès qu’il eut tout râclé, il fit un tas au bord de la table et d’un coup de revers l’envoya du côté de la porte, c’est-à-dire dehors. Ensuite il se versa une demi-tasse de son rhum, l’avala, hocha le front, lentement, comme un à qui l’on demande son avis, et ne m’en offrit point. Ça m’offensa.

À demi noyé, à peine séché, l’estomac mal remis, j’aurais eu besoin d’un dessert plus confortable. J’étais habitué aux soupes chaudes du réfectoire des Ponts-et-Chaussées. Elles n’étaient pas fort grasses, mais bouillaient jusque dans l’écuelle, et cela nous chassait l’eau de mer des idées. D’ailleurs, rapport à mon entrée dans cette maison, la mienne un peu, je me croyais des droits à une bienvenue plus cordiale. Un homme en vaut un autre. Si je me trouvais l’inférieur, nous n’étions que deux entre le ciel et le rocher, ça nous créait frères, malgré les différences d’âge.

Je fis tout de même semblant de rien.

La connaissance pouvait ne pas plaire aujourd’hui.

On verrait demain.

Pour l’instant, fallait s’occuper du service.

Je l’aidai à ranger notre petit ménage, les couteaux et les bols d’étain dans un tiroir. On fourra sur le pain un torchon qui n’était pas blanc, et on mit le jambon au fond d’une armoire avec les bidons de pétrole. Le vieux plaça son rhum à l’intérieur de l’horloge, dans un arrière-coin que le balancier ne pourrait atteindre. C’était son bien, et il n’y avait pas d’observation à risquer sur la fiole.

Pour lui montrer ma bonne volonté, j’examinai sérieusement les baromètres. Je relevais qu’ils marquaient de l’enflure aux courants, et je pointais sur les cartes tout ce que je savais de mots de science. Il m’écoutait, cherchant à entendre. Ses yeux rouges virèrent, et toute sa face de vieille morte de s’avoir trop saoulé prit un air moqueur. Il alla vers la porte, une porte ovale comme un gosier de baleine, et se vomit, l’horreur, sur la terrasse claire du phare. Là, il s’orienta, redressa sa taille, tendit, en avant, sa dextre, ouvrant bien la paume, et, l’ayant laissé mouiller par les embruns passant à pleine brise, il la lécha consciencieusement.

Je le regardai, ahuri.

Je sus, depuis, que c’était sa manière de reconnaître l’état du vent dans les mauvaises passes.

Je feignis d’approuver, pour le principe. Les vieux, c’est si malin ! Et nous fîmes quelques tours sur l’esplanade.

À cette heure du soir, ça devenait effrayant de voir deux pauvres bonshommes devant ce géant de pierre, sur ce roc abandonné de Dieu. Des lames furieuses le saisissaient, en travers, et le coupaient à moitié de sa croupe, bavant toute leur écume qui retombe en neige sur les dalles du coin nord. On entendait gronder le canon de la vague donnant ses assauts, ébranlant tout l’édifice et le faisant vibrer comme une trompe de cuivre. Je comprenais maintenant pourquoi on attachait les chaises dans la salle à manger ! L’aspiration de l’eau était, en cas de tempête, tellement violente que cela vous attirait dehors tous les objets libres. Les chrétiens aussi, sans doute…

Les nuits de grands souffles, on ne pouvait pas sortir. On se tenait droit, par habitude, mais on se sentait humer du fond qui s’ouvrait en spirale pour vous aider à mieux glisser jusqu’au ventre de la mer.

La terrasse était toute blanche, elle luisait savonneuse sous le talon, allant de la couleur du lait à la nuance tendre de l’eau même, transparente, d’un blanc verdâtre de porcelaine très émaillée, finissant par se fondre avec les vagues.

La mer montait, escaladait, et s’arrêtait éternellement aux premières dalles, retombant, lasse, pour se redresser cinq secondes après, plus furieuse. Elle faisait ce travail d’ennemie devant vous, on ne pouvait se défendre ; ni parapet vers son entrée, ni grille de fer pour lui briser les dents. Elle grimpait, mordait là comme chez elle, mais un rempart invisible dominait sa colère : l’étiage de MM. les ingénieurs ; elle n’allait pas plus loin, et, si on lui facilitait le chemin, c’était pour mieux se moquer d’elle.

Pas moins que le phare avait l’aspect d’un mât de navire sombrant, et l’on se sentait emporter à toute vitesse dans toutes les directions à la fois.

Ah ! oui, son architecte devait être un lier homme. J’appris, plus tard, qu’ils avaient été trois et qu’en trente-six ans de travaux deux étaient morts à la peine.

Le vieux, ce soir-là, fuma une pipe, car le temps était au beau, si on peut appeler beau une trombe de neige, de sel, de pluie contemplée par des étoiles chassieuses passant par les trous d’un ciel tout en haillons.

La pipe fumée, le vieux, ne s’occupant pas de moi, rentra pour allumer une lanterne et s’aller coucher.

Il avait, en bas, une autre chambre ronde, comme un œuf à côté d’un autre œuf, où se trouvait son lit, deux matelas de varech sur deux X de fer, une armoire remplie de vieilles hardes goudronnées et une étagère ornée de livres poussiéreux. Il ne me montra rien, se roula en paquet, sans ôter son surcot, garda même ses lourdes bottes en peau qui lui donnaient la figuration d’un phoque par les jambes, et il se rencogna contre la muraille, grognant je ne sais quoi de sa voix ânonnante.

Je restais sur sa porte, ma lanterne personnelle à la main, ne sachant trop que devenir. Je connaissais bien la manœuvre qui consistait à veiller, en haut, pendant que lui ronflerait en bas ; seulement je ne le trouvai pas bon compagnon de m’assigner la première nuit de garde, alors que j’avais bu plus d’eau salée que de vrai rhum. On met d’ordinaire le novice au courant, et on lui donne quelques tapes dans le dos pour le pousser ; on lui fait un brin de conduite, histoire de lui fournir l’appétit de sa besogne.

Lui, ni bonjour ni bonsoir, rien qu’un grognement de cochon.

— Quelle brute, que je pensais !

Et, fermant sa porte, je me mis à grimper le long de la vis commençant juste en face de son lit.

— Deux cent dix, pas une de plus, comptai-je en arrivant.

J’étais monté tout d’une haleine, très habitué aux girations traîtres des escaliers de phare. Si on va doucement, ça vous tourne sur le cœur.

Mais celui-ci, chose abominable, n’avait aucune prise d’air (ou on les avait aveuglées, le vieux craignant les rhumatismes), car il y régnait une chaleur étouffante, de sorte qu’on marchait comme vers un incendie. On était sucé, de là-haut, par une bouche de lumière, et les murs, humides en dehors, dégageaient de la buée à l’intérieur.

Ma chambre à moi, l’ancienne du garçon ayant péri d’accident, c’était le dernier palier, un trou ovale chaud comme un four, à cause de son voisinage avec les lampes. On ne distinguait rien. Tout était rouge, d’un rouge sombre endeuillé de temps à autre par le passage des disques régulateurs surélevant les mèches.

Là, j’avais mon lit, deux matelas de varech sur deux X de fer, une paire de draps de toile bise, trois couvertures dont une goudronnée, mes hardes encore trempées, quelques paperasses et des livres.

Au-dessus de mon lit, par coquetterie de jeune homme qui n’est pas… manchot, je piquai la photographie d’une mauresque que j’avais connue au cours de mon temps de cabotage, là-bas. Je respirai un peu dans cet enfer, et je me mis à noter mes premières impressions sur mon carnet de bord. On m’avait bien dit que c’était pas nécessaire, mais que, le vieux ayant perdu la notion de l’écriture, il serait bon de mentionner des choses graves : le nombre des vaisseaux passant au large, leur pavillon et leur allure, surtout en temps de barres. J’avais un guéridon pliant, attaché au sol selon l’usage, une étagère en fer forgé soutenant les lunettes et tout un attirail de lampiste. Je dois ajouter que ça puait fortement le pétrole et que ça manquait prodigieusement de rhum. Un étroit corridor vitré, corseté de solides verges d’acier, conduisait à la cage de la lampe posée au centre d’un demi-globe de pierre. La cage pouvait tourner moyennant une puissante machinerie devant le gardien immobile, ou lui, en risquer le tour par le chemin de ronde, quand c’était possible. Sur le balcon crénelé, le vent faisait rage et vous menaçait de la culbute finale tous les trois pas.

Nous étions en automne, ça se gâterait. Malgré les observations au doigt mouillé du vieux Mathurin, ça ventait assez rudement ; pour du beau, c’était du beau variable. Une sarabande à ne pas croire ! Le lendemain il n’eût pas fait bon venir chez nous pour nous apporter des confitures. On comprenait facilement l’ordre de la marine exigeant qu’on gardât toujours des vivres pour cinq mois. J’eus l’idée imbécile d’enlever un carreau du vitrage : je reçus trente-six gifles salées, et il me fallut toute ma poigne pour repousser le carreau dans son ressort.

Il paraît qu’une nuit l’ouragan avait enlevé la cage entière de la lampe.

Le phare, à feux fixes, était construit à trois étages de mèches, et chaque secteur représentait bien toutes les flammes réunies d’un lustre de Noël. Plus tard, les ingénieurs devaient le mettre électrique ; dans l’instant, il était à l’huile minérale comme toutes les bonnes lampes de cuisine. Il avait trois rangs de réflecteurs superposés en miroir d’Archimède, et les rayons s’en échappaient en trois écharpes de tons rose jaune se dégradant jusqu’à la nuance du soufre pour aller tomber dans la mer lointaine tout diffus, presque blancs, d’un blanc de linceul.

De vrai, ça commençait bien, ça finissait mal.

De nouvelles inventions permettent de soutenir la nuance du rayon jusqu’à l’eau, ce qui évite le trompe-d’œil. Faut croire qu’à Ar-Men on n’était pas riche. Les inventions sont toujours des drogues coûteuses.

La triple armature de cristal et d’acier qui protège les lampes contre le vent ne les défend pas quelquefois du plus grand danger connu : l’oiseau-caillou. C’est un oiseau gros comme le poing qui arrive en bombe, fonce sur la lumière, traverse tous les vitrages et tombe mort sur une mèche qu’il éteint ou fait charbonner. Tous les animaux de mer : pétrels, goëlands, poules de rocher, grues de passage, canards d’hiver ou martinets tourbillonnent autour de la cage du feu et finissent par y laisser leurs plumes, surtout en époque de tempête, mais aucun n’a cette bravoure et ne se livre davantage à la véhémence des trombes. On ne connaît le vrai nom de l’espèce que chez les savants. Chez nous, c’est l’oiseau-caillou, quoi. Il est lancé par la fronde de Dieu et, gros comme le poing, il devient souvent la perte d’un navire.

Je regardais au balcon, sur les créneaux du chemin de ronde, et j’écoutai, un moment, gémir la harpe de cordes que tend le fil de glissade avec ses palans. Tout se comportait honorablement. Nos lampes flambaient haut et pur ; dans la soute, les provisions de chauffe ne manquaient pas. Certes, je pouvais dormir. Le vieux se relèverait parce qu’on fait son métier sans même le vouloir quand on a vingt ans d’habitude sur le dos.

Je me mis au lit tout vêtu (j’étais si fatigué !) après avoir fermé soigneusement la porte du côté du feu. Cependant on y voyait encore comme en plein jour. La réverbération venait avec une chaleur énorme par des fentes du bois. Ça faisait des ficelles de lumière qui dansaient, voltigeaient, me chatouillaient les joues en ailes de mouches à miel. Ça m’embêta tellement que je me tournai vers le mur. Là je vis la photographie de mon ancienne, la petite mauresque, et je me mis à lui rire tout de même en m’endormant un peu. C’est-y que je dormais bien ou que je rêvais tout éveillé ? Voilà que j’entendis chanter une femme !…

D’abord ce fut tout doucement, un ronron qui venait du fond de la tour, une donzelle qui serait montée en disant un motif de valse. Puis ça enfla, et j’entendis des paroles. Une voix si malade, une voix si dolente, une voix qui vous fondait les entrailles. J’en eus de la peine. Je cherchais à me réveiller tout à fait. Je ne pouvais plus, j’étais attaché par ces sacrées ficelles de lumière, j’avais chaud, j’en suais.

Ça montait toujours.

On ouvrit ma porte, celle du côté de l’escalier. Je reconnus le vieux qui entrait à pas de loup. Je me décollai les paupières. Il marchait ses bras traînants, selon sa coutume, la tête bien emmitouflée dans une casquette à oreilles de laine, deux grosses mèches de cheveux lui tombaient le long des mâchoires.

Il avait des cheveux la nuit, ce vieux-là ? C’était drôle.

Je me mis assis et je lui criai :

— Ben, camarade, le vent s’attache ! Nous allons donc veiller tous les deux pour ce premier soir ?

Il ne répondit rien.

La voix de femme le suivait. J’entendis un morceau de chanson à mener Satan au cimetière, et en me fourrant le petit doigt dans le tympan, histoire de me le déboucher, car sans doute je conservais un cauchemar, au fond, j’ajoutai :

— Y a donc du sexe ici ? La bonne farce. Si la marine s’en doutait… Présentez-moi à la patronne. Je refuse pas de lui causer un peu, vous savez !

Et je voulus rire.

Il se tourna, dodelinant sa sacrée tête de moribonde.

C’était lui qui chantait !…

Je fus debout comme sous un coup de poing…

Oui, c’était le vieux Mathurin Barnabas, le gardien-chef du phare d’Ar-Men qui chantait avec une voix de femme. Je crois que la marine ne se doutait pas non plus de celle-là.

— Hein ? que je lui dis.

Je ne lui dis que ça, parce que, moi, je n’avais guère envie de chanter. Peut-être que sur terre ferme je me serais tenu le ventre de rigolade ; seulement, dans le haut d’une tour, où, déjà, sifflait le vent comme une autre plainte de damné, j’avais le cœur ailleurs…

Il chantait en dedans, serrant ses lèvres minces ainsi que le font les petits Jean-Marie, sonneurs de biniou, pour imiter le son final de leur instrument.

— Ou… ou… ou… u… u.

Ça s’en allait tout doucement, et ça n’avait fichtre pas l’air de sortir de là.

Je cherchais toujours la femme, la patronne jeune et jolie du vieux birbe.

Vieux ? Il ne l’était pas si tellement, vu dans la pleine lumière du phare. Maintenant il ouvrait l’autre porte de ma chambre et s’acheminait vers ses lampes du même pas traînant, cadencé, un pas de monteur de veille, le pas éternellement las et mesuré de ceux qui girent dans la spirale intérieure depuis de longues années. Un coup de hanche, un coup de talon ; ils se rappellent d’anciens ponts de navire, le roulis des premières grosses barques de pêche, et puis ils vont au feu, les yeux déjà rouges, pleurant du sang à force d’avoir vu danser la flamme.

Mathurin ne devait pas marquer cinquante ans. Ce qui le faisait si laid, c’est qu’il n’avait ni barbe, ni pattes de lapin ; il était tout nu de visage, le nez retroussé à en montrer la morve, la bouche vineuse à croire qu’il sortait de boire.

— Sacré tonnerre, que je me dis, faut éclaircir cette histoire-là. Où a-t-il appris à sonner comme ça, l’ancien ?

Je me levai, je me secouai, et je lui emboîtai le pas.

Au lieu de traverser par le vitrage, il s’engouffra sur le chemin de ronde. Je le suivis, je ne pouvais pas reculer, naturellement, derrière mon chef. Seulement, pour lui, ce n’était guère malin de se tenir là dessus, puisqu’il marchait presque à quatre pattes. Il s’accrochait, tant des jambes que des bras, aux créneaux, et il filait comme un crabe, aussi à l’aise que ces bêtes le sont aux flancs des rochers.

Moi, j’étais suffoqué, d’abord par la chanson, ensuite par le vent qui mordait de plus en plus.

Il vérifia les nœuds de la grue d’arrimage et je le vis tordre un bout de filin d’une fameuse poigne. Non, ce n’était pas une donzelle, notre patron d’Ar-Men ! Et il en avait connu de plus dures que le vent d’équinoxe. Comme ça ne tenait pas à son gré, il se mit à cheval sur la galerie et, tête en bas, sur l’abîme, il refit un coulant plus solide. Après, il entra dans la cage des lampes, haussa une mèche à gauche, donna de l’huile à un mécanisme de droite, et, satisfait de son inspection, il s’en alla par le chemin de ma chambre comme il était venu.

Je voulus lui poser une question, rapport à la consigne. Il ne m’écouta même pas. Je crois qu’il dormait tout debout, cet homme, il dormait comme un sourd !

En s’enfonçant dans la vis il fredonnait son refrain lamentable ; toujours sa petite chanson de pleureuse à porter le diable en terre, et, sur le mot : amour, il poussa un dernier cri de chouette.

— Ou… ou… ou… our… ur ! qui me fit dresser les poils.

Pour pouvoir me rendormir tranquille, je dus me mettre à jurer tout ce que je savais de jurons.


III


Deux semaines coulèrent, comme deux gouttes d’eau pareilles, et ça devint tout de suite comme si j’étais là depuis vingt ans ; mais, pour ces deux semaines, j’eus bien tout l’ennui de vingt années à traîner derrière moi. Le premier temps qu’on souffre est celui qui dure le plus. J’étais inquiet, mes mouvements semblaient se ralentir, je me faisais vieux. Quand j’écoutais la mer, battant le pied du phare en me vomissant des flots d’injures, j’y démêlais des choses que, jusque-là, je n’avais pas entendues.

Le jour, tout marchait normalement : on déjeunait, on fumait une pipe, on astiquait le mobilier ou les ustensiles de service, on dînait, on fumait une pipe, et, le soir venu, on allumait celles du phare. Alors, dès que les lampes commençaient à envoyer leurs bras roses de tous les côtés, ça changeait de note. Si le vent le tolérait, on faisait son petit tour d’esplanade, on s’asseyait un moment sur une dalle, et on attendait son heure de garde, en guettant la première étoile ; seulement, les étoiles ne se montraient pas, le ciel prenait un ton de cuivre rouge, l’eau devenait noire à penser qu’on s’arrimait sur du goudron, et le vertige, un vertige bien singulier, vous montait à la gorge. On croyait filer à toute vapeur.

Notre existence, là-dedans, était un mécanisme réglé d’avance ; on ne pouvait pas s’oublier d’un cran sans casser l’horloge. On tenait la chandelle aux navires, et on se serait allumé soi-même, je crois, plutôt que de leur manquer de parole. Cependant, ce qu’on n’avait pas prévu, c’était les allures du phare en dehors du service. Ça non, la marine de Brest ne les avait pas prévues. Et celles du vieux, donc !…

Le lendemain du concert qu’il m’avait donné là-haut, je regardai mon chef attentivement, et je m’aperçus qu’il n’avait plus de cheveux ; ou il les avait ramenés sous les oreilles de son bonnet de laine, ou il… les avait posés. Dame ! Fallait bien, n’est-ce pas, puisqu’il n’en possédait plus un. Cet homme-là était parfaitement chauve, au moins le matin. D’ailleurs, ça ne me regardait pas. J’étais une moitié du gardien, domestique de l’autre moitié. Ma position se définissait mal. Le vieux affectait de ne pas m’adresser la parole. Il grognait comme un cochon ou chantait comme une jeune fille, mais ne causait certes pas comme un homme naturel. Je lui déplaisais certainement. De temps en temps, je me mettais à parler tout seul, pour me faire une société. Aux Ponts-et-Chaussées, dans les pensions d’État, on avait des camarades pas très jaseurs ; cependant, on riait quelquefois, et le long de mes voyages, dans la soute, j’échangeais mes impressions avec le voisin de chauffe. Ici, rien… le silence ; c’est-à-dire qu’on n’entendait plus que le vacarme de la mer.

Je lui racontai mes séjours en escale, des histoires de Chine, et bien des choses qui ne m’étaient jamais arrivées ; il hochait la tête, entre deux bouchées de pain, il poussait un gloussement de poule qui s’étrangle, crachait des petits morceaux de croûte ou des petits bouts de son lard, puis s’absorbait dans la contemplation du sol.

Une fois, il me dit, tout en gros :

— Peut-être ben que oui…

et il ajouta, entre ses dents :

— Peut-être ben que non.

La nuit, c’était le cas de dire : autre chanson, car il montait aux lampes, que je fusse de veille ou non, et faisait le service en double, ne me demandant rien, ne me donnant aucun ordre, se dandinant, se promenant, toujours sa chanson aux lèvres. Un bien gentil refrain de demoiselle qui crève piétinée sous les sabots d’un mauvais gars.

Il mettait ses cheveux, deux longues mèches qui pendaient en oreilles d’épagneul, des poils blonds, ma foi, et il sortait sa plus belle voix de biniou.

Je pensais :

— C’est un vieux qui a des manies, mais ça ne l’empêche pas d’être d’attaque.

Il ne laissait rien péricliter. Le phare était, en haut, tenu comme une salle de bal.

Dans le bas, par exemple, ça ne regardait plus la marine, et ça restait d’une saleté indienne. S’il ramassait soigneusement ses miettes de pain (voire même ses crachats, avec les doigts, sans y faire attention), il ne balayait pas tous les dimanches, et on trouvait les pires ordures dans les coins. Son habitude, la plus propre, d’aller, pour ses besoins, contre la porte, communiquait des odeurs à ce qu’on mangeait. Le cœur me levait. Je nettoyai la porte, l’eau de mer venue en paquets ne suffisant pas, à mon avis, et un matin j’entortillai un balai d’une loque, je fis la toilette de l’entre-pont, je flanquai de la lessive partout. Le vieux sortant de son trou me regarda, louchant. Je lui montrai les murs décrassés, la porte dégluée, et le plancher du roc, battu comme l’aire fraîche. Il leva une de ses pattes de crabe, traça des signes au plafond, continuant à faire le sourd.

On avait la permission de terre tous les quinze jours ; seulement, on comprendra bien que la manière d’aborder au phare vous ôtait un peu le désir de revoir du pays. Par les gros temps, les voyages étaient dangereux, sinon impossibles. Moi, je voulais m’acclimater le mieux que je pourrais et, malgré mon envie de me dégourdir, je demeurai tranquille au poste plus de cinq semaines. La seule distraction que je m’offris, ce fut une petite cage de serins que je demandai par un billet bien poli au ravitailleur, et, moyennant finance, j’eus, dès le retour du bateau, deux canaris superbes ; mais, voyez ma guigne, c’étaient deux mâles ; ils commencèrent à se battre et à se déplumer ferme aussitôt installés dans ma cambuse.

Ce vent nous fournissait, d’ailleurs, tous les agréments d’une bataille en règle, à nous deux le vieux. Notre grue d’arrimage cassa par le milieu, et il me fallut grimper aux échelons extérieurs pour en ficeler les deux morceaux. Cette épissure me prit toute une journée pendant que le vieux me criait, du bas, des gros mots de vieille femme furieuse, gueulait comme la mouette à travers les tempêtes. Je savais bien qu’il devait cacher plus d’expérience que moi ; pourtant, j’aurais voulu l’y voir, son expérience, sous la rafale, avec des coups de fouets de la corde restée libre qui me brisait les reins, avec les douches salées qui m’inondaient la bouche et les yeux, un pied recroquevillé entre deux crampons de fer, lesquels devenaient brûlants tellement je les serrais dans ma plante douloureuse, un bras tenant le mât et l’autre outillant pour presser les uns contre les autres les anneaux du filin. Je n’y voyais pas, je n’entendais plus, je me sentais tourner autour du phare comme un oiseau cherchant à se rôtir définitivement aux feux de ses lampes. Quand le mât fut de nouveau solide en ses crochets et que le filin, huilé de goudron, le bagua de deuil aux trois endroits de sa blessure, je redescendis, le cœur tout chaviré, les jambes moulues. Sans trop me rendre compte de ma soif, je pensais au rhum du vieux. Son rhum de dessert dont il ne m’avait jamais servi même un dé à coudre ! Le vieux était assis devant la table. Une boîte de salaison sur les genoux, il mâchonnait déjà son pain, ne s’occupant pas plus de ma personne que du morceau de filin que je lui rapportais.

— Un sale métier, bougonnai-je.

Il hocha le front.

— C’est une bonne soupe chaude qu’il me faudrait pour me remettre l’estomac… tandis que vos harengs… des harengs… comme s’il en pleuvait, quoi ! je peux plus les sentir !

Je m’assis en face de lui, et je n’eus pas le courage de rompre mon pain, effroyablement dur, selon l’usage.

— Et puis jamais le mot pour rire, jamais savoir si on est content du travail ! Faut convenir, patron, que vous n’êtes pas un homme ordinaire.

Il restait silencieux, la prunelle dans le vague, grognant entre chaque bouchée, peut-être parce que ça ne passait pas vite ou qu’il avait mal aux dents.

— On serait des hommes si on se causait comme tout le monde, mais on est comme des galériens, ici. Je ne sais pas pourquoi vous chantez la nuit, alors que vous restez muet du matin au soir ? et encore, muet ! Vous jurez bien tout de même quand il faudrait, au contraire, vous envoyer de bonnes paroles. Si je suis en prison, c’est la faute à l’État, pas la mienne… Je suis peut-être pas un assassin !

Je vis le vieux se dresser tout d’une pièce, il posa son couteau et la boîte aux harengs se vida sous la table.

— Autant à nettoyer pour notre valet de chambre, que je murmurai de très mauvaise humeur.

Alors, il écarta les bras, mit ses pattes de crabe au plafond, dessina des tas de signes, les multipliant comme des signes de croix, et il gagna l’esplanade, l’air d’un particulier qui a oublié quelque chose de précieux.

Il n’avait rien oublié du tout, il allait simplement pisser dans la mer.

— Tiens, voilà qu’il se range ! que je me dis.

Car, d’habitude, il s’arrêtait contre la porte.

Et je m’endormis les coudes sur mon pain. Je rêvai des choses curieuses.

D’abord, je vis revenir de l’esplanade une belle fille qui fredonnait. Elle tenait un couteau, celui du vieux, et elle me le posa tout doucement le long de la nuque. Ça me fit un froid, je me retournai, mon pain tomba. Machinalement, je le ramassai. J’exécutais tous ces mouvements, dormant ou veillant, ne sachant pas du tout où j’étais et pourquoi je me sentais complètement incapable de remuer davantage. La jeune fille avait la tournure de ma petite mauresque, celle dont la photographie ornait ma chambre de guette. Elle était maigre, mince de hanches, très amenuisée du bas de sa personne, se terminant en fuseau qui tourne. Ses cheveux, coupés courts sur le front, lui formaient une petite casquette de voyou ; elle était brune, de peau jaune et grise comme celle d’un citron pas très mûr, avec des yeux allumés de chat sauvage, des yeux de toutes les couleurs, comme ceux des chats.

Comme les chats !…

Je ne me rappelais bien que cette phrase-là d’elle. Je l’avais connue si peu ! Tout de suite reparti pour un nouveau cabotage, et la laissant à la garde de quatre soldats anglais capables de la tuer en cas de résistance. Mais… je savais bien qu’elle ne résisterait à personne, la sacrée petite garce…

Et le rêve se déroula plus loin que le phare. Je me trouvai transporté dans un îlot de verdure.

C’était du côté de Malte. On arrivait en barque à voile, une barque à balancier au bout duquel s’attache le bas-bord de la toile. Quand le vent fait pencher ce joujou, la voile mouille et se trempe coquettement l’extrémité de l’aile. Zuléma, c’était le nom de ma petite mauresque, avait bu du tafia toute la nuit, tout le matin, moi aussi, et la barque buvait de la vague à tous les coups de brise.

… Soleil ! Comme nous étions saouls ! Quelle promenade et quel roulis ! Oh ! cela ne ressemblait guère aux rudes assauts de l’océan contre le phare. C’était du bonheur nous berçant. On n’en pouvait plus d’avoir nocé, mais on se mangeait encore des yeux, des mains, des pieds. La mer était si bleue qu’elle en devenait rose aux endroits où le gouvernail la tourmentait, et cette embarcation avait juste la forme d’un sabot, un sabot possédant son plumet, comme nous. Elle allait si raide, si délibérément de travers, que ça ne pouvait que bien finir… tout au fond. Malte ? Je ne voyais plus bien la ville et les jardins penchants le long des murailles blanches. La vieille forteresse fichait le camp, s’effondrant sur les maisons neuves, les belles maisons anglaises. Pif ! Paf ! Pouf ! Tout tombait l’un sur l’autre et s’abîmait dans le bleu de la mer. On devinait que personne n’en crèverait, parce qu’on avait trop bu ce jour-là. Ça chauffait partout le feu de la joie. Mon navire, le caboteur, bien pavoisé, bien astiqué, ronronnait d’aise sur ses ancres. Mes patrons, le capitaine en tête, se flanquaient de la bombance jusqu’aux oreilles chez les dames de la ville riche, et, nous les gars, matelots et gens de la soute au charbon, nous faisions la fortune de la ville pauvre, en semant nos payes le long des cabarets du port.

Il ne faudrait pas croire que les fêtes des matelots sont toutes de très vilaines ribotes. Ce n’est pas vrai, voyez-vous, car il y a beaucoup d’amour dedans. On est plus fort que le monde quand on a été sage et on n’a pas la peine de boire beaucoup parce qu’on est déjà plein jusqu’aux cheveux. Un verre de plus qui vous viendrait du dehors, ce serait la tuerie, mais ceux-là qui sont les malins ne boivent que les yeux d’une femme.

J’avais rencontré Zuléma comme on trouve un bouton de culotte tout brillant dans la boue. On le ramasse sans trop savoir pourquoi… et on le garde, on le fourre dans sa poche… le lendemain on le cherche, pris d’une idée, puis on s’aperçoit que la poche est percée… à d’autres le soin de ramasser le bouton qui brille, le joli bouton de cuivre.

Soleil ! Zuléma était étendue sur un filet oublié par le propriétaire de notre sabot, elle portait son petit costume de mauresque : une jupe courte, des pantalons bouffants dessous, et une veste brodée sur une chemise de toile aussi grossière que celle de la voile. Elle avait ses cheveux coupés courts en casquette et ses yeux luisaient…

— Comme les chats ! disait-elle, battant des paupières.

La barque aborda doucement toute seule, criant un peu de la quille sur le sable.

Je l’avais enlevée, cette fille, pour fuir les disputes, la croire un moment rien qu’à moi, loin de sa maison aux guirlandes fanées de vieux ballons turques ; elles sont libres, les petites de là-bas, elles peuvent suivre l’homme toute une journée de bon temps. C’est pour elles qu’il y a une sainte Vierge le dimanche.

Zuléma parlait un patois anglais incompréhensible, mais elle savait toutes les ordures françaises, et elle m’avoua, plus tard, qu’elle était née à Marseille. Ses parents l’avaient perdue dans une rue, un soir…

— Oui, comme les chats !

L’îlot se dressait hors de la mer, bouquet tendu par une main de mariée : fleurs d’orangers, fleurs de citronniers et verdure de tamaris tout autour, verdure de myrtes, plus verts encore, parce que les fleurs du milieu étaient pâles comme des gouttes de lait.

— Avec les chats !

— Laisse-moi donc tranquille, bête, ou nous n’aborderons jamais. Zuléma, tu es saoule !

Je n’étais pas colère, seulement, quand je suis gris, j’ai des pudeurs et des pensées sur Dieu.

Elle me passait ses jambes nues autour de la ceinture, sa tête pendant au fond du bateau ; elle s’arc-boutait des reins sur la banquette, et de ses pieds de singe, se dégainant de ses babouches brodées d’or, elle me paralysait les bras… Quand je vis que le jeu durerait trop longtemps, je lui saisis les chevilles, et, sans m’occuper du reste, je la traînai sur la berge. Sa tête fit un plongeon d’abord sous l’eau bleue, puis sous l’herbe verte ; enfin elle apparut, ses cheveux courts collés en casquette de soie dans du sable jaune couleur de farine de maïs, où elle se sécha et éternua, murmurant :

— Tiens ! Comme les chats !

Elle demeura là, étendue, les paupières battantes, un peu dégrisée tout de même, très heureuse.

Je me mis à considérer les fleurs, et je m’attendris :

— Y en a-t-il ! Tout ça des orangers ! Tout ça des citrons ! Quel pays ! On se croirait à l’église…

La petite mauresque de Malte approuvait :

— Vois-tu, que je lui disais, y a un Dieu ! C’est sûr tout autant que tu es une garce et que je suis un pauvre homme. Qu’on mange du charbon ou qu’on porte les galons de commandant, c’est pour tout le monde qu’on a fait les fleurs, pas vrai ? Nous les sentons, hein, comme si nous avions trente mille livres de rente ?

Elle me baragouina tout de suite de l’anglais, à cause du mot : mille livres.

Je ne compris pas bien.

Les prix étaient débattus depuis la veille.

Elle ajouta, en français de Marseille :

— Et, si tu repasses par Malte le mois prochain, faudra pas m’oublier…

Je lui répondis oui du meilleur de mon cœur. On s’aimait, quoi !

Des oiseaux sortis des arbres rasèrent presque nos épaulés. Je m’assis à côté d’elle, caressant ses petits seins, sans aucune idée de bêtise, j’étais heureux parce que j’étais comme un enfant près d’elle… un garçon vraiment courageux ne se doit pas tout entier à une femme. Je ne voulais plus mordre, puisque j’étais calmé, aux pommes de son amour… Je regardais les branches d’orangers, si pures qu’on en avait la bouche amère, et je regardais sa bouche à elle, si rouge, si fermée tout à coup que l’eau en venait à la mienne…

— J’ai sommeil, dit-elle.

Elle s’étendit en travers de moi, très souple, très nerveuse, peu à peu s’endormit, s’étirant, murmurant de sa voix têtue :

— Comme les chats.

Et dans son sommeil elle eut l’air d’emporter un secret.

Pendant ce temps la mer jouait à soulever la barque, la faisant boire en se gonflant jusqu’à son balancier, et des fleurs pleuraient sur nous comme des gouttes de crème.

Soleil !… Ô soleil des pauvres garces, ô soleil des pauvres hommes ! Villes d’amour échelonnées le long du voyage de notre misère, escales où s’arrêtent nos désirs, port béni où nos virilités s’ancrent si éperdument qu’elles ramènent des cadavres à la surface quand on les force à se retirer…

Nous avions trop bu ! Nous n’avions même plus la force de boire… et il faudrait nous quitter demain…

— Debout ! Hisse ! gueula le vieux Barnabas d’un accent terrible.

Je me réveillai en sursaut. Hein ? Le feu serait-il au navire qu’on demande tout le monde sur le pont !

Mais non, je n’étais plus sur un navire. Fini de caboter ! j’étais au phare d’Ar-Men, et mon gardien-chef se tenait devant moi avec sa lanterne. Il avait mis ses longs cheveux blonds en oreilles de chien, le vilain bougre, sa figure camarde était toute livide de peur, ou de colère, et il roulait des yeux de tigre.

— Quoi, patron, bégayai-je, encore tout courbaturé de mon mauvais sommeil sur la table. Est-ce que le phare serait éteint ?

Car, ici, le contraire du feu devenait grave. Le vieux m’agrippa l’épaule de sa patte de crabe et répondit en hurlant :

— Tu ne l’as pas allumé, canaille !

Je bondis jusqu’à la porte donnant sur l’esplanade.

Nous étions entourés d’un océan aussi noir qu’un drap mortuaire, et, par place, on apercevait — comme des traces de neige moutonnant au sommet des montagnes — l’écume des vagues.

En effet, on avait oublié d’allumer le phare.


IV


De mémoire de marin, ça ne s’est jamais vu, d’oublier d’allumer un phare, serait-il de troisième ordre, surtout quand on est deux gardiens valides et que le temps ne vous fait pas perdre la tête. Le vent soufflait dur autour d’Ouessant, mais pas au point de renverser la cage sur nos ventres et, malgré mon rêve, personne chez nous n’avait bu un coup de trop.

Je ne m’arrêtai pas à toutes ces réflexions. J’avais le cerveau brouillé par des visions de jupes, et le cri du vieux m’avait flanqué l’idée de la consigne au cœur comme une lame pointue.

On est si bête ! Je n’osais pas me demander pourquoi, lui, qui se mêlait toujours de tout et veillait inutilement, n’avait pas allumé lui-même dès l’heure venue.

Je grimpai dans la spire, ma lanterne haute, et j’arrivai suant, soufflant, tortillé de terreur, devant la cage.

Le ciel était lourd, vous tombant sur le crâne en capuchon. La nuit, plus épaisse, vous mettait ses griffes de velours dans les yeux. En bas, la mer se roulait, chantant son chant de mort, étendant, de places noires en places noires, ses linges blancs, tout préparés pour la dernière toilette des hommes d’équipages.

Ce singulier vertige, que j’avais déjà éprouvé étant assis sur l’esplanade, me tournait encore la tête. Oui, je me sentais toujours attiré dans le vide, pompé, forcé de m’aplatir le long des parapets du chemin de ronde pour ne pas sauter n’importe où.

Ce n’était ni la hauteur du phare, ni sa position isolée au milieu du flot qui m’effrayait. Je me l’imaginais mal assis et un peu incliné, peut-être, à cause de la difformité du rocher sur lequel on l’avait bâti. Certainement le rocher se présentait de travers, si le phare allait droit ! On ne sait rien de la force des vagues, pas plus que celle des marées prévues. Il y a toujours la chose qui arrive en dépit de la science des ingénieurs. Trente-six ans de durée, c’est vieux pour un ouvrage de pierre qui reçoit chaque jour et chaque nuit toutes les claques furieuses de l’océan.

Engourdi, je me tenais stupidement à la grille de la cage, tâtonnant pour ouvrir le trou de feu que je connaissais comme ma poche. J’avais la sensation d’être encore dans mon rêve, de dormir et de rouler selon le bercement des vagues ténébreuses, un bord sur l’autre, me moquant bien de la réalité.

— De quoi ? Pas allumé ?… Du moment qu’on rigole, ça ne fiche rien ! On n’allume pas les phares de son lit. Le vieux radote. C’est un vieux fou ! Cré nom d’un sort !… voilà mon boute-feu par ici et la première mèche par là… il est vrai que les lampes tournent toutes seules aujourd’hui !

Ce n’était pas possible, le phare étant à feu fixe. Elles ne tournaient pas, je tournais, moi, tantôt du côté de la mer, tantôt du côté du vitrage. Mes jambes fléchissaient, j’avais des crampes à l’estomac. Il me semblait que des ailes de chauve-souris me frôlaient les paupières… enfin, la flamme jaillit de mes doigts fiévreux, se communiqua au cercle des mèches, un petit grésillement se répercuta de mécanisme en mécanisme, les disques se mirent à fonctionner, et les bras roses de la lumière victorieuse repoussèrent l’ombre jusqu’au fond de l’horizon.

Je respirai.

Pas de gros navire en vue, pas de barque de pêche égarée, une mer déserte et presque tranquille. Aucun danger ! Nous ne serions pas signalés à la marine de Brest pour ce coup-là.

Je me mis à danser de joie.

Ça débordait de ma poitrine à mes lèvres. Je chantais, je criais, je frappais des talons sur la dalle du chemin de ronde, je n’avais plus ni faim ni soif. J’étais enlevé plus haut que le phare d’Ar-Men. Je nageais dans les vagues des lourds nuages qui se cuivraient, à présent, devenaient roses, eux aussi, se mettant à rire.

Ah ! le vieux loup, ce qu’il m’avait fait peur ! Je ne redescendis pas, je m’installai chez moi, laissant entrer la vive lumière, et je m’assis devant ma table pour consigner l’oubli, très loyalement.

Là, mes perplexités me reprirent.

Avouer cette faute, qui n’entraînait aucune catastrophe, c’était peut-être bien me faire juger trop sévèrement par mes chefs. Le vieux, en bon compagnon-patron, aurait dû me taper sur l’épaule. Après mon travail de galérien autour de cette sacrée grue d’arrimage, j’avais eu une espèce de syncope. Mes dents claquaient à ce souvenir. Pendant ce temps le vieux chacal se promenait le long de l’esplanade, fumant sa pipe. Je pouvais mentionner ça. Je tortillais ma plume. Elle n’allait pas fort, l’écriture, avec moi. Je pensais à des tas de choses inutiles. Une heure de plus, une heure de moins, la belle affaire… Et, cependant, ma chemise collait de songer que les barques comptaient toutes sur nous comme sur le bon Dieu.

On ne voyait pas souvent les gros navires. Ils essayaient de nous brûler la politesse, rapport à un certain prolongement de récifs à fleur d’eau. On apercevait ça par les temps clairs, et ça ressemblait à une ligne plus sombre de la vague, un endroit où il y aurait eu un sentier tracé dans la grande prairie, la grande prairie dont les herbes sont les cheveux des noyés.

Nous possédions un canot dit de sauvetage pour y aller voir, mais l’eau se brisait sur ce dos de Baleine, de façon à vous ôter sérieusement l’envie de la curiosité.

Faudrait tenter la course vers les midi, par un ciel bien découvert.

On se tâterait, on verrait…

J’entendis fredonner la voix de femme du patron.

Il montait, selon sa coutume, vers dix heures du soir, sa lanterne allant et venant au bout de sa pince de crabe. Il ne se souvenait pas de notre aventure. Une aventure unique, oui, grâce à lui.

Cette chanson, dédaigneuse de mon malheur, me fit rager. Je me mis à écrire de ma plus vaillante écriture de bon chauffeur mécanicien… que le gardien no 2, encore peu au courant de son métier, et par suite d’une grave indisposition, avait oublié…

Voilà ! C’était, maintenant, comme si le notaire y avait passé.

C’est livres d’évangiles que les journaux de bord.

Entrant chez moi, le vieux me regarda de son regard luisant, la sale chouette ! Il vint derrière mon épaule et se mit à ricaner :

— Des paperasses ? qu’il grommela. Ça n’empêche pas le vent de souffler !

Je biffai le mot grave devant indisposition pour crâner un brin.

Il examina le journal, l’œil ébloui, peut-être par l’éclat des lampes qui tiraient ferme, ce soir-là, j’en réponds.

— Petit, fit-il, la voix subitement sombrée, je ne sais plus lire.

Il avait parlé à regret, du ton d’un qui se confesse.

Comment diable peut-on s’y prendre pour ne plus savoir lire ?

Je me levai, posant ma plume, assez fier de ma mission, la mission de la marine de Brest : remplacer l’intelligence d’un vieux qui décline. Peut-être savait-on des choses à son sujet que j’ignorais. Un roublard pour la manœuvre, ce vieux, mais un sans école, pas capable de tenir ses petits comptes lui-même. De fait, je ne l’avais pas vu écrivant. Je me rappelais seulement un vilain livre de quatre sous qu’il prenait le soir, histoire de s’endormir dessus en attendant la veille. Il ne lisait que les imprimés, probablement.

— On m’a dit de consigner les grains, que je répondis me rengorgeant, ça vous épargne toujours une besogne… et, en échange, vous auriez bien dû me réveiller plus tôt, patron !

Il me regardait toujours, l’œil se troublant peu à peu, s’égarant, cherchant des idées dans les coins de ma chambre.

Il traça quelques signes en l’air, grogna des mots baroques, s’en alla, tirant la jambe et balançant les coudes.

— Oh ! c’est sans rancune, monsieur Barnabas.

Il se tourna, brutal :

— Faudra pas t’y échouer souvent, le gars ! Je peux te moucharder, moi aussi.

Ç’aurait pas été un tel vieux, je me serais mis à le bourrer de coups de bottes.

Il entama sa chanson, et je compris, enfin, quelques paroles de son refrain diabolique :

C’était la tour, prends-garde,
C’était la tour… d’amour !
D’amour… our… our… ur !

Mon Dieu, de quelle tour d’amour voulait-il me causer, le pauvre bonhomme ? Si nous habitions tous les deux une tour où il fallait prendre garde, elle n’était guère d’amour, car elle manquait vraiment de demoiselles à marier.

La nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain je me réveillai durant que mes serins faisaient leur toilette, s’aspergeant l’un l’autre d’un quart de ma ration d’eau.

Ces affreuses petites bêtes me navraient par leurs disputes. Il y avait Cadic et Cadichet. Cadic, plus vieux, devait commencer la goutte. Il volait lourdement, se repliait toujours une patte sous le ventre ; Cadichet, plus alerte, plus vorace, mangeait perpétuellement et semait sa provision de millet à travers la chambre pour embêter son voisin. L’aîné chantait quelquefois d’un accent si perçant qu’il me saignait le tympan. Le jeune poussait de faibles cris de moineau.

Je voulais une famille, des couvées, faire de jolis élèves, bien stylés, croisés de nuance et variés de trilles, avoir surtout un mulet vert pour le cager à part, lui apprendre de grands morceaux, et, au lieu de tout ça, je devenais la victime de méchants oiseaux toujours en querelles, salissant ma chambre, dépensant l’eau comme si chez nous ça ne valait rien, l’eau douce.

J’avais payé ça une pièce de cent sous. Belle acquisition, ma foi ! Je ne pouvais pas les lâcher par la fenêtre à sept milles de terre ferme. Je ne pouvais pas les laisser mourir de faim, et il serait trop difficile d’obtenir du ravitailleur qu’il les remporte. J’hésitais à les tuer. Depuis six semaines que je demeurais au phare, ayant laissé sauter mes tours de congé, je n’espérais pas une permission de surcroît, histoire d’aller changer un serin mâle pour une femelle.

Ensuite, ma faute de la veille ne donnait pas lieu à l’indulgence de mes chefs, et le père Barnabas ne me permettrait pas, de sitôt, les… serines de Brest.

J’étais plein de mélancolie.

Ma chambre, au soleil levant, n’inspirait pas non plus de gaietés folles. Elle était claire, nue comme une coquille d’œuf et semblait vide pour toujours. Mon lit de camp, bien propre, bien astiqué des pieds, était sur le modèle des lits d’hospice. Il tenait le moins de place possible, et ma petite horlogerie de gardien scintillait entre les étagères avec l’apparence d’outils de chirurgie. Sur ma table, les livres ne me tentaient pas. J’avais jamais été grand liseur. J’aimais mieux perfectionner mes idées à moi tout seul, soit pour mon métier, soit pour ma jugeote, que de m’informer de celles des autres.

Ce qu’il me fallait, à présent, pour éclairer mon cerveau, c’était quelques petits animaux sautelant autour de mes jambes. Je pensais à un singe ou à un chien :

— Pourquoi pas me marier, avoir des enfants ? Trouver une bonne petite fille de pêcheur, née native de Sein, où les femmes sont belles, dit-on, lui abandonner le lopin de terre à gérer, une vache, des poules, et l’aller surprendre dans sa maisonnette tous les quinze jours. Au bout d’un an, je serais gardien-chef, c’est plus que certain, avec double paie et repos d’une semaine tous les mois en pays de chrétiens. Les Bretonnes bretonnantes connaissent la corvée de l’attente, les longues nuits solitaires, ne se plaignent jamais du vent qui souffle, et c’est un honneur pour elles que d’être la compagne d’un gardien-chef, sur la côte ou dans les îles.

Mes serins me conduisaient loin avec leurs disputes de petits mâles qui s’embêtent à se tuer. Voilà que je pensais mariage ! Moi, Jean, le pauvre bougre de déshérité. Tout en faisant ma toilette à mon tour, mais sans gaspiller l’eau douce, je me disais que j’étais un brave garçon corps et cœur, bien tendre de caractère, pas trop enclin aux boissons, pas querelleur, pas rechigneur et comprenant souvent des choses pardessus ma condition. Je ne crânais pas beaucoup dans la vie, mais lorsqu’on est né au hasard de la fourchette, on ne peut pas se sentir bien fier de soi.

Je n’étais pas vilain, physiquement, quoique maigre, j’avais de bons yeux gris, des dents blanches, des cheveux bruns comme tout le monde, quoi, et si j’étais porté un peu sur le sexe, c’est que des filles aimables me prenaient moins cher qu’à mes camarades, preuve qu’on savait m’estimer du côté du sentiment.

Oui, décidément, faudrait régler la question du sexe et le plus vite possible, car… hum… ça se gâtait !

Pas d’histoire de jupes ! avait déclaré le patron galonné.

Un mariage, c’est de l’ordre pour toute la vie… alors…

Et le vieux ? Est-ce qu’il avait perdu sa femme, lui, qu’il ne voulait plus sortir de son nid de hiboux ?

Par la lucarne de ma chambre de guette, une vitre ovale, très épaisse, garnie d’un filet d’acier, on apercevait la grande mer mouvante qui roulait à vous tourner l’estomac. On avait l’air en ballon, tous les points d’appui vous manquaient à la fois. On était suspendu sur le vide qui se creusait, se creusait comme pour mieux vous engloutir, et le sacré vertige montait, vous serrait la gorge, vous chavirait des pieds à la tête. On ne marchait pas, on tournait avec la mer, et, quand le vent soulevait l’eau à des hauteurs prodigieuses, il semblait soulever aussi le phare ; on le sentait vibrer du haut en bas, il se balançait, il saluait, il valsait… jamais navire en perdition n’avait exécuté de danse pareille. C’était la danse éternelle, le supplice de ceux qui ont trop voyagé à fond de cale. Maintenant on restait immobile, mais la cervelle s’embarquait, bondissait, se perdait à travers des espaces inconnus… la course à la folie…

Je regardais l’immensité, tout angoissé de tristesse. Là-bas, vers les Basses froides, un point, une voile, puis une autre : les bateaux de pêche qui tentent la passe difficile pour aller quérir les marchandises de la criée prochaine. Quatre heures du matin ! Elles luttent, pataugent un bord sur l’autre, se rangent en file, se dédoublent et les voilà parties, la toile tendue à se rompre, comme des pigeons ayant vu luire du blé sous le vert de l’herbe.

Allons, nous, faut travailler aussi.

Mes lampes sont propres, mes godets à huile se remplissent, le mécanisme fonctionne honnêtement. Il fait un temps assez solide, pas de danger que la vitrerie se démonte aujourd’hui. Je devrais être satisfait.

Et je ne sais pas pourquoi, je suis inquiet. Je bâille nerveusement. J’ai faim… il faut descendre.

Je rencontrai le vieux loup sur l’esplanade.

— Beau temps, l’ancien, que je lui dis de toute ma politesse.

Il bougonna, selon son habitude, levant sa main droite en pieuvre. Je fis le tour de notre domaine, m’accrochant aux crampons extérieurs et me fourrant dans tous les trous où on pouvait palper le roc. Je recevais des soufflets d’écume et des gifles de sel à en éternuer pendant une heure. Ça sentait la marée, le pourri, les entrailles de poissons et bien d’autres choses encore que je n’ose dire.

Je recueillis des moules, si grosses que j’en eus suffisamment d’une demi-douzaine pour mon déjeuner. Au moins c’était du fruit nouveau, plus appétissant que l’éternel hareng saur, mais comme je remontais pour en offrir à mon chef, désireux de lui prouver ma bonne volonté, ce matin-là, il fit un geste bizarre et détourna les yeux :

— De la poison ! gronda-t-il durement.

— Hein ? du poison, des moules ? Quelle blague !

Le phare ne devait pas être construit sur des charpentes de cuivre, et dans les trous du roc il ne séjournait sans doute point de goëmons en décomposition, car l’eau n’en charriait guère à ces endroits tranquilles ?

Quel caractère, ce vieux !

Je suçai goulûment la coquille que je venais d’ouvrir avec mon couteau de ceinture. Elle était belle et fraîche, — ah ! seigneur saint Barnabé, je me souviens de sa fraîcheur. — C’était la prunelle d’une vierge, bleu sombre et nageant dans une glaire de nacre, si transparente, si veloutée…, la bonne moule !

Pourtant elle avait un drôle d’arrière-petit goût fade. Ça vous restait au gosier, on aurait dit un goût de vase ou mieux… mais pourquoi ces moules de rochers n’auraient-elles pas été saines ?

Passe encore dans les cales de Brest où l’on jette des chats morts de maladie.

Après mon balayage du matin, le récurage des boîtes à sardines, que le vieux avait la manie d’empiler de chaque côté de la cheminée régulièrement, je courus me chercher une autre provision de moules. Les trous de rocs étaient presque comblés, vers midi, la marée enflant et recouvrant une partie de la bâtisse inférieure. Seulement on pouvait longer le pied du phare en bateau. Je détachai le canot, prêt à être lancé selon le règlement, un vieux canot radoubé, mal fichu, pas capable de tenir sur la houle, et je le menai à la force du poignet, me serrant contre la muraille en halant le long d’une rampe de fer. Ces précautions n’étaient pas inutiles, car le courant bouleversait toutes les manœuvres ordinaires.

Ce courant-là venait juste de la Baie des Trépassés. Le phare se trouvait au milieu d’un remous formé par le raz de Sein et les dernières îles ou îlots de la grande Chaussée. Il avait l’aspect, vu sur les cartes, d’un petit bonhomme debout au fond d’une cuvette, et on sait que, lorsque l’eau tourne autour d’un point, elle y amasse des quantités de choses.

D’ailleurs tout tourne autour de ces deux énormes piles de pont qui sont la queue de Bretagne et la queue de Cornouailles. À chaque marée, la brutale ruée des flots de l’Atlantique arrive dans cette échancrure, entre ces deux piles, et y forme un fleuve furieux qui va, pendant six heures, se déverser dans la mer du Nord, puis redescend vers l’Océan les six heures suivantes.

Ce joli fleuve là, c’est la Manche.

Aux écoles, quand on nous parlait des fréquents naufrages, des barques perdues presque quotidiennement le long de Trévennec, de la Vieille, de Sein, nous regardions cela d’un air philosophique.

— On est tous mortels !

Seulement, ce à quoi nous ne pensions guère, c’est ce que peuvent bien devenir tous les noyés que la vague ne rend pas dans les neuf jours traditionnels (Neuf jours ! C’est le temps de ses relevailles à cette expulseuse d’hommes).

Ils sont mangés par les poissons.

Hum ! Pas tous ! Il y a des endroits où les poissons ne fréquentent pas, le courant rompt leur bande, et ils s’égaillent.

Les monstres de fond ne sont pas autour des rochers, et les carnassiers de surface ne restent pas dans l’écume chaude, battue vertigineusement par le fouet des grandes barres.

On ne voyait jamais Mathurin Barnabas pêcher du haut de son esplanade.

Je dénichai un crabe énorme qui, sans se presser, descendit plus bas dans le trou noir, son domicile, puis des bêtes gluantes, une lamproie, rampèrent et zigzaguèrent le long des maçonneries.

Je récoltai beaucoup de moules dans ma casquette.

J’étais arrimé, un talon sur le bord de mon canot et presque toute ma botte dans le trou de roc. L’ombre géante du phare s’étendait, formant un chemin qui aboutissait à cette cave mystérieuse. Les grosses vagues respectaient, pour le moment, ce coin de tristesse et laissaient un calme relatif à cet endroit si désolé. Pas une herbe, pas une algue, pas une touffe de lichen, pas un morceau de coquillage blanc ou rose, pas de couleur, pas de reflet, tout était noir, d’un noir intense, tellement intense qu’il en paraissait lumineux ; l’eau recélait une flamme intérieure, un feu sombre qui la faisait plus pure que le jais. On voyait là, au centre même de ce deuil, un objet singulier, ça ressemblait à un bout de bois, un bout de jonc plus pâle à une extrémité. Une bête ? Non. Ça ne remuait en tournant que parce que l’eau tournait autour du roc.

Il venait de loin, ce courant, d’abord furieux, puis plus dissimulé, se resserrant sous la vague jusqu’à pousser devant lui toutes les épaves comme des troupeaux de béliers.

Il avait apporté ça… laissant le reste en route. C’était une épave aussi, une toute petite épave humaine. Cela ressemblait à un petit bout de serpent, un petit bout de serpent rougeâtre dont la tête fuselée serait translucide, en porcelaine…

C’était un doigt.

Il se promenait tout seul. Mon Dieu, oui ! On se sépare de ses frères, un beau jour d’orage, sous la dent d’un congre ou parce que la main, remontant du fond, s’est pourrie à se crisper sur la planche du salut.

Bien souvent, les doigts se coupent à la phalange qui garde l’anneau. Les chairs gonflent, se déchirent, l’anneau, une alliance mince usée, fait l’office de couteau, scie peu à peu le petit os tendre déjà brisé par un dernier effort, et le doigt libre s’en va, droit comme flèche, indiquer la grande route du néant.

Enfin, je ne sais pas pourquoi il se trouvait là, le malheureux, mais c’était bien un doigt.

Je rejetai à la mer le contenu de ma casquette déjà remplie de moules, et je rentrai au phare vivement, parce que mon ventre me faisait mal… J’eus la colique durant deux jours !…


V


Le vieux, penché sur son petit bouquin, ne m’entendait pas venir de la spirale, et il continuait sa lecture bien dévotement.

Il disait, des lèvres seules :

— A… a… a… ah ! B… b… b… bien !

Et il s’arrêtait, trémolant, les joues gonflées par l’attention. La lampe du plafond l’éclairait tout en plein.

Il n’était pas rassurant d’aspect, malgré ses lectures pieuses, ce sacré père Barnabas.

Sa casquette enfoncée sur les tempes, d’où pendaient les deux oreilles de chien blond, le rendait plus blafard, plus nu de figure qu’un cul de singe. Ses pommettes saillaient, toutes luisantes, d’un jaune de cire d’église, et ses prunelles roulaient vertes et vitreuses comme celles des poissons crevés. Son vilain costume de bure, jamais ôté, jamais brossé, semblait enduit de jus de chique depuis ses quelque dix ans d’existence. (Je savais déjà qu’il couchait avec ses bottes.) On ne lui voyait pas de linge, ni sale, ni propre, mais il était juste de croire qu’il ne connaissait point l’usage des chemises, car il me regardait laver les miennes en sifflotant. Il était plus que sale, plus que laid, il était comme de la honte faite homme.

Arrivé derrière lui, je tâchai de me rendre compte de ce qu’il pouvait lire tous les soirs avec tant de persévérance. La bibliothèque contenait beaucoup de bouquins, toute la ribambelle qu’ordonne la marine soucieuse de distraire les prisonniers du large, des livres de science, des récits de voyage, et des histoires d’amour pas trop brûlantes : Robinson Crusoé, Paul et Virginie, les Fables de La Fontaine. Mais ce petit bouquin-là vous avait une forme de catéchisme ou mieux d’un…

Je me redressai, le frisson dans le dos. J’avais bien vu.

C’était… l’Alphabet.

Le père Barnabas, le gardien-chef du phare d’Ar-men, ayant fait ses études et obtenu son diplôme depuis longtemps, lisait… l’alphabet, par conséquent ne savait pas lire !…

Pourquoi que cela me donna la chair de poule, au lieu de m’amuser ?

J’en demeurai muet d’horreur.

— Ben, quoi, le Maleux, qui me dit, levant son nez de camarde ? C’est-y que tu as la colique ?

À cause de l’histoire des moules, il me rappelait que j’avais le ventre sensible.

Je regardais toujours le petit bouquin. Je répliquai, d’un ton très respectueux, — ce n’était pas souvent qu’il daignait m’adresser la parole :

— Patron, le vent s’attache là-haut pour de bon. Je crains de la complication pour cette nuit. Alors…

— Faudra veiller ensemble ! qu’il bougonna sans plus se déranger, et il reprit sa lecture, ânonnant péniblement sur les voyelles :

— A… a… a… i… u… aou… aou !

Ceux qui vivent bien au chaud, dans leur cambuse de la terre ferme, ne se doutent pas de ce que c’est qu’une soirée passée en mer, sur un navire qui ne bouge pas, dans lequel on n’a donc pas l’espoir d’aborder quelque part et où on ne cesse jamais d’entendre le vent.

Cette nuit-là, il faisait un tel sabbat, le vent, qu’on avait envie de mourir. Cris de chouettes, cris de femmes, cris de sorcières, cris du diable, tout s’en mêlait. À chaque instant ça changeait de note, et ce qui pleurait au loin, venait, la minute après, rire et cracher sur notre porte. La porte, elle, tenait bon, mais, dessous, giclait de l’écume. L’esplanade, les dalles et les escaliers se couvraient de paquets d’eau, à telle enseigne qu’on se sentait pencher. De là-haut, par la spire, s’engouffrait la musique malgré que j’avais fermé l’entrée du chemin de ronde, les trombes de cris et d’injures s’enflaient en parcourant cette grande cheminée d’usine, nous dégringolaient sur les épaules comme la colère même de l’océan.

Ce vieux ânonnait toujours d’un air paisible.

Chose bizarre, ce qui m’épouvantait le plus, c’était ça !

Je restai debout près de la table, ne me décidant pas à lire de compagnie. Je n’avais aucun goût pour l’alphabet, moi, et je ne voulais pas baisser la tête.

Pourquoi ? Je n’en sais trop rien. Je me rappelle seulement que je ne le quittais pas de l’œil.

— Les lampes vont bien, j’ai ramassé trois gros martinets sur l’armature, mais ils n’ont pas entamé le vitrage… faudra voir… que je dis machinalement.

— Faudra voir ! répéta le vieux, épelant de tout son cœur.

Je voulais m’en aller veiller là-haut. Je ne me décidais pas. Est-ce que le séjour au phare me rendait peureux ?

En tous les cas, je me sentais sans volonté, sans force, sans idée raisonnable.

Je m’assis sur la table, laissant pendre mes jambes molles comme du coton.

Une buée nous entourait, la fumée du pétrole et un nuage humide sortant de dessous la porte avec les franges d’écume.

L’horloge balayait son heure de son allure monotone, au milieu du chambard, et quand ça craquait jusqu’au roc, on l’entendait craquer de son côté, telle une vieille sourde qui dérangerait un peu sa chaise en toussant.

Ah ! nous étions un joli ménage, le vieux et moi !

On était couple sur le même banc de galère, attaché à la même chaîne, et on ne se connaissait pas, on ne se comprenait pas. Les choses qu’on se disait n’avaient pas le sens humain. On mangeait le même pain, on buvait le même cidre et on ne s’offrait pas le rhum de l’amitié : chacun le gardait jalousement pour soi (car j’avais acheté du bon tafia, moi aussi, histoire de guérir mes coliques de moules).

Je pensais au camarade mort d’accident, péri d’ennui, peut-être, par une soirée pareille, au bout de cinq ou six ans… d’exercice. En arrangeant la grue d’arrimage ou en raccommodant l’armature, une nuit de grosse tempête, sans doute qu’il était chu de là-haut, et avait rebondi sur l’esplanade le front fracassé… à moins…

— Dites donc, l’ancien, que je murmurai du ton d’un qui fait la bête, c’est-y intéressant le livre que vous lisez ?

Le vieux leva les yeux.

— C’est un beau livre, qu’il me répondit, mais on a de la peine à s’y retrouver une fois qu’on a perdu le fil.

— Vous avez perdu le fil de… (j’allais dire l’Alphabet, je me mordis la langue) de votre histoire ?

— Oui, le Maleux, je l’ai perdu… par un soir de gros temps.

Il soupira et ajouta :

— C’était un brave gars, tout de même !

Je fus abasourdi parce que nous nous rencontrions juste sur la pensée du mort, mon prédécesseur.

— Hein ? Vous saviez donc lire… autre chose, à l’époque où il vivait, ce gars ?

— Je lisais… dans son âme, et maintenant que le diable le garde à ma place !

Le vieux posa son livre, leva la main en faisant un signe au plafond.

Ses yeux me semblèrent plus troubles qu’à l’ordinaire. Il ne perdait pas le fil de… l’alphabet, l’ancien.

— Hon !… on… our… ur ! chantonna-t-il tout à coup.

Et il ajouta :

— Je suis né natif d’Ouessant, voilà vingt années que je suis le gardien de la Tour d’…amour, de la tour d’Ar-Men.

Il ôta sa casquette comme pour saluer quelqu’un.

— Bon ! bon ! balbutiai-je, saisi d’effroi. Je ne voulais pas vous offenser, monsieur Barnabas. On essaie de causer pour passer la mauvaise heure ensemble. D’ailleurs je ne suis pas curieux, moi, je ne tiens pas à me mêler des affaires du voisin.

J’aurais dû avoir une fameuse envie de rire, car, en ôtant sa casquette, le vieux s’était dépouillé de ses cheveux, mais sa tête, blanche et luisante comme une lune, me produisait un effet extraordinaire.

Il fixait ses yeux de poisson crevé sur les miens, me paralysait.

— Quoi que t’as, le Maleux, à me moucharder ?

Je pris le parti de me moquer de lui.

— Voyons, père Barnabas, je ne moucharde personne ici, vous avez le délire du vent.

Le délire du vent est un mal bien connu des gardiens de phare, surtout quand ils débutent. On finit par s’entendre appeler du haut en bas de l’escalier, le long des échelles, partout où peut siffler quelqu’un.

— Oui, fit-il, mélancolique et de son ton de vieille femme geignarde, j’ai le délire. Pourtant j’ai pas mon pareil dans le métier ; je sors jamais, je bois pas, je cause pas et je ne dors presque plus ; j’ai pas mon pareil sur toute la ligne de feu des côtes, ça tu pourras leur dire à nos officiers.

— Je crois qu’ils s’en doutent, monsieur Barnabas. Ils m’ont fait votre éloge, y a six mois, quand je suis venu chez vous. Non, vous n’avez pas votre pareil, et c’est point votre faute si le gars est tombé… ça peut m’arriver demain. Nous sommes tous à la merci de celui qui souffle.

Il sembla réfléchir, puis il ricana, tout en caressant les cheveux blonds qui ornaient les oreilles de sa casquette huileuse.

— M’est avis que ça ne t’arrivera pas, le Maleux.

— Dieu le sait ! Dieu le veuille !

— Dieu… il est mort, répliqua-t-il durement, et il me tourna le dos.

— Vous allez monter, l’ancien ?

— Oui, c’est mon moment… Je sens que ça se gâte, là-haut… J’ai pas besoin de toi.

Je restai figé sur la table, en face de sa casquette qu’il avait oublié de remettre.

« C’est la tour prends garde !
« C’est la tour d’amour… ou… our… ur ! »

La voix montait, se mêlait au vent et devenait lointaine comme celle d’une fille qu’on étranglerait sur les dunes pendant une nuit d’équinoxe.

Je contemplais la casquette. Je finis par la prendre, du bout des ongles, étonné de la voir si graisseuse : on aurait dit de la peau de phoque.

Des deux côtés des oreillettes en cuir, des mèches blondes pendaient, de belles mèches de soie brillantes, des cheveux jeunes pour sûr et des plus fins.

Tout en tournant la coiffure sens dessus dessous, je vis qu’ils tenaient aux oreillettes de cuir par une espèce de peau plus souple, plus pâle, et que tous adhéraient à cette peau-là cousue le long du cuir avec de la ficelle grasse.

— Quelle drôle d’invention ! Où diable l’ancien a-t-il trouvé ces ornements-là ?

Je dégageai un peu les cheveux, je les écartai de cette peau presque transparente, imitant le parchemin, et…

Un fracas épouvantable retentit. Le phare trembla de la base au sommet. J’entendis le vieux qui gueulait mon nom, là-haut.

— La cage qui se brise, que je m’écriai, nous sommes foutus !

J’envoyai la casquette n’importe où, et je m’élançai dans la spirale.

La cage n’était pas brisée, mais à moitié ouverte vers le Nord. Une trombe d’eau, la dernière gifle du vent, ou, peut-être, un oiseau-caillou, fendant le cristal, avait démoli un régulateur, les lampes s’éteignaient, charbonnant et puant comme des torches, une fumée âcre, plus noire encore que la nuit, nous asphyxiait, se rabattant sur le chemin de ronde, nous empêchant de voir nos propres mains.

— Tiens bon ça ! dit le patron qui, à lui tout seul, un bras passé dans le vitrage brisé, se tailladant les chairs, supportait le poids de la machinerie.

Je pris sa place pendant qu’il essayait de rallumer les mèches en les aspergeant de pétrole enflammé. L’incendie n’était pas à craindre à cette hauteur, et d’ailleurs nous avions l’ordre de mettre le feu partout plutôt que de nous laisser éteindre.

— Hardi ! Là… Hisse ! Tiens bon le bout ! Tiens bon tout !… hurlait le patron dans la grande clameur du vent.

Il fallut trois heures pour arranger ce mécanisme.

Les mèches s’éteignaient malgré nos jets de pétrole, et les embruns passaient dessus comme des lambeaux d’étoffe mouillée, bouchant la lumière et nous bouchant les yeux. Des oiseaux (il me sembla bien que des ailes me frôlaient) tourbillonnaient au milieu de la fumée, augmentant son épaisseur, nous fouettant de leurs plumes hérissées. Moi, je ne tenais guère ce que je tenais. On me le tirait du haut du ciel, et plus je jurais pour faire lâcher les démons de l’air, plus il en venait au secours de leurs camarades.

Pendant qu’on se battait bien bravement, que la tête du vieux blanchissait dans la tourmente, toute pareille au globe de la lune, il y eut un petit répit… oh ! juste le temps de prononcer un Ave, nous respirâmes un coup, puis nous eûmes froid, d’un froid mortel : une cloche sonnait vers le Nord.

— Navire ! fit le vieux.

Un navire, par chez nous, à portée de son de cloche, c’était le naufrage inévitable.

Tout le jour il avait fait une brume si dense qu’on n’y aurait pas reconnu son bras droit. Des embruns glacés, des avalanches de pluie mêlées de grêle à croire que les nuages croulaient en petits morceaux ! La mer se redressait jusqu’au premier étage du phare, le cinglant de ses fouets de sel, même que nous avions mangé un poisson énorme, tombé sur le pas de notre porte. Après cette politesse, la vague se vengeait, et elle nous amenait des chrétiens !…

Ce son de cloche tintant, clair et suret comme vinaigre, dans ce tapage semblable au roulement continu du tonnerre, vous faisait l’effet d’une piqûre. On ne voyait rien en se penchant sur le parapet du chemin de ronde, ni feu d’avant ni feu d’arrière, et il était à présumer que les lumières de ce vaisseau ne se rallumeraient jamais.

— Faudrait peut-être se préparer pour le canot avec des bouées, que je dis au vieux, les dents claquantes.

— Pas la peine, qu’il fit d’un ton calme en nouant son mouchoir autour de son crâne déplumé, parce qu’il avait rudement chaud dans le vent froid, ils vont s’échouer à la pointe… sont péris d’avance.

— Ah ! les pauvres bougres ! Nous ne pouvons tout de même pas rester ici plantés, tranquilles… c’est des hommes…

— Nous aussi !

Je devinais bien qu’il n’y avait plus rien à faire. Le canot d’en bas, c’était une frime, bon à pêcher des moules le long de notre rocher. On ne pouvait pas leur porter du secours sans passer sur le dos de la Baleine (s’appelait ainsi l’écueil à fleur d’eau que nous relevions de chez nous). Alors, comme on ne passe pas en barque sur un écueil sans y rester corps et biens… fallait souffrir leur perte. Nous avions couru risque d’être emportés par le vent pour maintenir nos feux, notre devoir s’arrêtait là.

La cloche tintait toujours.

Nous redescendîmes chercher du filin, des tiges d’acier, et nous remontâmes, silencieux (le vieux oubliait sa petite chanson amoureuse), histoire (l’achever proprement notre ouvrage.

Le temps de remonter… la cloche ne tintait plus !

Me tournant vers le Nord, durant que la rafale se taisait quelques secondes, j’entendis des voix hurler et ce n’étaient pas celles des démons de l’air.

Le vieux n’ôta même pas sa casquette qu’il avait remise, en bas, par-dessus son mouchoir noué.

Il dit, tordant le filin autour du fer d’une poigne vigoureuse :

— Ça y est !

J’ai pas de dévotion, seulement la nuit était si noire, le vent si lamentable… Je fis le signe de la croix.

Le vieux me regardait, ses yeux virèrent :

— Ben quoi, qu’il fit mécontent, puisque Dieu est mort !


VI


On n’a pas d’idée de ce que c’est que la pluie, en mer, et sur un phare. Ça brouille tout, ça mouille tout, ça vous fond la cervelle, ça vous dilue les moelles, on coule, on s’égoutte peu à peu, on est moins consistant qu’un nuage, n’importe quel prétexte vous serait bon pour aller rejoindre l’eau, la grande eau finale.

Il pleuvait depuis une semaine.

Plus de bourrasque, plus de beuglement : un petit hou hou sempiternel, une plainte de vieille geignarde agonisante, et le bruit de la pluie, un bruit de pattes maigres sautillant toujours à la même place.

À trois milles devant soi, c’était comme de la laine grise cardée, de temps en temps, par la crête des lames. Les cieux et la mer s’unissaient pour vous fournir un pareil tableau d’embêtement.

J’avais fait le projet de m’aller promener à Brest, ou du côté de Sein, courir l’aventure d’une fiancée, pour me détendre les nerfs ! Mon jour de congé tombant après l’histoire du naufrage, j’osais pas sortir, ni demander le remplaçant.

Mon projet de noce fondait aussi comme moi, comme les nuages, il glissait dans l’eau, et l’Océan me buvait avec les grands vaisseaux, les petits serins, tous les hommes…

Pourtant, on tenait une distraction. Le vieux, vers l’heure de la marée forte, s’installait sur le bord de la dernière dalle de l’esplanade, un harpon à la main. La catastrophe signalée au ravitailleur, on nous avait répondu, du porte-voix :

— Navire anglais. Dermond-Nestle, retour du Cap. Veille aux épaves !

Et on cueillait l’épave. À la vérité, peu de chose encore, des tonnes ou des planches, quelques machineries de cuivre. Sur toute l’étendue de la côte, au bord de tous les récifs, il y avait des gars, vieux et jeunes, le harpon tendu. Et la marine télégraphiait partout où ce que la foudre peut servir de domestique le long des câbles.

Une jolie vie !

Moi, je faisais mon service les jambes de plus en plus molles, exaspéré en dedans, et sans aucune énergie pour me surmonter.

Un matin que les serins se battaient comme plâtre dans leur cage, la patience m’échappant, je les avais pris d’un geste fou et je les avais envoyés au large voir si la laitue y poussait. Leurs deux petites boules jaunes devinrent grises en tombant de cette hauteur dans le brouillard, puis tourbillonnèrent un instant, furent avalés par une lame.

Bonsoir les oiseaux !

J’aurais, maintenant, un singe, un chien, ou… une femme.

Le vieux, son harpon toujours dressé, ne disait trop rien, selon son habitude, mais ses yeux de poisson pourri s’illuminaient à se fixer sur l’endroit fatal. Il regardait le dos de la Baleine, ce prolongement noirâtre vers le Nord que le flot n’arrivait jamais à recouvrir complètement ; c’était de là que nous viendraient les cadeaux pour la marine. Il guettait à l’affût dès l’aube.

Un joli métier !

Si on ne pouvait pas sauver le pauvre monde, on devait récolter des planches. Ce n’était d’ailleurs pas facile. Toutes les épaves filaient en tournant sur elles-mêmes et, quand elles ne heurtaient pas le pied du phare, il n’y avait pas de chance de les revoir. Quelques-unes exécutaient un plongeon, disparaissaient mystérieusement dans les caves du rocher, ne remontaient plus, nourrissaient nos moules.

Un soir, je vins guetter en compagnie de mon ancien. Nous fumions nos pipes sous la pluie, n’échangeant point nos pensées, car nous n’en possédions guère de nouvelles. Il ruminait son alphabet, probablement ; moi, je comptais les jours à tirer avant la prochaine sortie de ce purgatoire. L’eau du ciel nous ruisselait dans le dos, sur les bottes, imbibait nos habits comme des éponges ; on en avalait des pintes malgré soi, rien qu’à sucer son tuyau de pipe, la fumée bleue se transformait en buée grise, on fumait de la pluie, quoi !

La lumière du phare tout flambant neuf, remis au point par une grosse provision d’huile, se changeait en une espèce de vapeur jaune, sulfureuse, assez semblable à la lueur qui se dégage des locomotives pénétrant, panaches rabattus, sous un tunnel. Les lames moutonnant dans cette lueur diffuse prenaient des tons de bitume, et ce n’était pas drôle.

Moins drôle encore fut l’épave qui nous arriva portée de rouleaux en rouleaux d’encre, toute livide au milieu de ce crépuscule maudit.

— Une tête ! patron… là, du côté de la Baleine… Un noyé, patron !

— Laisse venir ! qu’il répondit tranquillement.

Je sentis que l’eau de l’averse me coulait plus fort dans le dos.

C’était un homme ; presque assis sur la mer, une ceinture de sauvetage le maintenait flottant. Il allait en chemise, la poitrine gonflée, gras à crever, le front en arrière, les cheveux collés, ses yeux morts regardant encore très fixement quelque chose au loin, sa bouche grande ouverte continuant à pousser le cri qui ne sortait plus… Celui-là était fini depuis huit jours, car il montrait des taches de moisi sur sa peau, l’air comme truffé.

Il passa, tourna, valsa, nous salua bien honnêtement, et, tout en évitant notre harpon, il fila, ventre à la mer.

— Ils sont avancés ! que murmura Barnabas bourrant une autre pipe.

— Oh ! patron ! Les bras m’en tombent !

Je tremblais d’horreur. Il osait plaisanter, lui. Moi, je ne pouvais pas. J’aurais voulu faire dire une messe. Au phare de Trévennec, ils possédaient une chapelle, au moins. Ici on était plus seul qu’en aucun lieu du monde.

Puis il vint une tonne, mais elle se fendit contre la première dalle et s’abîma.

Ensuite il vint des cordages, un bout de mât, des boîtes de conserves. Nous en primes une où il y avait des mots anglais.

C’était des haricots verts (je savais un peu ces mots).

Et un autre noyé ; celui-là, un marin étendu tout habillé sur une table, le front caché dans ses bras. On aurait juré qu’il dormait.

Je rentrai un moment au phare, pour inscrire… les passants. Quand je me ramenai vers le vieux, je poussai un cri d’épouvante. Il en passait une bande, des hommes qui se nouaient les uns aux autres, un radeau fait de corps morts, des tas de jeunes hommes, une sorte de pensionnat de tous habillés pareils, pressés, tourbillonnants, une foule de nageurs allant vers la terre, car, vraiment, c’était bien l’heure de rentrer.

Le dernier traînait sa tête au bout d’un filin rouge qui lui sortait du cou.

Je restais là planté, la gorge serrée, le harpon tendu.

— Mais qu’est-ce que nous pouvons y faire, nom de Dieu, qu’est-ce que nous y pouvons ! que je répétais, ne sachant plus ce que je disais.

— Rien ! Y sont tous remontés du fond, excepté celui de la ceinture, répliqua le vieux, philosophiquement.

Ah ! il en avait vu, lui, des naufrages ! Il savait comment ça se pratiquait du fond à la surface, et le pays des macchabées ne contenait point de secret pour lui, le monstre.

Un monstre ! Non. Il faisait tout son devoir, solide au poste quand soufflait la tempête. Il portait encore la trace des blessures graves reçues en défendant la lanterne de là-haut contre les fureurs du vent. Il ne rechignait pas devant les corvées. Il buvait peu, ne dormait presque plus, ne demandait jamais de congé. Un vieux maniaque, mais un luron tout de même.

Pourtant, le cœur me levait de l’entendre m’expliquer ces histoires-là, de sa voix de vieille sourde en enfance ; il parlait, à présent, jacassait comme une pie :

— Les ceintures ? Oh !… ils en ont tous des ceintures, ça leur sert à mieux se sentir crever ! Quand on coule à pic, c’est fini tout de suite. Avec leurs garces de ceintures, ils espèrent, ils gueulent, ils se démènent… jamais ça ne les sauve. J’en ai vu un passer vers la pointe qui remuait encore, un jour d’il y a trois ans. Il a tellement remué qu’il a chu la tête en bas durant que ses jambes se raidissaient en l’air. Les noyés, c’est si bête ! Quand y s’arrêtent le long de la Baleine, ils verdissent là, au soleil, jusqu’à la prochaine montée des vagues. Le flot les reprend, les roule, et ils redescendent pour chercher les bons courants. Cette fois la fournée s’amène au grand complet. C’est des tas de gens riches, des passagers de première ; les matelots les ont dorlotés jusqu’au moment final ; on a pourvu tout le monde de sa belle couronne d’enterrement… et ça leur procure l’agrément du grand voyage. Les matelots sont plus libres dès que la petite classe est à la trempette. À preuve… hein… n’en avons vu qu’un ? Et je parie qu’on ne reverra point de marin, au moins ce soir.

— Vous pensez donc, l’ancien, que cette procession-là va durer par chez nous, bon sang de Dieu ?

— Ouais, mon petit gars, t’es ben dégoûté, ricana le vieux dont les yeux sinistres jetaient des lueurs vertes, ça ne fait que commencer. Je collectionne point les morts, tu peux aller te coucher si les fressures te gargouillent. Je dis pas que je sauverai tous les vivants, car y en a plus de nos côtés, je ramasserai… (il hésita)… de la conserve toujours ! Tiens v’là justement une bouteille.

J’étais glacé. Je ne parvenais pas à rire. Je jetai mon harpon sur les dalles :

— Patron, que je lui dis solennellement, il vous manque une âme. Prenez garde ! C’est pas deux chrétiens perdus sur mer, comme nous le sommes ici, qui doivent rigoler d’un malheur pareil. Qu’on n’ait pas de religion, j’admets ça, mais qu’on s’amuse de voir couler des torrents de morts, ça me démonte. Je suis capable de vous fausser compagnie, vous savez ?

— Ben quoi ! Fous le camp ! J’ai pas été te chercher. Qu’est-ce que tu mouchardes encore chez moi ? Est-ce que tu crois que je sais pas d’où tu sors ?… (il éleva le ton, furieux tout à coup). On t’a dit de me surveiller, hein ? Mais je suis pas tellement nigaud. T’as fauté aussi, toi. T’as laissé éteindre les lampes, là-haut, un soir que t’étais sûrement de garde… et tous ces cochons de morts-là, tu pourrais ben les avoir sur la conscience, tu m’entends, le Maleux. Je parle clair, peut-être !

Je reculai comme s’il m’avait frappé en plein visage. Il disait une chose juste ; et si le naufrage avait eu lieu le jour de mon oubli !… car c’était certain, mon oubli, tellement certain que je l’avais dû consigner moi-même sur le journal de notre bord.

— Patron, oui, j’ai fauté… cependant… j’ai ma conscience, je ne suis pas un assassin.

Tous ces cadavres tourbillonnaient autour de moi, maintenant, à m’en donner le vertige. Ils ne passaient plus, et je les voyais encore, les uns la bouche ouverte pour leur dernier appel, les autres les yeux fixés à jamais sur leur dernière étoile. Ils allaient, allaient par troupe, par file, deux à deux, six ensemble, un tout seul, tout petit comme un enfant, et ils ressemblaient à une grande noce qui s’éparpille le long du dernier branle du bal.

— Non, que je répétai tout abruti, non, je ne suis pas un assassin ! monsieur Mathurin Barnabas.

— Ben quoi ! Moi non plus ! qu’il me répondit en tournant la tête vers un baril arrête sur le coin du deuxième escalier.

Et il harponna le baril.

Je remontai au phare, les jambes flageolantes, les paupières baissées.

J’en avais assez de voir ma vie !

Mon dîner fut court. Je brisai un morceau de biscuit, et je regagnai le chemin de ronde.

Là-haut, l’air serait plus pur.

Dans ma chambre, je fis l’inspection d’un petit mécanisme que je devais fourbir. Je donnai de l’huile aux godets pour le bon fonctionnement des régulateurs, et, mon travail fini, je me mis à lire n’importe quoi, essayant de ne plus penser aux processions macabres.

Seulement, une idée cramponnait ma cervelle.

Pourquoi diable n’avait-on pas vu passer une seule femme ?

D’abord cette idée me consola un peu. Je lisais Paul et Virginie, une histoire très douce où la femme est aussi une noyée, vers la fin. Et je me rappelais les longs cheveux blonds (ou bruns, je ne sais plus trop) de la demoiselle étendue sur le sable de la rive quand Paul… Oui, pourquoi pas une femme ? C’est que d’abord on sauve les dames, selon la vraie politesse française, ensuite elles voyagent moins que les hommes. Elles restent chez elles bien au chaud, entourées des petits qui sautent après leurs jupes.

Le livre me tomba des mains.

Et toutes celles qui attendent leur homme sur les jetées, là-bas !

J’aurais tout de même bien aimé en consoler une.

Posséder une femme bien douce, bien aimante, vous attendant, son museau rose prêt pour le baiser du retour…

— Comme les chats !…

Et l’antienne de la petite mauresque me revenait.

Je l’avais revue à mon second séjour à Malte, mais elle n’était pas libre, et elle m’avait seulement donné sa photographie. Cette photographie abîmée par les mouches de Marseille, que je gardais pieusement.

Oh ! les femmes !

Je m’endormis, moitié rêvant, moitié soupirant, et j’eus un drôle de rêve.

Je rêvais qu’une morte noyée… qui avait les cheveux du vieux, ses cheveux du soir…

L’habitude me réveilla juste au point de mon tour de garde. Je me mis debout, péniblement.

— C’est un sale rêve ! que je me dis, honteux de l’aventure.

…Enfin ce n’était pas de mon plein gré… et franchement dans la tour d’Ar-Men ça ne pouvais guère m’arriver autrement…

— C’est la tour d’Amour ! que je ricanais pour me moquer de ma propre faiblesse.

En songeant que j’habitais la Tour d’Amour, ça m’étonna de ne pas entendre le refrain coutumier de mon patron. Est-ce que le harponnage allait le retenir toute la nuit sur le bord de son escalier ?

Je fis ma tournée des lampes, et je nettoyai le vitrage, toujours empouacré d’une eau visqueuse avec cette éternelle pluie. Du bas de la cave des rocs montaient des mugissements, le flot poussait sa plainte creuse, se convulsait dans une violente rage de se sentir impuissant à nous démolir… la mer est si bonne ! Tout à coup un nouveau chant monta, non pas le long de la spire, venant de l’intérieur, mais du dehors, c’est-à-dire sur la vague. Le vieux chantait sa chanson, du côté de la Baleine, par le travers du phare, et il s’éloignait

Je restai un moment ahuri, me demandant si je ne perdais pas la tête ! Dame ! avoir vu passer tant de macchabées dans une seule soirée, c’est bien capable de vous troubler un peu l’entendement. Le vieux s’en allait, quittait le phare, et il chantait fort paisiblement sa chanson de damné.

— Comment s’en va-t-il ? En canot, parbleu !

Alors, tout s’éclaira d’une belle lumière. Il avait peut-être aperçu un chrétien vivant, et il voulait le sauver.

Un chrétien dans ces parages, lorsque le naufrage du Dermond-Nestle datait de neuf jours ?

— Hum ! je me dérange. Mon bonhomme, faut surveiller ta chaudière. Elle bout décidément trop fort, et tant de solitude pour commencer ne te vaut rien.

En effet, on ne se figure pas la situation d’un naufragé vivant sur le dos de la Baleine ; il n’y resterait pas trois heures debout ni assis. Pour s’échouer là, il faut être réduit à l’état de pâle molle, de paquet de linge qui ne lutte plus contre sa destinée.

Je me penchai, seulement la pluie brouillait toute perspective, les rayons des lampes se changeaient en vapeur jaune, et l’écueil immergeait à plus de deux cents mètres de chez nous.

La voix de la sorcière s’éloignait toujours.

Il est bon pilote, ce vieux ! pensai-je, résigné à prendre mon parti de toutes ses extravagances.

Au fond, je lui reprochais de ne pas avoir lancé le canot le soir même de la catastrophe. Ça, c’eût été plus naturel.

Je veillai le reste de cette nuit lugubre, supposant que je ne reverrais jamais Mathurin Barnabas.

Le lendemain, au déjeuner, mon patron s’asseyait devant une soupe chaude que j’avais eu l’audace de préparer de ma propre autorité.

Il était revenu de sa promenade nocturne et point sans peine, à ce qu’on en pouvait croire ! Ah ! le pauvre vieux, quelle triste mine ! Il vous en faisait une lippe ! Sa tête enfoncée dans les épaules, ses yeux chassieux, ses joues couleur de cire, ses mains tremblantes, son air plus sale et plus sournois que de coutume, vous indiquaient bien qu’il n’avait pas réussi son sauvetage.

Il mangea ma soupe goulûment, but un verre de son tafia, puis s’alla coucher, muet comme poisson.

Durant deux jours, il ne desserra pas les dents, faisant son service en horloge qui sonne l’heure, parce qu’elle est remontée, voilà tout.

Les morts ayant fini de nous rendre visite, je m’organisai pour m’offrir un congé au prochain ravitaillement. Le remplaçant étant toujours prêt sur la dunette du Saint-Christophe, il débarquerait à son tour, pendu par le palan, et moi je filerais.

J’emportais des notes au sujet de la perte du navire anglais, un long mémoire de boîtes de conserves, des numéros de planches et le signalement d’un tas de noyés.

Je me sentis enfler d’orgueil, à cause de ma mission quasi solennelle. Le malheur voulut que je me gâtai cette petite fête en jouant avec une lunette marine, là-haut, sur le chemin de ronde.

C’était la veille de mon départ. J’examinais curieusement les parages de la Baleine. Le temps était relativement clair, la houle moins dure et la pluie, balayée par un vent tiède, un vent de printemps, s’arrêtait pour laisser chauffer un peu les vagues.

Ça recommencerait, bien sûr, car le mauvais temps, c’est aussi une habitude dont le ciel ne se débarrasse guère, mais on respirait, cette minute-là.

Je mis ma lunette au point.

Quelque chose de blanc tachait le dos noirâtre de l’écueil.

Ce dos s’allongeait l’espace de plusieurs mètres, assez semblable à la quille d’un bateau retourné sens dessus dessous par l’ouragan, luisant, glissant, une vraie peau de phoque.

Pas une touffe d’algues, pas un pouce d’herbe, pas même de sable dans un creux. Le rocher simplement lisse que polissait l’eau depuis toute éternité.

En travers, un corps livide.

…Oui, un cadavre roulé là, jambes d’un côté, bras de l’autre, et le flot soulevait autour de sa tête une espèce de draperie brune.

Ce corps était absolument nu.

Je ne sais pas pourquoi j’eus tout de suite la fièvre parce qu’il était nu.

Il paraissait si blanc, si pur, si allongé en forme de fuseau et si joli.

— C’est une femme ! criai-je.

La draperie brune ?… des cheveux… de très grands cheveux dénoués. Une femme sans ceinture de sauvetage, celle-là. Une jeune femme qui achevait de se décomposer au tiède soleil de juin.

J’avais envie de pleurer et…

J’avais envie de rire, d’un mauvais rire de garçon qui se moque de la honte des filles nues.

Je descendis rapidement la spirale pour chercher le vieux.

Il allait préparer la grue d’arrimage, le ravitailleur ne pouvant tarder. Il enfonçait sa casquette sur ses oreilles, se dirigeait, plié en deux, oiseau de proie dont les ailes déplumées pendaient le long des rocs, vers l’esplanade, et son harpon traînait derrière lui comme une grande queue sans poil.

Je l’arrêtai d’un mot :

— Patron !

— De quoi ? grogna-t-il en tressaillant.

— Il y a encore un noyé sur le dos de la Baleine. Cette fois c’est du sexe !

Je ne me rappelle pas quelle intention je glissai dans ma phrase, mais elle suffit à bouleverser le vieux.

Brusquement il se redressa, devint très haut, lui si courbé, ses yeux flambèrent, illuminant toute sa face pâle, et il eut un geste de fureur, le harpon pointé sur ma poitrine :

— Ben oui, il y a une femme là-bas. Faut l’y laisser, mon garçon.

— Le jusant la roulera, père Barnabas, et nous l’amènera ce soir ; d’ailleurs, pas d’indication à relever pour ce dernier numéro, elle est nue des pieds au front, la pauvre dame.

— Le jusant ne roulera rien du tout.

— Pourquoi donc ? C’est même bien curieux qu’il l’ait pas déplacée depuis trois jours…

— Hein ?

J’avais mes raisons, moi. Je regardais très attentivement le vieux qui me menaçait du harpon, et je trouvais qu’il changeait de plus en plus de couleur.

Enfin l’arme terrible lui tomba des mains.

— Tu m’as vu le soir du canot, loi ?

— Oui, je vous ai vu, père Barnabas. C’est d’un beau courage… Quand on ne peut plus sauver personne !

— Elle était morte, murmura-t-il d’une voix chavirée. Alors, y a pas de mal à se rendre compte.

— Elle était toute nue aussi…, c’est bien extraordinaire qu’elle puisse pas démarrer de l’écueil…

Au fur et à mesure que je posais mes questions, il me semblait que je m’expliquais, intérieurement, des tas de choses louches.

— Ben quoi, ricana-t-il, pris au piège, épouvanté par un hurlement de sirène qui annonçait le ravitailleur. Tu vas peut-être pas me dénoncer ? Je l’aurais ben sauvée si elle avait été vivante, la pauvre garce. Seulement, elle est presque pourrie… alors… Un peu plus, un peu moins… Je l’ai fixée avec deux boulets.

— Cochon !

Nous demeurions l’un en face de l’autre, plus pâles que tous les morts charriés par la mer.

Nous nous étions enfin compris…

Le Saint-Christophe, renversant sa vapeur, exécuta un demi-tour, présenta son flanc gauche et nous héla du porte-voix, selon l’usage.

Sans ajouter une syllabe, d’un commun mouvement de bras, en peineurs qui font toujours la manœuvre ensemble, nous lançâmes la bouée, le fil de va-et-vient fut harponné, accroché au palan, la grue s’abaissa, pendant que le petit vapeur, lâchant des fusées blanches, sifflait à nous déchirer le tympan.

— Ho ! Hisse ! Hisse ! Hisse en haut !

D’un geste bien d’accord, nous halions sur le câble.

— Hisse en haut ! Hisse ! Hisse ! Ho

— Le paquet du ravitaillement nous arriva, ensuite ce fut le remplaçant, autre paquet de goudronnerie qu’il fallut sécher, réconforter d’un verre de rhum que j’offris.

Et à mon tour, je me suspendis au palan pour m’envoler jusqu’au Saint-Christophe, où je trouvai des bougres pleins de cordialité.

Je pouvais dire que, depuis six mois, je n’avais pas vu de personnes humaines.

J’en pleurais de joie.

Ce qui fit sourire l’officier.


VII


Je faisais la noce. Oui, parlons-en ! Une jolie corvée ! Courant d’un bureau à l’autre, harponné par celui-ci, tiraillé par celui-là… et le troisième qui me demandait tous les détails du naufrage… comme si je savais quelque chose, moi !

Ce que je savais, j’avais bien résolu de ne pas le leur dire.

Brest ne causait plus que de cette perte du Dermond-Nestle. On se lamentait ferme, car, en effet, il s’agissait d’une grosse perte.

Quand j’eus fini mes rapports, signé les paperasses et bien discuté sur tout ce que je n’avais pas vu, il me restait vingt-quatre heures pour m’amuser. Vingt-quatre heures en six mois !

Quelle noce ! Nous bûmes une bouteille avec un ancien compagnon de route retrouvé par hasard dans un cabaret du bas port, du côté de l’arsenal, et nous nous attristâmes mutuellement du récit de nos misères. De l’argent sonnait pourtant au fond de mon gousset. Quelques solides pièces blanches. Je lui racontais des histoires où j’essayais de mettre un peu de ma dignité de nouveau gardien de phare.

— Une tour de l’État, mon vieux, où qu’on est tranquille, son propriétaire, quoi !

Il hochait le front.

— Oui, oui, je ne dis pas… mais entendre miauler le vent… tu n’as pas bonne mine, le Maleux.

— Ben, sans doute… il y a le vent…

Je me taisais, espaçant toutes mes phrases, car j’éprouvais une grande difficulté à causer comme un chacun.

Ces mois d’hivernage m’avaient rouillé la langue. Je me surprenais à traîner les syllabes, imitant presque le trémolo du vieux. Je ne pouvais plus me dérider. Il me semblait que les pavés de la ville me chaviraient sous les plantes. Je mangeais pas, je buvais mal, moi qui m’étais promis un copieux déjeuner d’omelettes, de viandes saignantes et de salades vertes. Ce qui me tourmentait, c’était l’idée du temps, filant son nœud et me ramenant au pont du Saint-Christophe, le lendemain, dès l’aube.

Voir les filles ? Non ! Plus possible… J’y serais resté. Or, le départ manqué, c’est le renvoi immédiat de l’homme, le remplaçant lui prend son tour de faveur. On ne plaisante pas dans cette partie de la marine. Et puis j’aurais bien voulu aussi ne plus entendre les gens me questionner sur la perte du navire anglais. Ce que j’en avais plein le dos du fameux naufrage !

Vingt-quatre heures !

Quoi donc inventer ?

— Tu pourrais te balader hors de la ville, que m’insinua le camarade.

Il avait bien raison le camarade.

Une course en liberté, fouler de la terre ferme, voir de la verdure, renifler les parfums des jardins, rencontrer des hommes, peut-être des femmes. Nous sortîmes du cabaret.

— Jean le Maleux, que me dit le compagnon de route, je suis content de l’occasion… Je peux pas te suivre rapport à un dîner de famille, mais je te la serre bien sincèrement et… bon courage, puisque te voilà casé selon tes goûts.

On se la serra. J’osais pas demander où elle perchait, sa famille. Si l’idée lui était venue de m’inviter, j’aurais payé mon écot avec des fioles de dessert, une politesse en valant une autre, comme de juste, mais il n’y pensa seulement pas. J’étais à présent un Monsieur pour lui, le charbonnier.

Et on se sépara, le cœur gros.

Moi, je me mis à flâner, dépaysé complètement. Puis c’était dimanche, il y avait des enfants plein les rues. Les bras me tombaient le long du corps.

Je croyais tellement faire la fête, oublier cette galère et le vieux, surtout le vieux !

Je m’en allais mains ballantes, hors ville, vers la pointe du Minou. D’instinct je me dirigeais du côté d’un phare…

Je marchais le front bas, les yeux cuisants, regardant avec stupeur mes pieds qui foulaient de la terre. Cela seul me donnait du plaisir. Peu à peu ça devenait la campagne, des ravinements de falaises autour des forts couverts d’un gazon salé ; il y eut des arbres maigres, des guinguettes peintes en feuilles fausses, encore de l’herbe plus épaisse, plus vraie, quelques rochers, des vaches paissant, et par éclaircie, entre des collines s’abaissant, un horizon grisâtre d’un bleu d’acier : encore la mer.

J’arrivai pas loin du phare, devant une petite maison isolée. Il se mit à pleuvoir. À Brest, même en juin, il pleut toujours. Ça me navra tout à fait. J’avais mes habits neufs, mon surcot d’ordonnance et ma casquette cirée. Retourner en pressant le pas ne me disait rien. J’eus envie d’entrer dans cette masure pour y demander si on ne connaissait pas un jeune chien à vendre. Ajouté aux paquets de ravitaillement, il ne serait pas lourd, une fois ficelé par les pattes, et, dussé-je faire tordre tous les matelots du Saint-Christophe, nous nous arrimerions bien ensemble jusqu’à la tour d’Ar-Men. Dame ! je ne pensais plus à la noce, maintenant, j’avais comme un sort jeté sur moi. Mieux valait s’occuper de choses sérieuses et se meubler son logis, quitte à n’en plus jamais sortir.

J’entrai donc.

Aux alentours de Brest, toute maison particulière sert à boire et à manger et tient aussi un petit fond d’épicerie. On vend ce qu’on peut. Celle-là, bien pauvre, bien petite, exhibait quelques bocaux, derrière sa fenêtre, une affiche de chocolat Menier et une bouteille de Pernod.

À l’intérieur, c’était presque propre, ça sentait le lait frais, du sable recouvrait des carreaux rouges. Sur le dressoir luisaient des brocs d’étain, sur le comptoir un bouquet de lilas trempait dans un pot à beurre. Pas de patronne, seulement un tricot abandonné sur une chaise. Je tambourinai. Une vieille arriva, descendant un escalier invisible. Je lui achetai deux tablettes de chocolat, plus une pelote de fil.

— Vous n’auriez pas connaissance d’un petit chien, Madame ? Un tout jeune, pour l’élever ?

— Non ! je n’ai pas de chien ici. Ça peut se trouver, des fois, on verra voir. Vous ne prendriez pas une bolée pour attendre l’éclaircie ?

— De ce temps ? C’est pas de refus. Je laisserai couler l’eau.

Je m’assis devant le comptoir, tout près du bouquet de lilas. C’était du vilain lilas presque brun, mal éclos et déjà fané, mais ça me représentait le printemps que je n’avais pas vu naître, moi l’exilé. Je le respirais… comme on

écouterait Dieu.

La patronne me servit du cidre, trottina, ouvrit les portes. Je sentis des odeurs d’étable. Il y avait une vache pas loin et la vieille, s’en allant tout à fait, puisque je ne lui causais plus, se remit à traire, me laissant admirer son bouquet.

Quel jour de noce !

Je m’assoupissais tout doucement, saisi d’un invincible besoin de me reposer, de ne plus ni parler ni boire, les jambes déjà molles d’avoir marché une ou deux lieues, les bras gourds, l’oreille bourdonnante, quand je fus éveillé par un rire jeune. Quelqu’un qui se moquait de moi. Pour ma bonne contenance, je pris le lilas et je le respirai de nouveau.

— Ben, faut pas vous gêner. Cassez-en donc un brin ! Y coûte pas cher, à c’te heure.

Je me retournai comme un voleur honteux, et mes yeux rencontrèrent deux yeux de femme dans lesquels ils tombèrent.

Une fille de quinze ans, assez grande pour son âge, en jupe à plis, au corsage de velours orné d’un fichu blanc.

Elle avait des bandeaux plats très noirs, un nez court, très droit, une bouche méchante ou simplement moqueuse, et toute la figure tachée de taches de son.

— Vous êtes bien honnête, Mademoiselle, que je répondis, confus. J’en casserai volontiers un petit morceau.

Ça l’amusa d’être appelée mademoiselle, car elle fit le geste des épaules que font tous les enfants, la tête rentrant dans le cou, lorsqu’on se trompe devant eux.

— Vous risquez pas de prendre tout, puisqu’on allait le ficher dehors. Nous en avons un arbre dans la cour.

— Je voudrais bien le voir, dis-je avec respect.

Elle éclata :

— Ma tante, cria-t-elle, notre client qui veut voir le lilas de la cour.

La vieille répondit, de son étable où elle trayait :

— Ben, faut le mener, Marie.

Je suivis la petite.

C’était une cour adossée au flanc de la falaise. Six mètres carrés de sable et de graviers entourés de palis de genêts avec un hangar sous lequel s’entassaient pêle-mêle des fagots, du varech, des instruments de jardinage, un monceau de choux. L’arbre, un arbuste tout au plus, s’épanouissait dans le coin nord, si on peut appeler s’épanouir pousser son feuillage gris et ses fleurs avortées comme quelqu’un pousserait une maladie de boutons.

— Voilà, dit la petite, riant des yeux tout en affectant un air grave, mais il y a le jeu de boules.

Nous gagnâmes le jeu de boules. La moitié du hangar était organisée en tonnelle (sans verdure aucune) possédant sa table rustique, ses deux bancs, et nous nous assîmes.

On regardait la muraille de la maison, en face, qui se moisissait sous l’averse. La belle nature, quoi

— Vous n’êtes pas d’ici ? interrogea la petite, clignant ses yeux effrontés de gamine qui se paye la tête du client de sa tante.

Je devais avoir la tournure d’un idiot.

— Non… c’est-à-dire… je crois que oui, Mademoiselle.

Et je me mis à sourire un peu.

On causa, de loin en loin, du temps si minable et des bourrasques de l’avenir. Je conservais la terreur folle des questions sur le grand naufrage. Elle ne me questionna point. Peut-être ignorait-elle cette catastrophe. J’appris que le phare du Minou était très visité par les gens de la ville et même des étrangers.

Petit à petit, je m’entraînais à la suivre, car elle parlait fort vite, d’une voix brève, contrairement aux filles de Brest, qui chantonnent d’accent. Quand elle s’arrêtait, ses doigts festonnaient son fichu, manière timide qui ne cadrait guère avec son ton décidé.

Plus à mon aise, je finis par lui demander si on pourrait me donner à dîner chez elle.

Elle devint très sérieuse :

— Ça dépend ! Si vous êtes difficile… nous avons des pommes au lard, un reste de bouillie frite. On ajoutera la soupe au lait ou une omelette.

— Alors, je veux bien, il pleut tellement… Oh ! n’importe quoi, vous savez, Mademoiselle.

Elle courut prévenir la tante.

Je les entendis se réjouir entre elles, et la vieille déclara :

— Fais-lui prendre patience, que j’aie le moment d’égoutter un fromage.

Marie m’apporta un petit verre de fine.

— Mais, vous allez me griser, bien sûr, Mademoiselle !

— Ma tante veut que vous espériez un moment. On ne le mettra pas sur la note.

— J’accepte… à la condition de vous en offrir un pareil. Hein ?

Elle répondit, brusquement :

— Merci bien, je liche pas de ça.

— C’est du poison ?

Elle se remit à rire :

— Peut-être ben qu’on vous en donnerait pas, même gratis.

— Oh ! et avec du sucre…

Ses yeux s’allumèrent :

— Ben oui, seulement pour le sucre.

En quatre morceaux elle eut sucé tout mon verre. Et elle m’entama des histoires extraordinaires de gamine, où je démêlai que sa tante la grondait souvent parce qu’elle couraillait les rues du bourg.

— On ne peut jamais sortir, chez nous. Le dimanche après la messe faut que je reste là, en plan, pour espérer des gens qui viennent point acheter.

Hélas ! Pauvre petite ! Il y a des gens qui viennent toujours… Seulement, elle était bien jeunette, mon Dieu ! Et j’entrais en paradis rien qu’à la regarder.

Elle ne pouvait pas savoir que je sortais d’un enfer ; sa petite figure tachée de son, sa bouche méchante, ses yeux de malice me chatouillaient le regard et me forçaient au courage. À la sentir si près de moi, j’étais comme fier, j’avais trouvé enfin du bonheur pour longtemps. Je ne pensais à rien de mal. Je ne pensais qu’à appuyer mes yeux sur ses yeux, ça me rendait la confiance.

Ils étaient beaux ses yeux noirs, un peu sournois, lorsqu’ils se détournaient pour chercher la vieille femme aux carreaux de vitre, et si curieux, si pleins d’un vice innocent quand ils se laissaient faire par les miens.

La pluie tombait, le jour aussi. Une odeur de lilas se répandait, une pauvre petite odeur de pommade sur la tête d’une servante.

— Dites donc, Mademoiselle Marie, vous n’avez pas d’amoureux ?

Les filles dans les auberges des alentours de Brest ne sont pas sans connaître le mot d’amour dès leur plus tendre enfance.

— Ben ! ma tante en ferait une vie… je vais encore au catéchisme de persévérance, Monsieur.

— L’un n’empêche pas l’autre.

— Faudrait se connaître… répondit-elle froidement.

Elle saisissait tout de suite, en effet.

Mais non ! elle était vraiment trop jeune. Je pouvais pas l’épouser. Je ne pouvais pas… c’était trop bête de se laisser tenter inutilement.

— Voyons, Mademoiselle, consultez-vous… ce n’est que pour plaisanter… puisque je ne suis pas d’ici…

Elle loucha un instant du côté de la maison, puis elle se pencha :

— Vous me donneriez une croix d’or, une vraie croix d’or, comme c’est de mode entre amoureux, hein ?

— Très volontiers !

Nous plaisantions toujours, pourtant il faisait trop sombre sous ce hangar.

On entendait du beurre grésiller dans la poêle de la tante, qui ne s’occupait pas de nous.

Je baissai la voix :

— Tu es du pays, toi, Bretonne bretonnante ?

— Oui ! et vous ?

— Moi, je sors de l’hospice de Brest, j’ai pas de famille. Cependant, je suis second gardien au phare d’Ar-Men, et c’est une jolie position… faudrait se revoir…

— Il est loin, cet endroit-là ?

— Au diable ! Je peux que venir tous les quinze jours, sauf par gros temps, vous comprenez…

— Ben quoi. Vous êtes un marin (elle fit la moue)., Un polisson, donc !

— Qui vous a dit du mal des marins tant que ça ?

Elle pouffa :

— J’ai une amie, la petite Tréguenec, la fille du cordier… ils lui ont fait un enfant et l’ont plantée là… Elle est en traitement, à c’te heure !

J’étais un peu gêné. Je baissai la tête.

— Vous savez de jolies choses. Quel âge avez-vous ?

— J’ai pas quinze ans révolus. Si nous nous accordons, je vous dirai un secret.

— Accordons-nous.

— Le jour de la croix d’or, pas avant.

J’aurais bien voulu prendre mes jambes à mon cou, mais il était déjà trop tard.

De la porte, la tante nous cria :

— Ce sera pour dans un petit moment. Vous impatientez pas. Je trie ma salade.

Et elle disparut, la coiffe très en arrière.

Je mis mon front sur ma paume :

— Est-ce que vous ne me trouveriez pas un chien, vous, un bon toutou bien affectueux ? Je suis si seul au phare, lui dis-je, après un petit moment, la voix toute changée.

— Ah ! si vous étiez venu plus tôt ! On en a tué un, hier, dans le clos de Jeanne Barroy, un tout jeune, justement, que la mère ne pouvait plus nourrir.

Je pensais bien ! C’était trop tard… pour le chien !

— Vous avez des peines ? qu’elle me dit, voyant que je ne causais plus.

— Oui… je suis jamais très gai… Ma vie n’est pas belle… Vous ne pouvez pas savoir… vous… vous êtes une enfant…

— Je ne suis pas une enfant puisque vous m’appelez : Mademoiselle.

Je secouai la tête, essayant de sourire. Elle posa sa petite patte brune sur mon épaule, festonnant de ses doigts nerveux l’étoffe de mon vêtement comme elle festonnait tantôt son fichu.

— Vous reviendrez dimanche ! Nous irons nous promener du côté de la mer, et je vous consolerai, si vous avez des peines.

— Oh ! non, m’écriai-je, pas la mer… plus la mer… j’ai horreur de l’eau… ça sent la femme noyée, la mer !

— Ben quoi ? Qu’est-ce qui vous prend ?

— Ça me rend malade de penser à la mer, petite Marie !

— Cette idée ! Pensez à moi… je vous donnerai du lilas pour emporter.

« Vins… et lilas à emporter ! » Une bien bonne enseigne sur leur porte.

Je lui saisis brutalement les poignets :

— Si tu te doutais du mal d’amour, toi, tu serais plus si gaie. L’amour ça conduit à des choses abominables.

— Tiens ! On a qu’à pas les faire, v’là tout. Moi je suis têtue.

— Marie ?

— Hein, quoi encore ?

— Regarde-moi bien.

— Je vous regarde, là…

Nous demeurâmes silencieux, les mains dans les mains. Elle me regardait fixement, d’un regard de garçon effronté, — elle était vraiment plus garçon que garce, — mais elle acceptait le premier défi d’amour, parce que, depuis que son amie, la petite Tréguenec, de deux ans plus âgée qu’elle, avait fauté, elle grillait d’envie de résister à quelqu’un. Une drôle de petite idée d’enfant libre, ou vicieuse

— Tu es jolie, Marie.

— Ça c’est pas vrai, répondit-elle dédaigneusement.

Ce qu’elle s’en fichait.

— Embrasse-moi.

— Non !

— Si !

— Je sais pas.

— Veux-tu que je t’apprenne ?

— Je te connais pas.

— On fera connaissance. C’est même le meilleur moyen.

— Et… la croix ? Une vraie croix d’or, vous savez.

— Veux-tu que je te donne de quoi l’acheter demain à Brest.

— Ce serait plus sûr…

— Petite p…

Le mot ne sortit pas, heureusement.

Je vis briller ses yeux à travers l’obscurité, comme ceux des gamins qui vont pleurer.

Et ils devinrent phosphorescents aussi… comme ceux des chats.

Comme les chats ! disait la petite mauresque de Malte, qui était de Marseille.

Elle avait peut-être compris. Elle ajouta, coquetterie naissante :

— Je vous donnerai du lilas de l’arbre… et j’attendrai quinze jours… pas plus de quinze jours… ou je vous oublierai.

— Et si je ne reviens jamais ?

— Je m’en doute bien, allez !

C’était une guerre déjà. Elle avait le système de toutes les femelles ; se défendre par tous les moyens possibles et n’accepter que des… arrhes. Ça me piqua au jeu.

Je voulus l’embrasser de force.

Elle me fourra un bon coup de poing dans la poitrine, et d’un saut brusque, oh ! ses jupes ne la retenaient guère, elle m’échappa, courant vers la maison.

Je ne pouvais plus reculer. Je la suivis. Moi aussi j’avais mon système… C’était de me montrer poli comme tout.

Le dîner fut excellent. Je me régalai, l’appétit me revenant. Les pommes au lard vous avaient un petit goût de roussi, et le fromage, très frais, sentait sa crème.

La tante trottait ferme, allait, virait, pleine d’attention, heureuse, pauvre femme aveugle qui entrevoit le soleil luisant d’une pièce jaune.

La petite pouffait dès que la vieille tournait les talons et me dévisageait, ses yeux dans mes yeux, si effrontément que j’en avais peur. Elle semblait un petit animal exaspéré par quelqu’un lui pinçant la peau, en dessous.

Pour moi, je ne la pinçais pas, bien honnête à côté d’elle et seulement attentif à lui servir à boire.

J’aurais vraiment bien aimé coucher dans cette maison ! La vieille m’expliqua qu’on se trouvait trop à l’étroit et que leur vache habitait l’ancienne chambre qu’on pouvait louer.

— De l’autre côté du faubourg, vous rencontrerez des tas d’auberges, en vous en allant, et où il y aura des gars pour vous réveiller à bonne heure, rapport au bateau.

Je réglai ma note : trois francs dix sous, et je demandai timidement à Mlle Marie de me faire un bout de conduite, puisqu’elle aimait tant se promener.

— Ben, fit la tante, elle serait dehors toute la sainte journée. Y pleuvait aujourd’hui, sans ça… vous l’auriez vu filer…

Marie mit un tablier neuf, en soie tendre, et un fichu de tulle. Elle ne portait pas de coiffe, elle s’ajusta un velours serrant ses petits bandeaux plats.

Nous suivîmes le chemin d’abord sans rien dire, puis je lui pris son bras que je mis sous le mien. Elle était toute petite et un peu tremblante. C’est toujours solennel de s’offrir son premier amoureux.

— Vous avez peur de moi, maintenant, Marie. Je ne ferai rien pour vous déplaire, je vous le jure.

— Vous ne chercherez plus à m’embrasser ?

— Non, je me contenterai du brin de lilas… que vous avez oublié de me donner ce soir !

— Ah ! oui, le lilas ! Je ne suis pas polie… j’aurais dû…

— Ça ne compte plus, du moment que nous ne nous accordons pas.

Nous longions le bord d’un fossé que la route pâle, dans la nuit, faisait paraître plus noir.

— Dites donc ? Est-ce qu’il y a du monde là-bas ?

Elle se serrait près de moi, la voix sourde.

— Où ? Je ne vois personne à l’entrée du bourg.

— Moi, je ne vous accompagne pas plus loin, monsieur Jean Maleux, rapport aux lumières.

— Alors, adieu, mademoiselle Marie.

— À bientôt, hein ?

— Pourquoi faire ? C’est tout chaud ou tout froid. Vous êtes bien libre, moi aussi. Vaut mieux en rester là… peut-être qu’on serait malheureux.

D’un mouvement brusque, tout pareil à celui qui l’avait fait se jeter en arrière quand nous étions sous le hangar, elle se jeta dans mes bras, se dressant sur ses pointes pour atteindre mon visage.

Nos lèvres s’épousèrent.

Oh ! cette fille-là savait embrasser de naissance, je vous en réponds ! Elle se donnait de toute sa bouche, n’offrant rien d’autre parce qu’elle ne savait rien de meilleur, mais elle y allait de son morceau de paradis.

Ses yeux brillaient comme deux lampes.

Il me sembla que j’aspirais le vin d’un verre plein à déborder, tout doucement, puis, plus vite, afin de n’en pas perdre une goutte. Nous restâmes près d’une heure bouche à bouche, ne prononçant plus un mot. C’était le baiser breton, le roi de tous les baisers, celui qui enivre les fiancés chastes… ou qui les tue !


VIII


En débarquant sur l’esplanade du phare d’Ar-Men je m’imaginais revenir d’un long voyage, et je n’étais resté que trois jours absent de ma triste maison.

Je revenais d’un long voyage, car j’avais touché l’espoir. Je ne rentrais pas seul, je ramenais une femme au fond de mes yeux, mes lèvres conservaient encore le goût de son premier baiser.

Oui, je voulais être un homme, je voulais être heureux. Je donnai du bonheur à pleines poignées de mains, dès ma rentrée en prison, au jeune gardien qui s’en allait pendu par le palan, au vieux qui m’examinait, l’air d’une bête défiante.

Les affaires intimes de ce monstre ne me regardaient plus. Je ne l’avais pas dénoncé à nos chefs, et, maintenant, sa folie ne me faisait plus peur, je me sentais sauvé.

Au moins je pensais que la peur de certaines choses doit se raisonner jusqu’à tolérer près de soi un pauvre gâteux.

Le soir tomba.

On alluma les lanternes : en haut, la rayonnante couronne du phare, en bas, la petite lampe fumeuse du dîner. Et, de nouveau, nous nous assîmes l’un en face de l’autre, nous taisant. La grande plainte de la mer monta, nous entourant de ses sanglots convulsifs (celle-là pleure toujours sans savoir pourquoi). Et elle m’impressionnait comme la lamentation d’une épouse trahie. On n’y peut rien, cependant ça vous vexe. Elle se plaignait de mon absence, la gueuse… un congé de trois jours depuis six mois ! Elle me reprochait ma fugue en me berçant avec des mots de colère. Ça m’endormait et me mettait de mauvaise humeur. Elle me berçait ou me bernait, plutôt, je ne lui devais rien.

Le vieux coupait son pain par gros morceaux qu’il avalait vite, en les faisant rouler dans ses bajoues, imitant les grands singes du jardin de Brest.

Nous mangions de la morue à l’huile.

Il se versa l’huile et ajouta, au beau milieu, un peu de pétrole. Je me mis à rire.

— Ben quoi, fit-il, ça relève la sauce. Je ne sens plus le vinaigre.

— Vous allez vous empoisonner, l’ancien, que je lui dis affectueusement.

— Une foutaise ! qu’il me répondit, haussant les épaules.

Il ne me demandait ni des nouvelles de nos officiers, ni des nouvelles de la terre. Le naufrage du Dermond-Nestle lui demeurait bien indifférent. Il y avait pêché ce qu’il voulait, et à présent il remplaçait le vinaigre par du pétrole, histoire de se remonter le moral.

On bourra ses pipes. La fumée augmenta. Le silence était, autour de nous, épais comme un nuage rempli de foudre.

L’orage éclaterait-il ce soir, demain soir, dans un mois, dans un an ? Et on ne se disait rien, pensant des choses terribles.

Le vieux enfonça sa casquette pour gravir la spirale, alors je m’aperçus que les ornements en étaient changés. Les deux oreilles de chien épagneul avaient varié de couleur. Il portait des touffes de poils bruns à la place des cheveux blonds.

Je n’y fis guère attention, et j’attribuai à l’air lourd de notre logis le brusque malaise qui me vint.

Où donc, mon Dieu, que j’avais vu déjà ces mèches brunes longues et toutes mouillées, brillantes et sombres à la fois, comme trempées dans une huile ?

L’huile de notre morue.

Je ne dormis pas bien cette nuit de rentrée à la Tour d’amour.

Mais que m’importaient les extravagances du vieux et la tristesse de la mer ?

Je connaissais une femme !

Ce fut, durant près d’une semaine, mon magasin de joies. Je n’osais pas parler de mes espérances, car je redoutais les plaisanteries. Je les tenais cachées au fond de ma poitrine comme on tient des oiseaux, seulement ceux-là ne se battaient point dans la cage de mon cœur. Ils demeuraient blottis, préférant ma chaleur naturelle au grand jour du soleil. Ils roucoulaient, ils répétaient de jolies phrases et embrouillaient mes gestes de leurs coups d’ailes. Si j’étais sur le chemin de ronde, le vent sentait le lilas, et quand je descendais pour déjeuner dans les puanteurs de la salle basse du phare, une saveur de crème fraîche hantait ma bouche.

L’Amour ? J’ignorais son existence avant d’avoir souffert de l’attendre. Elle était trop jeune, oui, mais elle m’attendrait forcément, de son côté, et elle m’aimerait mieux de me connaître davantage. Encore quinze jours de peines, je la reverrais, elle me conterait ses impatiences, ses petites histoires de gamine, ses grandes envies d’amoureuse. Il n’y avait plus, ma foi, à s’en dédire, ni elle ni moi ; on s’était fiancé, là-bas, sur la route du Minou, à Brest, tout proche d’un fossé noir, tellement noir qu’elle faisait semblant d’en avoir peur, la mignonne garcette !

L’Amour ? Peu à peu cette maigre petite fille grandissait au-dessus de la mer. Elle se dressait devant le phare, elle venait à moi, soulevant le tulle blanc de l’écume pour s’en faire des fichus neufs. Je lui donnerais des croix d’or… et du métal scintillait le long des vagues, se moirant au soleil d’été.

Elle était belle, bien plus belle que les femmes des naufrages qui sont nues, les cheveux étalés en arrière de leur corps.

Je me surprenais à fredonner, moi aussi, des refrains sans queue ni tête.

Car le jeune fou qui aime est semblable au vieux fou qui se souvient.

Et tous les deux meurent un peu chaque jour d’avoir trop attendu.

Un soir de vent d’ouest, Mathurin Barnabas, en assujettissant la grue d’arrimage qui menaçait de chavirer, eut sa casquette enlevée. Il dégringola les échelons extérieurs comme pris de vertige, courut jusqu’aux dernières marches de l’esplanade, faillit glisser, le front en avant, dans l’eau furieuse qui lui disputa sa vilaine coiffure et ne la lui rendit que couverte de crachats.

— Bon Dieu de sort ! cria-t-il.

Je le contemplais du haut de notre échelle de fer. Ce n’était bien sûr plus le même homme. Ses yeux, aux lueurs vertes, n’étaient plus des yeux de poisson crevé, ils enveloppaient la casquette mouillée d’une chaude caresse et ses mains, ses poignes de pieuvre, l’essuyaient avec des tremblements passionnés.

Il remonta vers la grue en nouant précieusement son mouchoir sur ses oreilles de chien brun.

— Vous tenez à ce… carnaval, père Mathurin ? que je lui demandai, m’efforçant de rigoler, car l’occasion était rare chez nous.

— Quel carnaval ?

— Dame ! Vos oreilles de chien, sauf le respect que je vous dois.

— On n’en a pas de rechange ici, qu’il me répondit sans me répondre du tout.

La casquette du vieux devenait une obsession. Je la voyais à toutes les heures du jour. Les premiers temps de mon service il ne la mettait que la nuit, quand il possédait la manie des mèches blondes. Maintenant, il ne quittait plus les longues touffes noires, toujours entretenues luisantes, bien calamistrées à l’huile de sardine. Ça lui faisait une tête de poupée de coiffeur, avec cette différence que les coiffeurs ne choisissent pas la mort pour l’orner de faux cheveux, mais des têtes roses de jeunes femmes…

Encore une semaine coula doucement, lentement, sur mon cœur plein à déborder. Je chantais en dedans. Les oiseaux de mon amour essayaient leurs ailes, et je ne manifestais pas ma gaieté pour ne pas irriter le monstre contre eux.

La veille de mon congé, ce fut pourtant plus fort que moi ; je dis, en soupant, vers le dessert, à l’heure où on réfléchit :

— Non, patron Mathurin, ça manque trop de sexe, décidément. Je crois que je vais me marier bientôt. Pourrait-on connaître votre avis rapport au mariage ?

Le vieux me regardait fixement, mâchonnant son pain. Il se mit à glousser comme une poule.

— Y a pas de quoi se moquer du camarade, que je lui ripostai, offensé de ses manières.

Nous étalions des tranches de fromage sur nos tartines, et nos couteaux luisaient durs dans la graisse molle du lait pourri.

Le vent geignait aux portes, un vent fureteur, pareil à un animal fourrant sa gueule haletante par tous les trous et nous soufflant sa fatigue.

Nous aussi nous étions fatigués de garder nos secrets.

Moi, j’aurais soufflé l’amour dans tous mes mots.

Le vieux soufflait la mort sur la table, et il me semblait que notre fromage verdissait, pourrissait de plus en plus sous nos couteaux.

— Peut-être ben que oui… peut-être ben que non, grogna-t-il entre deux bouchées.

Ça m’encouragea.

— Vous comprenez, l’ancien, c’est pas une vie ! Je peux pas me faire une raison jusqu’à mon avancement. D’ailleurs, c’est pas l’argent qui manque. Si on n’est pas très riche, on trouve toujours plus pauvre que soi qu’on rend heureux. Justement, je crois que je tiens un bon parti : la petite d’une aubergiste, Bretonne bretonnante de la fine pointe de Brest. C’est jeune, par exemple, c’est maigrelet, c’est enfant, mais ça grandira vite. Nous nous sommes accordés. Encore un an, elle aura l’âge de nous épouser, et j’aurai vu à m’habituer aux promenades tous les quinze jours. La marine préfère qu’on mette de l’ordre dans ses affaires de jupes. Vous sentez bien que je ne peux pas changer tous les mois de chemin… tantôt les filles du côté de l’Arsenal, tantôt les garces du côté des Colonies. Non, c’est pas propre… et se faire une maîtresse, quand on ne peut pas payer gros !… Tout bien considéré, une vraie femme, c’est plus honnête, plus convenable pour le métier de gardien d’une tour de l’État. Vous saisissez, monsieur Barnabas ? (Et j’ajoutai d’un ton mélancolique) : Je n’ai guère que vous de famille… alors, c’est comme si je vous demandais votre autorisation.

Il grognait, mâchait, avalait, enfin il dit : — Tu seras cocu, mon garçon.

— Cette idée ! Pas plus qu’un autre, je pense.

— Tu seras cocu.

Et il rigolait.

Cela me vexa beaucoup.

— L’ancien, vous ne savez pas votre métier de père. Je suis jeune, moi, et j’ai besoin de consolation.

— Une femme, c’est du malheur dans un ménage.

Il était vraiment fou, ce vieux. Qu’est-ce qu’il voulait qu’on mît dans un ménage, sinon une femme ?

— Je n’ai pas le goût des noyées, déclarai-je, me levant, prêt à faire face aux bourrades possibles.

Il ne broncha pas, se contenta de glousser :

— Oui, oui, les femmes ça vous colle à la peau, grogna-t-il encore, et sur l’esplanade, elles ne montrent point tant leurs mollets. Ça vous embête. J’en ai vu, j’en ai l’y vu des belles, des jeunes, des petites, des grandes… tous les gars d’ici m’en ramenaient dans leur chemise en revenant de leur congé… et puis ils allaient laver leur chemise… comme loi… c’étaient des délicats… et puis ils posaient leur chemise comme tu feras un jour, histoire d’être plus près de ta peau, car notre peau c’est le meilleur… et enfin, y seront, toi et tous, tranquilles, attendant la marée montante…

Je regardais le vieux, les poings serrés. J’étais honteux pour lui de sa déraison. On s’imaginait qu’il demeurait d’aplomb, et le premier coup de roulis le flanquait à la mer. Un purgatoire inventé spécialement ! Et il me fallait vivre de sa vie, l’écouter… même que lorsqu’il ne causait pas, j’en avais peur.

— Monsieur Barnabas, vous n’avez jamais eu de femme, de légitime ?

— Peut-être ben que oui… peut-être ben que non.

Il y eut un grand silence. Il ne mangeait plus, essuyant son couteau sur sa cuisse, la tête basse :

— Y a si longtemps, ajouta-t-il d’une voix presque naturelle.

Je repris courage :

— Racontez-moi cette histoire-là… père Mathurin.

— Pas la peine, tu la sauras bien à ton tour.

— Vous devriez donc… m’en garantir, ce serait d’un bon compagnon.

Je m’approchai de lui, et je lui posai la main sur l’épaule. J’avais plus de pitié que de respect pour ce drôle de chef que la marine m’ordonnait de suivre de marche en marche le long de l’escalier du phare, et je ne demandais qu’à lui nettoyer un peu le cœur, comme je lui fourbissais, tous les matins, par pure complaisance, ses fameuses piles de bottes de sardines, qu’il collectionnait des deux côtés de notre cheminée.

Il tressaillit, leva ses yeux morts qui s’emplirent tout à coup d’une lueur phosphorescente.

La pourriture arrive bien à briller, de temps en temps, et tous les noyés que la mer cache en son ventre bleu lui font quelquefois des prunelles flambantes quand la brise est plus douce ou la vague plus chaude.

— T’es un mouchard, Jean Maleux ? gronda l’ancien avec un froncement de narines.

— Père Barnabas, si vous étiez de mon âge, faudrait sortir avec moi sur l’esplanade. Voilà déjà trois fois que vous me traitez d’espion, et je ne l’entendrai pas une quatrième, je suis pas endurant.

Il se leva, saisit sa casquette.

— Il est l’heure de veiller au grain. Marie-toi, te marie pas… c’est pas mon affaire. Je garde la tour. Toi, t’as qu’à te garder du mauvais sort. Je monte. Viens-tu ?

Il se coiffait soigneusement, rabattant ses oreilles de chien noir, ses oreilles de loup, sur ses oreilles humaines, il paraissait ainsi plus vieux et plus jeune, mêlant à sa figure nue de vieille soûlarde un air de coquette qui marche pour un bal, s’encapuchonnant d’une capeline très ridicule afin de ne pas gâcher l’édifice que lui a bâti le coiffeur. Ça me rappelait également une négresse d’Alger courant les rues malpropres avec un bandeau, parce qu’elle venait de se faire arracher les dents, et, chose étonnante, il me rappelait cette figure à cause de ses cheveux noirs sur ses joues blafardes, tandis qu’elle c’était un mouchoir bien blanc sur des joues noires. Je devenais maboul rien qu’à le contempler, ce maboul ! Il y avait sans doute quelque sortilège dans l’atmosphère de la salle basse.

— Pensez ce qu’il vous plaira, l’ancien, murmurai-je de très mauvaise humeur, n’empêche que les femmes vous collent à la peau certains jours, même que vous portez… leur deuil.

Je n’osais pas dire : leurs cheveux, et, du reste, je n’en étais pas sûr.

Il me fit luire une paire de chandelles sous ses paupières baissées, mais il ne répliqua rien.

Je le suivais, mordant de rage le croûton que je gardais dans les doigts.

Lui montait, virant un bord sur l’autre, d’un pas égal, très lent et pourtant pas trop cassé. Ce vieux n’était vieux qu’en vieille femme, il demeurait un homme pour l’ouvrage, et il ne perdait point la tête durant les heures de consigne.

Il fredonnait : par exemple, il ne pouvait pas monter sans sa petite chanson.

Comme il tenait la lanterne, je voyais sa silhouette danser le long des murailles. Elle me semblait énorme, grimper déjà jusqu’aux lampes rayonnantes de là-haut. Aux tournants de la vis, on n’apercevait plus que ses jambes, et il montait toujours, sans sa tête, d’un mouvement pesant et souple de grosse bête rampante, coupée en deux.

À mi-côte, il s’arrêta, se retourna, la figure subitement rouge, éclaboussée de tout le sang du feu.

Il ricana :

— Des femmes ?… Je t’en guérirais, si je voulais, comme j’en ai guéri l’autre.

J’eus un frisson malgré moi.

On était devant l’une des meurtrières du phare qu’il avait fait boucher rapport, je le croyais, à ses rhumatismes. Cela formait, dans l’épaisse muraille de la tour, une espèce de placard condamné, une porte de bois fermant l’embrasure d’une fenêtre, qui se fermait, du côté du dehors, par de solides grilles et un châssis de cristal.

— Y a des femmes ici, qu’il dit en frappant brutalement d’un coup de pied la porte du placard.

Ça résonna lamentablement dans toute la spirale, le moindre choc faisant vibrer la colossale cheminée comme une trompe de cuivre.

— Patron, vous n’auriez pas le droit d’en cacher… le règlement est là pour l’interdire, vous le savez bien ! Et puis, par où diable serait-elle venue ?…

Je n’avais pas le cœur à plaisanter, tout refroidi depuis ses dernières insultes.

— Ben moi, je connais pas de règlement. Y a une femme ici… Mais je ne lui ouvre plus. C’est fini de rire avec elle.

Et il fredonna :

C’est la tour d’amour !
…d’amour… our… our… ur…

On est un homme au grand jour du soleil, même de la lune, seulement, le soir, après le fromage, quand on a bien réfléchi, qu’un vieillard vous a injurié et qu’on n’a pas pu se donner le réconfortant de lui flanquer des gifles, on n’est guère son maître. Je répondis, brusquement :

— Faites pas le malin, Barnabas. Dieu est toujours plus près de la mer que de la terre. Pourrait vous entendre. S’il n’y a pas de gendarmes chez nous, le tonnerre peut y tomber.

— Il entrera pas par cette fenêtre-là, mon gars, ça, je t’en réponds, foi de Mathurin. Y reculerait…

Mes mâchoires en claquèrent. Qu’est-ce qu’il pouvait bien serrer dans ce placard ?

Je passai mon index sur une rainure du battant de bois. C’était une porte solidement jointée, en chêne, avec des cadres d’acier. Les fortes serrureries se comprenaient au phare, car les tourmentes vous arrachaient un volet d’une muraille aussi facilement qu’un couteau vous écale une noix, et quand la meurtrière était ouverte, ça devait venter à retourner le boyau de l’escalier.

Le vieux levait sa lanterne.

— C’en est une qui me fera jamais cocu.

Et il se mit à ricaner d’un ricanement abominable.

— Voyons, père Mathurin, suppliai-je, n’essayez pas de vous faire plus méchant que nature.

— Ben quoi, je suis un brave homme… je ne contrarie ni les femmes, ni le règlement. Je m’avais marié dans le temps jadis, maintenant, personne, mon gars, ne peut plus me tromper. Elles sont meilleures filles que les autres et elles parlent pas… c’est tout miel.

Je lui passai devant, l’estomac à l’envers, ne voulant en aucune manière lui demander des nouvelles de son second mariage. J’étouffais. Sur la plate-forme, au milieu du fulgurant incendie du phare, je repris un peu de calme.

Il était clair que ce vieux divaguait.

Nous montâmes nos lampes ; un vent furieux nous balayait la figure et fouettait le patron du fouet de soie de ses cheveux. Il ressemblait à un grand pitre de foire. Sa bouche rentrée, si mince, si rouge, avait des contorsions singulières et ses yeux brillants pleuraient des larmes roses, ses regards brûlés rendaient la lumière en gouttes de sang. Si ce n’était un pauvre bougre de fou… il incarnait probablement le diable.

Je ramassai un oiseau tombé le long du vitrage, un martinet tout frissonnant encore de son plongeon dans le feu.

— En voici un qui ne croira plus au soleil de minuit, murmurai-je pour dire n’importe quoi, car les prunelles féroces du vieux m’épouvantaient absolument.

— Toi, quand tu auras chu dans la mer, tu ne croiras plus à l’amour, mon petit gars, fit le vieux d’un ton très tranquille.

— Patron, vous oubliez de mettre le cran au régulateur.

J’allongeai le bras pour arranger le mécanisme, et je repoussai la vitre qui murait la violence de l’incendie.

— C’est bon, grogna-t-il.

— C’est bien, déclarai-je.

Il redescendit seul, me laissant chez moi.

…Demain ! Demain je la verrais, celle que je ne connaissais que par la saveur de ses lèvres ! Je la retrouverais demain, et cette fois, comme il n’y avait plus de paperasses de naufrage à leur fournir, j’aurais mon plein jour de congé. Dès la terre touchée j’irais chez elle. Chez elle ! Marie ! Elle s’appelait Marie, une chance. Moi, j’aimais ce nom-là. On ferait vite des projets. Depuis quinze jours, je ne la perdais pas de vue. Je la sentais tout près de ma poitrine. Elle savait bien ce que nous dirions demain. Elle le savait d’avance. On était resté dans les bras l’un de l’autre, n’est-ce pas ! Ensuite, on se prend comme on se trouve, il n’y a pas besoin de tâtonner si longtemps. On se voulait tel qu’on se devinait. Deux gosses, quoi ! Moi, j’en savais juste assez pour qu’elle puisse, plus tard, m’en remercier par du bonheur. La vieille tante épicière allait-elle rigoler d’aise quand elle m’entendrait lui demander une promise, et vogue la galère durant un an… Je serais nommé, à la place de Barnabas, gardien de la Tour d’Amour… ou d’ailleurs… et nous aurions des enfants, tout de suite, aussi grands que leur petite mère. Vive la joie !

Je me sentais si bon, si tendre, si honnête.

Et je guignais la mauresque, du coin de mon lit.

— Toi, tu étais bien gentille, je dis pas, seulement tu buvais vraiment trop de tafia et tu vous plumais un matelot comme je plume ce martinet. Jolie ? Moins que ma promise, parce que tu vous as l’air de l’être davantage. Tu voulais de drôles de choses… et tu me faisais presque honte. Je suis doux, moi, j’aime les enfants, les simples, les naïfs, ceux qui croient en Dieu et ont envie d’une bague bénite. Les filles à matelots, c’est pas des femmes pour un tranquille garçon, un garçon rangé des navires… et désormais à l’ancre dans une tour de l’État. Oui, elle se montrait bien gentille… la petite mauresque.

Mon oiseau plumé, je le mis sur une étagère en attendant le rôti que j’en fabriquerais le lendemain, avant le départ du Saint-Christophe, et je me rapprochais de la mauresque.

Pauvre photographie de quatre sous, salie des mouches et froissée au fond de mes poches, j’y tenais tout de même, à cause de la belle journée d’ivresse passée à Malte, sur des eaux bleues, comme en un rêve.

La mauresque ressemblait un peu à Marie. Un peu… beaucoup, elle avait son regard noir, sournois, et, à part ses cheveux coupés courts en casquette de voyou, elle se dressait de la même façon provocante, de la liberté dans le sourire.

— Elles ont du vice, je crois, toutes les deux, pensai-je gaiement.

Moi, je n’avais pas de vice. Je voulais le meilleur de leur amour. Pour la première, c’était pas possible, car le verre avait été vidé souvent, le verre de ses lèvres rouges, pimentées d’un sourire canaille. Mais la seconde me garderait tout le vin pur de ses caresses, et je serais, pour elle, un tendre frère joueur qui ne lui prendrait que le permis… du jeu… laissant venir le soir de ses noces. Oui, ma petite sale mauresque ressemblait à Marie, ma promise, et leurs deux jolis corps de jeunes brunes ardentes, je les comparais l’un à l’autre, n’en connaissant bien qu’un.

Leur corps ?… Là, ma petite amie de Malte portait un signe rond, une lentille noire. Il était tellement rond et tellement noir, ce signe, dans le lait de sa gorge, qu’il paraissait se détacher de la peau comme un petit astre entouré d’air, un petit astre entouré de fluide et nageant, volant, vers les lèvres amoureuses.

Cette poitrine, ce signe… toute cette blancheur et cette marque de deuil ? Où avais-je vu encore de la blancheur et du deuil, un long deuil rejeté en arrière comme le voile d’une veuve ?

— La noyée ! Tonnerre de sort ! C’est la noyée du dos de la Baleine

En m’endormant, je guignais la photographie de la mauresque de Malte, je pensais à ma jolie petite promise, mais… mais ce fut la noyée qui me suça les moelles du fond d’un cauchemar atroce, ce fut la noyée du vieux qui m’eut tout entier, corps et âme.

Parce que les mystères du rêve sont les avertissements de Dieu.


IX


Je tournais mon béret dans mes doigts gourds, ne trouvant plus une parole de politesse.

Je m’étais assis près de cette vieille qui reprisait des bas, et j’avais baissé la voix pour lui dire honnêtement toute l’impatience qui me torturait.

— Vous pensez bien, me répondit-elle, que de ce temps-ci on pouvait pas l’attacher !… Elle est sortie, ma nièce. C’te coureuse de gamine, lui faut de la route dans les jambes pour qu’elle dorme sa nuitée ?

Je m’imaginais pas, avant ce matin-là, qu’on pût être malheureux aussi simplement.

Je ne me serais pas mis sur la chaise, près de la vieille, que je serais tombé tout de mon haut.

Ça me pinça le cœur à m’en faire jurer.

Je lui apportais une croix d’or achetée chez un vrai bijoutier de Brest, pas de la camelote, une croix solide, puis une galette agrémentée de fruits confits pliée dans du papier d’argent. Les présents de fiançailles.

Elle… ben quoi, elle était sortie… pour courir…

— Elle ne vous a parlé… de rien ?

La vieille me regardait au-dessus de ses lunettes.

— Non, de rien… Vous lui aviez donné une commission… C’est-y que vous vouliez déjeuner ? Dame ! je vous attendais point et faudra vous contenter d’un plut.

— Elle ne rentrera pas pour dîner ce soir ?

— Je ne sais pas. Quand elle se promène avec des petites amies, on va des fois, tous ensemble, chez le cousin fruitier dans la rue des Bastions. Le cousin garde toute la marmaille. C’est l’époque des cerises. Vous savez, un panier de plus ou de moins… Mais elle rentrera, monsieur Maleux. Il lui arrive jamais de mal, à cette enfant.

La vieille ne savait rien, ne comprenait rien, était sourde, aveugle. Du reste, pourquoi aurait-elle deviné un amoureux sérieux dans ce garçon triste et frappé d’une idée fixe ?

Elle ne mijotait pas, la vieille, dans une tour déserte, où le vrai phare sauveur semblait être le seul amour d’une jeune fille. Non, elle ne pouvait ni comprendre ni m’approuver. Sa nièce n’avait pas l’âge du mariage, et, si elle ardait vers l’amour, c’était selon son petit cœur de coureuse de rues. Elle ne songeait plus au misérable matelot échoué sur son seuil, par une après-midi de pluie, elle n’y mettait aucune malice. On va, on vient dans la vie des gens de terre, et un passant chasse l’autre. Elle m’avait sauté au cou, comme elle sautait maintenant à la corde chez les cousins. Quand elle rentrerait, elle éclaterait de rire ou festonnerait son fichu entre ses pattes de petit chat rôdeur. Quoi ! Tout cela était bien naturel. J’en aurais pleuré.

De dépit, je ne parlai pas de la croix, et je broyai le gâteau, le mangeant, pour prouver que je ne déjeunerais pas chez cette vieille. Fallait-il s’en aller tout de suite ? Une fois parti, fallait-il revenir ? Je me sentais un étranger à tout et pour tous.

Mon Dieu, que je souffrais !

La petite boutique n’avait pas changé, seulement elle me parut affreusement malpropre, basse, noire, empuantie d’odeurs de vaches, de crème aigre et de cuisines pauvres.

Il fallait ficher le camp, ne plus revenir jamais… jamais… Je sortis, l’air crâne, après un bonjour sec, sans m’expliquer. Inutile de prévenir Marie de ma visite.

On ne s’accorderait point. Et comme les femmes ne manquent guère, j’en chercherais une plus sérieuse sous le rapport des promesses. Je marchais, les bras ballants, ne songeant pas à entrer dans une autre auberge, et je vins m’asseoir sur le bord de la mer.

— Vous reviendrez me voir, nous irons ensemble sur le bord de la mer. Si vous avez des peines, je vous consolerai.

C’est bien ce qu’elle m’avait promis.

Une enfant méchante ? Non, une enfant seulement.

Je m’aplatis dans l’herbe de la falaise, une belle falaise toute en velours, travaillée par des jardiniers. Je mis ma tête dans mes coudes, et je voulus dormir en plein soleil de midi. Ça bruissait autour de moi, des gens du dimanche passaient du côté du phare du Minou ; on rigolait un peu de tous les côtés, et une demoiselle à jupe rose se balançait derrière une belle maison de campagne… se balançait entre des lilas.

J’essayai de me raisonner.

On ne fonde pas tout un avenir sur la première venue.

Oui, mais c’est toujours la première venue qu’on aime quand on a besoin d’aimer.

Et puis se marier dans un an… valait mieux se marier aujourd’hui. J’avais ma paye dans mon gousset, le droit, le devoir même de faire la noce.

Eh bien, non, je ne ferai pas la noce. Quelque chose serre mon cœur et mon ventre. Je pleure, je n’en peux plus de pleurer.

— Il y a une chance, dans quinze jours, de la revoir, on s’expliquera, et nous nous accorderons pour de bon. Je vais me promener seul sur le bord de la mer, une autre fois nous serons deux… elle est si jeune !

J’en arrivai à l’excuser. Une tristesse infinie me montait à la gorge, comme toute une marée de larmes depuis très longtemps contenue.

Je n’aimais pas cette petite fille de Brest, plus que j’avais aimé les petites filles de Malte. J’aimais… l’Amour !

Malheur à ceux qui aiment l’Amour !

Car ils sont toujours trahis : les aimerait-on immensément, on ne les aimera jamais assez ! Ils trouvent toutes simples des choses trop compliquées, comme, par exemple, la fidélité, la tendresse, la passion qui se consume à attendre une promise ou une catin, la passion qui s’augmente de sa propre usure, qui veut tout, et souvent ne veut plus rien, craignant d’en trop demander, qui n’ose plus aux clartés de la joie, tellement elle a osé dans l’ombre et le silence du tourment.

Les filles ? Non, j’étais mort aux filles.

Pour mon repas du soir, j’achevai le gâteau des fiançailles, et je rentrai dans Brest, découragé, meurtri, sans espoir, sans idée, sans camarade, n’espérant même plus rencontrer la petite Marie le long des ruisseaux de la rue des Bastions.

Je flânai aux étalages. Ah ! il y avait de bien belles choses pour la petite Marie, des robes à traînes, des chapeaux à plumes et des bijoux rutilants ! Malgré mon chagrin, tout se rapportait à elle, et rien ne valait sans elle. L’homme de l’amour est possédé par un démon qui lui montre un perpétuel visage d’amour. Marie me guettait dans les soieries, sous les dentelles et à travers les plus impossibles diamants. C’était elle, toute nue, que mon esprit revêtait de toutes les étoffes charmeuses. Elle me suivait, elle admirait avec moi, et, brusquement, elle me quittait au détour d’une maison, s’évanouissant dans une porte qu’ouvrait une autre femme que je ne connaissais pas. Je ne pensais pas à m’acheter la moindre bagatelle pour mon usage particulier. J’allais, comme ivre, n’ayant plus envie de rien… Oh ! tenir seulement sa main entre les miennes…

Et si je l’avais revue, je n’étais plus très sûr de crier : la voilà, car je ne me rappelais que son cher petit visage d’un soir de désir, où flambaient ses yeux, ses premiers yeux de femme.

Si je l’avais rencontrée, j’aurais découvert une nouvelle gamine, une fillette maigre, quelconque, aux regards sournois et au teint criblé de taches de rousseur.

Je suis passé peut-être à côté d’elle sans m’en douter.

Alors… j’ai bien fait de ne pas tourner la tête.

Ce n’était pas elle !

Le lendemain, après une nuit de sommeil lourd au fond d’une auberge remplie de très joyeux marins, qui buvaient du punch, je m’embarquai sur le Saint-Christophe, n’emportant de Brest qu’un peu de terre dans un mouchoir.

— Eh ! Eh ! fit le maître de chauffe commençant à me tutoyer, on s’en a flanqué une bosse, ma pauvre vieille ! T’en as, des marrons, sous les quinquets !

— Oui, répliquai-je doucement, je suis tranquille, maintenant, j’ai mon compte.

Je n’aurais pas été plus tranquille, en effet, le lendemain de ma mort.

…Le phare ! Mon Dieu, déjà le phare ! Voici la tour…

La tour, prends-garde,
La tour d’amour… our… our…

Les vagues rugissent, le palan grince, il pleut du sel, il vente une brise chaude, une haleine dévoratrice. Je retombe dans l’enfer…

— Ho ! Hisse ! Hisse en haut !

— Bonjour, père Barnabas. Faudra veiller. Le grain s’amasse, que je crois.

— Ben, quoi, il vente… une foutaise ! Le phare ne s’envolera pas sans nous.

Il me reluque en dessous, avec ses regards de bête mauvaise et défiante. Il se défie de moi, parce que chaque congé que je prends le rapproche peut-être de sa destitution. Il croit toujours que je viens de le dénoncer à nos autorités.

Mais enfin, pourquoi le dénoncerais-je ? Outre que je ne suis nullement un mouchard, un espion voulant la perte des camarades, je me moque pas mal de ses histoires de maboul.

J’ai bien trop de chagrin, à présent, sans aller m’occuper des péchés des autres.

Ensuite, jusqu’à quel point faire l’amour avec des trépassées…

(C’est drôle comme le chagrin vous donne envie de blasphémer et vous met le jugement sens dessus dessous…)

…Fallait ramer sur la galère immobile et ne plus songer aux jupons.

— Allons, Jean Maleux, du courage ! On ne meurt pas d’amour…

Toute la journée, je me blaguais intérieurement comme ça, me flanquant souvent des grandes tapes et m’empoignant par mon propre bras :

— Voyons, le Maleux, est-ce que t’es pas fou, toi aussi ? Une petite que tu ne connaissais seulement ni d’Ève ni d’Adam… Une coureuse, une gamine, qui joue encore dans les rues ? Un joli brin de fiancée ! C’est-y ça qui m’aurait tenu un ménage, soigné des enfants, attendu quinze nuitées fidèlement et préparé la soupe chaude pour l’heure de mon retour ! Faut convenir, le Maleux, que le délire du vent t’a bouleversé les esprits ! D’ailleurs, on se marie quand on est le gardien-chef, et non pas le domestique d’un vieux porc vautré comme ce Mathurin Barnabas, que le diable extermine !…

Je faisais mon service le mieux que je pouvais, soignant tous les détails du métier pour tâcher de m’absorber dans un travail quelconque, mais j’y avais de la peine, ça ne m’intéressait plus, j’étais trop loin du monde, trop loin de la vraie vie marchante, parlante, rigoleuse ou coléreuse. J’étais un ermite et, chose terrible, je ne parvenais pas à être seul, c’est-à-dire libre ; le vieux glissait sur mes talons, semblable à une bête guettant sa proie, toujours gardant son idée que je le mouchardais rapport à ses bonnes amies mortes.

Ou… rapport à la machination du placard, cette meurtrière bouchée au milieu de l’escalier, une porte fermée hermétiquement dont il possédait certainement la clef.

Voilà que la curiosité me tourmentait d’ouvrir…

Il faut se rendre compte de mon état. On n’existe point très normalement quand on habite une prison toute en longueur (telle un cierge maudit) et qu’on est obligé de penser sur place, ne sachant quoi devenir, tantôt trop près des étoiles, tantôt trop près des abîmes de la mer. C’était de penser toujours que cela me démontait la mécanique de l’intelligence. Jamais, non, jamais, je n’avais tant remué d’idées saugrenues. Un placard fermé dans ma maison ? Quel beau mystère ! Du haut en bas de la spirale, on comptait six placards pareils, tous aussi mystérieusement clos.

Maintenant, si je ne devais pas les ouvrir du côté de l’escalier, rien ne n’empêchait d’aller voir du côté du dehors ! Le phare était tout hérissé de crampons de fer, et pour peu qu’on possède des pieds habitués aux enfléchures, on se promène le long d’une muraille, facilement.

Je n’y allais point, ayant trouvé une meilleure occupation.

Je me fabriquai un jardin.

Oh ! pas un jardin ordinaire !

Une petite caisse de bois, très étroite, que je remplis de la terre pieusement rapportée de mon dernier voyage, et je semai quelques graines, j’enfouis un oignon de plante des îles qu’on m’avait donné, jadis, et qui pousserait pourvu qu’elle eût de l’eau en quantité suffisante.

J’exposai le jardin sur le hublot de ma chambre.

Tous les matins, je venais contempler mon jardin, l’œil anxieux, me figurant que des pointes vertes…

Ah ! bien, oui, les pointes vertes !

C’était l’océan qui dressait des pointes vertes, l’océan furieux et toujours soulevé comme un sein de femme enragée d’amour.

Je laissai passer mon tour de congé, cette quinzaine-là.

Je n’avais même plus envie d’aller chercher ma gamine de Brest, et cette fille que je croyais ma fiancée la semaine d’avant me parut, de loin, une farce de mon imagination.

J’aurais dû persévérer dans mes bonnes résolutions de mariage. C’était ça le salut… mais quelque chose d’inexplicable s’emparait de moi. Un vertige, le délire du vent, ou l’appétit du chagrin. Je me sentais si malheureux, si triste, que je souhaitais l’être davantage.

Et puis, faut bien l’avouer… Le vieux l’avait-il pas prédit… je ne portais déjà plus de chemise pour être plus près de ma peau…

… Ô phare d’Ar-Men ! Ô maison d’amour, douce maison, effroyable geôle, berceau de toutes les hontes, caves d’où monte le vin troublant des ivresses solitaires, douce maison secourable aux naufragés des mers perfides, vérité de la lumière humaine mêlée aux mensonges des étoiles, douce tour d’amour… Notre union arriva comme vient un mal nécessaire : le mal de vivre pour soi-même.

On ne pense plus au péché.

On ne songe plus au plaisir.

La vie vous emporte dans son flot, et elle vous jette, enfin brisé, sur la grève obscure du sommeil.

Qui a brisé l’homme seul, si las d’être isolé ?

C’est la vie, l’implacable vie.

Qui a bercé l’homme seul pour le consoler un moment dans le repos ?

C’est la mort, l’implacable mort !

Et, quand on se réveille, on va voir pousser l’herbe, quêtant l’espoir…

Mais l’herbe ne pousse pas dans les petits cercueils pleins de terre.

Mon jardin n’avait fleuri que de quelques grains de sel, cadeau de l’océan, bouquet de la Sirène.

Une nuit, vaillant, à mon heure de garde, près de ma fenêtre, je fus halluciné par d’étranges fantômes.

La lune inondait les vagues d’une clarté pure et froide.

Le phare, lançant des rayons roses autour de lui, s’efforçait d’attraper la lune dans ses bras vigoureux.

C’était un curieux combat entre Elle, la grande vierge, et Lui, le monstre issu des ténèbres.

Elle avançait, la face pâle, très calme, refoulant le brouillard d’or qui essayait de la rejoindre pour lui faire perdre sa raison d’éclairer.

Peu à peu, elle le mangeait, en formait sa propre lumière.

On devinait parfaitement ce travail de bête, ou de femme dissolue, à sa bouche d’ombre fendant le bas de son visage. Là, elle porte une blessure, une cicatrice, des lèvres, certainement, qui aspirent, se rouvrant tous les mois, les volontés et les lueurs de bon sens des pauvres hommes.

Le phare se dressait, énorme, tendu comme une menace vers les cieux, s’érigeait, colossal, dans la direction de cette gueule d’ombre, de cette noire fêlure de la clarté céleste, car il y était attiré par le suprême devoir d’être aussi grand que Dieu.

Et le brouillard d’or montait, descendait, en reflétant du sang, aspiré ou refoulé par l’astre au masque d’apparence impénétrable.

…Comme elle était belle cette lune pure, perle tombée, tête coupée, luisante du plaisir d’un autre, mais n’en disant jamais rien…

Et le phare, sous le vent hurleur sonnant des épousailles diaboliques, sous le vent qui pleurait de joie ou chantait de terreur, le phare semblait se tendre de plus en plus, exaspéré dans l’irradiation de l’impossible.

S’éteindre ?

Le droit est de briller, de vivre…

Flamber plus haut ?

La destinée humaine est de brûler sur place.

…Et la lune, perle tombée, tête coupée, fière de l’absence de son corps, s’en allait, s’en allait pudiquement, chaste et lointaine, inaccessible, emportant le mystère d’une bouche muette qui, peut-être, n’existe pas…

…Ô tour d’amour, éteins-toi ! Voici l’aube !


X


Est-ce Pâques, est-ce Noël ? Les jours coulent, coulent, tous pareils, tombent dans la mer comme des gouttes d’eau, comme des larmes, comme le meilleur de mon sang.

Quand le Saint-Christophe arrive avec ses paniers de provisions, on lui fait signe que le second gardien ne sortira pas. Le second gardien aime son métier, il est plein de zèle, je pense qu’on lui devra un bel enterrement s’il meurt à la peine. Or, le second gardien… y s’en fout !

Il monte, il descend, il croise le vieux qui monte ou descend, et le vieux chantonne. Jean Maleux chantonne aussi, par esprit de singe.

On mange, on boit, le phare s’allume, le phare s’éteint.

Mon Dieu, est-ce Pâques, est-ce Noël ? j’entends sonner des cloches.

Des habitudes me tyrannisent. C’est, après moi, des espèces de pies qui répètent toujours la même bêtise, me tirent par la manche pour me faire voir toujours le même point de l’horizon. Je trouve très simple de taillader la table avec mon couteau pendant que le vieux compte, à voix haute, les boîtes de sardines empilées des deux côtés de la cheminée.

Il me paraît fort naturel d’user le bouton de ma veste en le polissant sous mon ongle des heures et des heures, tellement qu’il est, maintenant, fendu en deux, ce bouton, et que mon ongle est mangé jusqu’à la racine. Je fais cela machinalement, sans oublier le moindre détail de mon métier, et je ne pense pas que je sois malade.

Je suis certain, maintenant, que le vieux a bien toute sa raison, seulement les longues journées passées immobile devant la mer qui danse, muet devant le flot qui hurle, l’ont rendu maniaque. Il a essayé de lire pour s’aller promener dans un autre monde, et il s’est aperçu qu’il ne savait plus lire.

Nous ne causons pas davantage, nous nous comprenons mieux, endurant les mêmes misères sans trop savoir pourquoi.

La misère ? Non ! Nous sommes de bons propriétaires d’une tour de l’État et nos maîtres, absolument. Nous sommes riches.

C’est bien cela le plus terrible. Nous sommes les maîtres, en dehors du service, nous pouvons rêver, dormir, boire, car il y a des alcools, chez nous (et des alcools de choix), nous pouvons jouer aux cartes et nous raconter des histoires. Nous préférons, généralement, rentrer chacun dans notre trou, lui en bas, près de la soute au pétrole, moi en haut, près du foyer des lampes.

Qu’est-ce qu’on se dirait ?

Je ne prends pas au sérieux ses idées sur les femmes noyées.

Et il me méprise parce que j’ai eu l’envie, un matin, d’épouser une vivante que je ne connaissais pas.

Quant à ses funèbres plaisanteries sur les placards, ça ne m’intimide point. Il a voulu me faire peur, parce qu’il sait que j’ai de certaines croyances en Dieu.

Et puis, c’est nécessaire de brimer le mousse, de terroriser le novice et de lui envoyer chercher le cadavre dans le placard, ça le forme. Je n’ai pas voulu chercher, moi, je suis un entêté !

Mes nuits sont affreuses, je vois des figures lamentables se coller contre la vitre de mon hublot. Des dames blanches, éplorées sous leurs cheveux noirs, me font signe de les suivre, elles me glacent de leurs yeux morts, pleins d’eau verte ; dès que je me lève pour les aller chasser, elles reculent effrayées, à leur tour, de me voir, s’enfuient éperdues, leur longue chevelure battant leur dos, et je suis assez lâche pour les supplier de rester.

Ce n’est plus aux femmes vivantes que je songe. Il me faudrait des créatures plus passives, plus complaisantes, plus au-dessus des pudeurs de ce monde pour m’amuser maintenant, ou, alors, de telles filles dévergondées, possédant de tels secrets d’amour !

Et je voudrais aussi pouvoir les rejeter à l’eau, m’en débarrasser la chair pour toujours, ne jamais les rencontrer, de nouveau, sur ma route.

Ma route ?

Je monte, je descends.

Quelquefois, le long de l’esplanade je vais jeter des lignes afin d’essayer de capturer un monstre, un gros poisson mangeur de pourriture.

Ça relève le menu. Les salaisons nous ensanglantent les gencives, et, par les fortes marées, nous manquons souvent de pain.

J’ai osé dire, une fois, au vieux :

— Vous ne sortez donc jamais d’ici ? Vous n’avez donc plus personne à aller saluer sur terre ferme ?

Il m’a répondu :

— Je ne sortirai que les pieds en avant. Et je souhaite, le Maleux, que je ne crève pas l’été…

— Pourquoi, l’ancien ?

— Parce que si je crevais une fin de quinzaine ça irait encore, mais un commencement… tu serais obligé de me garder… jusqu’à bouillie complète !… N’y aurait qu’un moyen : m’arroser d’eau-de-vie !

Je n’ai jamais envisagé cette perspective.

Le vieux se décomposant au fond de son trou durant que, moi, je ferais flamber le phare, là-haut, de tous les feux de l’enfer, car notre devoir, vivant ou mort, est de brûler pour sauver les autres, de nous consumer sur place pour bien mériter de toutes les patries.

Un jour j’ai demandé (nos conversations se traînent des semaines à raison d’une syllabe par repas, laissant mûrir nos réflexions) comment le jeune gardien, mon prédécesseur, avait été tiré d’ici, les pieds en avant, bien entendu.

Le vieux a grogné, m’a tourné les talons sous prétexte de se chercher du rhum.

Il n’aime guère causer de… l’accident

Est-ce l’Ascension, est-ce l’Assomption ? Quelle fête se prépare !

Il fait de pâles brouillards, les lunes sont plus claires, et, de la mer, monte une odeur plus violente, une odeur sauvage que j’ai fini par démêler comme un chien sent l’approche d’un maître. C’est le rut de l’Océan, la grande marée meneuse de tempête. On ne peut pas dire qu’il fait chaud, parce que l’air est toujours cinglant, le vent hurleur, et les vagues bondissent à vous recouvrir d’une pluie salée, à vous transir jusqu’aux os quand on s’égare le long de l’esplanade, mais il fait trouble. L’eau bouillonne comme dans une chaudière, l’écume fuse par grands jets blancs, mousseux. On dirait des bouquets de marguerites.

Le phare tressaille, vibre, semble déraper, d’abord tout doucement, selon que l’on regarde l’esplanade, ou très vite, selon que l’on regarde là-bas le dos de la Baleine. Ce récif noirâtre l’attire comme un aimant attire une grande aiguille de fer.

Et la valse éternelle s’accélère ; plus les vagues sautent, plus le phare tourne.

Ça ne me cause aucun vertige. Cependant, je sens, distinctement, que je suis le vertige personnifié, et que d’avoir enfin pris l’habitude de courir immobile à ma perte me rend le centre même de toutes les catastrophes.

Je porte en moi tous les malheurs.

J’ai chaud à la tête, l’estomac me brûle, mes jambes sont toujours glacées, molles comme du coton.

Je marche en rêve.

Lorsque j’allume les lampes, il n’est pas rare que j’oublie de refermer la porte à feu.

Je sais très bien que je vais l’oublier. Je commence le mouvement en me disant ;

— Fais attention, le Maleux.

Car je ne me gêne pas pour parler tout seul.

Et j’oublie… plutôt je crois que j’oublie, de fermer le vitrage.

Vers le milieu de la spirale, je remonte en jurant.

Devant la porte de cristal repoussée très exactement dans son cadre de ressort, je suis ahuri.

Je n’ai rien oublié, c’est la précision de mes gestes qui me manque, et je suis obligé de me tenir à l’œil… parce que si le Barnabas ne vérifiait pas mes actes, je serais fautif tout le temps. L’orage est sur nous, l’orage est en nous. Que Dieu nous protège !

…Ce soir-là nous avions copieusement dîné, l’ancien et moi, nous pensions bien que le grand coup de torchon se préparait. Il ne fallait point se trouver la poitrine creuse devant tous les démons de l’air. Il y avait eu un beau filet de morue grasse, entouré de pommes frites à l’huile, du bœuf de conserve, rouge comme du pâté de lièvre, une fameuse conserve d’Angleterre fleurant la moutarde, et puis du dessert, des noix, des raisins secs, des figues. On avait mangé, chacun, deux livres de pain.

On était des hommes, quoi !

Le vieux risqua une plaisanterie de son répertoire :

— Ça vente ferme… le Maleux ! Je parie ma casquette que le tonnerre nous amènera des dames.

Je répondis brutalement :

— On n’a pas besoin de sexe ici ! Ça vous embrouille les manœuvres.

— Suffit ! moi je m’entends ! Peut-être ben que non, peut-être ben que oui… J’ai vérifié la grue… je serais d’avis de l’amener tout à fait.

— Vous croyez donc qu’on ne dormira pas cette nuit ?

— Je crois, mon fils, que c’est un beau jour.

Il parlait tellement son langage, ce vieux loup des tombes !

On sortit sur l’esplanade, tenant un bout du filin passé à l’intérieur de la salle basse dans un solide anneau.

Malgré la précaution, on fut presque culbuté l’un sur l’autre. La mer délirante bavait, crachait, se roulait devant le phare, en se montrant toute nue jusqu’aux entrailles.

La gueuse s’enflait d’abord comme un ventre, puis se creusait, s’aplatissait, s’ouvrait, écartant ses cuisses vertes ; et, à la lueur de la lanterne, on apercevait des choses qui donnaient l’envie de détourner les yeux. Mais elle recommençait, s’échevelant, toute en convulsion d’amour ou de folie. Elle savait bien que ceux qui la regardaient lui appartenaient. On demeurait en famille, n’est-ce pas ?

Des clameurs pitoyables s’entendaient du côté de la Baleine, plaintes qu’on aurait dites humaines et qui, pourtant, ne contenaient que du vent. Ce n’était pas encore l’heure de mourir.

L’horizon demeurait noir, d’un noir intense de bitume fondu. Les nuages couraient se déchirer à la pointe du phare, et on devinait qu’ils coifferaient bientôt la lumière de leur satané capuchon de velours.

Ce serait le moment pénible pour nous, car les pauvres navires filent de ce temps-là, sans s’occuper des éclipses prédites.

Il nous arrivait des montagnes d’eau du bout de la Baleine, des vagues s’irritant, se cabrant sur le rocher, l’escaladaient, prenaient des proportions géantes et se couronnaient des flammes blanches de leur écume qui, les nuits d’orage, semblent éclairer.

Une jolie clarté, ma foi, celle du drap jeté sur le défunt quand il est entre ses quatre cierges.

Nous avions toutes les difficultés du monde à nous tenir debout.

Le vieux gronda et se mit à marcher sur ses mains pour plus de sûreté.

Il avait l’aspect d’un crabe énorme. Son dos bombait, ses jambes râclaient la pierre, et les pinces de ses doigts tâtaient les endroits glissants.

Moi, je longeais les crampons, gardant mon filin dans mes mâchoires serrées.

Nous étions des bêtes.

De surnaturelles bêtes, plus que des hommes : nous luttions contre le ciel, et moins que des esprits, car nous ne possédions plus la conscience de notre besogne.

Nous sortions de notre coquille pour flairer la mort et tâcher d’en garantir les autres. Mais nous n’avions pas d’orgueil. C’était bien fini de penser quoi que ce soit de noble, nous étions trop abrutis. Et nous rampions devant la mer qui crevait de rire à nos barbes.

On amena la grue d’arrimage. On pelota tous les fils, on serra les palans. Le vent s’attachait sur nous comme un aigle sur la laine d’un mouton. On recevait des soufflets si naturels qu’on avait envie de les rendre. Des serpents d’eau nous glissaient autour des jambes, des langues visqueuses et froides nous léchaient partout. Quand on eut fait la dernière toilette du phare, on songea un peu à ce qui se passait là-haut.

Dans la spirale, des hurlements s’engouffraient, toute une poursuite de diables se tirant la queue avec des jurements, des miaulements de chats enragés.

Vers le milieu de l’escalier, Mathurin Barnabas contempla la porte du fameux placard à femmes, seulement il ne dit rien, et ses prunelles changèrent un instant de couleur.

Cela me fit plus d’effet que s’il avait plaisanté, selon son méchant usage. Du moment qu’il regardait de ce côté-là pour lui-même, c’est qu’il y avait peut-être bien quelque chose.

Il ne me montrait pas l’endroit, il se bornait à s’en souvenir.

Je m’arrêtai aussi, affectant de pousser la porte, histoire de s’assurer de sa bonne fermeture.

Les autres fermaient moins exactement.

Nous continuâmes rapidement notre ascension, et nous arrivâmes sur le chemin de ronde juste pour le coup du capuchon.

Un subit brouillard noir, âcre, puant le pétrole, recouvrait la vaste lanterne, et aucun rayon n’atteignait plus le flot.

— Ben, quoi, fit le vieux embêté, ça commence à se gâter. Va me chercher les torches.

Dans les cas extrêmes, on plante des torches tout le tour de la balustrade, et, jusqu’à ce que la dernière soit emportée par le vent, on les allume.

Je redescendis chercher les torches, et je vis à l’horloge que ça marquait dix heures.

On en aurait pour toute la nuit de la procession.

Dans ma petite chambre du haut, ordinairement très claire, c’était l’obscurité complète. On tâtonnait de ténèbres en ténèbres, et le vent vous cueillait les lanternes ou les lampes dans les mains pour les envoyer à plusieurs milles de là.

Le vieux n’avait point pris sa casquette.

Il craignait probablement de la perdre, malgré la grande cérémonie du jour.

On alluma les torches ; elles filèrent par-dessus bord sans nous demander leur chemin.

Une minute je me sentis enlever. Le vieux abattit sur mon épaule sa pince de crabe et me plia en deux.

— Amarre-toi le pied ! qu’il me dit durement.

Je me nouai une solide jarretière de filin et lui proposai la pareille.

Il haussa les épaules.

— Bon pour les enfants ! grogna-t-il.

On resta là campé comme des statues ardentes, le phare nous cuisait le dos et le vent nous glaçait la poitrine.

Quand une gifle plus terrible vous abattait d’un côté, le compagnon se relevait de l’autre, cherchait un nouveau flambeau.

Mais le vent se révolta tout à fait, il y eut un coup de tonnerre effroyable, le ventre de la mer gonfla jusqu’aux nuages et s’ouvrit sous la pointe aiguë d’un éclair durant que la foudre nous rendait sourd.

— Navire ! souffla le vieux accroupi près de moi.

Nous n’avions plus de torche, nous n’avions plus de pétrole, le phare s’était éteint, et la cage de verre fichait le camp par morceaux.

Je ne voyais pas encore le navire, mais les éclairs me le montrèrent une seconde, comme en pleine aurore.

Un grand navire à coque sombre, tout debout, pareil à un cheval dressé sur ses jambes de derrière.

Il marchait ainsi vers la Baleine.

Son affaire était réglée. Plus la peine de l’avertir. Il y avait belle heure qu’il cherchait sa fin, le malheureux !

On n’entendait ni cloche d’alarme, ni commandement de porte-voix, ni cris de désespoir.

Le grand vaisseau, en animal énorme, très têtu, voulait aller là… ça lui faisait plaisir. Il glissait toujours debout avec des dandinements grotesques. Il hésitait maintenant un peu entre le récif et le chenal.

— Vont venir droit chez nous ! criai-je épouvanté de la hauteur de ce monstre. Ils vont nous écraser.

— Pas de danger, répondit Barnabas, dont je voyais flamber les prunelles vertes tout à côté de moi, la Baleine barre les dessous.

Et il se mit à rire.

L’immense fantôme noir s’abîma tout à coup. Parmi les rugissements du vent, les grondements du tonnerre, on perçut un fracas de planches, un abominable fracas de bois très sec éclatant.

C’était le grand cercueil qui s’ouvrait sur la barre de la Baleine. Puis ce fut fini, tout disparut, emporté par le courant ou s’abîmant aux entrailles de la mer.

— La paix soit sur eux, bégayai-je, me mordant les poings !

— Et sur leurs femmes, ajouta Barnabas d’un ton cynique.

L’orage s’apaisa seulement vers l’aube, et nous allâmes nous coucher, moulus de fatigue.

Heureusement qu’on avait bien dîné la veille.

Le poids des nourritures nous retient au rocher de l’existence, dans les occasions solennelles.


XI


Le lendemain, il fallut réparer nos avaries. Si nous n’étions pas une de ces immenses bières, voyageant pour le transport des corps vivants, nous redoutions tout autant qu’elles la tempête et la foudre. Un morceau de l’armature de la cage des lampes, en tombant le long du phare, avait descellé des crampons et ouvert une brèche dans la muraille.

— Faut aller voir, déclara le vieux.

Il me parut las, inquiet, plus fatigué de la cervelle que des jarrets. Il guettait les épaves !…

Ordinairement, il prenait sur lui les corvées difficiles, parce qu’il avait plus d’expérience que moi et qu’il se défiait toujours de mes mouchardages, selon son mot. Peut-être ne se rappelait-il pas… (il avait bien oublié de savoir lire ?) peut-être n’eut-il pas la force, rongé par l’attente de ses… épaves, d’affronter le vertige après la furieuse nuit qu’on venait de passer.

Vers midi, le soleil s’étant un peu dégagé du brouillard et de la pluie, j’enjambai la balustrade du chemin de ronde, côté sud. Bien arrimé par une corde qui me ceinturait, je descendis d’échelon en échelon, sans tourner les yeux, car je n’étais pas fort à mon aise, malgré un bon verre de rhum au fond de l’estomac. Le vieux prétendait que le dommage se trouvait situé entre la cinquième et la sixième meurtrière, le morceau de l’armature devait avoir descellé un crampon au-dessus d’une des fenêtres bouchées à l’intérieur… qu’il se refusait à déboucher sous prétexte que ce serait plus long.

De vrai, fallait se rendre compte du dehors pour en noter le rapport à la marine. Une seule pierre arrachée de cette colonne fabuleuse pouvait la livrer tout entière aux assauts de l’Océan, et nous nous effondrions comme un simple château de cartes.

Pendu au bout de mon filin, je sautillais grotesquement, petit polichinelle tournant sa ronde autour d’un clocher. Entre mes pieds nus crispés sur les crampons, j’apercevais une étoffe de soie déployée, ou tout près ou très loin, mais si jolie, si chatoyante à contempler, que l’irrésistible désir vous venait de se laisser choir dessus. Le vent ronronnait, m’entrant des chatouilles dans le cou et dans les oreilles. Maintenant que la bête hurleuse avait dévoré tout le monde, elle nous caressait, très tendre, nous demandait pardon.

Je constatai qu’en effet la cinquième meurtrière était entamée. Le coin de son cadre de pierre ne tenait plus. En y appuyant le genou, je fis tomber un moellon et tout un paquet de gravois. La grille de la croisée n’avait pas trop souffert, mais derrière les barreaux sa loupe de verre s’étoilait de plusieurs fentes. Ma reconnaissance terminée, je n’avais plus qu’à remonter, tirer sur le palan et écrire mon rapport.

J’ignore quel démon me tenta.

Je descendis à la quatrième croisée du phare. Celle-là se trouvait presque au milieu de l’édifice. C’était… l’endroit mystérieux.

Pendant que je descendais, tâtonnant, mettant les doigts dans tous les trous suspects, la mer semblait monter, plus bleue, plus verte, plus changeante et attirante que jamais. Elle se roulait sous moi, l’air innocent, me lançant des regards de pucelle. Au dernier crampon qui dominait la quatrième meurtrière, je me penchai, tendant les bras pour atteindre le suivant. Ma corde fut trop courte.

J’aurais dû m’arrêter, la curiosité, une curiosité malsaine, me donnait des nerfs. Je voulais m’instruire, parce que, ce jour-là, exceptionnellement, j’avais le droit de m’instruire. Je faisais mon service, et, si j’y mettais du zèle, ça ne pourrait pas m’être reproché.

Le vieux ronflait dans la salle basse.

Il ne se douterait de rien.

D’ailleurs, mon amour-propre ne me permettait plus de reculer.

Bravement, je détachai ma ceinture de corde, je l’enroulai autour de mon poignet pour me conserver un point d’appui en cas de vertige, et je me courbai vers la fenêtre, mon front juste à la hauteur de la vitre.

Alors, je lâchai la corde et je poussai un cri.

J’avais vu, oui, j’avais bien vu… derrière l’étroit miroir de verre, une autre tête que la mienne qui me regardait !

Je demeurai un instant collé contre la muraille, les cheveux droits d’épouvante, les paumes mouillées, me maintenant par miracle.

Je devais me tromper, rêver ! Ça ne pouvait être le possible.

Sous le grillage de fer, le cristal, intact, s’embuait. On eût dit qu’il y avait de l’eau à l’intérieur de cette fenêtre-là.

C’était comme les parois d’un aquarium où nagerait le monstre rare.

Mais on y voyait assez, tout de même, pour découvrir une longue chevelure éplorée, blonde, décolorée, presque blanche, entourant l’ovale d’un visage horriblement triste, un jeune visage de femme contemplant la mer de ses yeux pleins de larmes…

Comme le soleil frappait sur ces yeux, ils brillèrent…

J’eus un étourdissement, et je me laissai aller, lâchant tout.

Je me tirai de l’océan sans trop savoir de quelle façon. Je suis bon nageur. Seulement, dégringoler dans les courants d’Ar-Men, c’est dégringoler dans la mort. Je filai au fond, je touchai le roc, puis je remontai, ne pensant plus du tout, je vous jure, à la femme de là-haut. Je redevins un brave animal d’homme qui essaye de se sauver, et je me mis à nager ferme, tantôt dessus, tantôt dessous la vague, m’efforçant de tourner dans la giration naturelle du courant, n’espérant pas grand’chose.

J’atteignis le bas de l’esplanade, et je fus roulé sur la pente, repris, relancé par l’eau qui jouait avec moi comme avec un bouchon.

Si la mer avait été plus violente, elle m’eût mis en morceaux, mais elle venait de faire la noce, et elle semblait fatiguée de tuer du monde.

Je me retrouvai presque debout devant l’escalier nord.

Alors mes dents claquèrent. J’eus un frisson, et je retombai sur les dalles visqueuses, n’ayant plus ma connaissance.

Le vieux me soigna. (Quels soins, mon Dieu !)

Je passai huit jours au lit.

Il m’avait ramassé au bord du roc, ne comprenant pas pourquoi j’étais étendu là, tout mouillé, paquet de linge sortant de la lessive.

La corde, pendant du chemin de ronde, lui expliqua la moitié de la vérité.

— Ben, fit-il, durant que je rouvrais les yeux, ça t’apprendra, mon garçon, à les choisir trop courtes.

Il me donnait des grogs dans lesquels il fourrait du poivre, un remède infernal, et il y aurait ajouté volontiers un peu de pétrole pour les corser en goût ; seulement, moi, malin, je refusai de boire. J’avais peur de lui, une peur folle.

Il était celui qui guérissait des femmes !

Le médecin ne pourrait me visiter que lors du passage du Saint-Christophe. On ne saurait donc rien ni de ma maladie ni de mon probable trépas.

Et je me résolus à vivre coûte que coûte.

Un matin, je me levai, je fis mon service du mieux que je pus.

Le vieux me regardait, l’air moqueur :

— Te voici gaillard, eh ! eh !… faut toujours sauver sa peau, même quand on n’a pas de chemise…

Il plaisantait, tournait autour de moi et paraissait meilleur compagnon. Du grand navire perdu, pas un mot.

Les épaves demeuraient invisibles à l’horizon, et les noyés (heureusement pour moi) avaient depuis longtemps gagné le large. Le vieux, toujours à l’affût, son harpon dans la main, ne parlait pas des belles filles recueillies.

Chose étrange, le souvenir de cette tête entrevue derrière la vitre d’un hublot s’effaçait peu à peu de mon cerveau fatigué par l’éternel bruit du vent. Je pensais avoir mal vu, des hallucinations, un rêve continué tout éveillé. J’avais eu tant de rudes émotions la nuit du naufrage ! Pas étonnant si je battais la campagne. Un reflet bizarre de soleil, le jeu d’une ombre entre les barreaux, mon propre visage se mirant à une heure où j’étais plus nerveux que de coutume, surtout éreinté par tant de manies ridicules…

Puisque je voyais des femmes dans tous les coins, le mieux serait d’en aller chercher à Brest, où on les trouvait plus réellement.

Et ce fut, après ma maladie de langueur, une indomptable résurrection de ma virilité.

On héla, du phare au Saint-Christophe, que le second gardien sortirait.

— Ma pauvre vieille, répétait le maître de la chauffe, ma pauvre vieille, ça ne va donc pas ?

Notre officier ajoutait, d’un ton sévère : — Vous avez mauvaise mine, le Maleux !

À Brest, je ne reconnus pas une rue, que je connaissais pourtant bien, parce qu’on avait achevé ses embellissements, des las de maisons neuves construites depuis mon dernier voyage.

Il me semblait que je revenais sur terre après ma mort.

Les gens avaient des habits singuliers, les femmes de la belle société portaient des manches énormes, comme des ballons, et je les avais laissées ayant encore des bras normaux.

Du côté du Minou, à la fine pointe de Brest, l’auberge-mercerie était louée à deux cabaretiers mâles qui paraissaient plus ivres que leurs clients, de sales rôdeurs mal vêtus.

J’entrai, je déjeunai et je demandai des nouvelles des anciennes propriétaires de ce cabaret borgne.

— Ah ! la mère Bretellec, elle a rentré en ville, s’a mis fruitière.

— Et la petite Marie ?

— La petite Marie… sa servante ?

— Non, sa nièce.

— Nous ne connaissons point ça.

— Une fillette brune, insistai-je, le cœur douloureusement serré.

— Ben ! Elle aura peut-être mal tourné.

Ils se mirent à rire de mon air confus.

— C’est point si rare, que les filles tournent mal, camarade !

Je me retirai, n’osant pas en demander davantage.

J’errais de-ci de-là, comme un chien sans gîte. Je possédais de l’argent, assez d’argent pour boire des consommations de choix, et je bus.

Je choisis un grand café du côté de l’Arsenal, un café très chic où venaient des officiers galonnés.

Je me fourrai derrière un pilier, un beau pilier habillé de velours rouge et couronné par des crampons d’or, histoire de suspendre des chapeaux. Bien respectueusement, j’y accrochai mon béret, puis je sortis ma pipe, je fumai longtemps, face à face avec mon absinthe. Je m’entourai de nuages, et la nuance verte du verre me donnait une impression bizarre : j’étais devant un aquarium rempli d’eau trouble, un visage mélancolique passait derrière les parois opalisées du cristal.

Pour que la vision demeurât plus longtemps sous mes yeux abrutis, je remplissais le verre très souvent. Puis je changeai la nuance de l’eau, je mis des liqueurs groseilles, des eaux-de-vie brunes, des marcs blonds, aussi de temps à autre, pour imiter un nuage ou du brouillard sur l’arc-en-ciel, un peu de la cendre de ma pipe.

La nuit tomba. Il y eut des éclipses.

Je me trouvai au pied du phare qui était devenu tout rouge, un phare sanglant couronné de grosses pointes d’or qui me menaçaient comme des doigts en cornes ; j’essayai de grimper pour prendre mon béret pendu à l’une de ces cornes, non, jamais je ne pourrais l’atteindre !

— Ho ! Hisse ! Hisse en haut ! Je peux pas, nom de nom !

Et je faisais le geste de tirer sur le palan de la grue d’arrimage. Un garçon me poussa dehors, après m’avoir extirpé une forte somme. Je m’en allai, chantonnant le refrain du père Barnabas. Pas heureux, pas malheureux non plus, ne pensant ni aux promises, ni aux filles. Je m’en allai, ruminant des imbécillités.

— Est-ce qu’il fera beau demain ? Si je m’achetais du savon ? Ce qu’elle doit s’embêter derrière la vitre, la tête de la mer !… Pas moyen de grimper… mais quelle noce quand on la descendra ! Mazette ! Y se met bien le vieux ! Des demoiselles blondes dans la prison de la marine… que le diable en prendrait les armes ! J’en aurai le cœur net… faudra voir… Jean Maleux, marche droit ! Je te le dis, t’es né sous la chance.

Malgré moi je quittais les quartiers riches pour gagner les petites ruelles derrière l’Arsenal. Je connaissais la route par cœur, pour l’avoir faite jadis quand je revenais de caboter avec le capitaine Dartigues.

J’étais donc jeune, alors, que j’y mettais plus d’entrain ?

Je restais jeune, seulement la mer m’avait imprégné jusqu’aux moelles de sa mélancolie, surtout depuis le jour où j’avais failli sombrer en elle, corps et âme.

J’entrai dans une maison dont la porte, grande ouverte, bâillait comme une gueule de loup féroce.

À l’intérieur, c’était tendu de rouge. Le rouge me poursuivait, piquant mon regard de ses milles aiguilles trempées dans le vinaigre. J’en avais bu et j’en rencontrai sur les piliers de café, sur les robes des dames, dans les lanternes des voitures, maintenant le long des murailles. C’était doux à toucher, c’était tiède, c’était bon…

J’entendis des voix chuchoteuses. On m’appelait : beau brun. J’étais plus habitué à tant de politesse.

Je voulus ôter mon béret, et je m’aperçus que je l’avais perdu.

Des tas de grosses filles se moquèrent de moi, parce que je cherchais mon béret : elles me bourraient, me pinçaient, me tapaient dans le dos, me faisaient monter, descendre. Ce que je leur fis, je n’en sais rien ! La patronne se fâcha et me jeta dehors.

J’entrai comme ça dans plus de cinq maisons qui, toutes, ouvraient des grandes gueules rouges pour me happer, et, dans un cabaret, des matelots, déjà terriblement saouls, m’invitèrent à boire davantage.

Il s’agissait du Marceau, un cuirassé prenant la mer, et nous chantâmes des complaintes lugubres en son honneur. C’est-y la mer qui le prendrait ?

Je voyais filer à toute vitesse ce grand cheval noir de navire qui s’était broyé sur la Baleine, par le travers de chez nous, et que les autorités essayaient de repêcher du côté du Fromvheur. Pour son équipage, personne n’en causait plus.

Des idées formidables me tenaillaient le cerveau : faire la guerre à la mer, étrangler la mer, couper sa tête.

Je serrais mon eustache sous ma ceinture. Je voyais du rouge couler du plafond de la salle où nous buvions.

De nouveau, dans la rue, lâchant les camarades, je festonnais, battant les murs. Ça tournait d’une façon vertigineuse. Plus aucun bec de gaz, plus de lanternes de voitures, plus de phares sauveurs. Je n’arriverais jamais nulle part cette nuit-là.

On entendait s’éloigner les chansons, les rires, les cris. J’étais dans une petite ruelle infecte, marchant dans une boue vaseuse, sentant la marée, une petite ruelle du côté, je pense, des bastions de la ville.

Je me la rappellerai toujours cette petite rue-là… quand je devrais vivre cent ans.

Elle se trouvait tellement étroite, tellement sombre que l’on n’y aurait point reconnu son père, même en plein jour. Là-haut, tout là-haut, les toits des maisons semblaient se rejoindre. Un ruisseau clapotait, provenant bien sûr des bassins où l’on radoube — on s’en doutait rien qu’à ses odeurs — ces trous où l’on jette plus de chats crevés que de pelures de pommes.

Là aussi des portes s’ouvraient, se fermaient, happant les promeneurs nocturnes, seulement les maisons étaient moins luxueuses, et, dans quelques-unes, des filles exploitaient les pauvres matelots, sans garantie du gouvernement.

Je ne sais pas pourquoi, j’eus peur tout d’un coup, une peur inexplicable. Je serrais mon couteau, je serrais mon couteau, en pensant marcher à la bataille.

Toutes les caresses des bonnes putains, là-bas, parmi les fleuves rouges des étoffes, ne m’avaient ni apaisé ni dégrisé ; tout le tapage des joyeux compagnons, les marins du Marceau, me restait au fond des oreilles comme des bruits de guerre. Contre qui, contre quoi fallait-il s’armer, se battre ?… Et très loin, très haut, plus haut que les maisons se rejoignant dans les ténèbres, girait un phare électrique dont les rayons blancs fouettaient le ciel de fouets livides m’éblouissant sans éclairer ma route.

Le plus étonnant, c’est que je me croyais en mer. J’allais au phare d’Ar-Men, je me dirigeais vers la Tour d’Amour, et je traversais l’océan à pied, n’ayant plus besoin de m’embarquer sur le Saint-Christophe. J’entendis qu’on marchait derrière moi.

Un trot de souris. Le pas de quelqu’un qui se dissimule.

— C’est le vieux, que je me dis !

Ça n’avait aucune raison de songer au vieux, puisque c’était une femme. Elle me posa la main sur la manche :

— Petit homme, qu’elle me dit !

Je fus envahi par une colère folle :

— Petit homme ? Moi, Jean le Maleux ! J’en vaux bien trois pour le service, et je me suis battu avec la mer. Faut pas me traiter de petit homme… Je reviens de trop loin !

La fille, peut-être aussi grise que moi, peut-être parce que mes paroles lui rappelaient un son de voix déjà entendu, se précipita brusquement dans mes bras, s’agrippa — telle une pieuvre — à mes épaules et me baisa sur la bouche d’un long baiser, suceur, abominable, puant le musc.

— Toi, tu n’embrasseras plus jamais personne ! C’est fini de rire, sale gueuse !

Et je lui plantai mon couteau dans le ventre.

Elle tomba. Je continuai mon chemin, ne me retournant même pas, marchant d’une enjambée plus ferme, plus digne, enivré d’un grand orgueil.

— Ben, quoi ? J’ai tué la mer !


XII


Encore un cauchemar ! que je pensais durant des semaines.

Mais la disparition de mon béret me tourmentait. J’avais perdu mon béret dans ma course à travers les rues chaudes de la basse ville de Brest, et puérilement, limant toujours le bouton de ma veste, je songeais qu’il me faudrait en racheter un autre ou… voir revenir l’ancien chez nous, rapporté par la police. Ça, c’était une preuve contre moi.

Je n’avais probablement tué personne. Les filles sont habituées aux coups de couteau des galants de la mer…

Celle-là vous embrassait comme la petite Marie, (Encore un rêve ? Comment la petite Marie, ma promise, aurait-elle pu se transformer en fille pour…)

Je ne ressentais ni chagrin, ni remords. Je ne pensais, ni n’agissais plus de mon plein consentement.

Puis, j’étais pris de boisson, cette nuit-là…

Mon béret ne revint jamais.

J’en fis acheter un autre.

Et des semaines, des semaines coulèrent, des mois. Noël, Pâques, l’Ascension, l’Assomption. Je n’entendais point leurs cloches.

Le Saint-Christophe passait, sifflait son appel à la vie devant la maison de la mort.

Je ne répondais pas, las d’essayer de vivre.

Nous demeurions les deux ours en cage, le vieux et moi, parlant juste pour le besoin du service, nous cachant nos manies secrètes, lui, déclinant peu à peu vers sa fin, car il n’étudiait même plus l’alphabet, moi farouchement reconquis par d’infernales habitudes.

On mangeait, on buvait, se remontant comme des horloges tous les matins, excellentes mécaniques de l’aurore au crépuscule, et se détraquant toutes les nuits, après les premiers jets de feu du phare.

On faisait son devoir d’éclairer le monde… en aveugles.

Le devoir, c’est une manie, la plus terrible des manies, car on a confiance en elle. On s’imagine qu’elle vous sauvera.

La conscience de mon crime ne me rentra au ventre que le jour où le vieux chut sur l’esplanade, terrassé par un mal singulier.

Il fumait sa pipe tout debout, le dos contre la muraille du phare, les pieds se mouillant dans l’écume qui déferlait rageusement jusqu’à lui.

Moi, je mâchais du tabac, assis sur le parapet du côté nord, et je le regardais comme étonné de le voir si grand.

Depuis que je ne lui adressais plus la parole que dans les occasions solennelles et que j’avais réparé seul notre brèche de la cinquième meurtrière, moyennant le ciment envoyé du Saint-Christophe, il semblait me conserver rancune.

Mais il restait toujours vaillant à la besogne, les temps de bourrasques ; d’ailleurs, il m’avait garé du vent le soir du navire en perdition… et on s’estimait.

…Quel navire ? Je ne me souvenais pas bien.

Tous les navires se perdaient par chez nous. Nous habitions la Tour d’Amour !

Mathurin Barnabas était grand, maigre et grand comme le phare, il ne se voûtait que pour flairer les épaves.

Sa figure blafarde, son nez camard, ses yeux sanglants qui pleuraient, maintenant, des espèces de glaires lumineuses, son haut front chauve, lui donnaient l’aspect d’un fantôme de chrétien, un matelot péri au loin qui revenait pour torturer les autres, car on l’avait dû faire sombrer trop tôt, un boulet aux chevilles, histoire de s’en débarrasser.

Il fumait, crachotant le long de ses habits tellement sales, tellement déchirés qu’on respirait, près de lui, une odeur affreuse.

Il puait le cimetière.

Moi, je continuais à me tenir propre. (Peut-être bien que je m’aimais encore un brin.) Lui ne s’aimait plus, n’aimait plus ses compagnons, n’aimait plus les noyées. Il guettait seulement la venue de la dernière marée… celle qui apporte le dernier navire pour le dernier voyage entre les quatre planches. Je calculais qu’il pouvait bien avoir la soixantaine.

— Peut-être ben que oui ! Peut-être ben que non ! m’aurait-il répondu, s’il avait su encore parler.

Mais il ne proférait plus que des sons bizarres, des grognements de porc sauvage qu’on ne comprenait guère, s’il ne les accentuait d’un geste.

Il fumait…

Tout à coup il s’abattit, le front en avant, sur les dalles de l’esplanade toujours glissantes, et il allait gagner le large.

— Père Mathurin ! Eh ! père Barnabas !…

Je le relevai, le prenant à bras le corps. Je le trouvai lourd comme du plomb.

Ses jambes ne remuaient pas, tendues, tirées par des cordes invisibles, ses bras mous ballottaient autour de son corps, n’essayant pas de chercher un appui. Seule, sa tête vivait, et ses yeux, ses pauvres yeux abominables, lancèrent une lueur verte.

— La barque ! dit-il distinctement.

— Quelle barque, père Mathurin ?

Moi aussi j’avais maintenant envie de parler.

Je tremblais de tous mes membres.

Je l’accolai au parapet, je courus chercher une fiole d’eau-de-vie et je le fis boire.

Ses dents, très serrées, brisèrent le goulot de cette bouteille, il avala autant de verre cassé que de liqueur.

— Voyons, père Barnabas, faut pas se laisser crever sans les sacrements… Le Saint-Christophe est venu hier… il ne repassera que dans quinze jours. Que diable… vous m’entendez, hein ?

Il fit signe que oui, hocha la tête et eut, cela m’étonna, son rire cynique des temps d’orage.

Jusqu’au soir je m’évertuai à lui ranimer les jambes. C’était pis que des morceaux de bois.

La paralysie, probablement.

J’avais encore de l’espoir, rapport à la tête qui continuait à virer sur son cou. Je lui enfonçai sa casquette, le recouvris de sa vieille couverture de lit sentant l’huile de poisson, et je le quittai, une heure, pour allumer les lampes là-haut.

En montant la spirale, mon cœur battait fort. Je me souvenais de sa phrase :

— Souhaite, le Maleux, que je ne meure point durant l’été, après le passage du ravitailleur…

Et je me rappelais aussi sa drôle de recommandation de t’arroser d’alcool.

Enfin, quoi, il n’allait pas pourrir quinze jours à côté de moi, lui qui pourrissait déjà au fond du charnier de son âme depuis tant d’années ?…

Ah ! bien non, je le jetterais plutôt dans l’océan.

Cas de force majeure, n’est-ce pas ?

À la mer comme à la mer !

Lorsque je redescendis, je le retrouvai couché, bien sage, ne remuant ni pieds ni doigts.

Ses yeux se fixèrent sur les miens, affectueusement, d’une couleur toute tendre, il me dit, d’un accent que je ne lui avais jamais entendu :

— Mon pauvre Jean, je suis fini.

Ce fut comme si mon père, mon vrai père, me parlait.

Je me mis à genoux près de lui, pleurant et oubliant mes réflexions égoïstes.

— Ben non, c’est pas une raison, l’ancien, pour vous effrayer, vos jambes vont vous revenir. On n’est pas fini pour une chute, un simple étourdissement. À votre âge… on se frappe, mais… quoi, je suis là pour vous soigner… On ne se parle guère… mais on se comprend, mon pauvre vieux. Le malheur nous tient depuis longtemps les mains l’une dans l’autre.

Il essaya de se remuer, retomba, râcla la pierre de ses ongles et du bout de ses bottes.

— Faut me mettre sur mon lit, mon gars, dit-il de sa voix de plus en plus claire, et me frotter avec du pétrole. Un bon remède. Faut tout essayer. Je tiens point à te laisser dans l’embarras, le Maleux.

Il songeait à mon embarras, tout près de sa propre mort.

Je fus si touché que mes larmes ruisselèrent.

Mon cœur crevait avec lui.

Dame, on avait vécu bientôt six ans ensemble.

Ennemis ? Non ! Seulement étrangers.

— Père Mathurin, dites-moi ce qu’il faut faire. Je vous obéirai.

Je le traînai, ce grand cadavre qui causait, retrouvant la vie de la raison, et je le plaçai sur sa couchette, en face de notre foyer.

Il voulut boire, je lui offris du vin.

— Non, fit-il, donne-moi de l’eau…

Il en but deux gorgées.

— Elle est amère, l’eau, murmura-t-il. Est-ce qu’elle est toujours comme ça ici ?

Lui n’en buvait jamais.

— Elle est douce, père Mathurin… d’ordinaire. Voulez-vous du sucre ?

— Non, merci.

Et ses yeux se fermèrent un instant.

Il avait dit : merci ! Je ne savais plus quoi inventer pour le remercier à mon tour de se montrer brave homme.

Ce n’était pas sa faute s’il était si sale.

Ce n’était pas sa faute s’il était si méchant.

Quelque chose avait dû passer sur lui, l’éteignant, et glaçant la meilleure vigueur de son sang.

Le pauvre…

Son grand corps, étendu au milieu de notre salle basse, paraissait s’écraser sous l’énorme colonne du phare.

On l’avait muré là, et il portait le lourd flambeau de toute la dernière force de sa poitrine d’homme.

Maintenant ma poitrine, plus jeune, allait remplacer la sienne, et je sentais déjà le fardeau m’accabler, sans d’ailleurs aucune idée de me soustraire à ce devoir.

Quand on reste longtemps à la même place, on aime l’endroit où l’on souffre. C’est plus naturel que de chercher le bonheur.

Je pensai qu’il voulait dormir et je vins bourrer une pipe sur l’esplanade.

Il faisait une belle soirée d’automne, en supposant qu’on puisse dire que la mer est belle quand elle est rouge, toute teintée par le soleil couchant, comme par la fureur d’un incendie. Les vagues ondulaient, grosses, opulentes, dans un tel luxe de soieries et de bijoux qu’elles offensaient notre misère. Ah ! les gueuses, les gueuses ! Tous leurs petits ronrons de chatte, leurs cris de lionnes enragées, leurs danses de comédiennes et, pour finir, les torrents de sang et de larmes ruisselant autour d’elles sans paraître les salir. Belles de toutes les libertés que les hommes prisonniers de leurs volontés sont obligés d’admirer de loin !

On veille sur elles et elles avalent les grands navires ; on leur confie sa destinée, et elles vous noient entre leurs seins mouvants.

Cela jouait, se poursuivait, hurlait des mots obscènes, ou chantait des cantiques, mais cela, par-dessus tout, vivait de la mort des autres.

Une odeur de marée entrait chez nous avec le vent pur, une odeur impure, âcre, gerçant les lèvres qui en goûtaient la saveur excitante, fendant la peau de rides précoces, emplissant les regards du sel dont on fabrique les larmes de désespoir.

La mer était belle, la mer dansait au soleil couchant, et relevait sur les marches de l’escalier du phare ses franges d’écume comme une fille exhibe son linge.

Bientôt nous aurions besoin de linge, en effet, et je pensais que nous ne possédions point de drap neuf pour un linceul décent.

— Le Maleux ?

Je me retournai.

Le père Barnabas s’était presque dressé sur son lit. Il devenait plus pâle, et ses yeux se creusaient horriblement dans sa face livide.

— Jean, tu es un bon compagnon, quoique ben jeune pour tolérer ça… Jean, faut tout prévoir… Je peux sombrer… Je sens plus mes genoux… tâte voir le cœur… Est-ce que ça bat toujours ?

Je lui touchai la poitrine.

— Vous êtes fou, l’ancien. On ne meurt point d’une attaque… il en faut trois. D’ailleurs, je vais mettre un pavillon en berne et si une barque…

Il tressaillit douloureusement.

— La barque ! La barque ! répéta-t-il.

— Quelle barque, père Mathurin ?

Il se penchait pour regarder la mer, semblant guetter réellement une voile.

La mer dansante ne faisait danser personne.

— V’là que ça le reprend ! soupirai-je.

Je le veillai, immobile à côté de lui, les bras croisés.

C’était l’agonie qui arrivait. Il ne verrait point la troisième attaque, et je resterais en tête à tête avec un cadavre, cette fois, tout à fait mort.

Quinze jours… sans pouvoir l’enterrer !

— Mon Dieu, dis-je tout haut, protégez-nous !

Dieu nous protégeait visiblement, car il nous faisait grâce de la tempête. Là-haut, les lampes flambaient tranquillement, durant que le gardien-chef coulait sa dernière huile.

Vers minuit, comme je descendais de la lanterne, le vieux me sembla presque bien. Ses yeux se remirent à me chercher, et sa voix s’adoucit :

— Est-ce que ce serait de bonne amitié que tu me rendrais un service, le Maleux ?

Je m’assis sur son lit, et je dis oui, du front.

— T’auras pas peur ?

— J’ai plus peur de rien, déclarai-je d’un ton résolu.

— Alors… va me la chercher…

Je fus debout, tout de suite, et je m’écriai :

— Qui ? La femme ?

— Oui, la femme, puisque tu l’as vue…

Je frissonnais de tout mon corps. Il n’était pas fou… je n’étais pas fou…

Nous avions tué chacun une femme que nous aimions, étant ivres, ou d’amour ou de vin…

Mon crime, demeuré enseveli au fond de ma conscience, ressuscitait, et je retrouvais la preuve du mien avec la certitude du sien.

— Père Barnabas… excusez-moi… j’ai cru voir sa tête… un jour d’y a longtemps, derrière la vitre d’une des meurtrières…

— Tu es jeune… tu ne comprendras pas… c’est des appétits de vieux, et puis… autrefois… la vivante… elle m’avait fait cocu… J’ai jamais pu aimer que celle-là, par orgueil… Faut aller me la chercher, et tu la jetteras dans la mer quand je serai fini.

Il m’indiqua la poche de cuir de sa ceinture, qui ne le quittait jamais. J’y puisai une clé toute chaude encore du contact de sa chair.

Il me fit un signe.

Mais j’étais déjà parti. Je savais bien le chemin.

Je montai, m’appuyant au mur, suffoquant et tendant ma lampe bien en avant comme pour me défendre.

Vers la moitié de l’escalier, je m’arrêtai contre la porte mystérieuse.

Oh ! pas plus mystérieuse que les cinq portes aux cinq étages de la tour.

Je posai ma lampe et j’introduisis la clé. Ça s’ouvrit très doucement.

…De la poussière, un peu de sable, de ce sable fin qui pénètre partout, si blanc, si fluide. Pas de femme ! Aucun cadavre, aucun squelette ; seulement, sur l’appui de la fenêtre, juste devant la loupe de verre, voilée d’une buée verte, une étrange plante dans un pot de cristal, un large pot où l’on met des gros fruits à confire… et les poisons, chez les pharmaciens.

Cette plante s’étalait autour du pot en luxuriants rameaux blonds, était onctueuse au toucher, très pareille à des cheveux.

Retournant le bocal, je vis la tête osciller légèrement, et ses yeux vides s’emplirent de lueurs, s’irisant à travers l’alcool.

Je jetai ma veste sur elle, pour ne plus rencontrer ses yeux en l’emportant.

…Le vieux caressa, de ses larges pinces de crabe, cette chevelure fusant d’une rondelle de liège, en cascades légères, puis il dit, très distinctement, durant que je me cachai la figure dans ses draps :

— Ben quoi, petit ? Fais pas l’enfant !… Elle a été belle… je t’en réponds, elle ne l’est plus… mais c’est que tu n’as pas connu son corps… Aucune autre créature n’a été si bonne pour moi, le pauvre bougre abandonné… elle est venue comme un ange quand je me rongeais les sangs attendant la marée montante. Elle est venue suivant une barque chavirée… morte à peine depuis deux jours, pas enflée, pas verdie, toute jeune la pauvre garce… et vierge… une demoiselle riche. Elle était accrochée par ses cheveux au gouvernail de la barque… des cheveux plus blonds, plus épais… (je lui en ai pris deux touffes près des oreilles, je les aimais tant…) Ils avaient encore un parfum de fleur… des fleurs de la terre… je l’ai gardée une lune… puis j’ai coupé la tête… pour mon dessert d’amour. Oui, bien bonne, bien douce, bien complaisante ! Cependant, elle m’a fait tuer quelqu’un, celui d’avant toi, un garçon sensible qui, rien que de l’avoir aperçue, s’est suicidé. Il s’est guéri, quoi ! Maintenant… faut la rendre à l’Océan. Car… je suis jaloux. Va !…

Je me relevai ; tout courant, j’allai précipiter cela du haut des escaliers de l’esplanade. Le bocal se brisa, rendant un son sinistre de vitre éclatant sous un poing, et la tête, enfin libre, sombra au plus profond des abîmes.

Quand je rentrai, le vieux riait d’un rire presque paisible, ses puissantes mains posées bien à plat sur sa poitrine, et il ne respirait plus.

Lui aussi était guéri !

Je récitai la prière des morts que tous les gens de mer, qu’ils croient en Dieu ou qu’ils se donnent au diable, savent par cœur.

Je récitai la prière des morts dans ma grande solitude peuplée de fantômes…

…Au bout de trois jours, je l’arrosai de pétrole.

…Le cinquième jour, je l’entourai de tous ses habits, et je le cousis dans ses draps hermétiquement.

…Vers le huitième jour, ne mangeant plus, ne buvant plus, je m’enfermai chez moi, je bouchai la porte de l’escalier, et je passai le temps au soleil, sur le chemin de ronde.

Mais il fallut descendre pour chercher des provisions de torches, en cas de grain.

Le long de la spirale, c’était comme l’haleine de la peste.

Le courage me manqua. J’eus l’idée sacrilège de le lancer à l’eau, bourré de limailles et de plomb.

Non ! Je ne devais pas… il avait encore bien besoin de prière. Je ne devais pas…

Je l’exposai, comme un ballot, dans le coin nord de l’esplanade.

Ce supplice dura les quinze jours prescrits.

Des vers grouillaient, gras de graisse humaine, sur le ballot…

— Navire !…

Je hurle, je saute d’impatience.

C’est le Saint-Christophe.

On m’envoie un camarade, le remplaçant des jours de sorties.

Et les autorités débarquent : un officier tout galonné, l’air sérieux, le commandant, le médecin et le prêtre.

Le palan les amène un à un, d’abord comme des petits pantins ridicules, ensuite, les pieds sur les dalles du phare, plus grands, plus solennels.

Toutes ces figures de compassion m’émeuvent, et j’ôte mon béret, bien honnêtement.

Je suis un criminel devant ses juges.

Je m’explique et je pleure.

— Allons ! allons ! le Maleux, fait l’officier, vous êtes un brave garçon… vous avez eu du courage… oui… une terrible situation quinze jours au large, sans un aide… Vous serez récompensé !…

Il parle pendant une heure. Les oreilles me saignent. Il nous réunit autour de ce ballot qui pue et nous apprend que ce fut un homme…

— Trente ans de services ! Un luron, mes amis. Que Dieu ait son âme. Vous, le Maleux, vous voilà gardien-chef.

Le curé s’agenouille.

Nous pleurons tous.

Et ils s’en vont, d’abord solennels, ensuite petits pantins pendus au bout du fil de la providence.

— Ho ! hisse ! hisse en haut !

Nous halons ferme, mon aide et moi, ragaillardis un peu par une goutte bue et trinquée avec les patrons.

Je suis nommé gardien-chef.

Marie, ma chère petite Marie…

Devant Dieu, s’il m’écoute, je jure de ne jamais revoir la terre.


XIII


Alors, comme j’ai peur, moi aussi, d’oublier l’alphabet, je me suis mis à écrire mon histoire sur le grand livre du phare. Je mentionne les navires perdus, les barques de pêche, passant le ventre en l’air, et, un à un, tous mes souvenirs d’amour qui sombrent dans l’éternelle tristesse.

Mais je fais mon devoir malgré moi.

Je demeure solide au poste.

L’idée fixe du devoir, c’est le commencement de la folie.

…Et je suis fou, car je n’espère plus rien, je n’attends plus rien… pas même la belle noyée de la marée montante !…

FIN