La palingénésie philosophique/PARTIE XI. Réflexions sur les natures plastiques. Nouvelles considérations de l’auteur sur l’accroissement et sur la préexistence du germe

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 380-423).

ONZIEME PARTIE

Réfléxions

sur les

natures plastiques.

Nouvelles

considérations

de l’auteur

sur l’accroissement,

et sur la

prééxistence du germe.


Dans un tems où la bonne physique étoit encore au berceau, & où les esprits n’étoient pas familiarisés avec une logique un peu rigoureuse, on recouroit à des vertus occultes, à des natures plastiques, à des ames végétatives pour expliquer toutes les productions & reproductions végétales & animales. On chargeoit ces natures ou ces ames du soin d’organiser les corps ; on imaginoit qu’elles étoient les architectes des édifices qu’elles habitoient, & qu’elles sçavoient les entretenir & les réparer. Nous nous étonnons aujourd’hui qu’un Redi, ce grand destructeur des préjugés de l’ancienne école, & qui avoit démontré le premier la fausseté des générations équivoques, eut recours à une ame végétative pour rendre raison de l’origine des vers qui vivent dans l’intérieur des fruits & de bien d’autres parties des plantes. Il semble qu’il devoit lui être très facile, après avoir découvert la véritable origine des vers de la viande, de conjecturer que ceux des fruits avoient la même origine, & qu’ils provenoient aussi d’œufs déposés par des mouches. Mais, il n’avoit pas été donné à cet Hercule de terrasser tous les monstres de l’école. On ne parvient guères à secouer tous les préjugés, même dans un seul genre. Quand un génie heureux s’éléve un peu au-dessus de son siècle, il retient toujours quelque chose du siécle qui l’a précédé, & de celui dans lequel il vit. Ses erreurs & ses méprises sont un tribut qu’il paye à l’humanité, & qui console de sa supériorité les ames vulgaires. Souvent le vrai n’est séparé du faux que par une chaîne d’atomes, & chose étrange ! Cette chaîne équivaut pour l’esprit humain à celle des cordelières. Kepler, le célèbre astronome Kepler, qui avoit découvert les deux clefs du ciel & les avoit livrées au grand Newton, n’y étoit point lui-même entré. Tout ce que sa philosophie sçut faire, fut de placer dans les corps célestes des intelligences ou des ames chargées d’en diriger les mouvemens. Newton, plus heureusement né & doué d’un génie plus philosophique, se servit mieux des fameuses clefs, pénétra dans le ciel, en chassa les intelligences rectrices, & leur substitua deux puissances purement méchaniques, dont la merveilleuse énergie suffit à tout, & auxquelles tous les astres sont demeurés aveuglément soumis.

Lors qu’on ne connoissoit point encore les étonnantes reproductions du polype, on connoissoit au moins celles des pattes & des jambes de l’écrevisse. Un illustre naturaliste, qui s’en étoit beaucoup occupé, en avoit instruit en 1712 le monde sçavant, & en avoit donné une explication très philosophique.[1]

Un autre physicien célébre n’avoit point voulu adopter cette explication, & trop frappé, sans doute, d’une merveille qu’il n’avoit point soupçonnée, il préféra de renouveller dans le XVIIIme siècle les visions du XVIIme. « Il ne put concevoir, dit son historien,[2] que cette reproduction de parties perduës ou retranchées, qui est sans éxemple dans tous les Animaux connus, s’éxécutât par le seul Méchanisme : il imagina donc qu’il y avoit dans les Ecrevisses une Ame Plastique ou Formatrice, qui sçavoit leur refaire de nouvelles Jambes ; qu’il devoit y en avoir une pareille dans les autres Animaux & dans l’Homme même, &c. » Ce physicien, qui avoit apperçu, le premier les fameux animalcules spermatiques, ne manqua pas de charger les natures plastiques du soin de les former, etc. C’étoit une singulière physique que la sienne, & dont il ne rougissoit point. « Il croyoit, que dans l’homme, l’ame raisonnable donnoit les ordres, & qu’une Ame végétative, qui étoit la Plastique, intelligente & plus intelligente que la raisonnable même, éxécutoit dans l’instant ; & non seulement exécutoit les mouvemens volontaires, mais prenoit soin de toute l’Oeconomie animale, de la Circulation des Liqueurs, de la Nutrition, de l’Accroissement, &c. Opérations trop difficiles, selon lui, pour n’être l’effet que du seul Mechanisme. Après cela, continue l’ingénieux Historien, on s’attend assés à une Ame végétative intelligente dans les Bêtes, qui en paroissent effectivement assés dignes. On ne sera pas même trop surpris qu’il y en ait une dans les Plantes, où elle réparera, comme dans les Ecrevisses, les Parties perdues, aura attention à ne les laisser sortir de Terre que par la Tige, tiendra cette Tige toujours verticale ; fera enfin tout ce que le Méchanisme n’explique pas commodément. Mais notre Physicien ne s’en tenoit pas-là. A ce nombre prodigieux d’intelligences répandues par tout, il en ajoûtoit qui présidoient aux mouvemens célestes, & qu’on croyoit abolies pour jamais. Ce n’est pas là le seul exemple, ajoûte l’Historien Philosophe, qui fasse voir qu’aucune idée de la Philosophie ancienne n’a été assés proscrite pour devoir desespérer de revenir dans la moderne. »

Ce sage aimable dont je viens de transcrire les paroles, connoissoit bien la nature humaine, & nous en a laissé dans ses écrits immortels des peintures, qu’on ne se lasse point de contempler. Il avoit raison de dire, qu’il n’y a point d’idée de la philosophie ancienne qui ait été assés proscrite pour devoir desespérer de revenir dans la moderne. Une opinion fort accréditée par quelques célébres physiologistes de nos jours, justifie cette réfléxion. Comme ils n’ont sçu découvrir aucune cause méchanique du mouvement perpétuel du cœur, ils ont placé dans l’ame le principe secret & toujours agissant de ce mouvement. Suivant eux, l’ame éxerce bien d’autres fonctions méchaniques & dont elle ne se doute pas le moins du monde : en un mot ; elle est dans le corps organisé ce que certains philosophes anciens pensoient que l’ame universelle étoit dans l’univers. Un grand anatomiste[3], qui est en même tems un excellent observateur, & qui en cette qualité posséde l’art si difficile d’expérimenter, a détruit depuis peu cette chimère pneumatologique & fait pour la physiologie ce que Newton avoit fait pour l’astronomie. Il a substitué à une cause purement métaphysique, une cause purement méchanique, & dont un grand nombre de faits vus & revus bien des fois, lui ont démontré l’éxistence, l’énergie & les effets divers.

Mon dessein n’est point d’entrer ici dans aucune discussion sur les natures plastiques : elles ont trop occupé des philosophes, qui auroient mieux employé leur tems à interroger la nature elle-même par des observations & des expériences bien faites. Je dois laisser au lecteur judicieux à choisir entre les explications que j’ai données des reproductions organiques, & celles auxquelles les partisans des ames formatrices & rectrices ont eu recours.

Ce sont des choses très commodes en physique, que des ames. Elles sont toujours prêtes à tout éxécuter. Comme on ne les voit point, qu’on ne les palpe point & qu’on ne les connoît guères, on peut les charger avec confiance de tout ce qu’on veut ; parce qu’il n’est jamais possible de démontrer qu’elles n’opéreront pas ce que l’on veut. On attache communément à l’idée d’ame celle d’une substance très active & continuellement active : c’en est bien assés pour donner quelque crédit aux ames : la difficulté du physique fait le reste.

Que penseroit-on d’un physicien, qui pour expliquer les phénomènes les plus embarrassans de la nature, feroit intervenir l’action immédiate de la premiére cause ? N’éxigeroit-on pas de lui qu’il démontrât auparavant l’insuffisance des causes physiques ? Si l’on y regarde de près, on reconnoîtra, que les partisans des causes métaphysiques en usent assés comme ce physicien. Parce qu’ils ne découvrent pas d’abord dans les loix du méchanisme organique de quoi satisfaire aux phénomènes, ils recourent à des puissances immatérielles, qu’ils mettent en œuvre par tout où le méchanisme leur paroît insuffisant. Je le disois il n’y a qu’un moment : comme l’on ne sçauroit calculer ce que les ames peuvent ou ne peuvent pas, on suppose facilement qu’elles peuvent au moins tout ce que le pur méchanisme ne peut pas. Cette manière si commode de philosopher favorise merveilleusement la paresse de l’esprit, & dispense du soin pénible de faire des expériences, d’en combiner les résultats, & de méditer sur ces résultats. Si cette sorte de philosophie prenoit jamais dans le monde, elle seroit le tombeau de la bonne physique.

Et qu’on n’objecte pas, que nous ne connoissons pas mieux les forces des corps, que celles des esprits ; car il y a une différence immense entre prétendre sçavoir ce que la force d’un corps est en elle-même, & prouver par des expériences que cette force appartient à ce corps, & qu’elle est la cause efficiente de tel ou de tel phénomène. Autre chose est dire ce que l’irritabilité est en soi, & démontrer par une suite nombreuse d’expériences variées, qu’elle est propre à la fibre musculaire, & qu’elle est la véritable cause des mouvemens du cœur. Il y a de même une différence énorme entre prétendre montrer ce que la force qui opère l’évolution est en soi, & se borner simplement à établir par des faits bien constatés, qu’il y a une évolution de parties préformées. Newton, le sage, le profond Newton ne cherchoit point ce que l’attraction étoit en elle-même ; il se bornoit modestement à prouver qu’il éxistoit une telle force dans la matière, & que les phénomènes célestes étoient des résultats plus ou moins généraux de l’action de cette force, combinée avec celle d’une autre force, aussi physique qu’elle.

La manière dont s’opère l’accroîssement des corps organisés est assurément un des points de la physique organique les plus difficiles, les plus obscurs, & où le ministère d’une ame végétative mettroit le plus l’esprit à son aise. Je ne cherchois pas à y mettre le mien, lorsque je tentois, il y a environ 20 ans, de pénétrer le mystère de l’accroîssement ou que j’essayois au moins de me faire des idées un peu philosophiques de l’art secret qui l’éxécute. J’ai tracé l’ébauche de ces idées dans le chapitre II du tome I de mes considérations sur les corps organisés. Je les ai un peu plus développées dans le chapitre VI du même volume, & j’en ai donné le résultat général dans l’article 170. Je les ai présentées sous un autre point de vuë, en traitant de la réminiscence Dans le chapitre IX de mon essai analytique paragraphes 96, 97, etc. Enfin ; je les ai crayonnées de nouveau dans le chapitre VII, de la part VII de ma contemplation de la nature.

Si on lit avec attention les endroits que je viens d’indiquer, on y verra, que je suppose par tout un fond primordial, dans lequel les atomes nourriciers s’incorporent ou s’incrustent, & qui détermine par lui-même l’ordre suivant lequel ces atomes s’incrustent & l’espèce d’atomes qui doivent s’incruster.

Je présuppose par tout, que ce fond primordial prééxiste dans le germe. Je fais envisager les solides de celui-ci comme des ouvrages à rézeau, d’une finesse & d’une délicatesse extrême.

Je fais entrevoir, que les élémens composent les mailles du rézeau, & qu’ils sont faits & arrangés de manière, qu’ils peuvent s’écarter plus ou moins les uns des autres, & se prêter ainsi à la force qui tend continuellement à chasser les atomes nourriciers dans les mailles, & à les y incorporer.

Je n’ai pas représenté ces élémens comme de petits corps parfaitement simples ou comme des élémens premiers. J’ai assés donné à entendre, qu’ils étoient composés eux-mêmes de corps plus petits. Je ne devois pas remonter plus haut ; je me suis arrêté sur tout aux élémens dérivés ou sécondaires, que j’ai supposé former les mailles ou les pores du tissu organique.

Pour simplifier mon sujet, j’ai appliqué ces principes généraux à l’accroîssement d’une simple fibre, & j’ai tâché de faire concevoir l’art secret par lequel cette fibre conserve sa nature propre & ses fonctions tandis qu’elle croît.

En esquissant ainsi mes idées sur l’accroîssement en général, je n’imaginois pas que l’expérience les confirmeroit un jour ou que du moins elle les rendroit beaucoup plus probables. Tout est si enchaîné dans l’univers, qu’il est bien naturel, que nos connoissances, qui ne sont au fond que des représentations plus ou moins fidéles de différentes parties de l’univers, s’enchaînent, comme elles, les unes aux autres. Auroit-on soupçonné que pour essayer de rendre raison de la réminiscence, il fallut remonter jusqu’à la méchanique qui préside à l’accroîssement des fibres ?[4] Auroit-on de même soupçonné, que des recherches sur la structure des os & sur celle de divers corps marins, nous conduiroient à découvrir, au moins en partie, le secret de la nature dans l’accroîssement de tous les corps organisés ?

Un excellent anatomiste,[5] à qui nous devons des découvertes intéressantes sur divers points de physiologie, a démontré, que les os sont formés originairement de deux substances, l’une membraneuse, l’autre tartareuse ou crétacée. Il a prouvé, que c’est à cette dernière que l’os doit sa dureté : il a trouvé le secret de la séparer de l’autre, & en l’en séparant, il a ramené l’os à son état primitif de membrane. Il a plus fait encore ; il a rendu à l’os devenu membraneux, sa première dureté. Pouvoit-on mieux saisir la marche de la nature, & n’est-ce pas de cet anatomiste, plutôt que de Tournefort, qu’on peut dire, qu’il a surpris la nature sur le fait ?[6]

Une découverte en engendre une autre : le monde intellectuel a ses générations, comme le monde physique, & les unes ne sont pas plus de vrayes générations que les autres. L’esprit découvre par l’attention les idées qui prééxistoient, pour ainsi dire, dans d’autres idées. À l’aide de la réfléxion, il déduit d’un fait actuel la possibilité d’un autre fait analogue, & convertit cette possibilité en actualité par l’expérience. Ainsi, quand un habile homme tient une vérité, il tient le premier anneau d’une chaîne, dont les autres anneaux sont eux-mêmes des vérités ou des conséquences de quelques vérités. Notre célébre anatomiste réfléchissant sur la structure des os, conjectura que celles des coquilles pouvoit lui être analogue, & imagina d’appliquer à celle-ci les expériences qu’il avoit si heureusement éxécutées sur ceux-là. Voici le précis, sans doute trop décharné, de ces curieuses découvertes.

Deux substances entrent dans la composition des coquilles, comme dans celle des os.

La première substance est purement animale & parenchymateuse. Elle conserve son caractère propre, aussi longtems que la coquille subsiste, & même lors qu’elle est devenue fossile.

La seconde substance est purement terreuse ou crétacée. Elle est sur tout très abondante dans les coquilles les plus dures & les plus compactes. C’est uniquement à cette substance, que la coquille doit sa dureté. Il en est donc ici précisément comme dans les os.

Le microscope démontre que le tissu de la substance parenchymateuse est formé d’une multitude presqu’infinie de tubes capillaires remplis d’air.

Ce parenchyme est une expansion du corps-même de l’animal : il est continu aux fibres tendineuses des ligamens, qui attachent l’animal à la coquille. C’est encore ainsi, que le parenchyme des os est continu aux fibres ligamenteuses des liens qui les unissent les uns aux autres.

Ces fibres ligamenteuses des coquilles sont entrelacées de vaisseaux blancs, qui leur portent la nourriture.

L’organisation de la substance parenchymateuse offre de grandes variétés dans différentes espèces de coquilles.

En général ; elle paroît composée de fibres simples, poreuses ou à rézeau, formées elles-mêmes d’une sorte de gomme, qui a tous les caractères de la soye, & qui n’en differe qu’en ce que dans son principe, elle est chargée d’une quantité considérable de particules terreuses, destinées à incruster chaque fibre.

On observe, que les variétés du tissu parenchymateux peuvent se réduire à deux genres principaux, qui ont sous eux bien des espèces.

Le Ier genre est le plus simple. Il est composé de fibres qui forment par leur assemblage des bandelettes réticulaires, disposées par couches les unes sur les autres.

Le 2d genre est fort composé, & présente un spectacle intéressant. Ici les bandelettes sont hérissées d’une quantité prodigieuse de petits poils soyeux, arrangés en différens sens, & qui forment une sorte de velouté. Dans quelques espéces, ces petits poils composent de jolies aigrettes.

Les riches couleurs des coquilles résident dans la substance parenchymateuse, devenue terreuse par l’incrustation. C’est la terre qui se charge ici des particules colorantes, comme dans les os. On sçait, que la racine de garance rougit fortement les os des animaux qui s’en nourrissent ; la substance terreuse ou crétacée qui incruste la substance membraneuse de l’os, retient la couleur. On sçait encore, combien de vérités nouvelles cette coloration des os a introduit dans la physiologie.[7] On peut voir dans le vme mémoire de mon livre sur l’usage des feuilles dans les plantes, l’application que j’ai essayé de faire de cette expérience à la coloration du corps ligneux analogue aux os.

Les particules colorantes dont les sucs nourriciers des coquillages sont imprégnés, sont déposées séparément dans les lamelles du rézeau membraneux que la substance terreuse incruste peu à peu. Par cette incrustation, ces lamelles modifient diversement la lumière.

Imagineroit-on que pour produire ces belles couleurs changeantes de la nacre, il n’a fallu à la nature que plisser, replisser ou même chiffonner cette membrane diaphane & lustrée, qui constitue la substance animale ou parenchymateuse ? C’est à aussi peu de fraix qu’elle a sçu dorer si bien certains insectes.[8] Il n’entre pas la plus petite parcelle d’or dans cette riche parure : une peau mince & brune appliquée proprement sur un fond blanc, en fait tout le mystère. Ici, comme ailleurs, la magnificence est dans le dessein, & l’épargne dans l’éxécution. Fontenelle ajoûtoit, que dans les ouvrages des hommes, l’épargne étoit dans le dessein & la magnificence dans l’éxécution : mais, nos cuirs dorés, où il n’entre pas non plus la moindre parcelle d’or, montrent que nous sçavons au moins dans certains arts, imiter la sage oeconomie de la nature.

L’analogie, qui égare assés souvent le physicien, n’a pas égaré celui dont je crayonne les intéressantes découvertes. Après avoir pénétré avec tant de sagacité & de succès l’admirable organisation des coquillages, il a étendu avec le même succès ses expériences à diverses espèces de corps marins. Les pores, les madrepores, les millepores,[9] les coraux, etc. Ont été soumis à ses sçavantes recherches.

Il a observé par tout à peu près le même méchanisme. Il a reconnu que toutes ces productions, qui offrent à l’œil de si agréables & de si nombreuses variétés, « Sont des massifs ou des grouppes, qui résultent de l'assemblage d'une quantité prodigieuse de petits Tubes testacés, dont chacun est composé, comme les Coquilles, de substance terreuse : que ces Tubes sont aux Insectes qui y sont logés, ce que les Coquilles sont au Animaux qu’elles renferment. »

Il a reconnu encore, que tous ces corps marins, aussi bien que les coquilles d’œuf, les crustacés,[10] les bélemnites,[11] les glossopètres,[12] les piquans d’oursin,[13] &c. sont autant d’incrustations animales formées essentiellement sur le même modéle que celles des os & des coquilles.

Enfin ; il n’a pu se lasser d’admirer l’organisation de la substance animale de toutes ces productions. On peut en prendre une légère idée par celle des coquilles.

C’est de cet habile académicien lui-même, que je tiens des connoissances si neuves & si intéressantes. Elles avoient fait la matière d’un beau mémoire qu’il avoit lu à une rentrée publique[14] de l’académie royale des sciences, & elles avoient fait aussi celle de quelques-unes de nos lettres. En s’empressant obligeamment à me les communiquer, il avoit bien voulu m’écrire, qu’elles lui paroissoient confirmer pleinement mes principales idées sur l’accroîssement, & m’inviter à reprendre & à pousser plus loin mes méditations sur ce grand sujet.

Je ne dissimulerai point, que j’ai été extrêmement flatté de cette conformité de mes idées avec les décisions de la nature elle-même, & je ne présumois pas d’avoir autant approché du vrai. On jugera mieux encore de cet accord, si je transcris ici quelques propositions de notre académicien, qui sont comme les résultats de ses observations, & si on prend la peine de les comparer avec ce que j’ai exposé dans le chapitre VII de la partie VII de la contemplation de la nature.

Il admet la prééxistence des germes des coquillages. Il les définit, des êtres parfaits qui contiennent en mignature le corps organisé qui en doit naître avec toutes ses parties essentielles.

Il dit, qu’il y a une gradation insensible dans l’accroîssement.

Que l’accroîssement se fait par développement.

Que le développement est une suite de l’incorporation des atomes nourriciers qui s’insinuent dans les pores ou dans les mailles des fibres élémentaires de la substance animale, & qui les étendent & les aggrandissent peu à peu en tout sens.

Qu’à cette extension succède bientôt l’endurcissement de ces fibres par l’interposition de la substance terreuse qui les pénètre & les incruste.

J’acheverai de développer mes idées sur l’accroîssement, en joignant ici au précis des découvertes de Mr Herissant, quelques remarques qu’elles m’ont donné lieu de faire, & dont je lui ai fait part dans une de mes lettres.[15]

Il est à présent plus que probable, que l’accroîssement des corps organisés se fait par une sorte d’incrustation. Le tissu parenchymateux est ce fond primordial, que je supposois constamment dans mes méditations, & même dans mes premières méditations.[16] On peut le voir dans les chapitres II & VI du tome I de mes considérations sur les corps organisés.

Le tissu parenchymateux des os, celui des coquilles nous représentent ce fond primordial sur lequel la nature travaille par tout, & qu’elle remplit peu à peu de matières étrangères. Un morceau de cœur de chêne dépose dans la machine de Papin une substance terreuse. Le fond du vase est garni d’une substance gélatineuse : ce qui paroît prouver que le bois est formé d’une terre fine & légère, liée par une sorte de glu ou de gelée végétale.[17] Cette terre que le bois dépose, est, sans doute, analogue au tartre ou à la substance crétacée des os. Mr Herissant a démontré, que ce tartre est lié à la substance cartilagineuse ou membraneuse par une sorte de gelée ou de mucus. C’est cette substance membraneuse & son mucus qui se digèrent dans l’estomac du chien ; la substance tartareuse ou crétacée est rejettée, & on la retrouve dans les excrémens.[18]

Si la machine de Papin n’agissoit pas trop fortement ; si elle ne détruisoit pas toute la conformation organique, le fond cortical du végétal, analogue au cartilage ou au tissu membraneux de l’animal, subsisteroit probablement. Il faudroit ici un dissolvant, qui n’agît que sur la substance terreuse, & l’on ramèneroit ainsi le bois à son état primitif d’écorce ou de membrane. Le végétal croît comme l’animal.[19] Si donc nous parvenions à extraire les matières étrangères du fond primordial où elles sont incrustées, nous ramènerions le corps organisé à son état primitif. Je le disois expressément à la fin de l’article 170 de mes considérations.

Nous l’avons vu ci-dessus : la substance animale des coquilles est formée de bandelettes ou de couches membraneuses. Ces couches s’incrustent successivement. La plus extérieure forme apparemment l’extérieur de la coquille. Sous cette première couche reposent une multitude d’autres couches, qui s’incrusteront à leur tour, & épaissiront la coquille. Ceci seroit analogue au travail de l’écorce dans les arbres, & à celui du perioste dans les os.[20]

Le tissu parenchymateux se prolongeant dans les inégalités ou les protubérances plus ou moins saillantes de certaines coquilles, fournit de même par ses couches à l’accroîssement & à l’endurcissement de ces protubérances.

J’avois donc commis une erreur sur les coquillages, chapitre XXI, part III de la Contemplation, & cette erreur, je l’avois commise d’après feu mon illustre ami Mr De Reaumur :[21] j’avois dit « Qu’il est très sûr qu’il y a des coquilles, qui croîssent par juxtaposition ; qu’elles se forment des sucs pierreux qui transudent des pores de l’animal ; que son corps en est réellement le moule, » &c. Des expériences équivoques avoient trompé Mr De Reaumur : la coquille ne croît point par apposition ou par transudation ; elle n’est point moulée sur le corps de l’animal ; mais, elle est une partie essentielle du corps de l’animal. Elle est, en quelque sorte, au coquillage, ce que les os sont aux grands animaux.

Il y a donc cette différence essentielle entre l’accroîssement par apposition & celui par intussusception, que dans celui-ci l’apposition se fait sur un fond primordial organique, & que dans celui-là elle s’opère immédiatement ou par le simple contact des molécules. L’expérience a démontré encore cette vérité à Mr Herissant. Lors qu’il a soumis les concrétions des goutteux à l’action de son dissolvant,[22] il n’a eu après la dissolution aucun résidu organique : tandis qu’un fragment d’os ou de coquille exposé à l’action de ce même dissolvant y laisse un résidu vraiment organique : le tartre est extrait & le parenchyme subsiste en entier.

Chaque partie du végétal ou de l’animal a une organisation qui lui est propre, d’où résultent ses fonctions.

Cette organisation est durable. Elle demeure essentiellement la même dans tous les points de la durée de l’être. Elle est essentiellement très en grand, ce qu’elle étoit auparavant très en petit.

La partie s’assimile donc les sucs nourriciers dans un rapport direct à son organisation & conséquemment à ses fonctions.

Nous ignorons le secret de l’assimilation. Mais nous concevons en général qu’elle dépend de la dégradation proportionnelle du calibre des vaisseaux & de l’affinité des molécules nourricières avec les élémens du fond primordial.

L’incrustation des os & des coquilles est une sorte d’imitation grossière de ce qui se passe dans la nutrition & l’accroîssement des parties les plus fines & les plus délicates d’un végétal ou d’un animal.

Non seulement le calibre des vaisseaux détermine plus ou moins les sécrétions ; mais les proportions variées des mailles des différens rézeaux doivent encore influer & sur les sécrétions & sur l’arrangement des molécules nourricières.

Les plus grands calibres, les mailles les plus larges admettent les molécules les plus grossières, & en particulier la terre. Il y a probablement une forte attraction entre ces molécules & les fibrilles auxquelles elles doivent s’unir. De là cette dureté, propre aux parties osseuses, aux parties crustacées etc.

Les plus petits calibres, les mailles les plus fines n’admettent, sans doute, que très peu de terre & beaucoup de molécules plus fines sont introduites & incorporées. De là cette délicatesse propre aux parties les plus molles.

La glu végétale & la glu animale sont le lien naturel de toutes les parties soit primordiales, soit étrangères. Cette glu mérite la plus grande attention : elle est, sans doute, le principal fond de la matière assimilative ou nutritive des plantes & des animaux.

Les découvertes de Mr Herissant sur les pores, les madrepores, les coraux, etc.

Nous éclairent beaucoup sur la véritable nature de toutes ces productions marines ; on peut même dire qu’elles nous la dévoilent entièrement. Mr De Reaumur nommoit le corail un polypier ; comme on nomme un nid de guêpes un guêpier.[23] Cette idée étoit très fausse, & a été pourtant généralement adoptée d’après cet illustre naturaliste.[24] Moi-même je ne me suis pas exprimé éxactement sur ce sujet dans l’article 188 de mes considérations : j’y ai aussi adopté le mot très équivoque de polypier : je m’en suis encore servi chapitre XVII part VIII de ma contemplation. Mon célèbre ami & parent Mr Trembley, ne s’y est point mépris, & je regrette qu’il n’ait pas publié ses observations sur le corail. On sçait, que ce sont ses admirables découvertes sur le polype, qui ont mis les naturalistes sur les voyes de pénétrer la véritable origine des coraux & de tous les corps marins de la même classe.

Le corail n’est donc point un polypier ; il n’est point le nid de certains polypes ; mais, il fait réellement corps avec les polypes qui concourent à sa formation. Chaque polype tient par des productions membraneuses ou gélatineuses à son espèce d’enveloppe. Ces productions s’incrustent bientôt d’une sorte de tartre ou de craye, & s’endurcissent peu à peu.

Je prie qu’on remarque bien que l’espèce d’enveloppe dont je parle, n’est que le polype lui-même, qui dans son origine, est entièrement gélatineux. Cette enveloppe est probablement composée d’un très grand nombre de couches, qui s’incrustent, & s’endurcissent successivement. Les polypes du corail multiplient, comme tant d’autres, par rejettons : ces rejettons en poussent eux-mêmes d’autres plus petits. Tous demeurent implantés les uns sur les autres, & tous tiennent à un tronc principal, qui n’est autre chose que le premier polype générateur. De là cette forme branchuë qui est propre au corail, & qui a contribué à le faire prendre pour une plante marine.[25]

Au reste ; toutes les expériences de Mr Herissant, me donnent lieu de penser, que les coquilles & toutes les substances analogues, sont composées en très-grande partie d’air & de terre. On n’a pour s’en convaincre qu’à considérer cette quantité de vaisseaux pleins d’air que notre sçavant académicien a découverts dans le parenchyme, & la multitude de bulles, qui se sont élevées des morceaux de coquille, qui trempoient dans le dissolvant. Qu’on se rappelle ici les belles expériences de Mr Hales sur le déguisement de l’air & sur son incorporation aux différentes substances. Il a démontré que plusieurs substances ne sont que les deux tiers ou les trois quarts d’air condensé.[26] Quelle profonde méchanique que celle qui éxécute cette assimilation, ou si l’on aime mieux, cette incorporation de l’air aux substances organiques ! Quel art que celui qui opère la même chose sur la lumière ; car il est probable que la lumière entre aussi dans la composition des corps organisés ! Nous ne pouvons pas espérer de percer jusqu’à des infinimens-petits d’un tel ordre : c’est déjà beaucoup que nous soyons parvenus à entrevoir le rolle que l’air & la lumière jouent ici. Il est vraisemblable, que c’est sur-tout en isolant les particules élémentaires de ces deux fluides, que les organes les plus déliés du tout organique opèrent l’incorporation dont il s’agit.[27]

Les idées que je viens de développer, me conduisent à une conclusion générale : nous apprenons de la physiologie, qu’il n’est aucune partie organique, qui ne soit revêtuë extérieurement & intérieurement du tissu cellulaire ou parenchymateux. Il est si universellement répandu qu’il embrasse le systême entier des fibres. On peut donc le regarder comme le principal instrument de l’accroîssement. C’est dans ses mailles ou dans ses pores, variés presque à l’infini, que se font les diverses incrustations ou incorporations, qui déterminent le degré de consistence, l’accroîssement & les modifications les plus essentielles de chaque partie. Mais ; l’incorporation des molécules alimentaires suppose leur séparation d’une masse commune, leur préparation ou leur assimilation. Le tissu cellulaire est donc un organe sécrétoire : il a été construit dans un rapport direct aux diverses fonctions qu’il devoit éxercer, & dont la nutrition & le développement dépendoient essentiellement.

Les mailles ou les cellules de ce tissu renferment donc des conditions rélatives à ces importantes fins. Que de choses, & de choses infiniment intéressantes se dérobent ici à notre foible vuë ! Comment la matière alimentaire est-elle portée au tissu cellulaire ? Comment y est-elle reçue, séparée, élaborée ? Comment les molécules séparées & élaborées sont-elles incorporées au tissu ? Comment opèrent-elles son extension en tout sens ?

Comment arrive-t-il qu’en se déposant dans les mailles de chaque partie organique, ces molécules n’altèrent ni sa structure ni ses proportions ? Toutes nos lumières physiologiques & tous les secours de l’art ne suffisent point pour éclaircir les ténébres épaisses qui couvrent ici le travail de la nature, & ce seroit bien vainement que nous tenterions de le deviner. Il semble que nous ne soyons pas faits pour pénétrer ces profonds mystères de l’oeconomie organique : ils n’ont pas assés de proportion avec nos facultés actuelles.

Je le disois dans le chapitre IX de mon essai analytique sur l’ame, paragraphe 103, en exposant mes idées sur le physique de la réminiscence : « Lorsque nous voulons saisir la nature tandis qu’elle est occupée à l’important ouvrage de la nutrition ou du développement, elle se couvre de nuages épais qui la dérobent à nos regards ; & plus nous tentons d’avancer, plus ces nuages semblent s’épaissir. Nous avons beau recourir aux images, aux comparaisons, aux hypothèses, nous ne parvenons point à nous faire une idée nette de son travail. Nous sommes donc réduits à nous contenter des notions générales qui paroîssent résulter des faits qu’il nous est permis d’observer ; & ce sont ces notions dont je viens de donner un précis. »

Je ne sçaurois finir cette partie, sans dire un mot d’une découverte importante de Mr Spallanzani, qui concourt avec celles sur le poulet[28] à établir la prééxistence du germe à la fécondation. Il a comparé les œufs de grenouilles non-fécondés à ceux qui l’avoient été, & quoiqu’il aye poussé la comparaison jusques dans les plus grands détails, il n’a pu découvrir la plus légère différence entre les uns & les autres.[29]

De cette comparaison est sortie une autre vérité, inconnue aux naturalistes qui s’étoient le plus occupés des grenouilles. Mr Spallanzani a découvert que ce qu’ils avoient pris dans cette espèce d’amphibie pour de véritables œufs, est l’animal lui-même replié & concentré ; ensorte que la grenouille est plutôt vivipare, qu’ovipare.

Là-dessus, notre habile observateur fait ce raisonnement :[30] « Les œufs qui n’ont point été fécondés ne différent en quoi que ce soit des œufs fécondés ; or les œufs fécondés ne sont que les Tétards concentrés & repliés sur eux-mêmes ; donc on en doit dire de même des œufs qui n'ont pas été fécondés. Donc les Tétards prééxistent à la fécondation, & n’attendent pour se développer que le secours de la Liqueur séminale du Mâle. » Bien des années avant les découvertes sur le poulet, & par conséquent avant celles sur les prétendus œufs des grenouilles, je m’étois exprimé ainsi :[31] « On veut juger du tems où les parties d’un corps organisé ont commencé d’éxister, par celui où elles ont commencé de dévenir sensibles. On ne considére point que le repos, la petitesse & la transparence de quelques-unes de ces parties, peuvent nous les rendre invisibles, quoi qu’elles éxistent réellement. »

Le poulet & la grenouille se réünissent donc pour décider la fameuse question, si le germe appartient au mâle ou à la femelle ou à tous les deux ensemble. On sçait, qu’on avoit disputé pendant bien des siécles sur cette question, & l’on connoît les diverses hypothèses[32] auxquelles elle avoit donné naissance. On n’avoit garde de soupçonner, que pour pénétrer le secret de la nature, il ne fallut qu’éxaminer un œuf de poule[33] ou le fray des grenouilles. On avoit donc discouru pendant des siécles sur un point de physiologie, que quelques jours d’observation auroient pu décider : mais ; les hommes auront toujours plus de disposition à discourir, qu’à observer & à expérimenter. Le célébre inventeur de la méthode de philosopher, le grand Descartes, s’il est besoin de le nommer, avoit-il soupçonné, que pour anatomiser la lumière, il ne fallut qu’en faire tomber un rayon sur un prisme ou observer une bulle de savon ? Il connoîssoit le prisme & la bulle de savon ; mais, il lui manquoit les yeux du père de l’optique.

J’ai suivi[34] aussi loin qu’il m’a été possible, les divers traits d’analogie que nous offrent les végétaux & les animaux : j’ai comparé entr’eux plusieurs de ces traits,[35] & j’ai cru pouvoir en tirer cette conséquence que le germe du végétal prééxiste à la fécondation, comme celui de l’animal. J’ai montré la grande ressemblance qui est entre la graîne & l’œuf. L’anatomie d’une féve ou d’un pois démontre, que la plantule qui y est logée en entier, fait corps avec ses enveloppes. Les vaisseaux très déliés qui se ramifient dans la substance farineuse partent du germe ou de la plantule. Je suis parvenu à injecter ces vaisseaux par une sorte d’injection naturelle,[36] qui les rendoit très sensibles. Or, si la graine est à la plante, ce que l’œuf est à l’animal, ne s’ensuit-il pas, que si la graîne prééxiste à la fécondation, la plantule y prééxiste aussi ?

Il semble donc, qu’il ne s’agisse plus, que de s’assurer de cette prééxistence de la graîne pour être certain que le germe y prééxiste pareillement. J’invite mes lecteurs à s’en assurer eux-mêmes par une observation la plus simple & la plus facile, & que je ne sçache pas néanmoins qui eut encore été faite. Je la dois à un excellent observateur,[37] dont les yeux ont sçu découvrir des vérités plus cachées. Il a très bien vu, & m’a fait voir[38] très distinctement les siliques du pois, avant l’épanouissement de la fleur, ou ce qui revient au même, avant que les poussières fécondantes eussent pu agir. Une loupe médiocre suffisoit pour faire découvrir dans ces siliques les grains, qui y étoient rangés à la file : je parvenois sans peine à les démêler & même à les compter.

Si, pour infirmer ces belles preuves que les nouvelles découvertes, & en particulier celles sur le poulet, nous fournissent de la prééxistence du germe à la fécondation ; on recouroit à la supposition qu’une partie du germe est fourni par le coq, l’autre partie par la poule, & que les deux parties ou les deux corps[39] de l’embryon se greffent l’un à l’autre dans l’acte de la génération ; si, dis-je, on recouroit à une pareille supposition, l’on diroit la chose du monde la plus improbable. Mais ; pour sentir fortement l’excès de cette improbabilité, il faut prendre la peine de descendre dans le détail & dans le plus grand détail. Il faut se représenter, si on le peut, ce qu’est un systême vasculeux, ce qu’est un systême nerveux : il faut réfléchir un peu profondément sur la prodigieuse composition de l’un & de l’autre. Il faut, sur-tout, n’oublier point, que parmi les milliers & peut-être les millions de vaisseaux de différens ordres qui composent le systême vasculeux, il n’en est pas un seul qui ne soit accompagné d’un nerf, & que la distribution des nerfs, comme celle des vaisseaux, offre des variétés presqu’infinies. Qu’on se demande après cela, si cette greffe, qu’on suppose si gratuitement ici, est tant soit peu probable.

Je pourrois objecter encore… mais, en vérité, ne seroit-ce pas me défier trop de la pénétration & du discernement de mon lecteur, que d’argumenter davantage contre une supposition, qui n’a pas même en sa faveur, le plus petit air de vraisemblance. D’ailleurs je ne dois pas oublier que je ne fais point actuellement un traité de la génération, & je ne l’ai déja que trop oublié. Je prie donc ceux de mes lecteurs qui souhaiteront de pousser plus loin cet éxamen intéressant, de consulter principalement les chapitres IX & X du tome I de mes considérations, & les Chapitres VIII, IX, X, XI, XII de la partie VII de ma contemplation.

À Genthod près de Genève, le 21 de septembre 1768.

  1. Mr de Reaumur. Mémoires de l’Académie des Sçiences, an. 1712. Cons. sur les Corps Organ., Art. 252, 262
  2. Fontenelle, Eloge de Hartsoeker, Hist. de l’Acad. 1725.
  3. Mr. de Haller, Dissertation sur l’Irritabilité. Voyés le Précis de ses Découvertes sur cette force dans le chapitre XXXIII de la Partie X de la Contemplation de la Nature. Voyés encore l'Article IX du Tableau des Considérations.
  4. Essai Analyt. §. 96, 97 & suiv.
  5. Mr. Herissant, de l’Académie Royale des Sciences, &c. Mém. de l’Acad. 1763.
  6. Fontenelle, Eloge de Tournefort, Hist. de l’Acad. 1708. c’étoit de la prétendue végétation des Pierres, dans la fameuse Grotte d’Antiparos, que l’Illustre Historien disoit ingénieusement, que le célèbre Botaniste avoit surpris de la Nature sur le fait. Voyés ce que j’ai dit contre cette prétendue végétation des Pierres. Art. 210 des Consid. sur les Corps Organ. & Chap. XVII, de la Part. VIII de la Contemplation.
  7. Mr. Duhamel, Mém. de l’Acad. an. 1739, 1741, 1743, 1746. Consid. sur les Corps Organ. Art. 221, 223, 224.
  8. Mr. de Reaumur ; Mém sur les Insectes, T. I.
  9. Tous ces termes désignent des Productions marines qui qui appartiennent aujourd’hui, comme les Coraux, les Corallines, &c. à la nombreuse Famille des Polypes, & dont les Naturalistes avoient ignoré jusqu’à nos jours la véritable nature, & que plusieurs avoient rangées dans la Classe des Végétaux.
  10. « On entend par ce mot des Animaux couverts d'une croute dure par elle-même, molle en comparaison des Coquilles. On met au nombre des Crustacés, l’Ecrevisse, l’Homar, le Crabe, &c. Dictionnaire d'Histoire Naturelle de Mr. de BOMARE, au mot Crustacé. »
  11. « Corps fossile, dur, pierreux, calcaire, conique ; de diverses grosseurs, & qu'on croit être une Dent de quelque Animal. Ibid. au mot Bélemnite. »
  12. « Nom qu'on a donné à des Dents pétrifiées ou fossiles, &c. Ibid. au mot Glossopètre. »
  13. « L’Oursin, genre de Coquille multivalve, de forme ronde, ovale, à pans irréguliers, &c. quelquefois plate & toute unie ; d'autrefois mammelonnée &c. Ibid. au mot Oursin. On le nomme aussi Hérisson, parce qu’il est couvert d’Epines ou de piquants comme une Châtaigne. Cont. Chap. XIX. Part. XII.
  14. En Novembre 1766.
  15. En datte du 17 d’Avril 1767 : c’est donc en très grande partie de cette Lettre, que les Remarques qui vont suivre ont été tirées.
  16. En 1748. Cons. sur les Corps Organ. Préface ; pag. I, IX, X de la premiére Edition.
  17. Mr. Duhamel ; Exploration des Bois Tom. I. pag. 42.
  18. Mr. Herissant ; Mémoires sur l’Ossification.
  19. Consultés ici les Articles 221, 223, 225 des Consid. sur les Corps Organ. & les Chap. VIII, IX de la Part. X. de la Cont.
  20. Corps Organisés, Art. 221
  21. Mémoires de l’Acad. 1709.
  22. Ce dissolvant est de l’Esprit de Nitre affoibli par de l’Eau commune. Mém. sur l’Ossification. Mém. de l’Acad. 1763.
  23. Mémoires pour servir à l’Histoire des Insectes ; T. VI. Préface.
  24. Mr. de Bomare l’a pareillement admise en divers en droits de son Dictionnaire d’Histoire Naturelle : voyés les Mots Corail, Polype &c. Il y a çà & là dans cet intéressant Ouvrage d’autres erreurs ou méprises, que je ne relèverai pas. Il faut les pardonner à l’estimable Auteur, en considération de la grandeur de son entreprise, & de son zèle infatigable pour l'avancement de l’Histoire Naturelle. Cette Science est aujourd’hui si étendue, qu’il est moralement impossible qu'un seul Homme puisse l’embrasser en entier. Il est même des Branches qui fourniroient seules la matière de Dictionnaires aussi volumineux que celui-ci. On sentira un jour la nécessité de ne traiter plus l’Histoire Naturelle que par petites Parties, & je puis prédire qu'on publiera alors des Dictionnaires sur chacune de ces Parties.
  25. Consid. sur les Corps Organ. Art. 188.
  26. Statique des Végétaux & Analyse de l’Air.
  27. Environ deux mois après avoir écrit ceci, j’ai reçu de Mr. Herissant, une Thèse latine, soutenue dans les Ecoles de Médecine de Paris, le 24 de Novembre de cette année 1768, par un de ses Parens qui porte son Nom. Ce Sçavant Académicien a fait insérer dans cette Thèse une nouvelle Découverte, qu’il venoit de faire sur l’Organisation de la Substance animale du Cartilage, & qu’il m’apprend lui avoir couté bien du tems. Voici les termes de la Thèse, pag. 5. Il s’agit de l’Os Pariétal d’un Fœtus de six semaines, exposé au Foyer d’une Lentille, après avoir été plongé dans la Liqueur acide. Quod avidè intuenti sese prodidit, eò magis mirandum quòd incognitum antea, nec à quolibet descriptum. Et verè nec fibrarum sive longitudinalium, sive transversim, aut orbiculariter discurrentium, nec lamellarum, nec stratorum ullum patuit vestigium. Corpus unum deteclum est spongiosim, aut cellulosum innumeris filamentis, ut ita dicam, reteporis constans, sibi invicem implicatis, quae in omnes sensus crescunt, & plurimas ramificationes aut vegetationes efformant ab eodem centro procedentes. Quamdam formae similitudinem deprehendes, has inter vegetationum species & ramusculos quibus constat sub stantia corporis cujusdam maritimi quod à Tournefortio Corallum album foliatum nuncupatur. Accretionis tempore, warii ramusculi sibi, quoquò occurrant, agglutinantur, & sic undequaque pergunt donec ad absolutum pervenerit incrementum substantia animalis, & corpus omnino spongiosum effecerit. Les Figures jointes à cette Thèse rendent admirablement bien tout ceci.
    Je l’écrivois le 12. de Décembre à Mr. Herissant : je soupçonnerois, que ce qui ne paroît point ici fibreux, l’est réellement. Je comparerois ce qui se passe ici, à ce qui se passe dans la Membrane ombilicale. Voyés l’Article 164 de mes Corps Organisés, où je décris les premiers Accroissements de cette Membrane, d’après l’illustre Mr. de Haller.
    Je fais grande attention à ce Centre, d’où l’Accroissement semble partir, pour s’étendre à la ronde, & que la Figure 2 exprime très bien.
    Ne semble-t-il pas que ce Centre soit un Foyer d’Actions, une sorte de petit Cœur ou de petit Mobile, destiné à éxercer de tous côtés une Force impulsive, & à chasser ainsi le Fluide alimentaire ?
    Il me vient là-dessus une Idée, qu’on ne prendra, si l’on veut, que pour une Vision : n’y auroit-il point dans chaque Partie organique, & même dans chaque Fibre, un pareil Foyer, un pareil Mobile, appellé à procurer l’extension de la Partie en tout sens ?
  28. Consid. sur les Corps Organ. T. I. Chap. IX. Contemp. de la Nat. Part. VII Chap. VIII, IX, X. Tableau des Considérations, Art. VII, VIII &c.
  29. Programme ou Précis d’un Ouvrage sur les Reproductions animales ; traduit de l'Italien : à Genève, chez Claude Philibert 1768. Chap. V.
  30. Ibid. pag. 51.
  31. Consid. sur les Corps Organ. Préface pag. VI, VII, VIII. Art. 125.
  32. Ibid. passim.
  33. Ibid. Art. 153.
  34. Ibid. T. I. Chap. X, XI, XII. Contemp. de la Nat. Part. X. Tableau des Considérations, XIII.
  35. Contemplat. de la Nat. Part. VII, Chap. XII. Part. X, Chap. II, III, X, XI, XII, XIII.
  36. Recherches sur l’Usage des Feuilles dans les Plantes, pag. 256.
  37. Mr. Muller, Gentilhomme Danois, de l’Académie Impériale Léopoldine. Il travaille à un Traité sur les Champignons, Plantes si peu connues encore & si dignes de l’être. Ce qu’il a bien voulu me communiquer de cet Ouvrage m’a assés appris tout ce que les Naturalistes peuvent attendre de ses lumières, de ses talens & de son zèle infatigable pour la perfection de l’Histoire Naturelle.
  38. En Juillet 1766.
  39. « Dans ces premiers tems, le Poulet paroît donc un Animal à deux Corps. La Tête, le Tronc, & les Extrêmités composent l’un de ces Corps ; le Jaune & ses Dépendances composent l’autre. Mais, à la fin de l’Incubation, la Membrane ombilicale se flétrit ; le Jaune & les Intestins sont repoussé dans le Corps du Poulet par l’irritabilité qu’acquierent les Muscles du Bas-Ventre, & le petit Animal n’a plus qu’un seul Corps. » Cons. sur les Corps Organisés, Art. 146.