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La palingénésie philosophique/Sur l’association des idées chés les animaux

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 150-158).

Sur

l’association des idées

chez les animaux.


Le cerveau des animaux a été aussi organisé dans un rapport à la nature : mais, il n’a pas été appellé à représenter, comme celui de l’homme, la nature entière. Il n’en représente que quelques parties, & les parties qu’il peint à l’ame avec le plus de netteté & de vivacité sont celles qui ont un rapport direct à la conversation & à la propagation de l’animal.

Il est évident que plus les sens sont multipliés dans un animal, & plus il a de sensations & de sensations diverses. Il se forme donc dans son cerveau un plus grand nombre d’associations d’idées.

Plus le nombre de ces associations s’accroît, & plus l’instinct de l’animal se développe, s’étend, se perfectionne. La domesticité & l’éducation sont ce qui multiplie & fortifie le plus les associations des idées dans la tête de l’animal. C’est par elles que l’instinct semble toucher à la raison, & qu’il l’étonne.

Un organe unique peut avoir été construit avec un tel art, qu’il suffit seul à donner à l’animal un grand nombre d’idées, à les diversifier beaucoup, & à les associer fortement entr’elles. Il les associera même avec d’autant plus de force & d’avantage, que les fibres qui en seront le siège se trouveront unies plus étroitement dans un organe unique.

La trompe de l’éléphant en est un bel éxemple, & qui éclaircira admirablement bien ma pensée. C’est à ce seul instrument, que ce noble animal doit sa supériorité sur tous les autres animaux ; c’est par lui qu’il semble tenir le milieu entre l’homme & la brute. Quel pinceau pouvoit mieux que celui du peintre de la nature exprimer toutes les merveilles qu’opère cette sorte d’organe universel !

« Cette trompe, dit-il,[1] composée de membranes, de Nerfs & de Muscles, est en même tems un Membre capable de mouvement, & un Organe de Sentiment. L’Eléphant peut la raccourcir, l’allonger, la courber & la tourner en tout sens. L’extrêmité est terminée par un rebord en forme de Doigt : c’est par le moyen de cette espèce de Doigt que l’Eléphant fait tout ce que nous faisons avec les Doigts. Il ramasse à terre les plus petites pièces de Monnoye ; il cueille les Herbes & les Fleurs en les choisissant une à une ; il dénoue les Cordes, ouvre & ferme les portes en tournant les clefs & poussant les verroux ; il apprend à tracer des caractères réguliers avec un instrument aussi petit qu’une plume.

...... Au milieu du rebord en manière de Doigt est une concavité au fond de laquelle se trouvent les Conduits communs de l’Odorat & de la Respiration. L’Eléphant a donc le Nez dans la Main, & il est le maître de joindre la puissance de ses Poûmons à l’action de ses Doigts, & d’attirer par une forte succion les liquides ou d’enlever des Corps solides très pesans en appliquant à leur surface le rebord de sa Trompe Trompe & faisant un vuide au dedans par aspiration.

La délicatesse du Toucher, la finesse de l’Odorat, la facilité du mouvement & la puissance de succion se trouvent donc à l’extrêmité du Nez de l’Eléphant. De tous les Instrumens dont la Nature a si libéralement muni ses Productions chéries, la Trompe est peut-être le plus complet & le plus admirable ; c’est non-seulement un Instrument organique, mais un triple Sens, dont les fonctions réunies & combinées sont en même tems la cause & produisent les effets de cette intelligence & de ces Facultés, qui distinguent l’Eléphant & l’élévent au-dessus de tous les Animaux. Il est moins sujet qu’aucun autre aux erreurs du Sens de la Vuë, parce qu’il les rectifie promptement par le Sens du Toucher, & que se servant de sa Trompe comme d’un long Bras pour toucher les corps au loin, il prend comme nous, des idées nettes de la distance par ce moyen ; &c. »

L’Eloquent Historien de l’Eléphant réunit ensuite sous un seul point de vuë les divers services que ce grand Animal retire de sa Trompe. Trompe. « Le Toucher, continue-t-il, est celui de tous les Sens qui est le plus rélatif à la connoissance ; la délicatesse du Toucher donne l’idée de la substance des Corps, la fléxibilité dans les Parties de cet Organe donne l’idée de leur forme extérieure, la puissance de succion celle de leur pesanteur, l’Odorat, celles de leurs qualités, & la longueur du Bras ou de la Trompe celle de leur distance : ainsi par un seul & même Membre, & pour ainsi dire, par un acte unique ou simultané l’Eléphant sent, apperçoit & juge plusieurs choses à la fois : or une Sensation multiple équivaut en quelque sorte à la réfléxion : donc quoique cet Animal soit, ainsi que tous les autres, privé de la puissance de réfléchir ; comme ses Sensations se trouvent combinées dans l’Organe même, qu’elles sont contemporaines, & pour ainsi dire, indivises les unes avec les antres, il n’est pas étonnant qu’il ait de lui-même des espèces d’idées, & qu’il acquierre en peu de tems celles qu’on veut lui transmettre. »

Voila donc la Méchanique par laquelle un grand nombre d’Idées différentes penvent s’associer dans le cerveau d’un animal, à l’aide d’un seul organe : tels sont les principaux effets de cette admirable association. Notre illustre auteur insiste avec raison sur cette vérité psychologique ; que l’éléphant est privé, ainsi que tous les autres animaux, de la puissance de réfléchir. Cette puissance suppose l’usage des signes par lesquels nous généralisons nos idées. L’éléphant n’a point l’usage de pareils signes. Je ne trouve pas que les écrivains de métaphysique qui me sont connus, ayent pris la peine de bien analyser ceci. Il ne me semble pas qu’ils ayent bien saisi la vraye notion de la réfléxion. Qu’il me soit permis de rappeller ici ce que j’ai dit là-dessus dans les §. 260, 261 de mon essai analytique.

« La réfléxion est donc en général, le résultat de l’attention que l’esprit donne aux idées sensibles, qu’il compare & qu’il revêt de signes ou de termes qui les représentent, (225.)

Ainsi lorsque l’esprit se rend attentif aux effets qui résultent de l’activité d’un objet, (123.) il déduit de ces effets par la réfléxion, la notion des propriétés de l’objet. Cette notion est une idée réfléchie. L’idée sensible ne présente à l’esprit qu’un certain mouvement, un changement de forme, de proportions, d’arrangement dans certaines parties ; etc. L’esprit tire de tout cela par une abstraction intellectuelle (229.) l’idée réfléchie des propriétés, (266.) »

On voit à présent, que si l’éléphant pouvoit revêtir de signes ou de termes chacune des idées que sa trompe lui transmet ; s’il pouvoit représenter par de semblables signes ce qu’il abstrairoit de chaque idée sensible ; s’il pouvoit comparer par le même moyen les idées qu’il auroit ainsi abstraites ; on voit, dis-je, que la sphère de ses idées s’étendroit de plus en plus ; que leurs associations se fortifieroient par les signes même, en même tems qu’elles se multiplieroient & se diversifieroient. Bientôt l’éléphant disputeroit l’empire à l’homme, & l’instinct seroit transformé en raison.

Cette transformation est impossible dans l’état présent des choses : ici sont les barrières insurmontables que l’AUTEUR de la nature a placé entre l’instinct & la raison : mais, peut-être ces barrières ne subsisteront-elles pas toujours : peut-être viendra-t-il un tems où elles seront enlevées, & où l’éléphant atteindra à la sphère de l’homme. Cette idée, qui peut paroître un peu hardie, mérite bien que je la développe, & c’est ce que je vais essayer de faire dans l’écrit suivant.

  1. Mr. de BUFFON, Histoire Naturelle ; Tom. XI. peg. 51 & suiv. de l’Edit. in 4°.