La grande peur dans la montagne/15

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XV

Lui faisait quelques pas, et il était au cœur de la nuit. Il venait d’entrer dans le bois, il ne savait plus s’il existait seulement, tellement toute sa personne était supprimée, de sorte qu’il lui fallait aller chercher son corps avec sa main ; il devait promener sa main sur les habits couvrant son corps, sur le drap rêche, sur les boutons, sur les revers des poches, sur la toile de sa chemise.

Ainsi il était là, un instant, et il existait un instant, puis il n’y avait plus de nouveau que le pur esprit de sa pensée, se demandant : « Où est-ce que je suis ? qu’est-ce que je fais ? » tandis que lui-même grimpait de nouveau à la pente dans le bois, puis il faisait halte.

Au-dessous de lui, entre les arbres, c’était comme si toutes les étoiles qu’il n’y avait plus dans le ciel avaient glissé. Il les voyait entre ses genoux qu’il ne voyait pas. Il les a vues entre ses genoux, dans la direction de ses pieds qu’il ne pouvait voir ; et il n’y avait plus, à part elles, ni ciel, ni terre devant nous, ni au-dessus, ni au-dessous : rien que la grande masse noire sans dimensions et sans limites de la nuit où Joseph a vu encore une fois briller les lumières ; puis il a été comme poussé en avant par les épaules, ayant recommencé à monter.

Il se cognait à des troncs ; il devait chercher devant lui avec les mains les places où on pouvait passer. C’est alors qu’il se retourne de nouveau ; il voit qu’il n’y avait plus en dessous de lui ces étoiles de tout à l’heure ; il se met à redescendre, comme pour aller les chercher.

Il est redescendu quelques pas, allant à leur rencontre, puis s’arrête sans les avoir retrouvées ; il repart, il grimpe à nouveau sur le tapis d’aiguilles où il glisse, où il va en arrière à chaque pas et a besoin d’aller chercher avec les mains la pente pour s’aider d’elle ; — continuant pourtant d’avancer, sa carabine sur l’épaule, cette dernière nuit, à travers le bois, vers en haut, et ayant perdu son chemin, mais la pente à elle seule était heureusement une indication suffisante, de sorte qu’il allait droit contre elle ; et le temps passe.

Il ne sait pas combien de temps s’est passé encore ; à un moment donné, le bois a été derrière lui.

C’était la seconde nuit qu’il ne dormait pas ; et, ayant sa carabine sur l’épaule, avec des cartouches plein ses poches, de nouveau l’idée lui était venue de redescendre.

Sûrement que le pont à présent serait gardé ; mais, ayant glissé une cartouche dans son fusil, il tire un coup en l’air, voilà comment il faut faire ; et il voyait l’air changer de couleur autour de lui, tandis que la carabine pour la seconde fois crachait sa flamme, qui en prolongea le canon un instant en rouge au-dessus de sa tête contre le ciel devenu gris.

Il se disait : « Les munitions ne manquent pas. » Il tire un deuxième coup de fusil.

Alors l’écho lui est venu dessus et les échos l’un après l’autre lui venaient dessus de tout côté, comme si c’était sur Joseph qu’on tirait à présent, à droite, à gauche, en face de lui ; comme s’il commençait une guerre avec beaucoup d’ennemis qui se seraient postés en demi-cercle pour l’attendre ; mais elle ne lui faisait pas peur, au contraire ; il fait de nouveau partir un coup de fusil ; c’était bien avant le lever du jour.

Il redescendrait. Il avait sa carabine. On ne le verrait pas approcher. Il pourrait choisir sa position. Il en choisirait une d’où il prendrait le pont en enfilade.

L’écho vient encore une fois, s’est affaibli, meurt tout à fait ; — lui tient dans ses mains sa carabine chaude ; tout est mort, tout se tait ; il voit qu’il est seul, — ce n’est plus elle qui est là-bas.

Il s’est dit : « Ce n’est pas la peine de redescendre. »

Il y avait deux nuits qu’il n’avait pas dormi ; il est devenu raisonnable, ayant passé le bras dans la bretelle de son arme ; puis il met les mains dans ses poches ; et en même temps qu’il devenait raisonnable, il devenait toujours plus triste dans son cœur.

Ayant soupiré longuement, pendant qu’il s’est remis en marche ; pendant qu’il se dit : « C’est vrai : ce n’est plus elle qui est là-bas… À quoi est-ce que ça servirait ?… »

Puis, tout à coup, il commence à marcher à grands pas, puis il va à tout petits pas, il s’arrête presque ; ainsi le temps s’écoulait peu à peu, ainsi venaient déjà les heures d’avant le jour, ainsi cette dernière nuit était presque finie : « Ce n’est plus elle, non, mon Dieu ! alors qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? » cependant que l’habitude lui faisait faire en sens inverse le chemin fait par lui la veille.

Plus ou moins vite, et avec des arrêts, selon les mouvements de son cœur ; poussé par lui en avant, puis retenu ; — de temps en temps, il tendait le bras : on l’entendait alors parler à haute voix.

Il était arrivé de l’autre côté du col ayant pris de nouveau sur sa droite, il s’est mis de nouveau à longer les arêtes à mi-flanc.

De nouveau, il laissait au-dessous de lui les chalets sous leurs toits qui semblaient posés à même le sol d’où il se trouvait ; il a passé plus haut que les troupeaux pas encore éveillés dans les fonds, et là se tiennent aussi les hommes ; il a passé plus haut que les troupeaux et que les hommes ; de plus en plus, il les a laissé s’enfoncer au-dessous de lui, — étant seul, de plus en plus seul ; étant seul à présent comme il n’avait jamais été.

Et alors il a commencé à voir aussi avec ses yeux la solitude qui venait, quand, la lumière s’étant accrue, il n’y a plus eu que des pierres et que la neige, autour de lui.

Cette fois, il fallait quand même qu’il fasse attention. Un léger accroissement venait de se faire encore dans la lumière : il voit qu’il venait d’entrer dans une région de brouillard, l’ayant percé d’en dessous avec sa tête ; il voit qu’il était arrivé à un étage où l’air libre ne régnait plus. Là, il a commencé à se mouvoir dans une matière jaunâtre, qui collait à lui, qu’il devait déchirer pour avancer, qui pendait après son bras quand il le tendait ; et il avait les pieds dans des feuilles d’ardoise rendues noires et brillantes par l’eau d’une petite source, qui s’est trouvée sur son chemin. On n’a connu ici l’apparition du soleil qu’à une petite différence dans l’éclairage, au lieu que sur ces hautes crêtes on est frappé généralement par le soleil, quand il paraît, comme avec le poing, sur le côté de la figure et à l’épaule. À peine si Joseph voyait à trente pas devant lui, bien qu’il se trouvât avoir atteint les passages les plus difficiles, dans les hautes parois qu’on prend en travers, et la pierre qui vous roule sous le pied ne fait son bruit qu’un instant, puis son bruit cesse pour toujours. À chaque pas, la mort vous guette ; mais que lui importait à lui ? c’est pourquoi son corps allait sans hésiter. Son corps le menait, avec ses pensées qui n’étaient pas ici. Il n’y avait que son corps qui fût ici. Et son corps obéissait au souvenir et à l’habitude, tandis que ses yeux avaient retrouvé dans la neige ses traces de la veille, et à présent, dans ces grands champs blancs et tristes, elles lui écrivaient son chemin à l’avance entre les quatre murs de brume qui allaient se déplaçant à mesure qu’il se déplaçait. Est-ce qu’il s’est seulement aperçu de l’insupportable chaleur qu’il continuait à faire et de la pesanteur de l’air, ce matin-là ? Oh ! c’est qu’il continuait de la voir, elle et elle seulement ; il la regardait pendant une grande durée de temps, puis : « Ce n’est n’est plus elle ! » Alors de nouveau il faisait un mouvement avec le bras ou il secouait la tête pour la chasser loin de lui. Il était deux hommes, il a été deux hommes un grand moment encore dans ces solitudes, plus solitaires que jamais, dans l’immobilité d’ici où il a été la seule chose en mouvement, ce dernier matin, parce qu’aucun oiseau, ni la corneille, ni l’aigle, ne crie, et aucun vent ne se fait entendre à l’arête des blocs et à la pointe des aiguilles, où tout pendait dans le silence à l’imitation du brouillard. De sorte que rien n’a changé pour lui, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la Fenêtre du Chamois ; là l’échelle de ses pas était maintenant au-dessous de lui, avec les échelons bleus taillés par lui la veille dans la neige, dont quatre ou cinq seulement pouvaient être vus, qu’il se met à descendre posé debout contre la pente dont son épaule droite est à peine séparée ; lui-même distinguant mal le bas de son corps et ses pieds, déjà masqués par ces vapeurs, dans lesquelles il s’est enfoncé de haut en bas. Il n’y avait toujours aucun mouvement nulle part, ni au-dedans d’elles, ni au-dessus d’elles. Il a fallu qu’il fût arrivé au bas de la fenêtre et eût traversé là les derniers champs de neige, par lesquels il allait rejoindre les moraines, et qu’il les eût rejointes enfin. Le glacier ne pouvait toujours pas s’apercevoir. Joseph était tout à côté du glacier, qu’il dominait immédiatement, pourtant il n’en distinguait rien, ni de l’immense chute de ses eaux arrêtées. Et le bruit qu’il y a eu enfin, n’est pas venu du glacier ; il s’est fait entendre à la droite de Joseph et plus haut dans l’escarpement, d’où des pierres sont descendues en roulant jusqu’à lui, du moins c’est ce qu’il lui a semblé, parce qu’on ne pouvait toujours rien voir, de ce côté-là non plus. Et, dans le même moment elle a été encore sur le lit ; c’est la seule chose qu’il voyait encore : sur son lit de là-bas, avec les deux bougies, la soucoupe pleine d’eau, une branchette de mélèze trempant dans l’eau de la soucoupe : la seule chose qu’il continuait de voir, demandant de nouveau la permission avec sa main : Oh ! est-ce que j’ose ?… quand donc des pierres se sont mises à rouler ; — alors Joseph s’arrête brusquement.

Il voit que les vapeurs qui pendaient tout autour de lui comme des rideaux se soulèvent ; il voit qu’elles commencent à se défaire, elles bougent, pendant que lui-même continuait à descendre ; elles s’effrangent.

Il fait un mouvement avec la tête ; de nouveau, des pierres roulent jusqu’à lui.

Il fait un mouvement avec la tête et, par la déchirure, une lumière bleue se montre à une grande profondeur, s’éteint, puis s’allume de nouveau à quelques centaines de pieds droit au-dessous de vous, comme pour l’oiseau quand il plane, quand il a les ailes ouvertes, quand il se tient à plat dans l’air en faisant des cercles.

La sueur commençait à lui mouiller les paupières et lui entrait dans le regard avec son sel. Joseph respirait difficilement. Il voit tout le glacier qui a commencé à faire un mouvement avec son dos de haut en bas, dans le sens de sa longueur, comme quand le serpent rampe. En même temps, la moraine s’est mise à balancer ; toute la grande paroi où il se tenait, comme le marin en haut de son mât, balance. Joseph s’y est cramponné des deux mains, mais inutilement, parce qu’elle va en arrière, elle vient en avant. Il s’est trouvé à un moment donné surplomber le vide, au fond duquel des vagues comme celles de la mer roulaient l’une au-dessus de l’autre avec leur écume ; et est-ce à présent qu’on rêve et avant on ne rêvait pas, ou le contraire ? comme il cherche à se dire encore, se cramponnant toujours au roc qui a été amené en arrière, de sorte qu’un instant la vue sur le glacier lui fut retirée, mais le mouvement contraire la lui ramenait déjà.

Peut-être qu’on rêvait avant et on rêve encore à présent.

Il leva alors ses regards, il les tourna vers en haut par-dessus son épaule, il les ramena en avant de lui ; il a connu que la partie supérieure du glacier continuait d’être cachée. Il vit qu’il y avait toujours là-haut ce plafond comme de la terre jaune, comme une grande plaine d’argile vue à l’envers, mais ensuite l’air était libre, en même temps que plein d’une obscure lumière. C’est ce qu’il aperçoit encore, tandis qu’il respirait mal ; et d’en bas le glacier a commencé alors à éclairer en vert et en bleu, venant à lui avec ses reflets verts et bleus, dans un double faux éclairage, en même temps que le glacier montait, il redescendait, puis remontait. Il faut dire qu’on n’a pas dormi depuis deux jours. Joseph commençait à ne plus être très assuré sur ses jambes, pendant qu’il sentait à côté de lui et sous lui bouger la pente, qui a penché encore une fois. Et de nouveau des pierres ont roulé jusqu’à lui ; sans doute que c’était le mouvement même du sol qui les faisait se déplacer, comme quand il y a un tremblement de terre ; elles venaient, elles venaient à présent par grandes troupes, descendant les couloirs, les plus grosses devant, descendant avec bruit les couloirs ; alors Joseph essaya

d’aller plus vite, mais il glissait, il est tombé. Il se retint juste à temps des deux mains à une saillie du roc ; il s’était remis debout, il lui a semblé alors entendre toute la montagne se mettre à rire. Il était reparti ; on continuait à rire là-haut, de dedans les vapeurs, dans la partie de la pente non visible ; il était maintenant arrivé à un pierrier qu’il avait pris en travers, il se mit à courir dans les pierres ; alors le pierrier lui aussi commença à dégringoler, cédant sous le poids. Il y eut encore cette rumeur comme celle d’une chute d’eau ou bien comme quand un grand vent tourmente la forêt ; le sol glisse sous Joseph, puis encore une fois balance ; Joseph ne sait plus très bien où il est, il fermait par moment les yeux, puis recommençait à courir, il est tombé de nouveau ; il se relève, il court ; — c’est alors qu’il a cru entendre qu’on lui criait : « Eh ! attends-moi ! »

Est-ce encore les pierres qui roulent ou si c’est la montagne elle-même qui a une voix ; — mais de nouveau : « Eh ! tu es bien pressé !… »

Une voix au-dessus de lui, pendant qu’il n’ose pas se tourner d’où elle vient ; il continue de se hâter le plus qu’il peut, mais de nouveau : « Eh ! Joseph ! » puis il y a eu ce grand rire…

Il n’a pas pu s’empêcher de lever la tête. C’était là-haut dans les rochers, à la limite des vapeurs ; il a cru voir qu’elles se fendaient et allaient en avant comme le battant d’une porte.

Joseph voit là-haut le brouillard se fendre ; par l’ouverture, un homme se porte en avant, avec un sac, comme il lui semble, un sac qui doit être lourd et les poches du pantalon de l’homme font deux grosses bosses au bas de sa veste.

L’homme lève le bras :

— Eh ! c’est toi ? Je savais bien que tu reviendrais…

En même temps que les pierres recommençaient à rouler et de nouveau il y a ce rire, ou bien si c’est la montagne qui rit, mais Joseph n’a pas écouté plus loin.

Il venait d’atteindre les premiers gazons où il descendait droit en bas. Il a cru entendre qu’on lui criait encore : « Attends-moi ! » il n’a fait qu’aller plus vite, se laissant tomber de degré en degré sur ces petits étages de gazon.

Il avait de l’avance, il lui semblait du moins en avoir et suffisamment.

Il voyait maintenant monter rapidement à lui le fond d’herbe du pâturage, où le torrent, craché par une dernière crevasse, commence à couler parmi les cailloux. Et c’est vers ce point qu’il visait, quand de nouveau la voix est venue ; elle lui a paru alors avoir changé de direction, en même temps qu’elle s’était rapprochée.

Il n’a pas pu s’empêcher de se tourner du côté d’où elle venait ; elle venait de derrière lui et on s’était rapproché singulièrement, en effet. On riait toujours en ouvrant la bouche. Il voit Clou (si c’était bien Clou) avec son sac et son bâton, les épaules en avant, et un seul œil sous le chapeau, qui se trouvait être à présent entre le glacier et Joseph, ayant pris de l’avance, et là grandissait, grandissait encore, puis lève les bras. Il ne posait plus sur le sol. Il est devenu beaucoup plus grand que sa taille naturelle. Il venait dans l’air, devant le glacier ; et riait. Il ne disait rien, il disait : « Oh ! tu as beau faire ! » il se tenait maintenant entre le glacier et Joseph, comme pour couper le chemin à Joseph, — pendant qu’on voyait le glacier bouger encore une fois et se soulever d’un bout à l’autre, aller tout entier en avant, puis il craque ; et le craquement a parcouru dans toute leur hauteur les glaces ; — alors Joseph repart, prenant cette fois la pente de flanc, mais on a ri. On lui criait : « Attention ! » En effet, il a vu qu’il ne va pas pouvoir pousser beaucoup plus loin dans cette direction, à cause d’une paroi qui se trouve sur son chemin ; et Joseph recommence à descendre : mais l’autre alors a été devant lui. Il devenait grand comme un nuage.

Il ouvre les bras :

— Ah ! te voilà… Je savais bien.

Joseph a voulu crier, il sent sa voix qui lui râpe la gorge.

— Va… va-t’en !…

Puis : « Ah ! tu ne veux pas ! » et la voix lui est revenue : c’est qu’il vient de penser à sa carabine ; il s’arrête, il fait venir la culasse en arrière, il met une cartouche dans le canon.

On ne s’arrêtait pourtant pas. On continuait à monter vers lui.

Et lui n’a levé les yeux de nouveau qu’en même temps qu’il portait sa carabine à l’épaule, mais alors il a pu voir que la cible était toute proche, ayant encore énormément grandi ; il n’a eu que le temps de tirer.

On n’a fait que rire plus fort.

Il voit juste encore qu’on venait toujours, pendant qu’il courait de côté sur la pente ; il y a eu encore ces habits, cette moustache tombante, cette bouche qui s’ouvre toujours plus parce qu’on rit toujours plus fort ; il lâche son second coup.

Mais la balle passe à travers celui qui vient, comme si c’était du brouillard, comme si c’était un lambeau de ces vapeurs de là-haut ; elle va frapper le glacier qui craque.

Frappé par la balle, le glacier craque, pendant que l’eau jaillissait très haut hors d’une crevasse ; et aussi, à mesure que la détonation gagnait le long des parois, des éboulements de pierres avaient lieu, de sorte que toute la montagne entrait en mouvement.

On venait toujours cependant. Joseph a lâché son troisième coup à bout portant ; néanmoins on venait toujours, comme il a eu encore le temps de voir, puis il a fermé les yeux, pendant qu’il a senti le sol lui manquer sous les pieds et il est tombé à la renverse.

Il pouvait être dix heures du matin ou onze heures. Barthélemy marchait le long du torrent qu’il remontait. Il s’étonnait depuis un moment des bruits qu’il croyait entendre dans le glacier. Jamais la chaleur, même en plein milieu du jour, n’avait été si pénible que ce matin-là ; on avait de la peine à marcher, à peine si on se tenait debout. Barthélemy devait s’arrêter à tout instant, ayant la poitrine vide, et il lui fallait aller chercher l’air par un mouvement en avant qu’il faisait avec la bouche. Barthélemy s’était étonné de cette chaleur ; il s’était étonné aussi de voir que le débit du torrent, depuis un ou deux jours, avait grandement diminué alors que le contraire aurait dû se produire ; — il allait donc vers le glacier, pour voir. Il s’étonnait d’entendre le glacier, et c’était à présent comme si le glacier toussait, tandis que Barthélemy allait sous une couleur de ciel étonnante ; il allait dans une couleur de lumière étonnante, une couleur comme celle que prend le soleil quand on le regarde à travers un verre fumé ; puis voilà que le glacier toussait de nouveau, sans qu’on arrivât pourtant à rien distinguer de suspect dans sa partie non cachée. Barthélemy la parcourait des yeux de bas en haut, levant la tête, la levant de plus en plus, la renversant de plus en plus en arrière ; il la parcourait de nouveau des yeux, mais inutilement. C’est pourquoi il continuait d’avancer, après s’être arrêté un instant pour reprendre son souffle.

Le glacier toussait, — lui s’était assuré encore une fois de la main que le papier était toujours bien à son cou ; il était reparti. Le glacier tousse : lui allait en ouvrant la bouche, comme quand on a de l’asthme, ne pouvant pas ne pas voir cependant que le torrent se retirait de plus en plus entre les pierres de son lit, ce qui étonnait Barthélemy. On pense qu’il a bien dû y avoir chez lui un peu trop de curiosité ; c’est pourquoi, sans penser plus loin, il continuait d’avancer.

À ce moment, il a cru voir là-haut qu’on venait. C’est comme il se tenait arrêté de nouveau, la tête renversée en arrière. Il a vu sur le côté du glacier, vers la haute berge de gauche, un peu en-dessous des premières neiges, ce point, et qui ne fut qu’un point d’abord et assez longtemps, mais qui bougeait, qui venait vers en bas, pendu encore très haut dans l’air au-dessus des glaces et de vous, mais assez rapidement descendait de votre côté, noir dans le gris de la roche, au-dessous des grandes vapeurs. Et tout petit d’abord, mais qui a grossi, qui grossit encore ; — alors Barthélemy : « Sûrement que c’est Joseph ; » puis il s’était dit : « Je vais l’attendre. » Et ensuite, comme le point noir se trouvait maintenant avoir été caché par un avancement de la paroi, Barthélemy s’est déplacé de nouveau, allant un peu plus de côté, c’est-à-dire à une centaine de pas peut-être sur sa droite ; tout à coup, là, il avait buté contre une pierre parce qu’il continuait de garder la tête levée, et il avait failli tomber tout de son long, tant le choc avait été fort, qui lui fit faire encore deux ou trois pas, les bras tendus, dans le vide : voilà ce qui lui était arrivé, mais à peine s’il y avait pris garde et il n’avait pas remarqué que le papier s’était détaché de son cou.

À présent, en effet, on commençait à démêler là-haut la forme d’un corps, deux bras, une tête, les jambes. C’était bien Joseph. Barthélemy reconnaissait que c’était Joseph à sa démarche : on ne pouvait pas ne pas le reconnaître… Barthélemy a mis les mains de chaque côté de sa bouche, criant de toutes ses forces : « Eh ! Joseph ; » mais la voix du torrent a couvert sa voix. Joseph n’avait pas entendu, ou du moins il n’avait pas paru entendre, pendant qu’il venait toujours, et le glacier par moment craquait. Il y avait ces craquements du glacier de plus en plus fréquents, cette toux du glacier de plus en plus forte et profonde, — seulement c’était à présent le tour de Barthélemy de ne pas entendre, étant distrait par ses pensées, tandis qu’il continuait à observer Joseph, se demandant : « D’où est-ce qu’il peut bien venir comme ça ? » puis il se disait : « Heureusement qu’il revient. On redescendra ensemble au chalet. » Et ça craquait. Barthélemy ne faisait pas attention que ça craquait toujours plus fort au-dessus de lui et jusque tout en haut de ces étages verts et bleus posés l’un au-dessus de l’autre ; il n’a pas fait attention non plus qu’en même temps le plafond du brouillard commençait à se fendre. Il n’a pas compris le geste que Joseph a fait tout à coup, quand une de ces fenêtres s’est ouverte au-dessus de lui ; mais il voit alors que Joseph est armé, il voit que le geste de Joseph a été de porter la main à son épaule, puis de prendre sa carabine dans ses deux mains ; puis on a vu le pierrier se mettre à rouler tout entier vers Joseph comme de l’eau, et c’était comme si on venait dans le pierrier, pourtant on ne voyait personne. Il n’y a eu personne, et il y avait en même temps une voix qui venait, puis ce fut comme si on s’était mis à rire. Et Barthélemy : « Qu’est-ce qu’il fait, il devient fou ? » ayant vu Joseph se retourner, puis Joseph qui épaulait, puis le premier coup de feu éclate.

Sur quoi est-ce qu’il a tiré ? il devient fou. Le second coup de feu éclate.

Alors, machinalement, Barthélemy avait porté la main sous sa chemise ; — c’était pendant que Joseph courait, puis s’est retourné et vise de nouveau, vise on ne sait pas quoi ; — Barthélemy porte la main où il fallait sous sa chemise, il s’étonne que sa main reste vide. Il ramène les yeux sur elle : en effet sa main ne tient rien. Il va chercher encore tout le long de son cou et sur sa poitrine : il se met vite à regarder autour de lui et à ses pieds ; — une troisième détonation a éclaté alors, ensuite il a semblé que le glacier tout entier commençait à vous venir contre, par un grand souffle qui vous passe sur la figure ; mais ce n’était déjà plus dans la figure de Barthélemy que le grand vent arrivait.

C’est dans son dos que ce grand vent est venu, puis que ce grand bruit est venu, comme quand commence un orage, avec des craquements, des grondements, des sifflements.

Barthélemy, de toutes ses forces, courait dans la direction du chalet.

Celles des bêtes qui restaient debout et étaient répandues çà et là dans le pâturage, l’ont vu venir, se tournent vers lui ; puis, comme il ne s’arrêtait toujours pas, elles prennent aussi leur course.

Une, deux, trois, puis cinq, puis toutes, les voilà qui prennent leur course dans la même direction que Barthélemy, les unes sur ses côtés, les autres plus derrière, les autres plus devant. Plus il va, plus il y en a, avec leurs sonnailles qu’on n’entendait plus ; quinze bêtes, vingt, vingt-cinq bêtes, tout ce qui restait du troupeau, et leur masse roulait en avant.

Elle a passé en-dessous du chalet ; là, elle a fait encore se lever deux morts, l’oncle et le neveu ; puis elle s’est engagée sur le chemin du village, roulant toujours à toute vitesse droit devant elle…