La Ville noire/1

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-17).

I


— Pourquoi es-tu triste, mon camarade ? De quoi es-tu mécontent ? Tu es jeune et fort, tu n’as père ni mère, femme ni enfants, partant aucun des tiens dans la peine. Tu travailles vite et bien. Jamais tu ne manques d’ouvrage. Personne ici ne te reproche de n’être pas du pays. Au contraire, on t’estime pour ta conduite et tes talents, car tu es instruit pour un ouvrier : tu sais lire, écrire et compter presque aussi bien qu’un commis. Tu as de l’esprit et de la raison, et par-dessus le marché, tu es le plus joli homme de la ville. Enfin tu as vingt-quatre ans, un bel âge ! Qu’est-ce qu’il te faut donc, et pourquoi, au lieu de venir te promener et causer avec nous le dimanche, te tiens-tu à l’écart, comme si tu ne te croyais pas l’égal des autres, ou comme si tu ne les jugeais pas dignes de toi ?

Ainsi parlait Louis Gaucher, l’ouvrier coutelier, à Étienne Lavoute, dit Sept-Épées, le coutelier-armurier. Ils étaient assis au soleil, devant une des cinq ou six cents fabriques qui se pressent et s’enchevêtrent sur les deux rives du torrent, à l’endroit appelé le Trou-d’Enfer. Pour s’entendre parler l’un l’autre au bord de cette violente et superbe chute d’eau, il leur fallait l’habitude qu’ils avaient de saisir la parole humaine à travers le bruit continuel des marteaux, les cris aigres des outils et le sifflement de la fournaise.

Les deux ouvriers mangeaient en causant. Gaucher avait une écuelle sur ses genoux, une écuelle de soupe appétissante que lui avait apportée, d’un air orgueilleux et grave, sa fille aînée âgée de cinq ans. La jeune mère, qui tenait un autre enfant dans ses bras, avait suivi la petite pour la surveiller, et maintenant la fille et le garçon se roulaient sur le sable, tandis que la femme, voyant son mari causer d’un air de confidence, se tenait respectueusement à quelques pas, et se contentait de lever les yeux de temps en temps, pour voir s’il mangeait avec plaisir.

Sept-Épées mangeait comme mangent les garçons, sur le pouce, et avec l’indifférence de ceux qui n’ont ni compagne ni mère. Comme son camarade, il avait les bras nus, maculés de taches noires, et la tête exposée à l’ardent soleil du midi, fraîcheur relative pour ceux qui vivent dans l’enfer de la forge.

Sept-Épées ne répondit pas à Gaucher. Il lui serra la main pour lui faire comprendre qu’il était reconnaissant de son intérêt ; mais il baissa la tête et regarda couler le torrent. — Voyons, voyons, reprit le coutelier, tu as, dans ton idée, quelque chose qui ne va pas ! Est-ce quelque chose où l’on puisse t’aider ? parle ! J’ai de l’amitié pour toi, et je voudrais te rendre service,

— Merci, camarade, répondit le jeune homme avec un peu de fierté. Je connais ton bon cœur, et si j’avais besoin de toi, je te demanderais ce qu’il me faut ; mais je ne manque de rien, et je ne te cacherai pas que, si je voulais, tel que tu me vois, je gagnerais douze francs par jour.

— Et pourquoi ne veux-tu pas ? Est-ce que tu crains ta peine ?

— Non ; mais quand je me serai mis la volonté en feu pour doubler le nombre des pièces de ma journée, en serai-je plus avancé ?

— Oui, tu te reposeras plus longtemps quand il te plaira de te reposer, et le jour où tu voudras te reposer tout à fait, tu seras encore jeune. Si je n’avais pas de famille à nourrir, et si j’avais tes talents, je voudrais, dans dix ans d’ici, monter une fabrique à mon compte.

— Oui, oui, devenir maître, payer et surveiller des ouvriers, tenir des écritures, faire du commerce, pour, au bout de dix autres années, acheter un terrain dans la ville haute, et faire bâtir une grande maison qui vous ruine, parce que la folie de la richesse vous prend ? Voilà l’ambition de l’ouvrier d’ici.

— Eh bien ! pourquoi donc pas ? reprit Gaucher. Un peu de raison au bout de la tâche, et l’ouvrier peut devenir un gros bourgeois. Regarde là, au-dessus de nos têtes, sur la terrasse de la montagne, ces jolies rues à escaliers, ces promenades d’où l’on voit cinquante lieues d’horizon, ces murailles blanches et roses, ces jardins en fleurs, treillagés de vert ; tout cela est sorti du gouffre où nous voici attelés du matin au soir, qui à une roue et à une pince, qui à une barre de fer et à un marteau. Tous ces gens riches qui, de là-haut, nous regardent suer, en lisant leurs journaux ou en taillant leurs rosiers, sont, ou d’anciens camarades, ou les enfants d’anciens maîtres ouvriers, qui ont bien gagné ce qu’ils ont, et qui ne méprisent pas nos figures barbouillées et nos tabliers de cuir. Nous pouvons leur porter envie sans les haïr, puisqu’il dépend de nous, ou du moins de quelques-uns de nous, de monter où ils sont montés. Regarde ! il n’y a pas loin ! Deux ou trois cents mètres de rocher entre l’enfer où nous sommes et le paradis qui nous invite, ça représente une vingtaine d’années de courage et d’entêtement, voilà tout ! Moi qui te parle, j’ai rêvé ça ! mais l’amour m’a pris, et les enfants sont venus. Celui qui se marie jeune et sans avances n’a plus la chance de sortir d’affaire ; mais il a la femme et les petits pour se consoler ! Voilà pourquoi, condamné à faire toujours la même chose ma vie durant, je ne me plains pas et prends le temps comme il vient.

— C’est ce qui te prouve, dit Sept-Épées, qu’il y a deux partis à prendre : ou rester pauvre avec le cœur content, ou se rendre malheureux pour devenir riche. Eh bien ! je suis entre ces deux idées-là, moi, et ne sais à laquelle me donner. Voilà pourquoi je suis, non pas triste comme tu le penses, mais soucieux et changeant de projets tous les jours sans pouvoir en trouver un qui ne me fasse pas trop de peur.

— Je vois que tu es de ceux qui retournent trop leur plat sur le feu et qui le laissent brûler. Tu regardes le mauvais côté des choses, et tu es toujours dans l’envers de ton étoffe. À quoi te servira ton esprit, si ce n’est point à voir ce qui est bon dans la vie ? Moi qui ne suis pas grand clerc, je n’en cherche pas si long. Je regarde autour de moi, et, puisque j’ai pris le parti d’épouser la fille que j’aimais, je ne me dépite plus d’être enterré pour toujours dans la ville basse. Adieu la maison peinte faisant crier ses girouettes dorées au vent de la plaine ! adieu les petites eaux tranquilles dans les petits bassins de pierre ! adieu le rêve du jeune ouvrier !

Bah ! notre enfer n’est pas si laid qu’on veut bien le dire ! mes yeux y sont accoutumés, et tous ces toits de bois noircis par la fumée, ces passerelles tremblantes sur les cascades, ce pêle-mêle de hangars qui allongent sur l’eau leurs grands bras chargés de vigne, ces porches voûtés, ces rues souterraines qui portent des étages de maisons disloquées, et où j’entends cliqueter les barres de fer sur les chariots, tous ces bruits qui fendent la tête et qui n’empêchent pas l’artisan de réfléchir et même de rêver ; tous ces enfants barbouillés de suie et de limaille qui redeviennent roses le dimanche et qui voltigent comme des papillons dans les rochers après avoir trotté toute la semaine comme des fourmis autour des machines ; oui, tout cela me danse devant les yeux et me chante dans les oreilles ! J’aime la rude musique du travail, et si par hasard j’ai une idée triste, en frappant mon enclume, je n’ai qu’à sortir un peu, à venir ici, et à regarder rire l’eau et le soleil pour me sentir fier et content ! Oui, fier ! car, au bout du compte, nous vivons là dans un endroit que le diable n’eût pas choisi pour en faire sa demeure, et nous y avons conquis la nôtre ; nous avons cassé les reins à une montagne, forcé une rivière folle à travailler pour nous mieux que ne le feraient trente mille chevaux, enfin posé nos chambres, nos lits et nos tables sur des précipices que nos enfants regardent et côtoient sans broncher, et sur des chutes d’eau dont le tremblement les berce encore mieux que le chant de leurs mères !…

Sais-tu qu’il y a déjà trois cents ans que, de père en fils, nous creusons cette gorge étroite où tant de familles ont trouvé moyen de s’entasser, de se faire place et même de s’enrichir ? Quelques-uns ont commencé en petit, à leurs risques et périls, luttant contre la nature et contre le crédit et les chances du commerce, empêchements plus obstinés et plus menaçants que la nature elle-même. Et à présent, dans cette noire crevasse de rocher, dans cet escalier de chutes d’eau qu’on appelle la ville basse, nous voilà plus de huit mille paires de bras trouvant leur emploi, huit mille hommes chaque jour assurés du lendemain et pouvant ainsi, par le travail, aller du jeune âge à la mort sans trop de misère et de soucis, tandis que là-haut, au lieu d’une bicoque misérable, une ville riche s’est élevée, une ville bariolée de couleurs tendres et riantes que les voyageurs comparent à une ville d’Italie, une ville quasi neuve avec des fontaines, des édifices, des routes ! C’est quelque chose, mon camarade, que d’être dans un endroit où les hommes ne sont ni endormis ni inconstants, et il n’y a guère d’habitants de la ville haute qui ne regardent avec orgueil les fumées et les tonnerres de la ville basse monter dans les airs, comme un cantique et un encens, en l’honneur de celui qui les a fait grandir et prospérer.

— Tu as raison, répondit Sept-Épées, et ton bon courage me remonte les esprits ! Oui, elle est belle, notre ville basse, notre ville noire, comme on l’appelle dans le pays. Je me souviens de mon étonnement quand j’arrivai ici pour faire mon apprentissage. Je n’avais que douze ans, et j’avais toujours vécu dans la campagne, à vingt-cinq lieues d’ici. J’avais perdu père et mère il n’y avait pas longtemps, et j’avais encore le cœur gros ! Il ne me restait personne au monde que mon brave parrain, lequel voulut bien se souvenir de moi, quoiqu’il eût quitté le pays depuis longtemps, et me faire réclamer en disant qu’il voulait m’enseigner un bon état qui était le sien. J’étais bien misérable, mes parents n’ayant rien laissé ; mais on aime toujours son endroit, et je me souvenais si peu de mon parrain que je me trouvais malheureux de lui obéir. Si le maire et le curé de mon village ne m’eussent parlé sévèrement, je serais resté. Aussi je ne fis que pleurer tout le long du chemin, et quand j’entrai dans la Ville Noire, ce fut bien autre chose ! la peur me prit. J’avais monté au hasard dans la ville haute, honteux et n’osant parler à personne. Quand je me décidai à demander la ville basse, on me rit au nez. — Pour trouver la ville basse, mon garçon, vous n’auriez pas dû faire une lieue en montant. À présent, il faut redescendre ; mais on va vous montrer un sentier un peu roide qui vous y mènera tout droit. — Et je descendis à travers les jardins, puis le long du roc, et enfin dans les petites rues où l’on marche à tâtons, et je me hasardai à demander mon parrain, le père Laguerre. Descends encore, me fut-il répondu ; descends jusqu’au Trou-d’Enfer, et là tu verras à ta gauche l’atelier où il travaille.

Je crus qu’on se moquait de moi : le Trou-d’Enfer ! Je suis de la plaine, moi, et je ne connaissais guère les précipices. Et puis un trou d’enfer au milieu d’une ville, ça ne me paraissait pas possible ! Et cependant j’entendais le grondement de la chute d’eau ; mais comme la nuit était venue et que les flammes des fourneaux montaient par centaines sous mes pieds, je vis tout à coup la cascade éclairée et rouge, et je m’imaginai voir courir et tomber du feu. Je fus bien près de me sauver ! Pourtant je pris courage, je me risquai sur une passerelle. Quand je fus au milieu et que je me sentis rebondir sur les fils de fer, je me crus perdu. Enfin j’arrivai ici, où nous voilà, et je m’enhardis à regarder le gouffre. La tête me tournait, j’avais le vertige ; pourtant l’étonnement et la nouveauté me faisaient oublier mon chagrin. Je m’imaginais être si loin de mon pays que je n’y pourrais jamais retourner, et je me disais : Puisque me voilà au fond de l’enfer pour le restant de mes jours, voyons comment c’est fait !

Le lendemain, mon parrain me promena dans toutes les fabriques, dans tous les ateliers, pour me faire voir l’endroit et m’habituer à m’y reconnaître. D’abord je crus que toutes ces usines soudées les unes aux autres n’en faisaient qu’une seule, et j’eus peine à comprendre qu’il y en avait autant de différentes que la rivière faisait de sauts dans les rochers. Puis, sous les hangars fumants et sur les passerelles en danse, je vis aller et venir quantité d’hommes et d’enfants tout noirs. — C’est les armuriers, les couteliers et les serruriers, me dit mon parrain. C’est les hommes du feu. Regarde plus loin ceux qui, grands et petits, sont tout blancs, tout propres, et qui ont les mains douces comme des demoiselles : c’est les papetiers, les hommes de l’eau. Regarde bien, mon garçon, car tu n’as jamais rien vu de pareil. Il n’y a chose aussi belle au monde que de voir travailler tous ces gens-là, si vifs, si adroits, si savants ou si soigneux chacun dans sa partie : les uns vous retirant de la claie une petite couche de bouillie qu’ils savent étendre et manier comme une étoffe ; les autres vous tortillant une barre de métal brut et se la passant de main en main si vite et si bravement façonnée, qu’en moins de vingt minutes vous la voyez changée en un outil commode, léger, solide, reluisant et enjolivé à souhait !

Et moi, je croyais rêver… Je passai ma journée à regarder sans m’en lasser l’industrie de toutes ces mains habiles qui avaient l’air de jouer avec ce qu’il y a de plus résistant comme avec ce qu’il y a de plus souple et de plus mou, l’acier trempé et la pâte claire. Je crois que le papier m’étonnait encore plus que la coutellerie ; mais le fer me parut plus mâle, et je fus content d’être destiné à cela par mon parrain.

Dès le lundi matin, il m’emmena au travail. Tu sais quel homme c’est, le père Laguerre, et comme il s’escrime encore avec rage contre le fer et le feu malgré ses soixante-douze ans. Il me commanda de le regarder, et quand j’avais une distraction, bien naturelle à mon âge, il criait à me faire trembler et me menaçait de son marteau comme s’il eût voulu me fendre la tête.

Je n’eus pas longtemps peur de lui. Je vis bientôt que c’était l’homme le meilleur que j’eusse encore rencontré, et qu’en ayant toujours l’air furieux, il me couvait des yeux comme l’enfant de son cœur. Je n’abusai guère de sa bonté. L’ennui de ne rien faire me donna vite l’envie de travailler. J’étais jaloux de voir des enfants plus jeunes que moi se rendre déjà utiles et se montrer très-adroits. Je craignais un peu d’être moqué par eux ; mais l’émulation me fit surmonter la honte, et tu sais que j’ai appris mon état aussi vite que ceux qui avaient commencé longtemps avant moi.

Voilà donc douze ans déjà que je travaille ! Il y en a déjà quatre que je gagne presque autant que les plus habiles, et que ma bonne conduite me permet de faire un peu d’économies. Personne n’a à se plaindre de moi ; les maîtres me témoignent de la confiance, et j’aime mon état. Je sais, je sens que le travail est une belle chose, enfin j’ai tout ce qu’il faut pour me trouver heureux, et, si je ne le suis pas, je reconnais qu’il y a de ma faute !…

Gaucher allait répliquer et interroger son camarade sur cette dernière réflexion, où il voyait revenir l’ennui secret d’une âme inquiète, lorsque la cloche de la fabrique avertit les ouvriers que l’heure du repas était finie. Quoiqu’ils fussent presque tous payés à la pièce et non à la journée, la cloche rappelait le devoir à ceux qui désiraient bien faire, et Gaucher, après avoir reporté l’écuelle à sa femme et embrassé ses deux enfants, retourna à l’ouvrage, en se promettant de confesser tout à fait son ami une autre fois.

Celui-ci resta au bord du Saut-d’Enfer, plongé dans ses réflexions. Quand il se décida à suivre l’exemple de Gaucher, il vit, en se retournant, la femme de celui-ci, qui s’était approchée pour lui parler.

— Sept-Épées, lui dit-elle, avez-vous fait confidence à mon mari de ce qui vous tourmente ?

— Non, Lise, répondit-il ; nous avons causé d’autre chose.

— Eh bien ! reprit-elle, vous avez eu tort : mon Louis est homme de bon conseil, et je voudrais qu’il vous décidât à quelque chose. Vous savez bien que vous ne pouvez pas rester plus longtemps sans dire à Tonine : C’est oui ou c’est non. Ce ne serait pas d’un honnête homme !

Sept-Épées leva les épaules, non pas d’une façon méprisante, mais au contraire de manière à faire comprendre qu’il souffrait beaucoup de ne pouvoir répondre comme Lise le désirait. Elle eut pitié de son air triste. — Venez souper chez nous ce soir, reprit-elle. Peut-être que le cœur vous dira de consulter Gaucher.

— Vous ne lui avez donc parlé de rien ?

— Non ! vous m’avez demandé le secret, et je l’ai gardé, parce que vous promettiez de parler vous-même.

— Eh bien ! reprit Sept-Épées, donnez-moi encore vingt-quatre heures,… à moins que je n’aille souper chez vous dès aujourd’hui. Oui ! j’irai,… je tâcherai d’y aller ! — Et il retourna au travail, laissant la jeune femme peu satisfaite de cette réponse et inquiète de l’avenir de Tonine.