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La Ville noire/14

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 215-231).

XIV


Sept-Épées n’avait pas encore songé à l’éventualité que Lise lui mettait sous les yeux. Il devint pâle, mais sa volonté ne faiblit pas. — Lise, répondit-il, je ne vous cacherai pas que jusqu’à ce jour, quelque chose que j’aie pu tenter pour m’en distraire, j’ai été amoureux de Tonine, oui, amoureux comme un fou par moments, et dans d’autres moments amoureux avec toute ma raison, car je me rappelais sa bonté et son esprit, que je ne pouvais retrouver dans aucune autre femme. Je ne pense donc pas que le souvenir de sa figure fût la plus grande cause de mes regrets, et je ne peux pas vous dire le chagrin que pourra me causer le changement de cette figure qui me plaisait tant ; je ne le sais pas moi-même. Si Tonine est infirme, peut-être aussi que son caractère va être changé ; mais tout cela, voyez-vous, ne me fera pas reculer. J’étais revenu pour lui offrir le petit bien que je croyais avoir. Je ne l’ai plus, il me reste la force et l’envie de travailler, et quand je devrais mourir à la peine, je veux que Tonine ne souffre de rien et me doive tout. Voilà mon idée, Lise, et je n’en changerai pas. Vous pouvez donc tout me dire.

— Eh bien ! tranquillisez-vous, reprit Lise en lui tendant la main. Tonine n’est ni infirme ni défigurée. Je voulais savoir si votre amitié était au-dessus de tout, et je vois que vous méritez la sienne. À présent nous pouvons aller la trouver. Portez-moi un peu mon gros garçon, nous irons plus vite.

Lise marcha devant, mais, au lieu de s’engager dans le dédale des ruelles tortueuses de la Ville Noire, elle prit sur sa gauche un beau chemin neuf taillé dans le roc.

— Voilà un ouvrage nouveau qui fait grand bien aux transports de nos denrées, dit le voyageur.

— Et qui fait grand plaisir aux pères et mères de nos petits enfants. Nous ne craignons plus de les voir écraser par les chariots sous ces arcades où les moyeux touchaient les bornes. On peut laver et balayer le seuil des maisons ; la santé y gagne.

— C’est vrai que je trouve aux abords de la ville un air de dimanche, quoique nous soyons sur la semaine ; mais, par le chemin que vous me faites prendre, nous n’allons pas du côté de nos logis, et, avant de regarder les embellissements, je voudrais embrasser mon monde !

— C’est bien pour cela que je te mène comme je fais, compagnon ! Tu ne trouverais ni ton parrain, ni Gaucher du côté de la maison. Ils ne travaillent plus à l’atelier Trottin, mais à la Barre-Molino, à la grande fabrique.

— Voilà qui m’étonne qu’ils aient quitté un assez bon patron pour un maître dur et pas toujours juste !

— L’intendant de Molino ? Bah ! il n’y est plus depuis que Molino est mort.

— Je ne savais pas tout cela ! Ses héritiers sont donc un peu plus gentils que lui ?

— Il n’a qu’une héritière, la demoiselle, comme on dit à présent. Tu ne la connais pas ?

— Ma foi non ! quelque fille naturelle ? il n’avait pas de famille ici ?

— N’importe ; celle-là, vois-tu, est bien différente de lui : elle est comme Tonine absolument, elle ne pense qu’à l’avantage et au soulagement des autres. C’est elle qui a fait, en un tour de main, achever cette route où nous voilà, ce qui a désencombré et assaini la ville basse. Tu ne reconnaîtras pas non plus la Barre-Molino. C’est à présent un atelier-modèle qui rapporte gros, et dont tous les profits sont employés à donner l’apprentissage et l’éducation gratis aux enfants de la Ville Noire, des soins aux malades, des lectures et des cours aux ouvriers, des secours et des avances à ceux qui ont eu des accidents. Tu verras là des bains, des gymnases, des salles d’étude, et tu ne seras pas embarrassé pour y gagner ta vie, soit comme ouvrier, soit comme professeur, soit comme surveillant.

— C’est bien, tout cela, Lise ! Il était bien temps que la Ville Noire eût, comme d’autres villes où j’ai passé, son ami et son bienfaiteur. Sans doute elle est très-riche, cette demoiselle, puisqu’elle sacrifie une partie de son revenu à nous faire du bien ?

— Elle n’est pas bien riche, elle n’a hérité que de la fabrique et d’une somme d’argent qu’elle a employée tout de suite à faire faire ce chemin et à fonder l’atelier-modèle. Elle vit de peu pour son compte, presque aussi simplement qu’une ouvrière à son aise. Tu la verras ! Ton parrain, qui en est très-considéré, ainsi que mon mari et moi, nous te présenterons à elle pas plus tard qu’aujourd’hui, et dès demain tu pourras travailler pour Tonine.

— Oui, j’en remercie Dieu et vous autres… Mais Tonine ? je croyais que vous m’aviez trompé, que je pourrais la voir tout de suite. Elle ne travaille pas à la coutellerie, je pense ? et nous voilà juste au-dessus de la maison de la Laurentis.

— Elle n’y demeure plus, répondit la Lise, et pourtant… il se pourrait qu’elle y fût, car on n’a pas loué sa petite chambre, et elle y revient quelquefois.

— Et elle y est, j’en suis sûr ! s’écria Sept-Épées en rendant le poupon à sa mère, car la fenêtre est ouverte ! Et, s’élançant comme une flèche sur le talus du chemin neuf, en deux sauts et trois enjambées, il arriva au niveau de la terrasse de Tonine, dont il franchit aisément la petite balustrade de briques chargée de clématites sauvages.

Tonine était là en effet, elle l’avait entendu accourir, elle s’élança dans ses bras, et tous deux furent si contents de se revoir que les larmes coupèrent les premières paroles. Puis ils se regardèrent avec ravissement. Sept-Épées était plus que jamais le plus joli homme de la Ville Noire. Sa figure avait pris un caractère plus mâle, et cependant elle était plus douce. Elle exprimait la force qui se connaît et qui se domine elle-même. Il avait aussi l’œil plus intelligent qu’autrefois. On sentait que cet œil-là avait vu beaucoup de choses que le cerveau avait comprises, et qu’il avait des larmes qui venaient de l’âme encore plus que de la sensation.

Quant à Tonine, elle n’avait jamais été précisément belle avant le départ de Sept-Épées, et elle l’était maintenant. Elle avait perdu sa pâleur, et les contours de ses joues et de sa personne avaient pris un peu plus de rondeur sans perdre de leur finesse. Elle était habillée à peu près comme autrefois. Cependant une jupe plus ample, des cheveux plus bouffants, quelque chose qu’on ne pouvait pas préciser, mais qui se sentait dans tout, lui donnait plus que jamais son air de princesse.

— On t’a trompé, mon ami, dit-elle à Sept-Épées, je n’ai jamais été malade ni dans la misère. C’est Lise qui a inventé tout cela pour te faire revenir, et je ne l’en ai pas empêchée. Me pardonnes-tu ?

— Ah ! Tonine, je t’en remercie ! Tu n’as pas douté de mon retour ; mais pourquoi donc, mon Dieu, ne m’avoir pas fait revenir plus tôt ?

— Et toi, pourquoi n’es-tu pas revenu quand je t’ai écrit que je n’épouserais pas le docteur Anthime ?

— Tu m’as écrit cela, Tonine ?

— Oui, trois jours après ton départ, c’est-à-dire aussitôt que je t’ai su parti.

— Et moi, je n’ai pas reçu la lettre ! Ah ! malheureux que je suis ! Avoir tant souffert, t’avoir perdue si longtemps, quand je pouvais être heureux tout de suite !

— Ne regrette rien, je ne t’aurais pas épousé tout de suite, et peut-être, qui sait ? je n’aurais pas repris confiance en toi de si tôt. Nous ne nous comprenions pas, vois-tu, dans ce moment-là, nous ne pouvions pas nous comprendre. Tu avais trop de choses dans la tête, et moi je ne voyais pas bien clair non plus dans la mienne. J’avais aussi mes jours d’ambition ; j’aurais voulu être à même de faire beaucoup de bien, et ton dépit ne me semblait pas de la véritable amitié. Je me confesse à toi, Sept-Épées. Pendant quelques jours, croyant que tu songeais à Clarisse, j’ai songé à un autre, mais sans pouvoir l’aimer. Et quand j’ai connu ton chagrin, tout a été fini. J’ai remercié ce jeune homme, je lui ai dit que je t’aimais toujours, malgré moi, mais que je t’aimais, toi, et non pas lui ! Nous nous sommes quittés en nous serrant la main. Depuis ce temps-là, j’ai bien cru que tu m’avais oubliée tout à fait, et je ne voulais plus penser à toi ; mais je n’ai jamais pu en regarder un autre. J’avais beaucoup d’ennui et de tristesse sans le faire paraître ; mais il m’est survenu de grandes occupations que je te raconterai un peu plus tard, et je ne pensais plus avoir jamais le temps de me marier, lorsque dernièrement Gaucher m’a montré ta lettre, où j’ai vu que tu m’aimais toujours, et que la raison t’était venue avec l’expérience. Et puis l’accident de ta baraque m’a décidée tout à fait à m’ouvrir à Lise et à lui faire connaître que je souhaitais ton retour. Elle a arrangé cela à sa fantaisie, et tu vois que tout est pour le mieux, puisque l’idée du mariage t’était venue, et que tu étais las des voyages.

— Et nous nous marions, n’est-ce pas, Tonine ? Nous nous marions tout de suite ! Je suis ruiné, et toi, qui n’as point eu de malheurs, tu n’as plus besoin de moi, tu pourrais même trouver mieux ; mais tu es si bonne et si fidèle que c’est justement ma pauvreté qui te décide ! Oh ! cette fois-ci je te jure que si je ne suis pas bientôt ton mari, je deviendrai fou et peut-être méchant !

— Alors dépêchons-nous de nous engager par serment. Tu l’entends ! dit-elle à Lise, qui avait fait un détour avec ses enfants pour les rejoindre, et qui arrivait tout essoufflée : il me jure son honneur et sa foi que nous serons l’un à l’autre, que qui s’en dédira ne sera plus digne de manger du pain ! À présent, courons embrasser ce vieux parrain et ce brave Gaucher, qui ne s’attendent guère à ce que nous allons leur dire. Donne-moi ton dernier garçon, Lise, car tu es lasse. Sept-Épées portera l’autre, pour qu’il ne s’amuse pas en route, et Rosette ira aussi vite que nous.

Là-dessus, les deux amants prirent les deux enfants, échangeant un regard involontaire, car tous deux songèrent en même temps au bonheur qu’ils auraient un jour de porter ainsi les fruits de leur union, et, pour s’épargner la peine de remonter le talus, ils se mirent à marcher rapidement à travers les ruelles de la Ville Noire ; mais ils furent arrêtés à chaque pas par nombre d’amis et de connaissances qui voulaient embrasser le voyageur et lui faire raconter, séance tenante, ses aventures. Sept-Épées leur promettait de revenir causer avec eux, et Tonine l’aidait à s’en débarrasser, ce qui donna lieu à celui-ci de remarquer l’air de déférence particulière que tous avaient pour elle. Loin de diminuer, l’ascendant singulier qu’elle exerçait dans la ville avait augmenté jusqu’au respect, et Sept-Épées sentait la fierté lui venir au cœur en songeant que sa femme lui ferait une espèce de royauté morale, toute d’estime et d’affection.

En descendant toujours la rivière, ils passèrent sous une arcade neuve assez large, qui était aussi un ouvrage de la demoiselle, et Sept-Épées se trouva tout à coup en face d’une vaste usine dans laquelle il reconnut bien la Barre-Molino, mais si bien réparée et si agréablement embellie, que c’était comme une maison de plaisance traversée par les flots de la rivière. Les rouages des machines, semblables à des monstres furieux emprisonnés sous les arcades basses, divisaient les eaux en mille ruisseaux écumeux qui s’enfuyaient à travers la plaine, car cette noble fabrique touchait à la campagne, et au pied d’un immense rocher bien assis par la nature, les reins en arrière et le front renversé comme pour recevoir les orages, dont il préservait sa base tranquille, on voyait s’ouvrir l’immense vallée avec ses noyers plantureux et ses jeunes blés inondés de lumière.

— Vive Dieu ! s’écria Sept-Épées tout surpris, on a fait de cette grande carcasse triste et noire un véritable palais, et si ce n’est pas seulement une robe de parade pour les yeux des passants, si l’intérieur répond au dehors, nos noirs compagnons sont là comme des taches dans le soleil !

— Entrez, entrez ! dit la Lise, vous verrez qu’ils sont aussi bien que dans n’importe laquelle des belles manufactures que vous avez pu voir dans vos voyages.

Sept-Épées traversa des salles claires, bien aérées, avec des péristyles clos et couverts où les ouvriers en sueur pouvaient se reposer aux heures des repas, sans être saisis par le froid des mauvais jours. Il vit un ouvroir d’enfants où régnait le plus grand ordre, et que surveillait un ouvrier connu pour sa douceur, en même temps que la mère Sauvière, la pieuse femme, travaillait près de la porte, toujours prête à donner des soins à ceux qui se sentiraient malades ou fatigués. Enfin on arriva à la forge, où Laguerre était occupé à donner la première façon aux pièces. Le vieillard n’avait pas été prévenu du retour de son filleul. Sa surprise et sa joie s’exprimèrent par la fixité de ses gros yeux brillants, suivie d’un juron épouvantable. Puis, jetant ses outils, il saisit l’enfant prodigue par le corps, et bien prit à celui-ci d’être solide, car l’étreinte fut rude. Gaucher, appelé par Lise, accourut de son côté, non moins étonné et transporté que le parrain, car les deux femmes avaient bien gardé leur secret. — Tu nous vois très-contents et très-heureux, dit Gaucher à son ancien camarade. Nous sommes gagés comme surveillants de nos salles et logés on ne peut pas mieux. Tu vas certainement avoir la meilleure place de l’établissement, car c’est toi qui as le plus d’idées et de connaissances.

— Sans doute, sans doute, dit le parrain, et j’espère que ce vagabond n’aura plus envie de nous quitter !

— Jamais ! s’écria Sept-Épées. Oh ! non, jamais, puisque j’épouse Tonine !

— Est-ce vrai ? est-ce possible ? s’écria à son tour Gaucher, dont l’étonnement se refléta sur la figure du parrain, immobile et stupéfait.

Puis, tout à coup levant les épaules : — Mon garçon, dit le vieillard à son filleul, tu es donc toujours fou ? Toi, épouser Tonine ? à présent ? toi, toi ?

— Mon Dieu ! reprit Sept-Épées cherchant des yeux Tonine, qui avait disparu, est-ce que vous voudriez y mettre empêchement ? Et pour quelle raison ?

— Tu le demandes ? tu plaisantes, je crois ! Voyons, j’en ai assez, moi, de la plaisanterie ! Veux-tu, pour commencer, te rendre ridicule, et moi par contre ? Parlons d’autre chose, je te prie. Raconte-nous un peu…

— Il vous racontera tout ce que vous voudrez, répondit Lise, qui venait de rentrer dans la forge ; mais il faut d’abord songer à la faim qu’il doit avoir, ce voyageur ! La demoiselle vous invite à dîner avec lui et nous, entendez-vous, parrain ? Allez vous habiller ; moi, j’emmène Sept-Épées chez nous, pour qu’il fasse aussi un peu de toilette. Il n’est que temps, il s’en va trois heures !

Sept-Épées suivit machinalement la Lise dans un corps de logis où elle avait son ménage installé très-proprement et largement, non loin du logement de Laguerre et à côté de celui d’Audebert, recueilli et soigné dans l’établissement, quand sa fantaisie de courir ne le menait pas ailleurs. Elle ouvrit à Sept-Épées une chambre vacante qu’elle était autorisée à lui donner. Elle avait déjà parlé à la demoiselle, et la demoiselle était disposée à bien accueillir l’artisan de mérite que Lise et Tonine lui recommandaient. Sept-Épées entendait à peine ce que lui disait la Lise. — C’est fort bien, lui répondit-il, cette demoiselle est fort honnête, et je compte bien la remercier : mais il s’agit de Tonine. Pourquoi mon parrain a-t-il si mal accueilli la nouvelle de notre mariage ?

— Il l’a mal accueillie ?

— Il m’a répondu de manière à me faire croire qu’il s’opposerait à mon bonheur. Il y a quelque chose là-dessous, Lise, quelque chose que vous ne m’avez pas dit !

— Que peut-il y avoir, je te le demande, à toi ? Est-ce la faute de quelqu’un si ton brave homme de parrain ne comprend rien à vos amours ? Sept-Épées crut voir Lise embarrassée, et il lui fit des questions détournées auxquelles il n’obtint que des réponses évasives. Une grande inquiétude s’empara de lui, d’autant plus que Lise l’ayant laissé seul pour qu’il pût s’habiller, il remarqua qu’elle restait près de sa porte, comme si elle l’eût surveillé pour empêcher une communication quelconque entre lui et les personnes du dehors. Il tomba dans un grand trouble d’esprit. Tonine avait-elle commis une faute, ou tout au moins provoqué involontairement quelque scandale ? Comment supposer qu’elle eût démérité dans l’estime publique après les témoignages de déférence qu’il lui avait vu recueillir à chaque pas dans la rue ; mais aussi comment expliquer l’indignation du parrain à l’ouverture qui lui avait été faite ? Et pourquoi Tonine avait-elle subitement disparu, comme pour ne pas être présente à l’explication ?