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La Vie secrète de Catherine Labouré/Deuxième Partie

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Éditions Spes (p. 81-180).

DEUXIÈME PARTIE

Le supplice de Catherine, dans cette atmosphère de marchand de vin, ne pouvait durer. Elle avait obéi aux ordres de son père avec une résignation touchante. Mais lorsqu’en se retirant dans sa chambre, le soir, elle entendait encore bourdonner à ses oreilles les propos grossiers, ce bruit de houle, le cliquetis des fourchettes mêlé aux rires, aux jurons et aux apostrophes galantes, son cœur angélique se soulevait.

— Je ne pourrai plus, je ne pourrai plus !

Pourquoi, parmi tous ses frères, avoir choisi celui dont l’état se trouvait le plus éloigné des goûts de Catherine, alors qu’Hubert, l’aîné, le médaillé de Sainte-Hélène, le brillant officier, Garde du Corps de Charles X, était marié (il avait épousé sa cousine germaine, Jeanne Gontard) et que sa femme tenait une « Institution de jeunes demoiselles », comme on disait alors, à Châtillon-sur-Seine ? Si son père s’obstinait à l’éloigner, que ne l’avait-il envoyée à ce pensionnat où elle eût pu au moins s’instruire ?

Charles, le restaurateur, qui avait vingt-huit ans, ne peut méconnaître le chagrin de Catherine ni même la flagrante incompatibilité entre sa situation chez lui et son caractère. Il a dû, plus d’une fois, la trouver en larmes. Néanmoins, venue au restaurant en 1828, elle y était encore à la fin de 1829. Il est hors de doute qu’appliquée à ce métier affreux pour elle comme à toutes ses besognes, elle lui rendait de grands services. Charles aurait aimé à garder cette sœur parfaite. Néanmoins, il semble bien que loin de chercher à la retenir, il ait préparé les voies pour lui faciliter le séjour qu’elle désirait faire chez sa belle-sœur Hubert, à Châtillon-sur-Seine.

En effet, Catherine ne sait ni lire, ni écrire. Comment Mme Hubert Labouré connaît-elle ses souffrances et a-t-elle l’idée de la recueillir sans que le restaurateur ou sa femme eussent prêté leur plume à la jeune fille ? Tonine ne peut être au courant que par le même truchement.

D'autres frères de Catherine habitaient aussi Paris. Jacques, négociant en vins, Antoine, le pharmacien, Joseph, le marchand de bouteilles. Pierre, l'employé de commerce. Peut-être s'adressa-t-elle à l'un d'eux. Mais il ne déplaît pas de supposer que celui de tous ses frères qui l'appréciait le mieux, vivant avec elle, fut celui qui servit le mieux ses intérêts.

Quoi qu'il en fût, Mme Hubert Labouré connut la détresse morale de Catherine, et l'invita à venir chez elle. Et ceci, nous le savons par une lettre de la sœur aînée, Fille de la Charité à Castelsarrasin, réponse à une missive de Catherine où celle-ci exprimait son désir de se consacrer à Dieu. La lettre de ma Sœur Marie-Louise Labouré, datée de 1829, se termine par ces mots :

« Je désire bien que tu passes quelque temps (comme te l'a proposé notre chère belle-sœur) chez elle afin de te faire prendre un peu d'éducation, ce qui est très nécessaire en quelque occasion que l'on puisse être. Tu t'apprendrais à parler français un peu mieux qu'on ne fait dans notre village; tu t'appliquerais à l'écriture, au calcul, et surtout à la piété, à la ferveur

et à l'amour des pauvres. »

Les choses commençaient donc à s'arranger. Au bout d'une année environ passée, au restaurant de Charles, à la rentrée des classes en 1829, nous voyons Catherine à Châtillon-sur-Seine, près de sa belle-sœur et cousine, Jeanne, dans le plus élégant pensionnat de la région où une partie de la noblesse bourguignonne envoyait ses filles.

Qu'on se figure néanmoins l'état d'âme de celle qui tombait ici de Charybde en Scylla. Après la rondeur et la bonhomie souvent triviale, après le matérialisme grossier de chez le marchand de vin, voici la préciosité de ces charmantes oiselles à qui le maître à danser venait apprendre, selon la mode d'alors, la façon de ramasser à terre un mouchoir de dentelle, de tenir un éventail, d'offrir une dragée. Elles étudiaient la mythologie, l'Histoire de France en vers de Gautier, prenaient une teinture d'astronomie. Et un jour virent arriver parmi elles cette robuste fille de la campagne, aux grands yeux bleux directs, mais froids, à la physionomie hermétique, ignorant l'art des révérences et jusqu'à celui de tenir une plume. Des rires étouffés durent saluer celle dont elles ne pouvaient soupçonner la grandeur.

Il ne faudrait pas croire que la sainteté empêchait Catherine d’être susceptible et de ressentir les affronts. Elle ne s’y habitua jamais. Mais elle en prenait la souffrance comme due à son indignité et suppliait Dieu en secret pour la grâce de les pardonner sans restriction, ni colère. Ce furent les premiers qu’elle connut. Sa belle-sœur dut bientôt comprendre qu’on ne pouvait mêler à ces jeunes filles raffinées cette fleur des champs. Il est présumable qu’une maîtresse des petites classes lui enseigna la lecture et l’écriture dont elle n’avait que des notions oubliées depuis sa neuvième année.

Elle vécut, le peu de temps passé chez Mme Hubert Labouré, dans l’appartement de la Directrice et jouissait d’une grande liberté.

Or, à Châtillon-sur Seine, sur la rive droite du fleuve, rue de la Haute-Juiverie, se trouve l’Hospice de la Charité, dirigé par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. Un beau jour, voici que, renseignée par sa belle-sœur, Catherine se rend à cette maison, preuve assez sensible que cette Congrégation l’attirait entre toutes.

Dans la lettre de Castelsarrasin que je viens de citer, où sa sœur Marie-Louise la décide à accepter l’invitation de Châtillon, au milieu d’une très pompeuse dissertation dans le goût du temps sur l’état des âmes consacrées au Christ, la religieuse avait écrit :

« Il n’est pas dans notre usage d’engager personne à entrer dans notre communauté ; j’espère que le bon Dieu me pardonnera cette faiblesse pour toi. Il sait que le salut de ton âme m’est cher comme la mienne et combien je désire que tu sois du nombre de celles qui seront appelées un jour : << Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous a été préparé… J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire. J’ai été malade et vous m’avez soulagé. J’ai été nu et vous m’avez revêtu. J’ai été prisonnier et vous m’avez visité. » Et voilà l’état d’une vraie Fille de la Charité. »

C’étaient des paroles assez engageantes et décisives pour l’état où se trouvait Catherine.

Elle ne se doutait pourtant pas de la surprise qui l’attendait le jour où elle allait visiter les Sœurs pour s’ouvrir à elles de sa vocation.

Elle demande la Supérieure. La Sœur Portière la conduit au parloir. Et là, à peine entrée, qu’aperçoit-elle en levant les yeux sur ce tableau pendu à la muraille ? Le vieux prêtre de ce rêve fait naguère à Fain ! C’est bien lui ! Elle le reconnaît parfaitement. Voici son grand front couronné d’une vaste calotte noire, ses yeux plissés, un peu rieurs et si doux ; le nez fort dont la lourde chute vers les lèvres a quelque chose de débonnaire et voici surtout ce sourire ineffable d’un vieillard dévoré de Charité, sourire d’une bouche déjà rentrante qui fend un bas de visage tout ridé où le menton pointe. Et il n’est pas jusqu’à ce dos voûté par une longue habitude de condescendance qui ne rappelle à Catherine l’attitude du vieux prêtre de son rêve lorsqu’il la regardait si étrangement à chacun de ses Dominus vobiscum, ou lorsqu’il lui disait : « Aujourd’hui, tu me fuis. Un jour, tu viendras à moi. Dieu a ses desseins sur toi. Ne l’oublie pas. »

Catherine est demeurée en arrêt devant ce portrait, confondue, dans une émotion insurmontable. Elle se sent, dans ce parloir, environnée d’une atmosphère surnaturelle. Encore une fois elle échappe à la terre. 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Pour donner satisfaction à Catherine, M. Aladel, à l’endroit des Apparitions de la Médaille et du Globe, fit enlever le maître-autel qu’on remplaça par un autel de marbre blanc qui fut un peu reculé par rapport à l’ancien. Et derrière il fit placer une statue de la Vierge de la Médaille.

Mais ce n’était pas la Vierge au Globe. Et la Bienheureuse demeura inquiète. « M. Aladel la fit patienter d’une année à l’autre, dit le P. Misermont, et mourut, en 1865, sans avoir pu réaliser son vœu. »