La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 11

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Daniel Horthemels (p. 143-149).

Mr Descartes ne fut pas long têms à Paris sans ressentir les incommoditez de sa réputation qui lui attiroit trop de visites. Peu s’en fallut qu’il ne mît au nombre de ces inconvéniens la multitude des amis qu’elle lui produisoit. Il n’y avoit presque pas de jours qui ne lui en fissent paroître quelqu’un de nouveau. Il songea de bonne heure à s’en décharger pour ne pas tomber dans l’accablement : mais il ne vint à bout de se débarrasser des plus inutiles, et des plus onéreux qu’au têms de sa retraite en Hollande pour le plûtôt.

M Des Argues fut l’un de ceux qu’il se fit un devoir de conserver toute sa vie. Il étoit lyonnois de naissance ; se faisoit distinguer dés lors par son mérite personnel : et pour ne rendre pas inutile au public la connoissance qu’il avoit des mathématiques, et particuliérement de la méchanique, il employoit particuliérement ses soins à soulager les travaux des artisans par la subtilité de ses inventions. En quoi il s’attira d’autant plus l’estime et l’amitié de M Descartes, que de son côté il songeoit déja aux moiens de perfectionner la méchanique, pour abréger et adoucir les travaux des hommes. Ce fut M Des Argues qui contribua principalement à le faire connoître au Cardinal De Richelieu : et quoi que M Descartes ne prétendît tirer aucun avantage de cette connoissance, il ne laissa pas de se reconnoître trés-obligé au zéle que M Des Argues faisoit paroître pour le servir. Il a survêcu à M Descartes de quelques années.

M De Beaugrand secrétaire du roy, mathématicien de Gaston Duc D’Orléans, que M Gassendi appelloit encore un jeune homme en 1631, a passé aussi pendant quelque têms pour l’amy de M Descartes ; peut-être parce qu’il l’étoit du P Mersenne. On ne peut pas nier qu’ils ne se soient connus assez particuliérement : mais leurs liaisons ne furent jamais fort étroites ; et l’estime que M Descartes faisoit de son sçavoir sur le rapport de leurs amis communs, diminua beaucoup depuis qu’il eut publié son traitté de la géostatique. Il mourut prés de dix ans avant M Descartes.

On peut mettre pareillement au nombre des amis que M Descartes acquit à Paris M Silhon, M De Serisay, et M Sarazin, aux intérets desquels il n’étoit pas indifférent, puis qu’il étoit curieux, même dans sa retraite de Hollande, d’apprendre de leurs nouvelles de têms en têms, quoi qu’ils ne parussent pas trop se mêler de mathématiques. M Silhon, étoit natif de Sos en Gascogne : il fut honoré de la qualité de conseiller d’etat, du têms du Cardinal Mazarin, auquel il se rendit agréable et nécessaire. Il étoit l’un de ceux que le Cardinal De Richelieu avoit choisis pour remplir le nombre des quarante académiciens, lors qu’il fut question de former un corps régulier de l’académie françoise en 1634. Outre ce qu’il a fait de politique et d’historique, nous avons de lui un ouvrage in quarto , qui avoit quelque rapport avec les études de M Descartes. C’est celuy de l’immortalité de l’ame, qui selon M Pélisson, est comme une théologie naturelle. Il a survêcu de plusieurs années à M Descartes, et il a eu pour successeur à la place d’académicien, M Colbert ministre d’etat en 1667.

M De Serisay étoit parisien de naissance, et intendant de la maison de M Le Duc De La Rochefoucaud. Il fut l’un des prémiers d’entre les sçavans et les beaux esprits, qui par leurs assemblées libres donnérent la naissance à l’academie françoise, quatre ou cinq ans avant qu’elle fût établie par edit du roy. Quoiqu’il se fût opposé à la proposition que le Cardinal De Richelieu avoit faite à leur assemblée de former un corps sous sa protection, et de s’assembler réguliérement par une autorité publique : on ne laissa pas de le créer directeur de l’académie à l’instant de son érection. Ce fut lui qui malgré les attaches qu’il avoit aux intérêts de son maître ennemi du Cardinal De Richelieu, fut chargé par la compagnie de composer la lettre par laquelle ce cardinal étoit supplié d’honorer l’académie de sa protection. M De Serisay resta dans le monde prés de trois ans au delà de M Descartes, et il laissa sa place d’académicien à M Pélisson maître des requêtes.

M Sarazin étoit de Caen en Normandie, et il fut sécrétaire de M Le Prince De Conty, (Armand De Bourbon). Ses études, non plus que celles de M De Serisay, n’avoient pas beaucoup de rapport avec celles de M Descartes. Il n’en étoit pourtant pas moins son amy : et M Descartes, qui avoit le goût de la politesse et du bel-esprit, sçavoit l’estimer autant, et peut-être plus que quelques-uns qu’on voioit dans l’académie à son préjudice. Ils se faisoient des complimens, se rendoient des civilitez mutuelles par la médiation de quelque amy commun de Paris durant leur absence, et nous voyons que M Sarazin avoit soin de lui faire présent de ses livres.

Nous ne devons pas omettre M De Boissat, puisque M Chorier nous apprend qu’il étoit des amis de M Descartes. Dans cette supposition l’on pourra faire remonter leur amitié jusqu’à une source plus haute que n’est celle des autres amis que M Descartes n’a connus qu’à Paris. Il est trés-probable qu’ils s’étoient déja vûs dés l’an 1625 au siége de Gavi en Italie, ou M De Boissat avoit servi sous le connêtable De Lesdiguiéres en qualité de capitaine d’une compagnie dans le régiment de Sancy. Il n’étoit pas moins amy de M Gassendi que de M Descartes : mais ayant à se déterminer sur une secte de philosophie, il préféra celle de M Descartes, dont il se rendit le disciple depuis qu’il eût publié ses livres. M Gassendi n’en eut point de jalousie, il ne l’en aima pas moins, et le loüa même de son choix suivant la bonté de son naturel, qui lui faisoit au moins tourner en éloges les approbations que son intérêt particulier lui faisoit refuser à la philosophie de M Descartes. M De Boissat Seigneur De Licieu en lionnois étoit un gentilhomme du Dauphiné, qui n’avoit pas moins d’esprit que de cœur. Il étoit de prés de huit ans plus jeune que M Descartes, et il vêcut douze ans aprés luy.

Il avoit été reçû dans l’académie dés l’an 1634, avec Messieurs Voiture et De Vaugelas : et il eut pour successeur dans cette place M Furetiére l’an 1662.

Il semble qu’on pourroit aussi rapporter au têms de la demeure de M Descartes à Paris, l’amitié qu’il eut avec M Frenicle, qu’il appelle souvent M De Bessy simplement ; avec M De Sainte Croix, M De Marandé, et M Picot, quoi que je n’aye pu encore fixer le commençement de leur connoissance. M Frenicle Sieur De Bessy étoit parisien, mais originaire de la province de Bourgogne, et il passoit à Paris pour l’un des grands arithméticiens du siécle. Il y a eu deux hommes de lettres de ce nom en même têms, tous deux mathématiciens, tous deux poëtes. C’est avec l’ancien que M Descartes paroît avoir eu ses habitudes. Ils s’écrivoient quelquefois de l’un à l’autre : mais pour l’ordinaire le Pére Mersenne recevoit les questions ou les demandes de M De Bessy pour M Descartes, et les réponses ou solutions de M Descartes pour M De Bessy.

M De Sainte Croix, étoit un autre arithméticien insigne, mais encore plus intime amy de M Descartes.

Je crois que c’est le même que nous trouvons appellé par d’autres personnes André Jumeau, qui étoit prieur de sainte croix, et qui avoit été précepteur de M Le Duc De Verneuïl. M Descartes témoignoit estimer trés particuliérement la connoissance profonde que M De Sainte Croix avoit de l’arithmétique et de l’algébre : et il se faisoit un plaisir singulier de répondre à ses questions, parce qu’il y trouvoit presque autant de satisfaction que M De Sainte Croix en témoignoit pour ses réponses. Il mourut avant M Descartes.

Pour M De Marandé, l’on peut dire que ses livres l’ont fait assez connoître dans le monde. Mais il faut prendre garde de ne le pas confondre avec un ecclésiastique de même surnom et du même têms.

Celuy-cy se nommoit Léonard De Marandé, se qualifioit conseiller et aumônier du roy, et se mêloit de théologie. Mais l’amy de M Descartes étoit gréffier de la cour des aydes, et donnoit le reste du têms que luy laissoit son office à des traductions fra nçoises, et à des exercices de philosophie et de mathématiques.

Mais de tous ces amis de M Descartes, personne n’entra plus avant dans sa familiarité et dans la connoissance de ses affaires que le Sieur Claude Picot prieur du Rouvre, que nous appellons communément l’abbé Picot. Il ne se contentoit pas de se déclarer publiquement le disciple et l’admirateur de M Descartes, il voulut être encore le traducteur de ses principes

son correspondant pour les

lettres qu’il avoit à recevoir et à rendre ; son hôte à Paris, dans les derniers voyages qu’il fit de Hollande en France ; l’agent de ses affaires domestiques ; le receveur de ses rentes de Bretagne et de Poitou. Cét abbé étoit fils d’un receveur général des finances de Bourdeaux. Il avoit deux fréres, dont l’un fut d’abord prémier valet de chambre de la garderobbe du roy, puis receveur général aprés son pére ; l’autre étoit conseiller à la cour des aydes de Guienne à Bourdeaux.

M Descartes étant à Paris, ne songeoit qu’à rendre utiles les habitudes qu’il avoit avec ses amis et les gens de lettres, lors qu’on y reçût la nouvelle de la mort du chancelier Bacon, arrivée le neuviéme jour d’avril 1626. Cette nouvelle toucha sensiblement ceux qui aspiroient aprés le rétablissement de la véritable philosophie, et qui sçavoient que Bacon travailloit à ce grand dessein depuis plusieurs années. Ceux qui avoient espéré de le voir venir à bout d’une entreprise si extraordinaire regretérent sa perte plus particuliérement que les autres, voyant que Dieu qui l’avoit retiré en la soixante sixiéme année de son âge, ne lui avoit pas accordé assez de vie pour l’éxécution de son dessein. Il est vray que six ans avant sa mort il avoit mis en lumiére le prémier volume de son grand ouvrage du rétablissement de la philosophie sous le titre d’instauratio magna dont son nouvel organe fait partie. Mais ce n’étoit qu’un essay de ses sublimes projets, capable seulement de laisser dans l’esprit de ses lecteurs une idée trés-grande de ce qu’il faisoit espérer à la postérité. Aussi voyons nous qu’il n’y approfondit rien ; que les propositions et les axiomes qu’il y avance sont plutôt des avis et des expédiens pour donner des ouvertures à méditer, que des maximes propres à établir des principes.

Il faut avoüer que l’exécution d’un dessein aussi héroïque que celui de rétablir la vraye philosophie étoit réservée à un génie encore plus extraordinaire que le sien. Mais c’est avec beaucoup de justice qu’il a reçu les éloges de toutes les personnes judicieuses qui n’ont pas pû ne pas goûter le plan qu’il avoit donné pour rebâtir sur de nouveaux fondemens. Il avoit remarqué que l’esprit humain se trouvoit embarassé de plus en plus dans la recherche de la vérité principalement depuis que les péripatéticiens étoient venus à bout de faire recevoir presque par tout leur méthode scholastique. Il n’avoit pû voir sans peine que cét esprit fût privé des vrays secours pour cette recherche, ou qu’au moins il ne sçût pas bien user de ceux qu’il avoit ; que de cette privation ou de ce mauvais usage des vrays secours fût venuë une ignorance presque totale des choses naturelles suivie de mille inconvéniens. Dans cette vuë il avoit crû devoir employer toute son industrie pour tâcher de réconcilier l’esprit humain avec la nature ou les choses naturelles, et de rétablir leur commerce. Il avoit jugé qu’il falloit commencer d’abord à corriger les erreurs passées, et à établir les moyens de prévenir celles qui pourroient arriver dans la suite des têms. Mais il ne pouvoit espérer ces bons effets ni des forces particuliéres de l’entendement humain, ni des secours de la dialectique, parce que les premiéres notions que nôtre esprit reçoit des choses luy paroissoient vicieuses et confuses, et que l’on faisoit mal, selon lui, de séparer ces notions des choses mêmes. C’est delà néantmoins que dépendent les secondes notions et les autres connoissances qui sont du ressort de la raison humaine, de sorte que tout le systéme des sciences naturelles ne lui parut qu’une masse confuse de fausses idées. Il ne s’agissoit donc de rien moins que de dresser un systéme nouveau sur des fondemens tout différens de ceux des anciens qui lui avoient paru si ruïneux. Mais il ne se rebuta point de la difficulté de l’entreprise : et il voulut bien s’exposer au danger de passer pour le plus téméraire des hommes, afin de fendre au moins la glace à ceux des esprits de sa trempe qui pourroient venir aprés luy.

M Descartes n’eût aucun besoin de son exemple, si ce n’est peut être pour justifier la hardiesse qu’il avoit euë d’abandonner le chemin des anciens, comme avoit fait ce chancelier. Mais quoyqu’il se fût fait une route toute nouvelle, avant que d’avoir jamais oüy parler de ce grand homme, ni de ses desseins, il paroît néanmoins que ses écrits ne luy furent pas entiérement inutiles. L’on voit en divers endroits de ses lettres qu’il ne desapprouvoit point sa méthode, et qu’il la jugeoit assez propre pour ceux qui vouloient travailler à l’avancement des sciences sur des expériences faites à leurs dépens. Quand les vûës de Bacon, qu’il n’appelle jamais autrement que verulamius ou verulamio à cause de la baronie de Vérulam qu’il possédoit avec le vicomté de Saint Albans, luy auroient été absolument inutiles, on peut dire que la devise, ou plûtôt la prophétie de ce magistrat, (…), servit beaucoup à l’encourager dans l’espérance que d’autres qui viendroient aprés luy pourroient continuer ce qu’il auroit commencé.